en lisant - en relisant
Madeleine résistante, T.1 La Rose dégoupillée, Bertail, Morvan, Riffaud
/image%2F1527769%2F20211116%2Fob_410633_la-rose.jpeg)
Raconter. Il faut raconter. Ces années noires mais surtout, l'esprit de résistance. «Aucune cause n'est jamais perdue, sauf si on abandonne», répète inlassablement Raymond Aubrac. Ne plus être victime : résister. Et le dire. Le raconter sur tous les tons, tous les supports. Inlassablement. Ici, une BD. Puissant véhicule de l'imaginaire.
Notre héroïne, c'est Madeleine Riffaud. Le volume s'ouvre sur une double page percutante en nuance d'encres bleues. Sombres. Sauf Madeleine posée au milieu d'une foule de soldats nazis en bousculant la perspective pour la rendre minuscule et en souligner la fragilité : comment résister quand on est si vulnérable ? Mais la planche l'affirme par la lumière qui éclaire son personnage. On éprouve toute la fragilité et la détermination du personnage à l'apprécier.
Puis c'est l'enfance de Madeleine qui nous est dépeinte. Depuis Folies, dans la Somme, dès août 1931. Une roseraie. Celle de son grand-père. Madeleine raconte la Somme dans ces années là, son sol jonché de cadavres et d'obus, les enfants insouciants, ses amis, morts dans l'explosion accidentelle d'une bombe de la précédente guerre. Comment effacer un tel souvenir de sa mémoire ? On suit Madeleine d'année en année. Dans le Santerre en juin 1939, non loin d'Oradour-sur-Glane. Puis la Débâcle. Les Stukas allemands, dont on a oublier la cruauté et les exactions, à force d'évoquer une « drôle de guerre » qui n'aurait pas dit son nom. Les civils sur les routes, eux, ne peuvent oublier l'année 40 meurtrière. Madeleine atteindra Amiens, avant de partir pour Grenoble : elle a la tuberculose, il faut la soigner. A Saint-Hilaire, elle croise Roland Barthes dans son sanatorium, découvre Rilke. Les pages sont superbes dans l'expression des solitudes paysagères. C'est là qu'elle adopte un nom de résistante : elle est amoureuse, son ami est résistant, le massif de la Chartreuse, tout proche, est le théâtre des premiers actes de lutte posés dans la région. Mais elle n'a que 17 ans et ne peut y prendre encore sa part. Sa détermination est cependant totale. Avec son compagnon, elle monte à Paris. Entre dans une école de sage-femme, et fait ses premiers pas dans la Résistance : tags sur les murs, collage d'affiches, distribution de tracts. Peu à peu on l'introduit dans ce milieu nécessairement discret. On lui confie des petites missions d'abord : il faut faire circuler l'information, Madeleine est courageuse, inventive, intelligente. Rien ne peut l'arrêter. Le premier volume s'achève alors sur son «cadrage» : Madeleine va devenir une combattante à part entière.
Madeleine Résistante, T. 1 La Rose dégoupillée, Bertail, Morvan, Riffaud, édition Dupuis / Aire Libre, d'après des archives de Eloïse de la Maison, août 2021, 23.50 euros, ean : 9791034742752.
QI, quand la réussite à un prix, Christina Dalcher
/image%2F1527769%2F20211108%2Fob_807efb_qi.jpg)
La famille idéale. Blanche évidemment, riche bien sûr et forcément cultivée. Elle vit dans un quartier en vu. Diplômée des grandes écoles, ses enfants fréquentent les meilleures. Par nécessité plutôt que par choix. Une nécessité qui s'est faite jour depuis peu, dans une société peu éloignée de la nôtre. Tous les citoyens sont pourvus d'un pass scolaire. Et d'un pass «Q» où se trouvent consignés le nombre de points obtenus, qui permettent de fréquenter telle école plutôt que telle autre, de vivre dans tel quartier, de gagner tant d'argent. La société est ainsi divisée, pour le Bien de tous, en trois tiers. Au sommet, la famille idéale. Le dernier tiers, lui, est exilé en province et voit ses enfants enfermés, c'est le mot, dans des écoles qui sont en fait des sortes de centres de redressement. Relégués, recevant une éducation carcérale, sans moyen, sans autre but que celui d'apprendre la soumission.
