La Doloriade, Missouri Williams
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Biblique...
Dolores, ce «pâle oui féminin», est convoyée en brouette par son oncle aux confins de la communauté adelphique. Après l'Effondrement, il a fallu repeupler la terre. Les géniteurs qui s'en sont chargés, un frère et une sœur, ont bien eu certes une nombreuse descendance et celle-ci s'est bien également multipliée incestueusement, mais cela ne suffit pas, leur communauté reste fragile. Au loin, on a cru saisir des traces de présences humaines. L'oncle livre donc Dolores, incapable de se mouvoir aussi loin avec son « corps de baleine », dans l'espoir qu'elle se fera engrosser et qu'une nouvelle génération d'adelphes en sortira.
La vie continue. Donc. Il ne faut rien lâcher, même dans ce monde en ruine qui semble compter moins d'une trentaine d'habitants. Il faut aller et se multiplier coûte que coûte...
Il ne faut rien lâcher de ce que l'on savait faire, de ce qu'il reste d'espoir, de ce qu'il reste d'habitudes. Comme d'aller à l'école, même si elle n'est que feinte et animée par un pervers. Même si personne ne sait lire, sans doute pas même le maître d'école dans cette classe qui ne sert que de faux espoirs. « Le livre appartient à un monde oublié ». Lire ? Après le Déluge est revenu l'âge de la pierre et des choses. L'école tout de même, contre vents et marées, et au loin une ville. Un espoir peut-être, ou son contraire. Abandonnée, cette « grande honte de pierres ». Qui sait ce qu'elle recèle encore de poison. Alors là-bas la ville et ici le règne de la Matriarche, leur mère à tous, qui peut encore servir peut-être à mettre bas une génération de plus.
L'école tous les jours, plus par discipline que dignité de l'esprit. Et la télévision. Un seul programme : une émission de télé-réalité que les gosses suivent jour après jour. Quel monde pourrait survivre au monde éteint de la télévision ? Donc l'émission, en boucle. Et rien d'autres. Aucun message de nulle part. Juste l'indicible forêt qui ceinture la communauté adelphique, à la morale apocalyptique. Après tout, l'univers est peut-être mort ?
Le Mal est le temps du monde désormais. Que rien ne soulagera. Le roman s'inscrit de part en part dans ce rien. Dans l'horreur de l'il-y-a, aurait volontiers écrit Levinas.
Mais Dolores est revenue. Celle qu'ils haïssent tous. Sauf Agathe, la plus jeune, qui ne parvient pas à poser un regard de mépris sur elle. Dolores est de retour. On la bat, on l'estropie encore, on la mutile. Seules Agathe et Marta ne... Mais cela compte-t-il ? Marta à ses côtés, Marta, qui ne parle pas mais expulse des mots. Pas les mots : des. Sans logique.
Et puis Jan, celui qui a les pieds sur terre et qui cultive comme à l'ancienne, pour nourrir ce monde. Un monde mort. Qui vit sous la terreur de la Matriarche.
L'enjeu est simple : survivre et découvrir s'il existe d'autres êtres sur la terre. Mais Dolores est revenue. On n'en saura rien. Dolores est revenue reprendre sa place de souffre-douleur. La vie peut continuer. Dolores se faire violer. Marta se faire tuer. Une histoire archaïque, sinon biblique, que celle de la Matriarche et de son frère jumeau, seuls rescapés sur cette bande de terre.
Le maître d'école, cul-de-jatte, a fini par ramper jusqu'à l'orée de la ville. Il y a trouvé le cadavre de Marta, qu'il a remorqué jusque dans sa tanière, succombant « aux promesses vides de la chair », quand bien même pourries, à l'exacte image du corps de Marta, dont il enfouit le cadavre dans un monticule de vers.
Pas de morale : cette communauté de survie s'est fondée sur la cruauté, comme nécessité de survie. La cruauté comme impératif moral. La cruauté comme moteur de la vie. On comprend alors pourquoi l'existence de Dolores est fondamentale, puisque sur elle, toute la cruauté de l'humain peut s'abattre.
