Et ce monde étrange continue de tourner, P.N.A. Handschin
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…« Est-ce que ça fait de moi quelqu'un d'horrible ? ». Ainsi débute ce roman, seizième opus de Tout l'Univers, le cycle grandiose de Handschin, inauguré en 2003. On rencontre les mêmes personnages, les mêmes objets, dont ce piano, acheté deux ans plus tôt, qui tant meubla le précédent opus. La même ronde autour de ces objets, même si Sarah-Lee souhaiterait voir Pierre rencontrer d'autres gens. Justement, le roman s'ouvre sur une fête. Mais Pierre n'a qu'une idée : éviter qu'on s'adresse à lui. Il tourne, seul, en rond comme dans la marche de Radetzky (Johann Strauss corrigé par Joseph Roth). Forcené. Allez, tout le monde a cette marche en tête. Obsédante, enlevée. Il faut vraiment l'avoir en tête cette célébration de l'effondrement de l'empire austro-hongrois avec ses battements de mains qui allaient applaudir non la fin de l'horreur, mais son engendrement. Il faut se rappeler que lorsque pour la première fois elle fut jouée devant des militaires, ils se mirent spontanément à en battre la mesure, des pieds, des mains, dans un carnaval enragé. Il faut avoir en tête que depuis, la tradition veut que son public en fasse toujours de même et que les chefs d'orchestre qui l'interprètent se tournent vers ce public pour le diriger en même temps que l'orchestre, comme un monument à la folie des siècles. C'est ça, l'opus que vous tenez entre les mains. Une marche folle, pour ne pas dire fanatique, où tout s'aplatit dans un nivellement absurde. Le monde grimace de cette soupe dont il se repaît et rien ne semble pouvoir l'arrêter. Il avance tête baissée. On retrouve ici les obsessions de Pierre Kléber, le dérèglement climatique qui vient d'ouvrir en grand les portes d'une apocalypse assurée, jalouse de la terreur qui partout ranime la bête immonde et devancera, sans doute, la sienne propre. « Je tourne en rond », avoue à plusieurs reprise ce fameux Pierre, angulaire, n'en doutez pas, de nos défaites, qui ne déferlent plus mais nous submergent (Rilke en médaillon).
Alors il peut bien consigner les menus ou les grands événements du monde toujours plus improbables chaque jour, se rappeler, plus ou moins et qu'importe, ou récapituler -c'est le moment en effet, demain ne sera plus. Il peut bien, dans une pensée dérisoire et nécessairement fugitive, saisir ici et là cet esprit du temps qui dérape tant et se désoler à même hauteur de son statut social, on voit bien que l'écriture, comme la mémoire, ou même la pensée, ne sont plus un salut.
La structure narrative demeure comme dans les précédents, rhapsodique. Les idées se relancent par contiguïtés. Tout juste sommes-nous surpris au détour d'une observation, de réaliser qu'il parle de notre temps, de notre ici, de notre maintenant, de l'année qui vient de s'écouler, aussi vaine, aussi nauséabonde, tout juste plus meurtrière, et qui ne nous laisse que l'effroi de devoir admirer la cadence implacable qui accélère à chaque nouveau battement de cil notre effondrement. Qui pourra s'en extraire ?
Peut-être ne reste-t-il déjà que cette dernière phrase du roman comme seul horizon de notre marche insensée (de Radetzky) : « Pourquoi, soudain, comme un grand vide devant moi, et cette envie de pleurer ? ».
Lisez-le, lisez-le ! Quand pleurer deviendra la seule résistance, la dernière note où, dans une ultime lucidité, comme Pierre nous entreverrons notre propre vertige, notre propre désarroi, comme autant d'échos d'un monde qui avance sans jamais s'arrêter, vers sa fin. L'envie de pleurer ne sera plus alors seulement personnelle : elle appartiendra à l'époque entière, au terme d'une marche imposée où chacun, malgré lui, aura fini par en battre la mesure.
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Et ce monde étrange continue de tourner, P.N.A. Handschin, éditions Jou, février 2025, 194 pages, 15 euros, ean : 978-2-492628-11-5.
Le nouveau piano, P.N.A. Handschin - La Dimension du sens que nous sommes