Elena raconte. Son mari, Malcolm, est l'inventeur du système des trois tiers. Un haut fonctionnaire bien dans sa peau, droit dans ses bottes : des tests «objectifs» déterminent chaque mois la position de chacun, des élèves à leurs enseignants. Une évaluation au mérite en somme. Il y croit. On a ainsi pu séparer les «bons» des «mauvais», sur une base scientifique et «morale» -les mauvais n'avaient qu'à être bons en quelque sorte, enfin, qu'à travailler dur. En très peu de temps et avec l'adhésion d'une majorité de la population, on a pu créer des écoles de niveau, des quartiers de niveaux, des villes de niveau, des régions de niveau. Au bas de l'échelle : le Kansas. Il n'y a plus rien là-bas. Juste des établissements de redressement où sont menées des expériences... à tout le moins douteuses.
Elena raconte donc l'histoire de sa famille. Bien notée. Ils sont riches. Installés dans un quartier huppé, ils bénéficient de points supplémentaires. Leur fille aînée réussie bien et fréquente la meilleure école. Mais Freddie, la plus jeune, 9 ans, rate un jour son test. Elle est aussitôt déclassée et par ricochet, toute la famille perd des points. Précieux... Il leur faut se séparer de Freddie, l'envoyer dans l'une de ces écoles du Kansas où l'on n'apprend plus rien et où seule compte les vertus disciplinaires. Ce à quoi Elena ne peut se résoudre. Malcolm ? Si. Il faut bien qu'il y ait des perdants dans ce système, pour qu'existent des «winner»... Et puis l'aînée réussit bien, autant se séparer de la branche morte. Il est ainsi prêt à se séparer de Freddie, mais aussi de sa femme, qui rate volontairement son test mensuel pour retrouver Freddie.
L'histoire est plus sombre encore. Par touches successives, toute la société a glissé vers une société de contrôle. Une société de mensonge, où l'eugénisme positif devient la règle : non pas l'extermination des plus faibles mais, pour qu'on n'ait pas à le faire, la stérilisation des femmes susceptibles de mettre au monde des enfants au QI trop bas...
Tout le récit est contaminé par cette métaphore nazie. Les écoles de relégation sont de couleur «jaune», et pour accompagner nos personnages, la grand-mère d'Elena, d'origine allemande, qui a connu les jeunesses hitlériennes. Un récit subtil cependant, qui n'adosse pas les décisions prises au rappel de l'idéologie nazie, mais laisse le récit se laisser doucement hanter par les souvenirs de la grand-mère, et la syntaxe par le vocabulaire allemand de la discipline sociétale. Un cauchemar ? Pas vraiment quand on songe à notre propre système éducatif, privilégiant les élites et leur reproduction...
Christina Dalcher, QI, quand la réussite à un prix, édition NIL, traduit de l'américain par Michael Belano, octobre 2021, 402 pages, ean 9782378910235. Lu sur épreuves non corrigées.
M, l'homme de la Providence, Antonio Scurati
/image%2F1527769%2F20211104%2Fob_3dfa64_scurati-suite.jpg)
Second volume de l'impressionnant roman biographique sur Mussolini. Ce dernier a donc conquis le pouvoir, il faut à présent le gérer. Antonio Scurati poursuit son récit en conservant sa méthode si éclairante, qui mêle au roman des documents d'époque, archives d'état, courriers administratifs, notes des renseignements, ainsi que des articles de journaux, les lettres et les écrits intimes des proches du Duce. Mais bien plus que le premier volume, qui nous donnait à comprendre l'animal politique qu'était Mussolini, stratège opportuniste usant de manœuvres brutales pour sa conquête du pouvoir, Scurati semble ici se focaliser surtout sur le problème des corps saisis par la commotion politique que provoque le totalitarisme. Peu de chose sur l'économie en conséquence, rien sur la crise de 29 et ses répercussions financières, sinon ses traductions politiques, conformes à l'esprit du fascisme qui glisse plus encore, s'il était possible, vers une dictature sans partage exigeant l'adhésion de tous à toute heure du jour et de la nuit, dans l'intimité des pensées ou l'expression des paroles de chacun : c'est que «le fascisme n'est pas un parti, c'est une religion» comme l'affirmait Mussolini.
