en lisant - en relisant
Djebel, Gilles Vincent

Tu n’as jamais vraiment été là, Jonathan Ames
Dans un combat à mains nues, on se prend les mains. Aussi Joe n’a-t-il jamais cessé de se les muscler. Joe, 48 ans, costaud, ancien Marine, border line, moitié irlandais, moitié italien. Des yeux bleus gaéliques inquiétants. Du moins Joe est-il conscient de n’être pas tout à fait sain d’esprit. Cleary, son patron, lui confie une nouvelle mission. La fille du sénateur Votto a été enlevée il y a de cela six mois. Toutes les recherches ont été infructueuses, mais le sénateur vient de recevoir des infos précises qui relancent l’affaire. La famille Votto… Une longue lignée de sénateurs corrompus, flirtant avec la mafia pour le pire plus que le meilleur. Le dernier en date voudrait devenir le boss d’Albany. Il a reçu un sms le matin même : «Votre fille est à New York, dans un bordel au 244 de la 48ème rue Est». D’un signataire «navré». Une connaissance donc, que le sénateur veut retrouver, et éliminer. La fille d’abord. Joe se rend à l’adresse indiquée. Planque toute la journée. Dans sa trousse : des gants de chirurgien, un rouleau de scotch industriel, un cutter et un marteau, son arme de prédilection. Tout au long de sa planque, Joe se raconte, passe surtout en boucle le trauma qui lui a fait quitter le FBI et les forces spéciales : il était arrivé trop tard pour sauver de jeunes chinoises asphyxiées dans leur fourgon. Depuis, il a fui tous ses amis, renoncé aux femmes et s’est forgé un idéal de maîtrise et de pureté passablement inquiétant. Ouvrant droit à une morale de la justification qui troue de part en part l’écriture même du roman pour en suspendre l’horizon littéraire. Inquiétant. 1h du mat. La rue s’est vidée, l’immeuble s’est assoupi. Joe voit un garçon d’étage sortir. Il est temps d’agir. Il le capture, l’interroge brutalement, le laisse pour mort sur le siège arrière de sa voiture quand il en sait suffisamment sur la topographie des lieux et le nombre de personnes dédiés à la sécurité. Il entre dans l’immeuble, frappe d’un coup de marteau le colosse de l’entrée, ainsi que les suivants, sans donner à quiconque le temps de réagir. Six minutes plus tard il est dans la rue avec la fille. Mal en point mais sauve. Chez Votto, un guet-apens l’attend. Tout se complique, Joe s’arrache, fracture la porte de son commanditaire, exécuté, fonce à l’épicerie où lui parviennent discrètement ses messages, rasée… Votto est aux abonnés absents, quelqu’un semble vouloir liquider tout le monde. Mais la vie d’un sénateur est publique. Joe sait le trouver, le trouve, comprend l’horreur de la situation dans cette langue sans relief déployée par l’auteur, mais combien efficace, épousant à la perfection cet univers déglingué qui semble être devenu le nôtre, où l’on ne devrait que fonctionner simplement au mieux, pour gommer sans éclat nos vies…
Tu n’as jamais vraiment été là, Jonathan Ames, traduit de l'anglais par Jean-Paul Gratias, éd. Joelle Losfeld, coll littérature étrangère, 29 août 2013, 104 pages, 12,9 €, ISBN : 9782072495328
La Fille mirage, Elise Broach

L’air du temps, Ludovic Hary

Eri de Luca, les poissons ne ferment pas les yeux
Dix ans. Inlassablement fasciné par les mouvements de la barque de pêche au gré des vagues. Dix ans, le cap solennel, l’enfance qui prend fin. Eri se rappelle la guerre à l’époque de ses dix ans, dont on sortait à peine et les livres de son père. Et puis surtout, le jour où il s’est mis à pleurer. Beaucoup. A force d’observer la vulnérabilité du monde des adultes. Pathétiques pour la plupart.