Mais la mort de Marta a déclenché le chaos. Jan essaie de tuer l'un de ses frères, mais tous se jettent sur lui pour le mutiler. Voilà, il n'a plus de jambes à présent, lui, le jardinier. Le projet humain claudique. «Le sol mort (scrute) le ciel mort et ne dit (plus) rien ». Dolores tombe bien enceinte, mais porte un enfant mort. Une pierre. Le monde est fini. La Matriarche s'est trompée : l'égoïsme n'est pas le lien qui nous lie au futur. Mais c'est trop tard.
La Doloriade, Missouri Williams, éditions Christian Bourgois, coll. Chimères, traduit de l'anglais par Aurélien Blanchard, août 2024, 268 pages, ean : 9782267048568
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De Grandes Dents, Lucile Novat
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Enquête sur un petit malentendu, est sous-titré l'essai. Quel malentendu ? Celui d'une morale défaillante abusivement tirée d'une version expurgée du conte du Petit Chaperon rouge. Car dans le conte originel, le danger n'est pas dans la forêt, mais dans le foyer. Le prédateur est un proche, non un étranger. Avec talent et une vivacité peu commune, Lucile Novat en analyse la réception et les réécritures. Selon elle, on doit, hélas, à Bruno Bettelheim l'inversion majeure du danger : pour ce dernier, la niche familiale ne pouvait être que structurante, et donc le danger ne pouvait venir que de l'extérieur de cette cellule familiale (qui semble de fait bien porter son nom ici...). Ne « devait » venir que de l'extérieur serions-nous tenté d'affirmer devant les circonvolutions embarrassées de Bettelheim quand par exemple, ce dernier fournit à la hâte une interprétation fumeuse de l'obligation de l'enfant d'entrer dans la couche du parent... Ce n'est alors ici plus un petit malentendu, mais une grosse volonté, celle de faire de la victime la « responsable » de son viol... Et Lucile Novat de dresser le tableau quasi clinique de cette inversion, volontaire encore une fois, ancrée dans les milieux viennois de la psychanalyse, effrayés par la culture de l'inceste et bien décidés à en refouler les circonstances.
Si à leur suite Claude Lévi-Strauss a fait de la répression de l'inceste un indice d'acculturation, force est de réaliser, à lire l'argumentation serrée de Lucile Novat, et de le réaliser avec horreur, que l'ordre social patriarcal s'est toujours accommodé de l'inceste. L'essentiel était de ne pas l'ébruiter, la tolérance à l'inceste résistant aux monceaux de crimes perpétrés au nom de la paix sociale. Il fallait donc bien dans la foulée taire les vérités des contes pour enfant, biffer ces contes, les dévoyer, pour que cet ordre social pût tranquillement se bâtir sur la défense du prétendu meilleur des régimes qui fût, le patriarcat, dont l'autre béquille n'était autre que la haine de l'étranger, toujours grimé en violeur putatif en lieu et place de nos bourgeois de pères, oncles, mères, etc., criminels légitimes. A peu près tous les contes furent relus et corrigés dans ce sens pour satisfaire une morale hypocrite, ainsi que les passe en revue notre essayiste.
Dans le bois, si l'on se donne en effet la peine de relire les frères Grimm, le petit chaperon est heureux. Il cueille, insouciant, des brassées de fleurs dont il ne fera pas un bouquet pour l'offrir à sa grand-mère, ou au parent qui l'attend dans cette couche sordide qu'on lui désigne comme seul but de sa course. La forêt n'est pas un endroit dangereux : c'est le giron familial qui l'est. Le Petit Poucet l'affirme sans ambages à travers les virées nocturnes de l'ogre, cet « homme qui pénètre de nuit dans la chambre de ses enfants pour goûter leur chair , peut-on être plus clair ? », écrit Luciele Novat. Non, en effet.
Il faut lever le voile, sinon le déchirer, pour éclairer enfin les zones d'ombre de la culture patriarcale occidentale. Les fables ne demandent pas à être affabulées, elles demandent à être lues et prises au sérieux. Assez de ces Disneys qui non seulement les affadissent, mais les détournent de leur vrai sens pour perpétrer la possibilité du crime. Rappelez-vous, ailleurs, le malentendu qui a entouré la première publication de Lolita, avec cette couverture indigne qui disait tout l'inverse de ce que le roman pourfendait. Car dans la réalité du monde qui est toujours le nôtre, de Dutroux à l'affaire d'Outreau, toujours l'on commence par accuser les enfants victimes de mentir, pour finir par disculper les violeurs et autres parents incestueux. Presque. L'Affaire Mazan, peut-être, ouvre-t-elle un peu mieux les yeux sur ces hommes ordinaires qui violent en toute innocence des êtres qui ne leur sont apparus tout d'un coup que comme des bouts de viande, des trophées ou des proies...