Cette question du corps, c'est d'abord, beaucoup, ces corps martyrisés, suppliciés, torturés, persécutés des colonies italiennes que le régime fasciste extermine en Cyrénaïque à travers la création de dizaines de camps de concentration qui feront école en Europe.
Ce sont ensuite les corps abrutis de l'armée italienne composite, sacrifiant ses soldats sans l'ombre d'une hésitation. Corps exténués des marches forcées, des combats à bout de force, de l'obligation de l'immolation exigée pour relever le défi de la «race».
Et c'est enfin et surtout le corps du Duce, exhibé torse nu dans la chaleur des moissons, ruisselant de sueur, offert autant à la dévotion qu'aux désirs clairement sexuels des italiennes. Un événement dans l'histoire politique que cette mise en scène du corps du dictateur, le premier de son rang à se montrer torse nu, à vouloir vivre «peau contre peau» au plus près de «son» peuple, le premier à sexualiser son corps pour en tirer une mystique charnelle supplantant la mystique chrétienne. Mussolini en s'exhibant, tente de rassembler dans son corps ces fameux deux corps du roi que décrivait Kantorowicz, pour n'en projeter qu'un, rabattu sur sa dimension charnelle cette fois et non ses simulacres de Pouvoir -différence notoire avec le sens que prenaient les corps royaux dans l'analyse de Kantorowicz. L'homme providentiel que dessine Mussolini comme fiction théologico-politique s'incarne alors dans sa musculature, et s'offre dans un lien pervers à autrui. Plus de mystère ici. Un outrage. Qui le sépare de ces transmutations de la figure royale qui posaient leur pouvoir, dans une rivalité mimétique, face à l'Église en s'appropriant ses attributs de corps mystique. Un outrage car en se faisant chair, Mussolini fait du pouvoir un objet trivial, imprédictible, moins une comédie qu'une possession. Le façonnement des corps que par ailleurs Mussolini voulait, s'inscrit à présent dans le champ de la possession malfaisante des êtres. Toutefois, tout comme Kantorowicz s'interrogeait sur l'efficace de cette fiction, aucune étude n'est venue confirmer l'adhésion du peuple italien à une telle chimère. Peut-être que personne n'y croyait vraiment à ce corps en sueur offert à l'adoration de tous. Peu importe : Mussolini y croyait, lui, et c'est cette conviction seule qui importait, parce qu'elle était capable de façonner la vie fasciste telle qu'il se la représentait, étendue par la force à toute l'Italie et tous les italiens.
Rien d'étonnant en outre à ce que le motif charnel soit de plus en plus prégnant dans le roman de Scurati. C'est par ce motif -indécidable-, qu'il s'affirme comme homme de lettres et non historien. Posant ainsi plus de problèmes que la littérature n'en sait résoudre, mais ouvrant cet immense champ d'interrogations que seul les lettres (et les arts) savent déployer pour nous offrir non pas le salut de solutions préfabriquées, mais la chance de nous mettre en perspective.
Et à ce propos, il est troublant de réaliser, lorsque l'on fait l'inventaire des discours de Mussolini, qu'y sont posés tous les mots de l'avenir, notre présent : race, décadence, remplacement, guerre, homme, totalitaire, étranger, immigré, etc.
