litterature
Mascarade, Robert Coover
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«La cohérence narrative, c’est le peu de vérité qu’il nous reste.»
Tout est dit, ou presque, dans cette phrase jetée au détour d’un dialogue parmi d’autres, dans ce penthouse où l’on ne sait plus qui est l’hôte, ni même s’il y en a un, ni qui sont les invités qui, pour la plupart, ne savent pas, plus, n'ont peut-être jamais su et ne sauront jamais ce qu'ils font là, ce qu'ils y vivent lors de cette fête étrange et carnavalesque.
Une mascarade, certainement, une fable déglinguée, grinçante, hilarante et funèbre, où l’on ne sait plus très bien si l’on entre dans un roman ou dans la fin de la littérature elle-même. A l'image de ce penthouse new-yorkais qui se présente comme un espace impossible : ouvert à tous mais fermé sur lui-même, lieu de circulation constante, où chacun parle, interrompt, s’évanouit – où le langage s’épanche jusqu’à l’épuisement. Coover y met en scène une polyphonie : chaque voix se fait narrateur.rice, si bien qu'il vaudrait mieux employer le pronom iel pour parler de Mascarade Open House, et ce ne serait pas faire un choix militant : ce serait reconnaître la nature même du texte, sa fluidité radicale, sa résistance aux fixations, son refus d'être réduit à un genre. Iel comme miroir fidèle d’un roman qui fait éclater les catégories et qui, dans son carnaval permanent, nous regarde rire — pour disparaître derrière un nouveau masque.
Est-ce pour autant le roman de l’identité en miettes ?
Le « je » narrateur.ice n’est plus ici que la forme verbale d’un pronom errant. Poreux, traversé de récits inachevés, qui se laisse contaminer par les paroles des autres. Tous les personnages semblent raconter la même histoire, ou son écho disloqué. La même phrase revient : « Je crois que je suis déjà venu ici. » Formule anodine avec son redoublement déictique ? Non. Elle est le miroir brisé du sujet contemporain qui ne se pense qu’à travers des récits discontinus, des souvenirs reconstitués, des phrases qu’il n’a pas choisies. Coover joue avec les philosophes de l’identité narrative — Ricœur bien sûr, mais aussi Dennett ou Butler : l’identité n’est pas donnée, elle est fabriquée, toujours en train d'être racontée. Sauf que dans Mascarade Open House, plus personne ne semble vraiment tenir la plume. Ce « Je » qui s'éreinte est comme vidé de sa substance, indécidable, comme l'est le pronom iel. Un je (jeu?) vidé de sa substance mais traversé de souvenirs qui n’ont peut-être jamais été vécus, d’intuitions croisées, de répliques volées, qui peine à incarner cette intuition centrale de la pensée contemporaine, selon laquelle il n'y aurait d'identité que narrative. Car ici, il ne faut pas l'entendre comme d'une possibilité que chacun aurait de pouvoir raconter sa vie, mais au sens où la narration est le seul dispositif par lequel un sujet peut encore énoncer quelque chose, peut-être, plus ou moins, de lui. Mais l'énoncer dans une narration sans cesse interrompue, diffractée, dispersée. Que reste-t-il alors de l’identité ? Des lambeaux de phrases, des restes d’histoires, des paroles échouées dans des bouches étrangères.
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C’est ainsi que revient, sans cesse, obsédante, la même phrase : « Je crois que je suis déjà venu ici… » – répétée de personnage en personnage, de bouche en bouche, contaminant tout le texte comme un virus mémoriel, creusant dans le corps narratif une spirale d’échos qui ne débouchent jamais sur un centre.
L’espace même du récit épouse cette logique. « Je » le redit : le penthouse est un labyrinthe où les couloirs mènent à des portes qui n’ouvrent sur rien ou sur des lieux que l’on croit avoir déjà traversés. A la lecture, il paraît conçu sur le modèle des arts de mémoire, un lieu mental, peut-être d'abord parce que syntaxique, mimant la structure du récit comme espace de l’égarement. Les pièces se répètent, se transforment. L’on croit descendre, on monte. L’ascenseur – un personnage à part entière – incarne ces incessants et souvent faux mouvements. Et surtout, iel n’arrive jamais à destination. L'ascenseur remonte, redescend, vibre, gémit et recommence sans cesse, tel un Sisyphe mécanique. L'ascenseur est sans but réel, sans fin, révélation du livre lui-même : il n’y aura pas de fin. Aucune résolution. Pas même une explication. La dernière phrase du texte – « Bref, j’ignore ce que je vais faire » – clôt le récit comme une suspension presque naïve.
On pense alors à Beckett, à Gombrowicz – à leur façon de tourner autour du vide sans jamais céder à l’abîme, de faire de l’incohérence une fête (Mariage, de Gombrowicz), et de la répétition un mode d’habiter la parole. Mascarade Open House n’est pas un roman à proprement parler : c’est un chantier narratif, mais un work in progress sans progrès. Un théâtre sans scène. Un livre où l’auteur semble avoir abandonné les personnages à leur sort comme on jette les dés d’un jeu truqué.
Mascarade Open House serait alors une sorte d'effondrement jubilatoire du récit ?
« La cohérence narrative, c’est le peu de vérité qu’il nous reste. »
Curieuse assertion qui fait mine d’éclairer, qui brille comme une bribe de lucidité dans ce grand bazar d’apparences.
Avec Mascarade Open House, Robert Coover signe un texte étranger, migrant loin de cette littérature qui nous fait accroire qu'il existe bel et bien une identité narrative : lui, rouvre les frontières, nous entraîne dans un penthouse impossible, suspendu au sommet d’une tour new-yorkaise, où se joue un théâtre délirant et drôle. Le lieu, encore une fois, est tout entier un dispositif narratif – un générateur de fiction chaotique, où chaque pièce semble réécrire celle qu’on vient de quitter. Parcouru. D'invités, de convives, d'intrus, de maîtres des lieux sans lieu, où personne ne sait vraiment ce qu’il fait là. Comme le roman, qui semble dérouler sa propre impossibilité : ce n’est pas une narration, c’est un effilochage. À mesure que l’histoire avance — si l’on ose encore employer ce mot —, les scènes se répètent, les phrases migrent de bouche en bouche, les personnages glissent d’un rôle à l’autre. Le texte ressasse, recycle, iel est sa propre boucle. C’est un texte autophage : pas de salut dans le roman. Juste la persistance d’un désir d’écrire, maintenu au bord du vide.
Théâtre d’ombres fuyantes. Tout paraît recommencer plutôt que se poursuivre. Tout peut recommencer, à l’infini. (Beckett ?). Le penthouse, ce lieu de prestige, devient l’ultime bunker du non-sens à mesure que les personnages s’égarent dans son espace sans plan — où l’ascenseur devient un personnage sadique, où les portes ne mènent jamais au même endroit. C'est que l’enfermement n’est pas spatial, mais structurel. On ne dira d'ailleurs jamais assez la grandeur grotesque de cet ascenseur. Il est le symbole le plus comique et le plus tragique du roman. Toujours en mouvement, jamais arrivé. Comme une promesse d’élévation qu’on sait déjà vaine. Il parle parfois. Se tait souvent, bloque et vomit les uns et les autres là où ils ne voulaient pas aller. Il est l’inconscient du bâtiment, comme ce roman est celui de la fiction moderne. Inutile d’essayer de monter : on est déjà au sommet, et ce sommet est vide.
Et puis vient la fin. Ou plutôt l’absence de fin. « Bref, j’ignore ce que je vais faire. » Une échappée naïve. Comme si ce chaos obscène et magnifique ne visait qu’à cela : admettre qu’on ne sait pas. Et que cette ignorance était l’acte littéraire suprême : ne pas donner de forme. Gombrowicz tentait, lui, d'échapper à toutes les formes en les rejouant à travers un faux journal, un faux roman policier (Cosmos), un faux roman d'éducation (Ferdydurke), etc., déclamant l'oxymore le plus inutile pour fonder la seule vérité humaine : l'homme est à la fois maître et esclave de sa forme. Et grimaçant suprêmement. Ne pas donner forme, juste témoigner de la désagrégation de la forme elle-même : le roman n’achève rien. Iel recommence le chaos.