La construction de l'essai de Lucile Novat est en outre poignante, qui glisse en notes de bas de page sa propre histoire édifiante autour du « travail de survie » qu'elle dut elle-même mener. Notes toutes en réserve, prudentes, pudiques, mais bien posées, là, en socle de son essai, comme l'écriture d'un « passé qui dépasse », toujours, et dont il faut reprendre, toujours, le fil.
De Grandes Dents, Lucile Novat, Enquête sur un petit malentendu, éditions Zones, août 2024, 156 pages, 16 euros, ean : 9782355222337.
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Du Ciel plein les dents, Frédéric Arnoux
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« Une fièvre poétique », écrit sans s'y attarder Frédéric Arnoux. Presque dès les premières phrases. Une fièvre. Posée. Là. D'emblée. Et c'est bien de cela qu'il s'agit. A condition d'entendre par poétique le vrai sens du mot politique, et par fièvre, moins une flambée qu'un malaise : qu'on en soit arrivé là, à écrire dans cette distance où la révolte s'est tue (tuée?).
Le Nain. Huit ans.
8 ans !
Escalier C, bâtiment B, 4ème étage droite : Frédéric Arnoux revient à son inspiration première, cet ensemble de trois bâtiments triangulaires que l'on a découvert avec Merdaille. Une cité (une cité, vraiment?) rejetée loin de tout, si loin qu'elle en est devenue une fiction, l'allégorie de nos débâcles, avec sa lie et ses grotesques -à comprendre dans le sens d'un ornement, additionnant le risible à l'effroi. Le Nain donc et son frère, le grand, qui le protège comme il le peut du Daron, toujours mauvais, shooté à la bicyclette et à la frustration, coursant Moman dans la cuisine pour la violer quand le (dé)goût lui en vient. Et Moman, outrageusement maquillée parfois, qui tapine peut-être, que sait-on des lendemains ? Moman qui danse surtout, quelques pas dans la cuisine, sublime image, dont elle aimerait bien donner le goût à son plus jeune. La danse, moins échappatoire qu'échappée, aussi belle qu'il est possible entre deux défaites devant la vie. Et puis la dope, partout, et Diana, la petite amoureuse qu'il aimerait tant aimer, le Nain. Qu'il aime tant. Les toxicos encore, l'économie d'un marché déglingué où on a que de la peau à échanger. Enfin Tonio le dadaïste, posté sur l'un des toits d'immeuble, avec sa carabine. Pour l'instant il ne dégomme que des pigeons. Demain, il recrutera une armée de racistes et tirera sur les gens. La violence donc, et encore, juste habituelle, comme coutumière : une loi nécessaire, car qu'attendre d'autre quand tous les rêves sont épuisés ?
Le Nain rêve pourtant obstinément. Et porte naïvement le récit. Le sort plus qu'il ne l'arrache à l'horreur, partout présente. L'extirpe même au lexique de l'auteur et de ce cadre urbain, bien réel pourtant, tellement documenté ailleurs, mais dont on n'entrevoit ici que le décor. Le malheur ? Un bibelot. Un ornement, cette défroque rongée de mites qu'évoquait le Corbusier. Le malheur ? On sait. Je veux dire : nous, lecteurs, on sait. La souffrance ? On connaît. L'horreur du massacre des Innocents ? On a vu ça, oui. Mais ça ne nous touche plus. Voyez l'actualité. On sait tout ça, on a lu et relu et tant lu sur ces sujets. C'est ça qui va pas avec la littérature, aurait dit Beckett. Qu'on fait même pas semblant que ça existe pas que dans les bouquins, ou que dans les séries. On sait que ça existe.
Et après ? Qu'écrire d'avec tout ça ? Quel plus jamais ça qui l'empêcherait enfin ? On aurait presque besoin du secours d'Adorno, là. Lui disait qu'on ne pouvait écrire que bestialement désormais. Mais même plus. Qu'écrire de la violence de nos renoncements ?