Antonio Scurati, M l'Homme de la Providence, traduit de l'italien par Nathalie Bauer, édition les Arènes, juin 2021, 662 pages, 24.90 euros, ean : 9791037504586.
volume 1 :
M, l’Enfant du siècle, Antonio Scurati - La Dimension du sens que nous sommes (joel-jegouzo.com)
Les enfants verts, Olga Tokarczuk
/image%2F1527769%2F20211101%2Fob_e4b2e0_enfants-verts.jpg)
Printemps 1656. Descartes se gèle en Suède, tout comme William Davisson, mais en Pologne pour ce dernier, qui a accepté la charge de médecin du roi Jean II Casimir et l'accompagne dans un périlleux périple entre la Lituanie et Lvov. L'ex-botaniste du roi de France regrette sa douce Ecosse natale. William donc, notre narrateur, observe pour s'occuper les mœurs polonaises dans un récit qui doit beaucoup à la tradition romanesque baroque de la littérature polonaise. On y retrouve toute la drôlerie de notations incongrues et l'ironie réservée des grands textes de l'ex-Est, comme dans sa moquerie circonspecte du culte de la Vierge comme seule réponse militaire aux agressions des pays voisins. Or un matin, alors qu'ils chassent pour améliorer leur quotidien, les soldats du roi reviennent avec deux enfants chétifs à la peau verte... Blessé par inadvertance quelques temps après, William séjournera avec ces deux étranges créatures, aux soins aussi efficaces que mystérieux. L'occasion pour lui d'étudier de près ce phénomène et de nous livrer sa vision du monde, aussi facétieuse que peuvent l'être les grandes théories géopolitiques, qui par trop oublient que leur discipline est un art, plutôt qu'une science. Bref... L'un des deux enfants, le garçon, mourra et disparaîtra dans des circonstances troublantes, tandis que l'autre, une fillette, parvient à rassembler autour d'elle toute la jeunesse du pays qu'elle emmènera au pays des hommes verts. Mais le récit ne sait qu'en faire et s'il n'existe, ce n'est que pour quêter auprès de ses lecteurs une explication. Une superbe leçon d'écriture en fait, quand le romanesque ne se soutient que de son écriture.
Olga Tokarczuk, Les enfants verts, traduit du polonais par Margot Carlier, édition la Contre-Allée, 2ème impression, 1er trimestre 2019, 88 pages, 8,5 euros, ean : 9782917817.
Lord Pythagore, Marc Daniau
/image%2F1527769%2F20211030%2Fob_331d9b_pythagore.jpg)
Pythagore est un cheval, parti à la conquête de l'Ouest. Un cheval savant plutôt que de cirque. Un cheval qui sait compter, additionner, multiplier et même extraire des racines carrées. Ne riez pas : il n'y a aucun truc là-dedans, et certainement pas ce genre de supercherie que l'Ouest raisonneur n'aime que dans les tours de cabarets que l'on peut à foison décortiquer avec méthode. En plein Far Ouest donc, Pythagore se donne en représentations qui finissent par tourner très mal : c'est, encore une fois, qu'il n'y a aucune malice dans l'histoire, Pythagore sait compter et c'est bien ce que notre monde ne peut ni croire ni supporter. On lui donne donc la chasse, à lui, à son «dresseur» et la fille de celui-ci. Il convient de mettre le mot entre guillemets, justement parce que Pythagore n'est pas de ces chevaux que l'on dresse. Ni qu'on achète : il a été donné à son « montreur de tours » dans d'étranges circonstances, par un homme qui a su, aux côtés de Pythagore, aller au bout de ses rêves. Il a été offert non comme un «objet» dont on userait jusqu'à en épuiser l'usage et le sens, mais comme une promesse existentielle d'accomplissement de soi. Il convient ici aussi de mettre entre guillemets le mot «objet», dont la jouissance s'avère souvent vaine dans nos vies -songez à l'objet de votre amour pour tenter d'en lever l'horizon...
Pythagore est donc pourchassé. L'Ouest raisonneur n'aime pas ses façons. Rose, cette fillette de huit ans qui vit de sa rencontre, avec son père ancien vétérinaire de l'école de Maisons-Alfort à qui l'on a donné le cheval, caracole dans les grandes plaines où vivent encore les Apaches. C'est là que l'existence de Pythagore va prendre tout son sens, dans cette culture où compter n'est pas qu'un calcul. C'est là que Rose va grandir et l'offrir, Pythagore, ayant éprouvé au plus profond d'elle-même qu'il aura été «l'illusion qui a permis (son) enfance».
Superbe conte à lire et à offrir, pour que le monde fasse monde encore, sinon pour toujours : l'Ouest n'a pas renoncé à abattre nos rêves les plus subtils.