Mascarade Open House est donc un livre impossible. Un roman qui n’en est pas un, une farce noire, une méditation éclatée sur la disparition du sens, sur la vanité du récit, sur le peu de vérité qu’il nous reste. Mais ce peu, c’est encore de la littérature. Fragile. Chaotique. Vivante.
Mascarade Open House est un livre déroutant. Farce métaphysique ? Testament littéraire ? On sait l'auteur mort avant sa parution. Portrait crépusculaire de la société américaine ? Allégorie de l'hyper ego américain ? Carnaval post-moderne ? Spectacle littéraire ?
La critique française semble avoir perçu Mascarade Open house comme un roman ultime, drôle et sombre, offrant le spectacle sans fin de la vanité narrative. Les voix s’y entrechoquent, l’espace craque, l’identité se défait, et dans cette ruine joyeuse, Coover aurait signé une œuvre postmoderne « terriblement » actuelle. En France, Mascarade Open house semble devoir être lue comme une somme romanesque au tragique burlesque, un roman sur la fin du sujet (vieille histoire tout de même, déjà), et la vacuité du langage. Coover y devient une sorte de philosophe déguisé en farceur, héritier du rire noir européen.
Dans le monde anglophone, Open House est plutôt lu comme une expérimentation narrative poussée à l’extrême, une machine littéraire brillante, opaque et jubilatoire, sans intention morale affirmée. Lecture philosophique versus lecture formelle...
En France toujours, Mascarade est lue comme traversée de méditations sur l’identité narrative, la déconstruction de la subjectivité. Ce «je» polyphonique, cette circularité obsessionnelle des phrases, cet espace mental labyrinthique du penthouse — tout cela est lu comme un miroir de notre époque post-identitaire décomposée. Il y aurait aussi une charge politique dans ce texte : satire du capitalisme, vacuité de l’ascension sociale (l’ascenseur), perte de repères dans une société de faux-semblants. La critique convoque Buñuel, Beckett, Borges, pour penser son grotesque comme lieu critique du monde contemporain. On évoque une morale du grotesque.
La critique anglophone évacue cette portée morale. Coover y apparaît comme le maître du chaos narratif, un auteur ludique certes déroutant, et dont le livre est perçu comme un défi de lecture. L’effet y serait plus cérébral que tragique : Open House est lu comme une expérimentation formelle, une extension radicale de la métafiction américaine. Cette critique se concentre sur les jeux narratifs, les structures éclatées, la performance stylistique, sans forcément chercher un sens profond au-delà du dispositif textuel.
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Les deux traditions s'accordent à saluer la maîtrise de l'écriture. Mais la réception française insiste sur sa lecture crépusculaire : le texte signe la fin du roman. Mais combien cela fait-il d'années que cette fin a été signée déjà ? En anglais, le texte se lit comme un jeu qui tourne en boucle, brillant, déconcertant, mais pas forcément tragique : une performance, pas un adieu. Là où les critiques françaises cherchent la vérité de l’effondrement, les anglo-saxons observent le plaisir de l’effondrement. Coover, lui, ne tranche pas. Il laisse tourner l’ascenseur.
Comment conclure, s'il faut conclure ?
« Je » disait plus haut que le pronom iel semblait fait sur mesure pour parler de Mascarade Open House, tant ce roman se joue des catégories, des identités assignées, tout autant que de la linéarité du récit. Iel — à la fois il et elle, et ni l’un ni l’autre, incarne cette ambiguïté fondamentale que le texte cultive et exalte. Utiliser iel pour désigner ce roman (et peut-être aussi ses personnages qui se dissolvent dans le flux narratif) reviendrait finalement à reconnaître que cette œuvre n’est ni roman ni théâtre, ni farce ni tragédie, mais tout cela à la fois, dans un mouvement de métamorphose incessante.
Un corps textuel pré-queerisé : entre masque et mutation ?
La critique américaine l’a bien perçu : Coover a écrit un roman qui déconstruit les normes de la narration. Les critiques comme Brian McHale ou Linda Hutcheon rattachent Coover au postmodernisme et à ses jeux de déstabilisation : mais dans Open House, ce n’est pas seulement la structure du récit qui est attaquée, c’est aussi celle des corps, des rôles sociaux.
Quel avantage y aurait-il à parler d'un texte pré-queer ?
Peut-être pour avancer que ce roman ne se fixe jamais. Chaque personnage est un masque qui performe. Les figures traditionnelles, père, mère, enfant, amant, sont détraquées, traversées, jamais fixées. Ce texte, dans sa manière d'être écrit, fait exploser les codes de la famille nucléaire, fait exploser les binarismes. Iel ramène de l'indécision au cœur du sujet, lui donne un corps, mais un corps impossible à assigner : le texte mime une logique de rêve et de carnaval : on s’y habille, on s’y travestit, on s’y cache. Dans ce cadre mouvant, le pronom iel devient la seule désignation adéquate.
Alors oui, Open House est une Mascarade. Une mascarade consciente d’elle-même. Le mot même renvoie à la mascarade de genre décrite par Joan Riviere en psychanalyse, et plus tard développée par Judith Butler : à la féminité comme masque, comme performance instable, imitation d’un idéal impossible. C’est exactement ce que fait le texte de Coover : iel mime les codes, les travestit, les sabote. Chaque scène est une répétition absurde, une boucle infernale, un sketch qui ne mène nulle part. Et c’est précisément dans cette répétition grotesque que s’ouvre la vérité crue du théâtre social : il n’y a pas d’essence, seulement des rôles.
Et encore...
L’un des traits les plus frappants du roman est cette alliance entre lyrisme et vulgarité. Le style est souvent poétique, mais bousculé par l’irruption du trivial, du sexe, de la violence gratuite, comme si chaque élévation devait s’écrouler sous le poids d’un rire sale. Le récit épouse cette dynamique : il s’élève pour mieux tomber. L’élan lyrique devient grimace, le souffle devient rot. C'est peut-être dans cette discordance même que Coover fait œuvre de lucidité, « ce peu de vérité qu'il nous reste »...
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Robert Coover, Mascarade, traduit de l'anglais (États-Unis) et préfacé par Stéphane Vanderhaeghe, Quidam éditeur, collection L'Américaine, octobre 2024, 168 pages, 18 euros, ean : 9782374914015
Héroïnes / Héros
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(A propos de la manifestation initiée par la librairie l'établi d'Alfortville, « Vous êtes l'étincelle #3 », autour des littératures jeunesses et young adult)
Je retiendrai de la précédente édition que nous a proposé la librairie l'établi, une question, posée par une lycéenne, Noa, sur ce que devenait la place des garçons dans la littérature ado et jeune adulte, étonnamment féminisée ces cinq dernières années, au point que l'on peut parler d'un véritable basculement.
Rappelons tout d'abord qu'une étude réalisée en 2005 avait mis en lumière la domination absolue des personnages masculins au sein de cet univers éditorial et qu'en outre, les ouvrages publiés renforçaient les stéréotypes de genre, en particulier concernant les professions, les hommes relevant de métiers diversifiés et socialement gratifiant, tandis que les femmes se voyaient toujours réserver les registres des soins et de l'éducation.
En 2010, 57% des ouvrages édités mettaient toujours en scène pour personnages de premier plan des héros masculins, et 36% seulement des héroïnes... Bref : le modèle du héros masculin continuait clairement de structurer la littérature jeunesse.
Or, en 2020, l'étude de Laurie Agnello (voir notes), révélait un basculement spectaculaire, puisque le sexe des protagonistes de premier plan s'était complètement inversé : à 64,3%, les héroïnes étaient désormais majoritaires ! Au demeurant, toujours selon la même étude, plus de la moitié des ouvrages désormais publiés présentaient une (timide) déconstruction des stéréotypes de genre.