Il avait dix ans, lisait Don Quichotte cousu d’abîmes et mâchait ses défaites, l’échec en math, la découverte de l’infériorité. Il se rappelle l’école des buvards, de la plume et de ses angles sur le papier. Et la pêche au filet sur les plages laborieuses. Pas vraiment une biographie. Une méditation, poétique, sur ce moment du passage décisif. Eri se rappelle ainsi sa solitude dans l’exil d’un Père parti aux Etats-Unis pour tenter de réussir une autre vie. Et puis surtout, une rencontre, avec cette fillette dont il a oublié le nom, passionnée elle aussi de lecture. Le sortir de l’enfance donc, en un hymne magnifique à ces "actes de foi physique" qui bousculent les enfants dans leur dixième année. Ce vrai tournant quand la conscience s’ouvre d’un coup au monde qui l’entoure. Tout lui revient alors, comme le souvenir douloureux de ces garçons qui ne cessaient de le tourmenter, jaloux de son intimité avec cette fillette dont il a oublié le nom. Il se rappelle les avoir affrontés, sans se défendre, et la rossée qu’ils lui avaient collée, qui avait entraîné son hospitalisation. A partir de ce moment, peut-être parce qu’il avait souffert stoïquement et qu’il avait refusé de les dénoncer, on l’avait désormais traité comme une personne, et non plus comme un enfant. Mais Eri se rappelle surtout que brusquement il avait compris que la Justice ne résidait pas dans la Loi mais dans l’amour. Que l’on ne pouvait fonder la volonté de Justice que dans l’amour, même si cela devenait plus compliqué et plus ambigu. Plus tard, le militant maoïste qu’il deviendra en prendra la mesure, dans l’excès, sans parvenir jamais à thématiser pourtant ce qu’il faut de zoé pour combler les vides de la polis… Et puis, il y a surtout dans ce texte la beauté de sa réflexion sur une rencontre qui allait modifier le rapport du garçon de dix ans qu’il était à son corps, qu’il se mit brusquement à percevoir de l’intérieur, à travers les battements de son cœur ému, où le sang qui affluait consacra pour la vie "ce moment où, sortant de l’enfance déjà, on est rien encore pourtant".
Les poissons ne ferment pas les yeux, Eri de Luca, traduit de l’italien par Danièle Valin, éd. Gallimard, coll. Du monde entier, 26 avril 2013, 144 pages, 15,90 euros, ISBN-13: 978-2070139118.
CULTIVER SON JARDIN...
Cet été, osez le vrai voyage botanique, parmi la flore des gares, des boucheries, des fenêtres et des balcons… Ou bien cultivez votre jardin, si vous avez la chance d'en avoir un !
Mais des cent manières de créer un jardin, la meilleure n’est sans doute pas celle de payer un jardinier. Celui-ci ne vous plantera tout d’abord que de vulgaires bouts de bois plus proches du manche de balai que du forsythia dont vous rêviez… Et s’il retourne votre terre, soyez sûr qu’il ne vous en laissera qu’un désolant désert de gris pour tout gazon. Quelques temps encore, et vos allées ne seront que boue gluante partageant deux carrés de moisissure verdâtre. Vous haussez le sourcil ? Jardinez donc vous-même, vous comprendrez de quoi l’on parle ! Une fleur, ce n’est pas simplement une chose que l’on offre : c’est un «truc» qui hiverne, se bêche, se fume, s’arrose… Le véritable jardinage ne comporte aucune activité méditative. Čapek, son dernier grand théoricien, savait bien, lui, de quoi il retournait : le vrai jardinier n’est pas celui qui cultive les fleurs, mais celui qui travaille la terre. Les rosiers sont faits pour les dilettantes. Lui n’a d’yeux que pour ce que le profane ne voit pas ; ses secrets sont enfouis dans la composition de son incroyable humus dont il connaît, seul, la formule chimique. Karel Čapek sait d’ailleurs reconnaître entre mille le vrai jardinier, à sa curieuse physionomie : l’authentique est ordinairement terminé, vers le haut, par son derrière. La tête, elle, pend quelque part entre les genoux. Et hormis le soir, au moment de l’arrosage, il mesure rarement plus d’un mètre de hauteur…
L’année du jardinier, Karel Čapek, traduit du tchèque par Joseph Gagnaire, 10-18, coll. Domaine étranger, 154p., 5 euros, ISBN-13: 978-2264030337
Une étoile dans le cœur, Louis Atangana
Papa est parti. Envolé. Il en a eu assez de la misère : ingénieur en Afrique, gardien de supermarché en France, avec de nombreuses escales à Pôle Emploi, qui l’a laissé en rade. Ingénieur pourtant, mais noir. Reste sa sœur et sa mère. Juive. Dans la cité des Iris. Juif congolais donc. Mais Damien ne sait pas trop ce que ça veut dire. Dans la cité, il se voit plutôt Black. Ni juif ni africain. Un black des Iris, où beaucoup de naufragés dérivent. En dérive lui-même, à se vouloir black quand il n’est que noir en France. En dérive comme Ahmed, l'ex-ouvrier révolutionnaire de 68, bouquiniste sans bouquins, sans domicile fixe, laissé pour compte des révolutionnaires bourgeois qui ont fondé Libé. Ou bien Hussein, le grand blond déguisé en taliban, originaire de Roubaix. En dérive donc, sans savoir quoi faire de sa négritude juive. Il crèche dans une blessure. Observant qu’aux Iris, la moitié des gens ne savent plus ce qu’ils font là. Pris au piège.