Marc Daniau, Lord Pythagore, le cheval mystère de l'Ouest, éditions du Rouergue, coll. Dacodac, août 2021, 80 pages, 9,50 euros, ean : 9782812622236.
Le visage de pierre, William Gardner Smith
/image%2F1527769%2F20211027%2Fob_84b4eb_gardner.jpg)
Ecrit en 1963, inédit en France et pour cause... Simeon Brown, le héros du roman, a fui le racisme anti-noir des américains, croyant trouver en France la paix tant promise par sa culture. Paris. Pour lui : la «sécurité» raciale. Peintre, journaliste, il se réfugie dans le quartier latin. Simeon ne peint à vrai dire qu'une seule toile : celle du flic qui l'a humilié, passé à tabac, parce qu'il était noir. A Paris, il rencontre la bohême internationale des années 60. Juste de quoi oublier l'enfer de Philadelphie, ses violences, les affrontements entre bandes, le racisme quotidien. Paris. Le jazz, les boîtes de nuit, les filles. Et puis un jour, à un carrefour, il voit un flic tabasser un homme. «Sans doute un arabe», croit-il entendre. Comme une routine parisienne. La guerre d'Algérie s'invite dès lors dans le roman. Partout désormais Simeon voit la violence qui s'abat contre une partie de la population française, au prétexte qu'elle est basanée. Parce que cette violence est visible et que déjà, elle crevait les yeux... Il entend partout des parisiens s'exprimer sur ce problème. «Les bicots» ne sont pas acceptés. Ou peu. Très peu. Dans un café qu'il fréquente, tenu par des «arabes», il voit les flics cogner pour un oui, pour un non, ces «bicots» dont il est à présent l'ami. Il voit partout fleurir ce racisme odieux qu'il a fui. Mais lui n'est plus victime : américain, il est traité comme un «blanc» à Paris. Non plus un noir à abattre, mais un homme respectable. Respecté par cette police française qui ne cesse de martyriser ses «noirs» : les «arabes». Le voici devenu «blanc» soudain. Le texte est fort, de cette prise de conscience ahurissante de Simeon. D'autant qu'autour de lui, même les intellectuels sombrent dans le déni : non, les français ne sont pas racistes prétendent-ils, mais avec les «arabes», «c'est autre chose»... Simeon ne sait pas que quelques décennies plus tard, ces «arabes» deviendront des «musulmans» sans place dans la société française, leur société... Pour l'heure, Simeon observe partout l'indifférence des parisiens au tabassage des «arabes». Portrait lucide d'une France à vomir.
Simeon est à Paris le 17 octobre 1961. William Gardner Smith raconte. L'horreur. Son dégoût, ces hordes de flics vomies par la préfecture non pour «casser» du «bougnoule», mais tuer. Il voit partout ces braves gens courageux que l'on traite d'étrangers, des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards, se faire assassiner. Tandis qu'à quelques pas des massacres, on danse le twist dans les caves de Saint-Germain. Le cha-cha-cha chez Régine. On joue au 421, on boit du vin. Indifférent aux bruits de bottes, aux cris de panique des femmes, des enfants. Paris se tait. Paris se bouche les oreilles. Ferme les yeux : silence, la police tue. Déjà elle a inventé le nassage des foules : il n'y a aucune fuite possible pour les «algériens» pris au piège. La police les rafles quand elle ne les tue pas. Elle sait faire : elle garde la mémoire de celle du Vel d'Hiv', si bien organisée. Tout un savoir faire que le roman décrit jusqu'à la lie. On rafle les survivants pour les envoyer dans un stade. Puis un camp pour beaucoup, que l'auteur n'hésite pas à qualifier de camp de concentration, quand pudiquement, les autorités françaises et leurs médias parlent de camps d'internement. Paris, la ville odieuse et lâche. On comprend alors que ce texte fut oublié commodément par l'édition française, jusqu'à aujourd'hui. Un roman puissant, un regard fort sur la France dont nous sommes les héritiers, sans concession pour ces expressions de sadisme policier dont la France n'a jamais cessé de se départir. Tandis que Paris dormait, tranquille.