Car certes, les descriptions des corps semblaient toujours véhiculer ces stéréotypes : garçons grands et musclés, filles belles et minces. Et quant aux scolarités, les filles se dirigeaient toujours vers des cursus littéraires et les garçons vers des cursus scientifiques. Mais dans l'ensemble, on pouvait observer que les stéréotypes des années 2005 se voyaient partout interrogés, au point que 7% seulement des stéréotypes les plus insupportables demeuraient inchangés.
Reste à comprendre ce qui évolue, en particulier dans la fabrique des valeurs qui structurent les personnages. Quoi de ce héros masculin et surtout, quoi de la construction de l'héroïne, des valeurs qui la structurent ? Quelles vertus s'épanouissent là, que n’hypothéquerait pas l'héritage masculin ?
#jJ #joeljegouzo #joëljégouzo #librairieletabli #vousetesletincelle2025 #litteratureyoungadult #litteraturejeunesse #litteratureado #alfortville #heroes #heroin #
Sources :
Sexisme, stéréotypes de genre et littérature pour adolescents - AGNELLO.pdf (uliege.be)
Sexisme, stéréotypes de genre et littérature destinée aux adolescents Analyse de romans francophones publiés en 2020 et comparaison avec les parutions de 2005 Auteur : Agnello, Laurie sous la direction de : Delbrassine, Daniel, Faculté de Philosophie et Lettres de Liège, Master en langues et lettres françaises et romanes, 2021-2022.
http://hdl.handle.net/2268.2/16093
Les personnages féminins et leur parole dans la construction des stéréotypes de genre en littérature jeunesse, Maëla Le Corre, Littératures, 2018, CNRS, dumas-02548489
KIMMEL Michael, BRIDGES Tristan, Masculinity, Oxford Bibliographies, août 2020.
https://www.oxfordbibliographies.com/view/document/obo-9780199756384/obo-9780199756384 0033.xml (03/02/2022).
Les masculinity studies sont des études qui s’intéressent à la construction sociale du concept de masculinité.
Merdeille, Frédéric Arnoux
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Une fable. La science de la frappe. Littéraire. S'enquérant du terrain, le nôtre, pas celui de la cité qu'il conte et non relate, avec ses trois bâtiments en triangle : « là-où-on-habite ».
Mais d'où ça part quand même, conter...
A Ici, la vie ordinaire s'agrémente de chasses aux rats qu'on empaille ou qu'on mange, et de fines pluies de suicidés. Viols, prostitution à deux balles, drogues, cognes. Ici. Rien. Qu'Ici. Il n'y a rien à Ici, serait-on tenté d'écrire, sinon le droit de s'entretuer mais pas trop. Sinon que l'agora est le terrain de foot. Sinon qu'Airwick passe pour une eau de toilette. N'allez pas croire cependant qu'il s'agit d'une quelconque cour des miracles, entre Fellini et Jean Genêt, les yéyés de madame Fofana pour trophée et la fausse naïveté du narrateur pour consolation. La fable n'est pas aussi crédule ni le naufrage sans beauté. Tout le récit, de l'ange au sexe ensanglanté aux massacres de quelques communautés parentes, nous est adressé. A nous lecteur. Qu'est-ce que ça fait de lire l'anéantissement ? Comment en revient-on ? Eux ? Les ceusses dont on nous parle, se retrouvent déportés. Parce que le camp est l'issue incontournable de notre monde. Mais ils vivent. Toujours plutôt qu'encore, derrière les barbelés. Le narrateur s'y endort même la tête posée sur l'effigie de papier glacé de la fillette qu'il aimait.
La littérature, une consolation ? Qu'on ne parle pas de tendresse défiant le cauchemar d'un univers abjecte. Même s'il y en a, et tellement, entre les protagonistes de cette fable. Qu'on ne parle pas d'une issue romanesque bien menée. Les gestes de désespérés sont ici maquillés sous un voile d'écriture innocente, de pure dénotation. Habile. Comme un non-lieu éblouissant. Celui des métaphores qu'elle déploie, du sens que l'on déporte donc, lui aussi : ne creuse-t-on pas dans ce récit des tombes dans un terrain vague pour y enfouir le nombre ?
Un jour la vie sera chouette : celui du jour où la page refermée on pourra sereinement savourer, le livre lu, la grande maîtrise de son auteur. Vraiment ? N'écrirait-il que pour cela ?
Une fable donc, qui nous est destinée. Une destinée, faut-il entendre. De tourneur de page : un livre, son suivant. Pour oublier peut-être « Là-où-on-habite », qui est pourtant un monde bien réel, mais qui ne se laisse pas regarder facilement. Ni décrire. C'est pourquoi on en a fait un conte. C'est pourquoi on fait de l'insupportable des contes. Comme Hilsenrath de Fuck America, ou du Conte de la dernière pensée.
Car il n'y a d'issue à Ici que là-bas, derrière les barbelés... Lire n'est pas une consolation. C'est peut-être ce que Frédéric Arnoux interroge dans cette fable où le no futur se conjugue en noyés et pendus, défenestrés et gamins affamés que des militaires raflent comme une mise opportune...
Il faut lire Merdeille et ne plus le reposer, ni se reposer en lui : ce conte n'est pas une prière. Ou bien. Miséricorde pour l'humanité que nous ne portons plus en nous, ou si peu.
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Frédéric Arnoux, Merdeille, éditions Jou, août 2020, 154 pages, 13 euros, ean : 9782956178262.
La Mémoire et l'oblique, Georges Perec autobiographe, Philippe Lejeune
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En 1991, Philippe Lejeune commençait ainsi l'avant-propos à son essai : « Perec autobiographe, l'alliance des mots peut surprendre qui penserait d'abord au Perec oulipien ». Certes, en 1988, Burgelin venait de publier au Seuil sa biographie de Perec, alertant sur l'existence dans cette œuvre de deux axes coexistants : l'un « existentiel », l'autre « formel ». Cependant, au début des années 1990, la réception restait placée sous le signe des prouesses littéraires de Perec. Il n'est que de regarder l'émission d'Apostrophes du 8 décembre 1978, dont Perec était l'invité, pour s'en convaincre : la légèreté du propos saluait là encore, dans La Vie mode d'emploi alors prix Médicis, la prouesse littéraire.
Le très bel essai de Philippe Lejeune, qui venait clore quatre années de dépouillement d'archives pérécquiennes inédites, principalement celles d'Ela Bienenfeld, et les lectures des feuillets dits « autobiographiques » dispersés ailleurs et jusqu'en Suède, ainsi que les autres archives et les tapuscrits que Perec n'avait voulu ou pu achever, ce très bel essai donc ouvrait enfin à la gravité de l’œuvre passée à peu près inaperçue.
La mémoire et l'oblique... Philippe Lejeune éclairait ainsi son titre : il s'agissait d'étudier la façon dont Perec s'était réapproprié sa mémoire et au-delà, celle de l'horreur : la Shoah. Mémoire oblique : remembrance de l'à-côté, du dévié. Lejeune expliquait, démontrait, décryptant l’œuvre jusque dans ses soubassements non littéraires, que l'anamnèse n'avait pu chez Perec que s'organiser obliquement, mieux, en convoquant le lecteur pour en accomplir la révélation. Dans le chapitre dédié à W-, Lejeune observait par exemple qu'aucun des deux récits entremêlés n'explicitait sa raison d'être et que seule leur confrontation, par la lecture donc, permettait de peu à peu saisir l'obsession qui les traversait. En outre, W- constituait à ses yeux le seul des textes autobiographiques de Perec qui « resserrait l'étau sur 'indicible » (p. 44).