Papa est donc parti. Sa mère s’est mise avec un autre homme. Audi quatro, une maison loin de la cité. Damien ne sait pas s’il veut y habiter. Quitter les Iris ?… Jusqu’au jour où son père débarque de nouveau dans sa vie, traînant son odeur d’exil à perpétuité. Esquinté. Puis il est mort. Au crématorium, la cérémonie fut grotesque : les croque-morts l'ont mal fagoté, un pan de la chemise dépasse au moment d’être poussé dans le four. Lui, il voit son avenir comme un grand trou béant. Sauf qu’il y a Juliette dedans. Pour tenir bon, mais désespérément quand on y songe, dans cette identité minuscule qu’ils se sont faite et ne partagent qu’entre eux deux. Singulièrement, c'est traiter en espérances picrocholines la revendication identitaire...
Une étoile dans le cœur, Louis Atangana, Editions du Rouergue, 4 janvier 2013, Collection : DoAdo, 192 pages, 11 euros, ISBN-13: 978-2812604621.
HISTOIRE DE MES ASSASSINS, de TARUN TEJPAL
« Le fascisme nous gagne sans même que nous le sachions »
On connaissait l’excellent
Loin de Chandigarh du journaliste, critique littéraire et écrivain indien, Tarun Tejpal (Le Livre de Poche, mars 2007). Récit d'un jeune couple projeté dans la relecture de l'Histoire de l'Inde au début du XXe siècle. Quelques 700 pages qui ne cessaient de tourner autour de cette Inde nouvelle, entrée brutalement dans la modernité et tentant de larguer les amarres du passé, sans trop y parvenir. Dans Histoire de mes assassins, c’est au fond de nouveau l’Inde qui est le sujet du roman, de Delhi aux villages oubliés du Nord, à travers les trajectoires des cinq «assassins» du personnage central, un journaliste en vue que la police protège parce qu’il incarne justement cette Inde entrée de plain-pied dans le dialogue du monde contemporain que la société indienne, son élite anglophone du moins, veut promouvoir.
Cinq assassins qui ne l’ont donc pas tué, pas forcément issus des classes les plus indigentes, mais férocement emmurés dans l’Inde récusée qui les a engloutis. Cinq trajectoires brisées, captées au saut de l’enfance par l’engrenage du crime, marquées du sceau de l’innommable dans la mêlée des foules indiennes. Tel Chaku, l’espoir de l’Inde pour sa famille, armé désormais de son couteau dont il a vite appris qu’il était fait pour semer la terreur. Ou Kabir, le rejeton musulman de la Partition funeste de 1947, Kaliya et Chini, survivants dans la gare qui leur tient lieu de monde, et Hathoda Tyagi, épouvantable fracasseur de crânes. Cinq destins dérobés à l’immensité de la population indienne - demain plus importante que celle de la Chine. A danser leur danse de mort entre sikhs, musulmans et hindoues. Erigés en martyrs par le narrateur, suppliciés encombrants des monstrueuses déchirures de l’Inde moderne. C’est en effet par leur biais que l’auteur a choisi de dénoncer cette entité monstrueusement inégalitaire qu’est l’Inde, avec ses castes dont la plus terrible est la dernière en date – la caste supérieure anglophone. Un monde toujours ébranlé par des conflits religieux récurrents, campant sur son seuil d’implosion.
Roman corrosif, grotesque à bien des égards, convoquant cette langue qu’un Salman Rushdie avait préparée à sa façon, flamboyante, baroque, on ne sait comment dire, traversée par une clameur hystérique, babil fou prenant volontiers une tangente apocalyptique, la «langue» de Bollywood, celle de tout un peuple submergé par sa logorrhée, mais roman inquiétant sous ses dehors désopilants, s’annonçant comme le troublant avertissement de convulsions terribles. «Le fascisme nous gagne sans même que nous le sachions», écrit son narrateur, ce journaliste anglophone conscient de ce qu’il incarne. Fascisme rampant du trop plein d‘amertume et de misère, de rancœur et d’arrogance qui pourrait bien en effet tout emporter – et nous avec.