William Gardner Smith, Le visage de pierre, traduit de l'américain par Brice Matthieussent, éditions Christian Bourgois, octobre 2021, 274 pages, 21 euros, ean : 9782267044768.
Fourmies la Rouge, Alex W Inker
/image%2F1527769%2F20210525%2Fob_4d77fb_fourmies-la-rouge.jpg)
1er mai 1891. Dans les usines textiles du Nord, les patrons ont tout fait pour que ce ne soit pas un jour férié. Ils refusent du reste toujours la journée de 8 heures, au prétexte que les ouvriers ne sauraient en faire autre chose qu’une journée avinée… Tôt le matin, un petit groupe s’avance dans les rues de Fourmies. Il fait encore nuit. Ils s’en vont chercher les tracts que les syndiqués ont tirés. Ils vont tenter de faire débrayer leurs camarades, d’empêcher les usines de tourner, de faire respecter les accords passés avec les directions patronales. Mais les patrons ont décidé de faire la guerre aux ouvriers, de bloquer à tout prix toute réforme, prétendant que les ouvriers sont déjà «traités comme des seigneurs»… Pire : ils veulent abolir le peu de droits conquis. L’embauche arrive, des manifestations sporadiques éclatent ici et là. Les gendarmes campent sur la grand place, la cavalerie circule entre les badaud. Des soldats arrivent. Un plein train. Des centaines. Habitués du lieu : c’est qu’à l’époque, l’armée servait aussi au maintien de l’ordre. La troupe connaît la région, nombre de soldats y comptent de la famille. Elle est donc accueillie sous les clameurs de la foule, qui voient en elle les sauveurs des boches. Pas une minute elle n’imagine que leurs fusils pourraient se retourner contre elle. Leurs fusils… Le tout nouveau Lebel, 10 coups, que les soldats étrennent avec fierté. La journée est calme plutôt que chaotique. Les soldats prennent position sur la grand place. Un campement bon enfant. Mais le matin, les gendarmes se sont emparés d’ouvriers contestataires. La nouvelle s’est répandu, une délégation a obtenu leur libération pour 17h. On l’attend. A 17h, aucun n’est libéré. La foule gronde. Même les commerçants s’insurgent. Une foule compacte se dirige alors vers la mairie. La panique s’empare des soldats. Un officier ordonne d’ouvrir le feu. On relèvera 9 morts et des centaines de blessés. Le massacre est ignoble.
En rouge et noir, avec une énorme économie de mots, l’auteur sait rendre l’émotion de l’événement, son atmosphère irréelle accentuée par ces traits hachurés. Superbes planches en noir/blanc/rouge, superbe encarté de 4 pages, du fusil Lebel qui étrenna là une longue carrière de crimes…
Fourmies la Rouge, Alex W Inker, éditions Sarbacane, 1er trimestre 2021, 110 pages, 19.50 euros, ean : 9782377316465.
Communardes, Nous ne dirons rien de leurs femelles, Lupano, Fourquemin
/image%2F1527769%2F20210410%2Fob_1ba242_femelles.jpg)
Pour le 150ème anniversaire de la Commune de Paris, le peuple française s'est réapproprié sa mémoire, caviardée par la réaction. Cet étrange objet qu'est la Commune de Paris n'en finit pas de nous convoquer et semble prendre aujourd'hui un nouveau tournant décisif dans sa réappropriation, par les femmes, par les Gilets Jaunes, par les femmes Gilets Jaunes. Nous nous reconnaissons dans cette histoire.
Paris, 1858. Marie est servante d'une grande famille aristocrate. Monsieur rentre d'Afrique, exhibant ses trophées : c'est que monsieur est colonel, et grand chasseur. Sa fille lit Thoreau mine de rien, Proudhon, Bakounine... Elle veut s'émanciper, échapper à la tutelle paternelle, se fiancer. Le colonel la traîne au couvent. A l'époque, c'était simple : on enfermait les jeunes filles récalcitrantes au couvent, avec la bénédiction de l'Eglise.