Le détour, la ruse. Ce sont les mots qu'emploient Perec lui-même quand il parle de sa mémoire. Il lui fallait ruser, car il lui était psychologiquement impossible d'y accéder directement, sans effroi. Dans une lettre à Jacques Lederer, son ami des années lycée, Perec confiait que tout ce qui touchait aux camps le remplissait d'effroi. Qu'il ne pouvait l'affronter. Impossible même pour lui de simplement poser ce « Je suis né » qui tous nous rassure. Mais impossible non plus de ne pas répondre à l'appel de cette mémoire. Il ne pouvait donc y aller que de biais. Et en sollicitant en quelque sorte notre aide, tant il ne parvenait à dire et tant ce qu'il restait à en dire ne pouvait être qu'un dire collectivement assumé.
En 1969, Perec écrivait à Nadeau que pour les douze années à venir, il n'envisageait d'écrire ses romans que sous le poids de la quête autobiographique. Dix ans plus tard, il devait avouer qu'il n'avait écrit que des morceaux d'autobiographie, « qui étaient sans cesse déviés ». L'oblique. La seule indirection possible pour affronter son histoire.
Dans son essai, Philippe Lejeune a suivi au plus près les stratégies mises en œuvre par Perec pour déjouer et la mémoire et son oubli. Il les étudie magistralement dans l'approche génétique qui lui est familière. Exigeante. Fascinante. D'autant plus aboutie qu'il est l'un de ces rares universitaires à reconnaître ses limites, ses erreurs, et à reprendre, toujours, le fil de ses recherches. Il a ainsi voulu par la suite compléter son étude de la genèse de W ou le souvenir d’enfance. Parce que, écrit-il, il restait un mystère : « On y quittait Georges Perec fin 1970, bloqué dans la rédaction du livre autobiographique qui devait « récupérer » l’échec du feuilleton romanesque W. » Le livre qu'il devait construire, W-, devait comporter tout d'abord trois parties : les chapitres de W, les souvenirs d’enfance et un intertexte explorant les deux premiers et explorant son propre rapport à l'écriture. Mais, nous confie Philippe Lejeune, « il butait sur quelque chose qui l’empêchait d’aller plus loin ».
Or, fin 1975, Perec avait levé tous ses blocages, rédigé un nouveau plan, supprimé l'intertexte. Que s’était-il passé entre 1971 et 1975 ? Je vous laisse le découvrir. Ou plutôt, il est dommage que nous n'ayons plus accès à La Mémoire et l'oblique de Philippe Lejeune. Mais on trouve encore ici et là ses études, si savantes, si poussées, ses interventions dans différentes universités, qu'il serait bon de voir un jour publier en une somme...
Un mot encore, à propos de cette recherche et de W- de Perec.
Le livre est composé de deux récits qui s'entrecroisent, et l'ensemble est séparé lui-même en deux parties. Deux parties coupées par une double page quasiment blanche : la page de gauche est blanche et sur la page de droite, au milieu, se trouve ce signe de typographie :
(…)
Une convention qui indique la coupure d'un texte qui prenait place là, auquel l'auteur ne nous donne pas accès. Quel est ce texte ? Leur séparation intervient au moment où, dans la première partie, le récit d'enfance s'achève sur la séparation d'avec la mère, qui va être déportée et gazée dans un camp d'extermination. Mais rappelez-vous : l'insupportable a conduit Perec à nous contraindre de le partager avec lui. Le texte manquant parle de ça et nous convoque à sa rédaction.
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La Mémoire et l'oblique, Georges Perec autobiographe, Philippe Lejeune, éditionsP.O.L., février 1991, 256 pages, 20,1 €, ean : 9782867441967.
Vilin Souvenirs. Georges Perec, dans Genesis (Manuscrits-Recherche-Invention), numéro 1, 1992. https://doi.org/10.3406/item.1992.878
www.persee.fr/doc/item_1167-5101_1992_num_1_1_878
Hyperlien :
Genesis (Manuscrits-Recherche-Invention) Année 1992 1 pp. 127-151
L'OuLiPo et Georges Perec | Lumni Enseignement
Jubiler avec Perec à la Librairie l’Établi d'Alfortville...
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Jubiler avec Perec... C'est le titre de la journée du 23 novembre 2024 que la librairie l’Établi nous a préparé. Avec dans le même temps l'annonce de trois jubilés pérécquiens qui seront ce jour-là fêtés : celui des 50 ans de la publication d'Espèces d'espaces, de celle des 35 variations autour d'un thème proustien et enfin de l'édition de sa première Tentative d'épuisement d'un lieu parisien. Un hommage en somme.
Que dire de Perec ?
Perec est surtout connu pour deux de ses ouvrages : La Vie Mode d'Emploi et La Disparition.
Le premier est sous-titré romans, au pluriel. On y compte pas moins de 250 micro-histoires. 600 pages, 99 chapitre et non 100 (et il y a des raisons à cela), 2000 personnages... Une sorte de roman balzacien, par son ampleur, voire son réalisme baroque. La comparaison vaut à plus d'un titre : La Comédie humaine, à travers ses 3000 personnages majeurs et ses quelques autres milliers pittoresques, avait l'ambition de donner à voir un monde complet. Perec, celle d'épuiser un fragment de ce monde. Balzac avait en outre conçu ses romans en miroir pour dépeindre notre monde et son envers. Voyez l'immeuble de la rue Chanoinesse, l'univers caché de Madame de la Chanterie, tout comme Perec construisait ses romans en miroir. Balzac toujours, emprunta au roman noir sa structure, son écriture – le Melmoth de Maturin entre autres, sublime-, pour le déconstruire, comme Perec le fit avec le genre du roman policier. Et puis, il y a du Rubempré dans le jeune Perec contemplant la capitale des Lettres, «à nous deux, Paris», rageant, se promettant de construire une œuvre à la hauteur des plus grands, Joyce, Proust, Balzac...
Pourtant lors de cette journée Perec, un marathon, la librairie l'établi ne proposera pas de lectures savantes de l’œuvre. Elle poursuit d'autres buts : non pas la consommation de la culture, fût-elle savante, mais son partage. Pas moins d'une vingtaine d'acteurs ce jour-là, chacun proposant modestement à voir, entendre, lire ce par où l’œuvre de Perec l'a attrapé.
Pour la dimension savante, les libraires renvoient à la biographie de référence écrite, ré-écrite, constamment actualisée, de David Bellos, Georges Perec.
Un essai monumental en effet. A cette occasion, il sera rappelé que Bellos avait observé deux grands moments dans la réception de l’œuvre de Perec. Le premier tournait, de son vivant essentiellement, autour de ses prouesses littéraires sinon langagières -quoi ?, un roman entier écrit sans la lettre « e », la plus fréquente dans la langue française ?... L'Oulipo, les contraintes ahurissantes et drôles qu'il se fixait... On jubilait à cette lecture. Et puis à partir de 1991 et de l'essai magistral de Philippe Lejeune (La mémoire et l'oblique, Perec autobiographe), on avait commencé à scruter ce que ces contraintes masquaient : l'émotion, la gravité, le tragique de l’œuvre.
Pour la soirée que la librairie organise, de performances, lectures et monstrations diverses, leur équipe Perec a choisi d'accomplir le chemin inverse : de l'émotion à la jubilation.
Finir sur la jubilation : parce qu'il y a dans Perec une force de vie incroyable. Quel bon choix !
@librairieletabli #Perec #georgesperec #oulipo #jJ #joeljegouzo #litterature #lettres #ladisparition #laviemodedemploi #proust #joyce #balzac #autobiographie #editionsloeilebloui #alfortville
librairie l’Établi, 8 rue Jules Cuillerier Alfortville
Héroïne n'est pas le féminin de Héros
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(A propos de la manifestation initiée par la librairie l'établi d'Alfortville, « Corps e(s)t politique », autour des littératures jeunesses)
Je retiendrai de cette semaine que nous a proposé la librairie l'établi et ses partenaires, une question, posée par une lycéenne sur ce que devenait la place des garçons dans la littérature ado et jeune adulte, étonnamment féminisée ces cinq dernières années, au point que l'on peut parler d'un véritable basculement.