Frédéric Arnoux l'écrit. Et se choisit pour l'écrire le narrateur le plus invraisemblable : le Nain, huit ans. Qui sait juste une chose, c'est qu'on ne grandit pas pour devenir un homme. On grandit. C'est tout. Et tout le reste est littérature (Artaud). Ce reste auquel se refuse Frédéric Arnoux.
Ce grand monde s'est peut-être déjà usé jusqu'à la corde... (Shakespeare)...
Pas celui du Nain. C'est ça le plus troublant. Sa bonace : Du Ciel plein les dents.
J'avais commencé par écrire : Le Nain, huit ans, point d'exclamation.
Sommes-nous donc devenus des nains que nous devions attendre notre salut d'un enfant ? Juchés sur ses épaules ?
Relisez dans la foulée Oliver Twist, Un conte de Noël, David C. … Quelles Grandes Espérances tirer de nos récits ? Le Nain prie, guignol, un peu à la manière de Jo dans David Copperield : Notre Père, …, oui, …, c'est bien ça. C'est très bien. Et meurt. De ce que notre société n'a plus rien à vivre. Peut-être. Sinon prier les enfants de prier pour leur propre tchao.
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Frédéric Arnoux, Du Ciel plein les dents, éditions Jou, juin 2024, 156 pages, 13 euros, ean : 978249628061.
Du Bétail, Frédéric Arnoux
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Bronzo, étourdi, se demande si son heure est venue. Là où il gît, peu de chance de s'en sortir. Et sortir est bien le mot. Mais qu'il crève ou non, personne ne versera de larmes sur sa mort : Bronzo, c'est un tueur à gages. A la solde du gouvernement français. En toile de fond, Khadafi, Sarko, des barbouzes bien françaises rodées au sale business de la start up nation. Khadafi... Sarko... Et Joss, le politique qui a permis la liquidation de Khadafi. Aux manettes donc. Tout est sous contrôle, pense-t-il. Et bien justement pas. A cause de ses « projets ». N'oublions pas que nous sommes une nation de « projets », parce que c'est leur « projet » que nous le soyons... Là, Joss a construit l'idée d'une immense fête nationale pour la Saint-Valentin. Ce sera grandiose, aussi époustouflant que les Jeux Olympiques. Et l'occasion de lancer sur le marché de la drogue sa propre came : de la coke rose. Fun, quand il ne reste plus que ce fun pour occuper la classe politico-médiatique, celle du grand remplacement de l'idée d'humanité par celle de bétail humain. Hélas pour Joss, la concurrence ne l'entend pas ainsi et recrute trois anciens des FARC convertis en tueurs à gages au service de la dope pour contrecarrer son plan de comm'. Et tout ce monde véreux, inquiétant, assassin, va se croiser, se mélanger, se coudoyer fraternellement dans une sorte de grande parade destructrice. Là, dans une France pitoyable, aux abois. Tandis que « le bétail » n'a qu'une idée en tête : s'en sortir indemne. Survivre. Recoudre ce qu'il reste de tissu social pour y loger son peu d'espoir.
Le temps du récit est décousu lui aussi. Tout comme sa géographie, ouverte aux quatre vents, de Belle Épine (Créteil) à la Guinée-Bissau. Tout comme son imaginaire, du Stabat Mater à la filmographie de Ken Loach, entre polar et mise en abîme du roman. Car là, comme dans son précédent opus, Frédéric Arnoux interroge aussi la fonction du récit. Dans celui-ci, c'est autour de la violence et de son exhibition narrative qu'il le fait, dans une mise en abîme de la fiction cinématographique dans la fiction romanesque (voir pages 95/96 du roman). Entre snuff et sniffe, la mise en scène de la violence extrême interroge : son spectacle est-il ce qu'il reste de voir, en occident ?