Paris, 1871. On retrouve Marie, ni militante, ni intellectuel. Elle a quitté son emploi auprès de monsieur, pour devenir ouvrière à la journée. Monsieur a fui, à Versailles. La Commune ? Un hasard pour elle. Non : une décision. Elle s'y est jeté à corps perdu : c'est de sa vie que parle cette insurrection. Parmi les insurgés, d'innombrables femmes. On l'a dit, il faut le répéter. Avril 1871. Paris se hérisse de barricades. Marie a adhéré à l'Union des femmes. Elle court avec d'autres à Picpus, libérer les jeunes filles prisonnières du couvent. Parmi elles : Melle Eugénie. Maigre et folle. Marie la sauve, l'arrache à sa prison, la soigne. Hélas, les versaillais donne l'assaut. En juin 1871, Marie passe devant la 4ème Chambre d'accusation. Pour le juge, l'équation est simple : communarde = catin, là où, selon lui, conduisent les utopies. Juin 1871, 24 Conseils de guerre «purgent» 34 952 hommes, 819 femmes, 538 enfants. 93 d'entre eux sont immédiatement condamnés à mort. 251 aux travaux forcés. 5 000 à la déportation. 3359 prennent de lourdes peines de prison. 2445 sont acquittés. Des milliers de communards fuient vers l'Angleterre, la Belgique, la Suisse. 1871, c'est l'année où les hommes politiques prennent peur des femmes : il faut les écarter à tout prix de la scène politique. «Nous ne dirons rien de leurs femelles par respect pour les femmes à qui elles ressemblent quand elles sont mortes», écrira Alexandre Dumas fils....
Lupano, Fourquemin, Communardes, Nous ne dirons rien de leurs femelles, couleurs de Anouk Bell, éditions Vents d'Ouest, février 2016, réimpression 2021, 56 pages ean : 9782749327985
Communardes, L'aristocrate fantôme, Lupano et Jean
/image%2F1527769%2F20210407%2Fob_eb1ad1_l-aristo-fantome.jpg)
Londres, avril 1871. Karl Marx attend avec impatience des nouvelles de la Commune de Paris. Son informatrice : une mystérieuse russian lady, présidente de l'Union des femmes. Elle est son oreille. Grâce à son réseau, cette aristocrate russe très engagée dans la lutte a pu mettre la main sur des stocks de tissus et... d'armes. Elle organise la logistique des besoins en vêtements des communards, et compte bien armer les femmes de Paris. Radicale, elle est de celles qui poussent les insurgés à mettre la main sur le pactole de la Banque de France, après avoir découvert que chaque semaine, un émissaire des Versaillais se rendait à Paris en toute quiétude pour y chercher les millions que la banque prête aux ennemis de la Commune : 313 millions de francs de l'époque, au total, seront acheminés jusqu'à Versailles, quand dans le même temps, la Banque n'aura consenti qu'un prêt de 9 millions aux insurgés ! Liza Dimitrieff n'en revient pas et fait acheter du pétrole pour ses pétroleuses. Elle sait que seule la lutte armée permettra aux insurgés de faire basculer l'issue, forcément fatale. Mais son combat, elle le mène aussi sur le front de la lutte des femmes pour l'égalité, pour que les femmes puissent bénéficier enfin des mêmes droits que les hommes, sur les barricades comme au Comité Central. Mais les communards hésitent. Autant à s'emparer du trésor de la Banque de France, qu'à faire entrer les femmes au siège du CC, ou armer massivement la population parisienne. Les sources de Liza sont pourtant claires : A Versailles, la contre-offensive se prépare. Avec l'argent de la Banque de France. 120 000 hommes ont convergé sur Versailles. Liza tente le tout pour le tout, mais Rossel, le délégué à la guerre, contrecarre ses plans et veut l'emprisonner. Le jour de son arrestation, les Versaillais lancent leur offensive. Les parisiennes fondent sur les versaillais, mais il est trop tard déjà. Les massacres commencent. Les communards sont mal préparés, et peu armés : on retrouvera dans Paris 450 000 fusils et 14 000 carabines non distribués... Liza réussira à fuir. Elle rentrera en Russie, accompagnera son mari, déporté en Sibérie, où elle vivra vingt ans encore avant de mourir. Magnifique évocation d'une femme mystérieuse que les communards ont eu tort de ne pas mieux écouter !