Rappelons tout d'abord qu'une étude réalisée en 2005 avait mis en lumière la domination absolue des personnages masculins au sein de cet univers éditorial et qu'en outre, les ouvrages publiés renforçaient les stéréotypes de genre, en particulier concernant les professions, les hommes relevant de métiers diversifiés et socialement gratifiant, tandis que les femmes se voyaient toujours réserver les registres des soins et de l'éducation.
En 2010, 57% des ouvrages édités mettaient toujours en scène pour personnages de premier plan des héros masculins, et 36% seulement des héroïnes... Bref : le modèle du héros masculin continuait clairement de structurer la littérature jeunesse.
Or, en 2020, l'étude de Laurie Agnello (voir infra), révélait un basculement spectaculaire, puisque le sexe des protagonistes de premier plan s'était complètement inversé : à 64,3%, les héroïnes étaient désormais majoritaires ! Au demeurant, toujours selon la même étude, plus de la moitié des ouvrages désormais publiés présentaient une déconstruction des stéréotypes de genre.
Certes, les descriptions des corps semblaient toujours véhiculer des stéréotypes de genre : garçons grands et musclés, filles belles et minces. Et quant aux scolarités, les filles se dirigeaient toujours vers des cursus littéraires et les garçons vers des cursus scientifiques. Mais dans l'ensemble, on pouvait observer que les stéréotypes des années 2005 se voyaient partout pris d'assaut et reculaient phénoménalement, au point que 7% seulement des stéréotypes les plus insupportables demeuraient inchangés.
Reste à comprendre ce qui évolue, en particulier dans la fabrique des valeurs qui structurent les personnages. Quoi de ce héros masculin moribond, mais surtout, quoi de la construction de l'héroïne, des valeurs qui la structurent ? Quelles vertus s'épanouissent là, que n’hypothéquerait pas l'héritage masculin ?
Ainsi il semble que la littérature «jeunesse» ait pris à bras le corps la question. Il était temps. Celui de rappeler au demeurant qu'héroïne n'est plus le féminin de héros, et tout d'abord que le mot lui même n'est apparu que deux siècles après l'inscription dans la langue française du masculin «héros» ! Soit au XVIème siècle : l'entrée de Jeanne d'Arc dans le panthéon des héros français... Avec bien entendu des caractéristiques calquées sur le modèle masculin, «dépréciatif des qualités féminines ordinaires» (Jean-Pierre Albert).
Quid alors du héros masculin ?
«Mourir le plus haut possible», écrivait Malraux dans La Condition humaine... De quels desseins ?
Achille courant à la mort, presque immédiatement après avoir déchiré Hector ? Pour embrasser quoi ? Cette «grande fraternité qui ne se trouve que de l'autre côté de la mort» ? (Malraux, L'espoir, chapitre 6).
Quoi de réel dans ce fantasme de mort glorieuse, sinon le goût de la guerre apocalyptique ?
On a dit de Malraux qu'il était resté un éternel adolescent. Et du héros qu'il était adolescent par nature. Ne pourrait-on donc dessiner une autre adolescence que cette Figure grandiose appointant à sa mort, et sa résurrection ?
Du champ de la grandeur, les schèmes de l'héroïsme trahissent pourtant à mi-mots leur endroit : si on doit reconnaître aux héros quelques vertus, c'est de s'être battus contre des gouvernements indignes de leur mission, pour qu'advienne, mais qu'advienne seulement, la possibilité d'une société plus juste.
Changeons de paradigme donc, pour que «héros» devienne le masculin d'héroïne, créatrice de mondes encore fictifs où le mérite crucial ne serait pas cette fraternité morbide que loue Malraux, mais une pédagogie de la solidarité.
«Malheur au peuple qui a besoin de héros», affirmait Hegel. Honneur au peuple qui a besoin d'héroïne !
Changeons de paradigme. Optons pour l'héroïne, débarrassée des scories masculines, opératrice d'une mise en récit plus saine de la nation, ce que la littérature jeunesse et young adulte semble avoir compris, et qu'elle défriche. Ce faisant, nous nous intéresserons à cette reconstruction sociale du concept de masculinité que son positionnement débroussaille. A suivre donc...
Sources :
Sexisme, stéréotypes de genre et littérature pour adolescents - AGNELLO.pdf (uliege.be)
Sexisme, stéréotypes de genre et littérature destinée aux adolescents Analyse de romans francophones publiés en 2020 et comparaison avec les parutions de 2005 Auteur : Agnello, Laurie sous la direction de : Delbrassine, Daniel, Faculté de Philosophie et Lettres de Liège, Master en langues et lettres françaises et romanes, 2021-2022.
http://hdl.handle.net/2268.2/16093
Les personnages féminins et leur parole dans la construction des stéréotypes de genre en littérature jeunesse, Maëla Le Corre, Littératures, 2018, CNRS, dumas-02548489
KIMMEL Michael, BRIDGES Tristan, Masculinity, Oxford Bibliographies, août 2020.
https://www.oxfordbibliographies.com/view/document/obo-9780199756384/obo-9780199756384 0033.xml (03/02/2022).
Les masculinity studies sont des études qui s’intéressent à la construction sociale du concept de masculinité.
Le conte de la dernière pensée, Edgar Hilsenrath
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«Je suis le conteur dans ta tête», endosse Hilsenrath en prologue. Le conte ? Une dernière pensée logée dans un cri d'effroi, une pensée envolée au pied du mont Ararat, le pays des ancêtres de Thovma Khatisian, le pays des Arméniens. Pays sacré profané par les Turcs, d'où les Arméniens n'ont pas disparu : ils reposent par millions sous la terre.
Hilsenrath signe un bouleversant hommage au peuple Arménien, abasourdi qu'il est de réaliser que ce génocide perpétré au début du XXième siècle ait d'abord si vite disparu de nos mémoires. L'extermination oubliée qu'il ne peut, lui, juif ayant survécu aux ghettos, à l'horreur nazie, que regarder en face comme la sienne propre, celle de l'humain, de tout être tout simplement, fût-il «le plus impuissant témoin du monde».
Alors Hilsenrath souffle à l'oreille des nations l'histoire oubliée de l'extermination du peuple Arménien. «Je dis : je voudrais simplement rompre le silence», affirme-t-il au fictif secrétaire général de l'Union de la Conscience des Peuples, qui a du mal à comprendre.
Le personnage qu'il invente, adopté en 1915, émigré en Suisse, a été contraint de s'inventer un nom lui qui, orphelin, ne savait même pas d'où venait sa famille, exterminée ou morte pendant l'exil, ou peut-être pas. Il a cherché pendant des décennies des traces qui toutes jusque là conduisaient au néant. Et puis, de nouveau, Hilsenrath nous confie cette quête, imaginaire donc, une fiction parce que pour beaucoup, il ne reste que cela.
Dès le Livre I, la Dernière Pensée, qui est dans ce roman un personnage puissant, s'envole vers 1915 pour observer le grand massacre ( Հայոց ցեղասպանություն ). Elle vole auprès du père de Thovma qui, torturé, évoque les massacres de 1876. Le récit est violent et cru et cependant narré sur le mode de l'innocence, les faits exposés comme allant de soi dans un monde fermé à toute empathie. Et file une veine grotesque, moins l'absurde que le grotesque des grands romans de l'ex-Est : songez à Karel Čapek, Bohumil Hrabal, Jaroslav Hašek, etc. Car ce que les turcs, dans le roman d'Hilsenrath, veulent faire avouer au père de Thovma, n'est rien moins qu'il est à l'origine de la guerre de 14-18... Ils chérissent leur Grande Conspiration Arménienne contre l'Occident.. Et qu'importe si rien ne tient debout, si la ficelle est énorme : les turcs ont besoin de justifier aux yeux du monde le génocide qu'ils préparent... Hilsenrath est incomparable pour mettre pareilles aberrations en scène. On rit aux larmes, mais l'on s'arrache les cheveux à découvrir la complaisance de l'occident face à ces comédies. Bouffon, notre monde ?
