De Grandes Dents, Lucile Novat
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Enquête sur un petit malentendu, est sous-titré l'essai. Quel malentendu ? Celui d'une morale défaillante abusivement tirée d'une version expurgée du conte du Petit Chaperon rouge. Car dans le conte originel, le danger n'est pas dans la forêt, mais dans le foyer. Le prédateur est un proche, non un étranger. Avec talent et une vivacité peu commune, Lucile Novat en analyse la réception et les réécritures. Selon elle, on doit, hélas, à Bruno Bettelheim l'inversion majeure du danger : pour ce dernier, la niche familiale ne pouvait être que structurante, et donc le danger ne pouvait venir que de l'extérieur de cette cellule familiale (qui semble de fait bien porter son nom ici...). Ne « devait » venir que de l'extérieur serions-nous tenté d'affirmer devant les circonvolutions embarrassées de Bettelheim quand par exemple, ce dernier fournit à la hâte une interprétation fumeuse de l'obligation de l'enfant d'entrer dans la couche du parent... Ce n'est alors ici plus un petit malentendu, mais une grosse volonté, celle de faire de la victime la « responsable » de son viol... Et Lucile Novat de dresser le tableau quasi clinique de cette inversion, volontaire encore une fois, ancrée dans les milieux viennois de la psychanalyse, effrayés par la culture de l'inceste et bien décidés à en refouler les circonstances.
Si à leur suite Claude Lévi-Strauss a fait de la répression de l'inceste un indice d'acculturation, force est de réaliser, à lire l'argumentation serrée de Lucile Novat, et de le réaliser avec horreur, que l'ordre social patriarcal s'est toujours accommodé de l'inceste. L'essentiel était de ne pas l'ébruiter, la tolérance à l'inceste résistant aux monceaux de crimes perpétrés au nom de la paix sociale. Il fallait donc bien dans la foulée taire les vérités des contes pour enfant, biffer ces contes, les dévoyer, pour que cet ordre social pût tranquillement se bâtir sur la défense du prétendu meilleur des régimes qui fût, le patriarcat, dont l'autre béquille n'était autre que la haine de l'étranger, toujours grimé en violeur putatif en lieu et place de nos bourgeois de pères, oncles, mères, etc., criminels légitimes. A peu près tous les contes furent relus et corrigés dans ce sens pour satisfaire une morale hypocrite, ainsi que les passe en revue notre essayiste.
Dans le bois, si l'on se donne en effet la peine de relire les frères Grimm, le petit chaperon est heureux. Il cueille, insouciant, des brassées de fleurs dont il ne fera pas un bouquet pour l'offrir à sa grand-mère, ou au parent qui l'attend dans cette couche sordide qu'on lui désigne comme seul but de sa course. La forêt n'est pas un endroit dangereux : c'est le giron familial qui l'est. Le Petit Poucet l'affirme sans ambages à travers les virées nocturnes de l'ogre, cet « homme qui pénètre de nuit dans la chambre de ses enfants pour goûter leur chair , peut-on être plus clair ? », écrit Luciele Novat. Non, en effet.
Il faut lever le voile, sinon le déchirer, pour éclairer enfin les zones d'ombre de la culture patriarcale occidentale. Les fables ne demandent pas à être affabulées, elles demandent à être lues et prises au sérieux. Assez de ces Disneys qui non seulement les affadissent, mais les détournent de leur vrai sens pour perpétrer la possibilité du crime. Rappelez-vous, ailleurs, le malentendu qui a entouré la première publication de Lolita, avec cette couverture indigne qui disait tout l'inverse de ce que le roman pourfendait. Car dans la réalité du monde qui est toujours le nôtre, de Dutroux à l'affaire d'Outreau, toujours l'on commence par accuser les enfants victimes de mentir, pour finir par disculper les violeurs et autres parents incestueux. Presque. L'Affaire Mazan, peut-être, ouvre-t-elle un peu mieux les yeux sur ces hommes ordinaires qui violent en toute innocence des êtres qui ne leur sont apparus tout d'un coup que comme des bouts de viande, des trophées ou des proies...
La construction de l'essai de Lucile Novat est en outre poignante, qui glisse en notes de bas de page sa propre histoire édifiante autour du « travail de survie » qu'elle dut elle-même mener. Notes toutes en réserve, prudentes, pudiques, mais bien posées, là, en socle de son essai, comme l'écriture d'un « passé qui dépasse », toujours, et dont il faut reprendre, toujours, le fil.
De Grandes Dents, Lucile Novat, Enquête sur un petit malentendu, éditions Zones, août 2024, 156 pages, 16 euros, ean : 9782355222337.
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