Lupano et Jean, Communardes, L'aristocrate fantôme, éditions Vents d'Ouest, sept 2015, réimpression janvier 2021, 56 pages, ean : 9782749307534.
Boul’Mich’ 3 mai 68 – 17h58, Alain Leroux
/image%2F1527769%2F20210401%2Fob_7469ba_boul-mich.jpg)
C’est l’histoire d’une photo de mauvaise qualité, celle d’un pavé jeté, conservée à la BNF sous la cote CR-45-20769. Photo d’une barricade, les flics d’un côté, les étudiants de l’autre. En fait, pas vraiment une barricade : elle n’obstrue rien. Prise avec un grand angle, on y voit une jeune fille blonde assise sur le bord du trottoir et Martin, debout devant elle. Avec Malek. Ces deux-là joueront un rôle important dans notre histoire. A vingt mètres d’eux, les gardes mobiles et un fourgon de flics. A son bord, Fernand, qui va perdre le contrôle de ce véhicule. Et tout va s'enchaîner… Un battement d’ailes. C’est l’histoire d’un battement d’ailes : celui d’un micro événement donnant naissance, par ricochet, à un événement historique. Un peu comme celui du papillon qui, au XVIIIème siècle, provoqua un tsunami au Japon. Mais l’Histoire des hommes n’est jamais «naturelle»… Ce n’est donc pas tout à fait l’histoire d’un hasard, mais la trame d’un complot dont l’auteur va démêler les fils. Nous sommes au tout début des années 80. Mitterrand se demande comment récupérer Mai 68. A ses côtés, l’indéboulonnable et cauteleux Attali, qui n’a à la bouche que le mépris des masses. Et l’enquête d’un commandant du SIRPA sur cette histoire de fourgon policier conduit par Fernand. Derrière, une théorie complotiste : le déclenchement de mai 68 serait la conséquence d’une manœuvre de la Gauche pour faire croire à une provocation de la Droite… Tortueux. Mais amusant, cette Gauche liquidatrice… N’était l’intention de l’auteur, énième tentative de liquider Mai 68. N’était sous le commentaire de mai 68, l’aveuglement de nos élites à n’y pas voir les traces d’un réel soulèvement populaire, toujours ramené au monôme d’étudiant… C’est au fond toujours la même histoire en filigrane qui se rejoue depuis les années 80 à propos de Mai 68 : la Droite pétrie de peur face à l’irruption des masses dans le cours de l’Histoire, de Gaulle filant à l’anglaise consulter Massu et les revanchards de l’après-68 ratiocinant sur les décombres d’un échec populaire. On voit bien cet horizon se dessiner sous la plume de l’auteur. En finir pour la énième fois avec Mai 68, à croire qu’on n’en finira jamais donc, de ressasser et dénoncer, pour faire de cet événement finalement un objet de mémoire des plus intéressants, traçant au présent les lignes de partage, à défaut d’une signification historique claire. A force de lectures, relectures, réécritures, Mai 68 est devenu un lieu d’une mémoire qui ne cesse de s’échafauder sur les décombres de notre présent, non de notre passé. C’est ça, l’intérêt de ce roman à mes yeux. En tentant de liquider l’idée de la première barricade, l’auteur croit en avoir fini avec Mai 68. Mais l’événement n’a pas fini de prendre forme… Reste le récit, l’enquête s’assurant du vraisemblable, nouée dans l’incertain où tout peut arriver, la patte des historiens modulée pour faire vrai. Et quelques personnages attachants. Sinon les lieux eux-mêmes, mieux vêtus hier qu’ils ne le sont aujourd’hui dans leur plastron gentrifié. On en mesure l’écart : le Boul’Mich’ n’existe plus, c’est bien dommage…
Alain Leroux, Boul’Mich’ 3 mai 68 – 17h58, édition Delirium, décembre 2020, 240 pages, 13 euros, ean : 9791091633161.