«L'extermination du Peuple Arménien ne dépend en fin de compte pas seulement des exterminateurs, mais aussi du silence de leurs alliés », pose Hilsenrath et là, on ne rit plus. C'est bien encore, toujours, de notre monde dont il est question.
De Livre ne Livre nous remontons toute la chaîne familiale. C'est tout un monde engloutie qu'Hilsenrath révèle. Et son engloutissement : les violences, les tortures, les assassinats sommaires, les exécutions de masse, les déportations, les spoliations... Les hommes massacrés, les marches de la mort qui tournent en rond pour laisser le temps aux soldats turcs, aux pilleurs, aux brigands, aux assassins de piller, violer, massacrer les femmes, les enfants, les vieillards. Officiellement, il n'y a pas de déportation, mais le déplacement de populations hors des zones de guerre... Tout un peuple jeté sur les routes, assailli par les chiens errants qui suivent les familles en haillons pour dévorer les faibles, les blessés, les malades, les vieux qui ne peuvent plus marcher. C'est cette traîne de balluchons abandonnés qu'Hilsenrath décrit, avec la foule des turcs qui suit derrière, pour dépouiller encore.
La Dernière Pensée finira par raconter cette histoire à son ombre. On glisse vers tant d'absence, métaphore d'une humanité sans humanité, où les victimes ne sont même plus l'ombres d'elles-mêmes, abandonnées à l'oubli, que ce roman réfute.
«Que toutes les victimes du monde se mettent à chuchoter», conclut magistralement Hilsenrath. Les autres, à leur prêter l'oreille.
#hilsenrath #edgarhilsenrath #letripode #editionsletripode #jJ #joeljegouzo #litterature #roman #genocidearmenien #deportation #extermination #massacre #montararat #armenie #arménie @letripode
Edgar Hilsenrath, Le Conte de la dernière pensée, éd. Le Tripode, traduit de l'allemand par Bernard Kreiss, hiver 2014, 554 pages, première édition 2012, Francfort, 24 euros, ean : 9782370550484.
Les Émigrants, W.G. Sebald
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« Et le reste n'est-il
Par le souvenir détruit ! »
C'est par ces mots que Sebald ouvre son recueil. Quatre nouvelles, quatre portraits entre enquête, documents, fiction, biographie, récit imaginaire et témoignages. Quatre destins d'exilés, poussés sur les chemins du renoncement par l'énorme cruauté de l'Histoire, la nôtre, tellement déchiffrable. Quatre existences « documentées » par des photos de mauvaise qualité qui déjà portent la trace de leur disparition : peu de signes sur ces images, peu d'image en fait, à l'image. On est frappé en regard par la méticulosité des descriptions, en rien métaphoriques et qui, à elles seules, consignent ce qui de vivre n'existe plus. Ce sont les images qui paraissent d'un coup oniriques, quand le récit fonde la séparation entre le rêve et la réalité.
Fin septembre 1970. Hingham. Couché sur la pelouse, le Docteur Henry Selwyn, est le dernier habitant d'un vaste jardin qui naguère nourrissait plusieurs familles, aujourd'hui retombé à l'état sauvage. Le narrateur, W.G., loue dans l'immense maison naufragée quelques pièces. Il Interroge. Qui est Henry Selwyn ? Un juif de Lituanie. L'an 1899 sa famille dut partir. Elle pensait accoster à New York, elle toucha terre à Londres. S'y logea sans jamais parvenir à s'y installer vraiment. Le silence des origines est assourdissant quand Henry raconte son histoire. Septembre 1970. Quelques mois plus tard, Henry se suicidait.
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Paul Bereyter, janvier 1984. Cet homme voulut toute sa vie enseigner aux enfants, être instituteur. Mais parce qu'il avait un quart de sang juif, les nazis l'en empêchèrent. Paul était l'ancien maître d'école de Sebald. Une photo de classe l'atteste. Sebald enquête cette fois encore. Paul se sentait allemand. Il était rentré de son exil hors de l'Allemagne en 1939. Enrôlé dans la Wermacht, il avait combattu les ennemis des nazis, ces nazis qui avaient envoyé sa fiancée dans un camp. Qui saura l'expliquer ? Convaincu que sa place était ailleurs, il s'exila de nouveau, avant de revenir mourir dans sa ville allemande de S., où il se suicidera.
Ambros Adelwarth. Grand-oncle de Sebald. Exilé parce qu'il ne pouvait vivre son homosexualité. Le récit le plus long de cet ensemble. Le plus intense. Au service d'un très riche new-yorkais, Ambros permit à toute sa famille de trouver un refuge en Amérique. Il aura vécu toute sa vie dans la passion d'un homme devenu fou, qu'il suivra un matin : « I go to Ithaca », l'hôpital psychiatrique monstrueux qui pratiquait sur ses patients le soin par électrochocs, qui les tuait. Non pas un retour donc à Ithaque, mais une sorte de suicide pour, ayant perdu l'être aimé, y « Annihiler toute capacité de réflexion et de souvenir ». Les dernières pages sont absolument sublimes.
Max Ferber. Un moment de fracture là encore, dans les décombres d'une ville ouvrière en ruine : Manchester. Max vécut dans une maison où séjourna Ludwig Wittgenstein. Il s'y enfermait nuit et jour, crayonnant ses dessins à la mine de plomb dans une ville recouverte de poussière. Max n'en sortit qu'une fois pour un long voyage aux abords du lac Léman et à Issenheim, pour y contempler le retable de Grünewald. Le narrateur découvrira le carnet fictif, rédigé par Sebald, de la mère de Max, déportée depuis son ghetto dans un camp où ses parents seront exterminés.
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Que dire de cette œuvre ? Les grands écrivains que j'admire l'ont tenue pour une œuvre d'exception, de Susan Sontag à Arthur Miller. Elle l'est. Marquée par les débris d'un siècle d'horreur. Elle l'est, jamais jugeant, jamais condamnant mais narrant, avec retenue mais non sans lyrisme, l'impossible résilience. Ceux qui ont perdu leur monde ne purent y survivre. Érudite, fragile, l'écriture est devenue ce territoire refusé, enfoui, d'une mémoire fantomatique.
On a dit de la langue de Sebag qu'elle était sinueuse. C'est-à-dire ? La métaphore vaudrait-elle la peine d'être creusée ? Sinueuse au sens où elle se détournerait beaucoup, mais de quoi ? Il y a, oui, quelque chose du détour dans ces récits qui donnent à voir un monde raconté par l'Autre et dont chaque fois Sebag se fait le témoin. Du détour poétique : la prose de Sebald est méditative, ses phrases sont longues, « lentes », patientes, appelant le lecteur à plonger lui-même plus avant dans sa propre contemplation du monde silencieux des émigrés.
Et puis il y a ces images. Lessing, dans son Laocoon (1766), avait thématisé cette rupture entre dire et montrer. Le discursif n'est pas l'iconique. Se complètent-ils ? Ici Sebald nous invite à contempler ce que l'image, dans son impuissance à être, parvient cependant à nous faire dire. Et le texte à nous faire voir. Qu'y a-t-il de commun entre les deux, que nous dévoilerait la prose de Sebald ?
Le déchirement de l'intime : l'exil est le lieu d'un mourir infligé. Où l'effacement s'inscrit en maître des horloges. La lecture des images en est la première victime. A laquelle la langue tente de porter secours. Et avec l'image, ce qui disparaît, c'est la personne, dont l'écrit, territoire métaphorique de l'émigré, se charge comme d'un fantôme. Mais il ne reste à sauver que cette patrie : la littérature, où exister malgré «l’habilité avec laquelle tout a été rendu propre».
Où résister à l'engloutissement et à la séparation.