Une chimère snuff traverse le roman, quand curieusement des études ont montré qu'il n'existait aucune preuve tangible de l'existence d'un marché réelle du snuff movie : le phénomène reste marginal, mais surmédiatisé. Comme une sorte d'imaginaire accompagnant notre rapport à la réalité. Sexe, drogue, violence extrême, confusion entre réalité et fiction... Sans doute parce que la barbarie a pointé de nouveau partout dans le monde son nouveau visage, héritière d'époques que l'on croyait révolues ? Frédéric Arnoux a tenté d'en écrire moins le roman que la rumeur. De Kadhafi au bétail, des ponts se mettent en place, qu'il nous reste à franchir. Ce sont ces pelures lexicales qu'il parcourt. Éparses. Pour le moment. Condensées dans son roman sous les espèces d'un ailleurs social qui nous est de plus en plus proche. Comme s'il agitait des signaux désespérés, ne sachant trop quoi en faire, sinon un roman. Des signes qui contaminent pourtant notre culture, nos habitus. Et nous rejoignent, là où la figure du trafiquant se lie à celle de l'homme politique, pour bâtir un nouvel acteur social incontournable. Car nous ne sommes plus dans sa construction mythique, mais dans son émergence sociétale : l'homme de pouvoir corrompu. Impuni. Mieux : impunissable. Mieux : infiniment nocif et dont notre société risque de ne pas se relever.
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Frédéric Arnoux, Du Bétail, éditions Jou, octobre 2022, 172 pages, 14 euros, ean : 9782492628023.
Merdeille, Frédéric Arnoux
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Une fable. La science de la frappe. Littéraire. S'enquérant du terrain, le nôtre, pas celui de la cité qu'il conte et non relate, avec ses trois bâtiments en triangle : « là-où-on-habite ».
Mais d'où ça part quand même, conter...
A Ici, la vie ordinaire s'agrémente de chasses aux rats qu'on empaille ou qu'on mange, et de fines pluies de suicidés. Viols, prostitution à deux balles, drogues, cognes. Ici. Rien. Qu'Ici. Il n'y a rien à Ici, serait-on tenté d'écrire, sinon le droit de s'entretuer mais pas trop. Sinon que l'agora est le terrain de foot. Sinon qu'Airwick passe pour une eau de toilette. N'allez pas croire cependant qu'il s'agit d'une quelconque cour des miracles, entre Fellini et Jean Genêt, les yéyés de madame Fofana pour trophée et la fausse naïveté du narrateur pour consolation. La fable n'est pas aussi crédule ni le naufrage sans beauté. Tout le récit, de l'ange au sexe ensanglanté aux massacres de quelques communautés parentes, nous est adressé. A nous lecteur. Qu'est-ce que ça fait de lire l'anéantissement ? Comment en revient-on ? Eux ? Les ceusses dont on nous parle, se retrouvent déportés. Parce que le camp est l'issue incontournable de notre monde. Mais ils vivent. Toujours plutôt qu'encore, derrière les barbelés. Le narrateur s'y endort même la tête posée sur l'effigie de papier glacé de la fillette qu'il aimait.
La littérature, une consolation ? Qu'on ne parle pas de tendresse défiant le cauchemar d'un univers abjecte. Même s'il y en a, et tellement, entre les protagonistes de cette fable. Qu'on ne parle pas d'une issue romanesque bien menée. Les gestes de désespérés sont ici maquillés sous un voile d'écriture innocente, de pure dénotation. Habile. Comme un non-lieu éblouissant. Celui des métaphores qu'elle déploie, du sens que l'on déporte donc, lui aussi : ne creuse-t-on pas dans ce récit des tombes dans un terrain vague pour y enfouir le nombre ?
Un jour la vie sera chouette : celui du jour où la page refermée on pourra sereinement savourer, le livre lu, la grande maîtrise de son auteur. Vraiment ? N'écrirait-il que pour cela ?
Une fable donc, qui nous est destinée. Une destinée, faut-il entendre. De tourneur de page : un livre, son suivant. Pour oublier peut-être « Là-où-on-habite », qui est pourtant un monde bien réel, mais qui ne se laisse pas regarder facilement. Ni décrire. C'est pourquoi on en a fait un conte. C'est pourquoi on fait de l'insupportable des contes. Comme Hilsenrath de Fuck America, ou du Conte de la dernière pensée.
Car il n'y a d'issue à Ici que là-bas, derrière les barbelés... Lire n'est pas une consolation. C'est peut-être ce que Frédéric Arnoux interroge dans cette fable où le no futur se conjugue en noyés et pendus, défenestrés et gamins affamés que des militaires raflent comme une mise opportune...
Il faut lire Merdeille et ne plus le reposer, ni se reposer en lui : ce conte n'est pas une prière. Ou bien. Miséricorde pour l'humanité que nous ne portons plus en nous, ou si peu.
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Frédéric Arnoux, Merdeille, éditions Jou, août 2020, 154 pages, 13 euros, ean : 9782956178262.