Histoire de mes assassins, de Tarun Tejpal, Littérature étrangère XXIe, Buchet-Chastel, septembre 2009, trad. de l’anglais (Inde) par Annick Le Goyat, 592p., 25 euros, ISBN : 9782283022832
La peau du loup
Relisez ce roman par trop passé inaperçu. Moins médiatique qu’une Palme d’or, plus difficile qu’un film virtuose signé Tarantino, La Peau du loup mérite bien d’être lu et relu. Et pas uniquement parce qu’il évoquerait le poids d’une mémoire accablante qui nous est de moins en moins étrangère : cette voix qu’il invente a déposé son grain partout en Europe, celle des extrémistes de droite.
L'Autriche le sait bien assez, qui a pataugé longtemps dans le sang jusqu'aux chevilles, comme l’affirmait Elfriede Jelinek. Pays d'amnésiques, l'accession au pouvoir de l'extrême droite y consacra "la faillite des hommes de nationalité autrichienne devant leur histoire". Elle faisait un tel bruit autour du silence autrichien sur sa mémoire nazie !
Dans le village de Schweigein (silence), au bout du monde, un matelot se réveille en pleine nuit, en proie à un malaise indéfinissable. Il vient d'entendre un bruit qui a rempli toute la voûte du ciel. Une stridence qui paraît venir d'une vieille briqueterie en ruine. Inaudible d'abord, elle devient vite quelque chose de bestial. Un souffle à l’envers du souffle de l’Esprit, surplombant les hommes pour retomber sur eux comme ces couvercles de plomb sur les ciels de Baudelaire. Résonances sourdes de silhouettes, de figures sans image qui hantent la forêt. Figures dont on a confisqué l'image. Bientôt, des morts mystérieuses plongent le village dans l'ignoble. Tout tourne autour de cette briqueterie - un signe à déchiffrer. Sur le modèle du récit policier, le narrateur épie des objets qui se dérobent à la vue. Dans leur lente remontée au visible, il nous rend littéralement la vue. Mais la chose qui vient n'a tout d'abord ni visage, ni nom. "Il faut (même) se fabriquer des yeux d'oiseau de nuit" pour la voir, car elle est ignoble ! Seuls les cadavres semblent parvenir à ouvrir les yeux. Cette trace sanglante qui encercle le pays et l'enferme, le matelot la piste, avant de "partir, loin de cette prétendue patrie", où rôdent les nazillons en mal d'exaction.
La peau du loup, de Hans Lebert, édition Jacqueline Chambon, 1998, 512 pages, ISBN-10: 2877111784, ISBN-13: 978-2877111782
Puisqu’il y a des rêves meilleurs, Jean-Luc Moreau
Une ligne de rides coupant le front de part en part, que l’on découvre un jour tout surpris, ou bien une écorchure infime sur le bout de la langue, enroulant soudain le monde à sa médiocre ulcération. La matière de cet écrivain pourrait n’être que négligeable, ses outils d’auscultation du Cosmos, dérisoires : la peau, tout juste la main. Mais l’adhérence à ce monde semble ne tenir jamais qu’aux plus succincts détails : l’étonnement de pouvoir encore s’examiner comme une surface. Jean-Luc Moreau révèle ainsi la nostalgie des curiosités impossibles qui sommeillent en nous. Des seuils de conscience qui, littéralement, nous enlèvent au monde pour mieux nous y réinscrire, en faisant naître le réel de la fiction.
Dans les nouvelles qu’il nous propose, la position du narrateur est toujours énigmatique. Une intrigante étrangeté l’informe, tout comme elle en informe l’écriture. De quoi s’agit-il ? Où se tient-il ? Au fondement de chacune d’entre elles se tient un paradoxe qui en garde jalousement l’entrée. Ou bien c’est l’incongruité de la situation narrative qui déroute : "Chaque soir je m’attache. Sait-on jamais ce que l’on fait la nuit, où l’on va ? " Les nouvelles se tressent en se répondant, ou en répondant aux textes fondateurs de la littérature : Zeus, Ganymède, La Planète des singes… Pour que l’énigme de l’instance narratrice ne recouvre pour seul mystère que celui des commencements qui nous sont refusés. Son écriture s’offre alors comme pure possibilité, en puissance d’elle-même, et puis elle se dérobe dans la béate certitude de l’ici.
Puisqu’il y a des rêves meilleurs, Jean-Luc Moreau, éd. Fayard, août 99, 346p, 20,30 euros ISBN-13: 978-2213604350.