#wgsebald #jJ #joeljegouzo #litterature #roman #wgsebald_dieausgewanderten #emigre #émigrés
W.G. Sebald, Les émigrants, Folio, F11, traduit de l'allemand par Patrick Charbonneau, mars 2003, première édition Actes Sud, 1999, ean : 9782070425228
Austerlitz, W. G. Sebald - La Dimension du sens que nous sommes (joel-jegouzo.com)
France Culture :
W. G. Sebald (1944-2001) : Une vie, une œuvre (2012 / France Culture) (youtube.com)
Pas dormir, Marie Darrieusseq
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Non pas « ne pas » : pas dormir. Qu'il faut peut-être entendre en effet dans son adresse enfantine. To Die, to sleep... viendrait trop tôt, trop vite clore une vie d'insomniaque. Pas dormir. Ne pouvoir jamais s'absenter ni se reposer. Mais en qui, que la formulation enfantine donnerait à entendre ?
Ne pouvoir jamais s'absenter. Demeurer Prisonnier de sa conscience. « Pas dormir : errer sans ombre », écrit encore Marie Darrieusseq. Si les mots ont un sens, « errer », « sans ombre » qui plus est... Je ne connais que le diable, qui erre sans ombre... Peut-être Peter Schlemihl, qui vendit son ombre à l'homme en gris... Encore qu'errer paraisse trompeur. « Trompeur » placé ici à dessein, dans l'horizon du champ lexical «démoniaque» ouvert par son texte : errer sans ombre y serait le sommet de la tromperie sans doute. Rôder eût été préférable, se traîner, sans but : son récit n'est pas une méditation et s'il emprunte des chemins, celui des sciences naturelles ou de de la littérature, il n'explique rien, ne cherche aucun sens à cette histoire, ne pointe aucune perspective. Marie Darrieusseq déambule sans but, ce qui n'est pas même un chemin, ni être en chemin. Etrange paradoxe quand on songe aux voyages qui émaillent sa vie et son livre. Qu'explore Marie Darrieusseq ? Ne dirait-on pas plutôt qu'elle reporte une mesure, la sienne, du pas dormir, des uns aux autres : Duras, Kafka, Woolf, Gide, Plath... Elle égrène, comme l'insomniaque compte les moutons. Enumère. Une cohorte où prendre place plutôt que sens, sous l'ombre tutélaire du grand Kafka, saint patron des insomniaques. Marie Darrieusseq construit des listes. Proust, Pessoa. N'interroge pas Freud, qui dormait du sommeil du juste. Qu'est-ce à dire ? De quoi est faite la psychologie de l'insomniaque ? La psychanalyse qu'elle repousse d'un coin de manche. Est-ce un trouble psychique ? Que nenni. Est-ce un problème de conscience ? Alors... Mourir... dormir, -dormir- écrit Shakespeare, rêver peut-être... Mais de quels rêves, poursuit-il, qui pourrait nous venir dans ce sommeil de la mort, quand nous sommes débarrasser de l'étreinte de la vie ? Par sommeil de la mort, j'entends : l'insomnie.
Dormir, ne pas dormir... Seuls dorment les abrutis, ont toujours pensé les intellectuels. Longtemps les écrivains se sont vengés des « sonneurs » en refusant l'assoupissement généralisé. Enfin, à ce qu'ils disaient... Car bien qu'elle s'y refuse, et note, à peine en quelques mots que l'insomnie traverse toutes les couches sociales, Marie Darrieusseq partage ce préjugé : la classe sociale intelligente ne dort pas. Elle veille. Mais ce serait lui faire un mauvais procès (Kafka ?) que de l'enfermer dans ce fantasme d'élection. Dormir, écrire, existe-t-elle réellement cette littérature d'insomniaque ? Marie Darrieusseq recense. Tout. Jusqu'aux, bien évidemment, rituels d'endormissement. Et tout ce qu'elle a essayé. Mais jamais encore une fois n'introduit à la psychanalyse. Qu'elle contourne tapageusement pour nous offrir de belles pages d'un possible essai sur la chambre dont on sait ce qu'elle n'est plus déjà : un lieu où l'on ne naît plus, ni ne meurt. A peine le lieu d'une sexualité qui l'a quittée depuis bien longtemps, à peine encore peut-être ce fameux lieu à soi des adolescent, ou des enfants. Un nulle part pour les adultes.
Nulle part : c'est peut-être là qu'elle pourrait en venir, au bout de sa réflexion sur ce temps qui fige la nuit des insomniaques dans un univers privé d'espace. Qu'est-ce que le temps privé d'espace, sinon celui que nous promet la soporifique rédemption, cette éternité au goût de grande tasse trop vite au soleil allée, et ce, malgré l'extravagante résurrection de la chair.
Peut-être l'insomniaque, enfermé qu'il est dans un temps à l'arrêt, ne fait-il qu'expérimenter l'immobilité du dormant plus qu'il ne le croit, mais comme jeté soudain dans cette lucidité d'Hamlet réalisant que la conscience fait de nous des lâches et, prisonnier lui-même de sa conscience, se sait prisonnier d'une lâcheté dont il ne pourra pas se défaire... Car dans cette veille qu'il récapitule, lui saute aux yeux la calamité de si peu exister encore ou plutôt, la conscience que l'on n'est jamais vraiment, même insomniaque. Aucune trêve ne peut nous être accordée. Etre en n'étant pas, telle est notre défroque dont rien ne nous dépouille, ni le sommeil, ni l'insomnie.
Pas dormir, Marie Darrieusseq, P.O.L., août 2021, 308 pages, 19.90 euros, ean : 9782818053645.
#Marie_Darrieusseq #littérature #lettres #joeljegouzo #JoëlJegouzo #jjegouzo @editionsPOL
Cher Connard, Virginie Despentes
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Augustin Trapenard, lors de l'émission télévisée La Grande librairie, dont Virginie Despentes était, entre autres, l'invitée, parlait à son propos de «réconciliation». Une idée dont il avait du reste fait le thème de son émission, «reliant» entre eux les auteurs conviés. Ailleurs, d'autres ont évoqué un texte apaisé, voire une autrice assagie qui, l'âge aidant, s'était délestée de sa violence, sinon l'avait trahie...
C'est sous cet éclairage que je voudrais lire Cher Connard, ainsi que sous celui de sa construction formelle : un roman épistolaire.
Le reste est l'affaire de tous tant l'autrice pèse dans les lettres françaises et notre imaginaire. Une autrice installée sous les feux de sa propre réputation, mesurée à l'aulne de ses excès (passés ?). Laquelle serait donc (enfin ?) réconciliée. Mais avec qui, avec quoi ? Voulait-on dire par là qu'elle en avait fini -ou devait en finir- avec la colère, voire du moins avec sa rage de jeunesse ? Comment donc, à qui sait lire un roman qui s'ouvre sur une chronique du désastre, autant celui des individus que d'une époque «qui se barre en couille» ? Syndrome de Noé peut-être, qui en a fini d'alerter ses compatriotes et lève l'ancre avec qui veut bien se sauver avec lui...
Rebecca, Oscar. Les deux figures mondaines de son roman, croisent, quelques pages plus loin, Despentes qui vient de sortir son Katana : Zoé. Plus trouble, cette Zoé : parce qu'en devenir. Moins tranchante au final, émoussée par la fleur de l'âge... Grimpée sur la scène pour le coup trop vite... Que frappent les trois coups...
La forme est donc celle du roman épistolaire. Ce genre qui triompha entre le milieu du XVIIIème siècle et le début du XIXème. Celui dont le Gradus de Dupriez nous dit qu'il est en réalité «un monologue du signataire assumant seul un dialogue», toujours différé sinon congédié. Celui dont Furetière, dans son Dictionnaire universel, affirme qu'il s'agit d'un «écrit qu'on envoie à un absent». Qui donc est l'absent dans le roman de Despentes ?
Un roman sur l'amitié a-t-on dit aussi. Certes, on s'écrit entre amis et c'est un peu une amitié qui semble se construire ici, ou se reconstruire, et dont Cher Connard nous offre le spectacle. Mais... Ne serait-ce pas l'ami qui serait absent en réalité de ce roman, voire l'amitié, recueillie ici dans de longs monologues qui excluent de fait le partage dont toute amitié est faite ?
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Virginie Despentes a écrit un roman épistolaire. On songerait à tort à la marquise de Sévigné et à ses lettres, dont celles à Mme de Grignan, sa fille : l'échange n'y était pas que fictionnel dans cette correspondance au statut littéraire clairement affirmé. Une correspondance organisée autour de son dessein littéraire, de celle où le sujet écrivant s'exhibe paré de tous ses fards, de celle qui s'offre comme œuvre clôturée, presque exclusivement attentive à ses modalités narratives, ses commodités lexicales. De celle qui déjà visait un public : la marquise le savait, devinant ces lectures à voix hautes qu'en donnait sa fille. Théâtre toujours : de celle donc qui n'était pas autre chose qu'une mise en scène littéraire de soi. Or Virginie Despentes en a fait autre chose : les rédacteurs des lettres de son roman sont tous de fiction, surplombés par un auteur curieusement de nouveau omniscient, quand la marquise rompait avec cette dimension du roman.
L'écriture est solitaire, déploraient presque tour à tour les invités de Trapenard. Faites autre chose s'il ne vous est pas nécessaire d'écrire, alla même jusqu'à proférer Lola Lafon. L'écriture est solitaire : voilà qui renforce le caractère de monologue de ce Cher Connard, dont les protagonistes ne sont que des personnages de fiction.
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Derrière eux, l'autrice. Omnisciente, on l'a dit. A qui donc écrivait alors Virginie Despentes, sinon me semble-t-il, c'est l'hypothèse que j'avance, d'abord à son propre public, celui qui a lu ses précédents romans, qui connaît ses textes, ses colères, ses excès ? C'est avec lui qu'elle poursuit son «dialogue» jusque dans l'émission de Trapenard, quand elle évoque sa lassitude, peut-être, maladroitement, son désir, avec ce texte, de ne pas s'exposer tant elle a déjà reçu de coups. Dans ce hors texte de l'émission télévisée, Virginie Despentes fait en effet cette «confidence», dont se sont emparés certains de ses lecteurs pour déplorer aussitôt son manque de rage, sa trop prématurée réconciliation...
C'est à ce public averti qu'elle s'adresse et à celui-ci qu'elle confie son Cher Connard qui, si on le lit bien, passe au demeurant en revue tous ses thèmes de prédilection, de la violence au féminisme, mais comme mezzo voice. Du ton, déjà, de celui qui lègue : comme si ce public devait à présent en hériter et elle, s'en absenter. N'écrit-elle pas, dans son roman cette fois-ci : «J'ai envie de bifurquer» (114) ?
Peut-être alors était-ce elle, la grande absente de ce roman. Paradoxe, puisque j'ai écrit qu'elle a réinitialisé le roman épistolaire pour y réintroduire la fonction du narrateur omniscient... Mais parler de «réconciliation» ou d'un texte assagi, me paraît relever d'un tel constat : elle se serait absentée d'une œuvre qu'on a aimé pour sa rage, pour sa violence, pour ses excès, elle, l'autrice, tant identifiée à ses excès justement. Pourtant c'est oublier ce dont elle témoigne dans le hors texte de l'émission, plein champ cette fois, quand elle avoue le poids de sa notoriété, qui a peut-être fini par la noyer dans cet espace fictionnel qui est le lieu de la célébrité, et dont elle semble lasse d'un coup. Rappelez-vous ses commentaires, la musique, les amis, les soirées entre amis, loin des feux de la rampe... D'où le besoin d'être physiquement là, sur le plateau de Trapenard, pour sortir de cette fiction, pour n'être pas, justement, enfermée dans la posture de l'écrivain, un refus de la posture qu'elle a accompli ce soir-là magistralement : Virginie Despentes était troublante de sincérité dans ce hors texte de La Grande Librairie. Mue par la volonté farouche d'être fidèle à elle-même.
L'écrit, confiaient tour à tour Lola Laffon et Virginie Despentes, nous fait entrer dans une dimension fantasmatique : le lieu de l'écriture est un lieu improbable, sinon délirant.
Dans le roman épistolaire, ce délirant est plus sensible encore : car ce genre place toujours son auteur dans du méta où l'énoncé exacerbe le repli de l'écrivain sur l'acte discursif qu'il construit. L'auteur épistolaire, plus que tout autre, se regarde écrire en somme : nécessairement, puisque son modèle conversationnel est un leurre.
Mme de Sévigné avait en son temps brouillé les rapports entre épistolier et auteur épistolaire, ouvrant par ce brouillage l'espace du littéraire. Avec elle, on entrait en fiction. Avec Virginie Despentes on ne sait pas comment en sortir.
Pourquoi écrire encore ? L'entêtement à s'y adonner (une addiction ?, l'un des thèmes de Despentes) inscrirait précisément dans la répétition la fameuse «réconciliation» évoquée par Trapenard. Pourquoi écrire encore ? Despentes s'en pose la question. Je soutiendrais volontiers cette thèse, qu'elle étaye elle-même dans son roman : «La plupart des artistes ont trois choses à dire, une fois que c'est fait, ils feraient mieux de changer d'activité». Participer à La Grande Librairie en relevait, de ce questionnement.
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Prenons la chose sous un autre angle. Celui de l'instance narrative dans le roman épistolaire à la Sévigné : déléguée à chaque « personne » épistolière, elle instruit un faux dialogue dont on ne sait jamais où il va : c'est au lecteur de construire le sens, l'auteur, lui, en est incapable : il s'y est invisibilisé. A l'inverse, Virginie Despentes, en récupérant l'omniscience de l'auteur, a recouvré cette visibilité. Son moi imaginaire est toujours posé devant nous. Roman spéculaire, l'écueil narcissique ne peut y être conjuré. Ne reste pour lui échapper qu'à mener solitairement son écriture au bout du plaisir qui l'anime. Les thèmes ? Dynamiter les genres, les identités, les classes, les religions, les races, la violence, centrale, Despentes s'y est employée avec méthode, avec une énergie incroyable. Poursuivre ? Despentes nous l'a écrit : à trop y revenir, on tourne en rond et on ferait mieux pas...
Je prends donc à ce compte que j'initie, cette petite phrase posée au tout début du roman : «mettre des années à admettre qu'on ne redeviendra pas celle qu'on était, avant à jamais disparue.» (29).
Ce n'est pas simplement «vieillir», même si elle en traite là encore magistralement pour conclure qu'au fait, ce qui disparaît quand on vieillit, ce n'est pas sa jeunesse, c'est le monde dans lequel on a vécu. Et ce que l'on devient ce n'est rien moins que «les rescapés d'un terrifiant naufrage» : «Nous sommes le hors champ» (197).
Qu'est-ce qui justifie nos vies ?
Au fond, c'est ça le thème du roman.
«Ce que je suis, ce sont les gens qui m'entourent.» (60). Ceux qu'elle évoque furtivement à La Grande Librairie, et que nous ne connaissons pas.
Virginie Despentes affirme une éthique très forte de la vie à travers cette leçon de «sincérité», qu'elle «montre», qu'elle a montré le soir de l'émission, qu'elle a «démontré» dans son roman qui ne sert en rien la soupe à personne mais pointe, simplement, ce hors champ où tous nous poursuivons nos vies éparses.
«Nous sommes le hors champ» (197). C'est le mot de la fin.
Virginie Despentes, Cher Connard, Grasset, juillet 2022, 344 pages, 22 euros, ean : 9782246826514.
La Grande librairie :
Bouillon de culture (1998) :
1998, Virginie Despentes : "Le rôle des femmes, c'est de faire les putes" | INA
Images : Captures d'écran, Virginie Despentes sur le plateau de la Grande Librairie, le 7 septembre 2022.