en lisant - en relisant
Topographie, Benoit Colboc
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Le vieil homme s'est pendu. Libre enfin de ses défaites. Je ne dirai pas lesquelles. Pas tout de suite. Recouvrant paradoxalement une sorte de dignité à pendre comme un porc à l'abattoir, au bout de sa corde.
Le vieil homme, c'était un nom dans la campagne. Un monsieur respecté. N'imaginez pas un fermier : un administrateur plutôt. Ne rêvez pas non plus d'une enfance campagnarde. On parle ici d'un couple de retraités à qui l'on «prêtait» chaque semaine le petit garçon d'une famille amie.
Le vieil homme vivait agrippé aux tremblements de sa maladie : Parkinson. «Décousu», écrit l'auteur. Un homme incapable d'atteindre ses envies, recommençant sans cesse, s'acharnant. Tentant de se dé-chaîner sans jamais y parvenir, aimant peut-être, au final, ses chaînes qu'il enroulait au cou du petit garçon prêté. Un vieil homme juste «seul», enfermé dans ses tremblements, sa femme à ses côtés, cette femme qu'il aura «aimée» d'un bout à l'autre de son abjecte vie. Un homme seul tout de même, sans que personne ne puisse concevoir ce que revêtait cette solitude d'homme reclus dans ses sordides tremblements.
Lui, le garçon, à sa mort, a lu les lettres que le vieux écrivait à sa femme. Un pacte de sincérité. Odieux.
Là, maintenant, tout ça si loin et pourtant si présent. Il se rappelle. Compile les gestes, hachés, jetés ici et là, impossible à décrire c'est-à-dire à ordonner dans des phrases accomplies qu'il ne finit presque jamais du reste. Comment achever ? Comment parachever ce qui est revenu atrocement à la mémoire, s'est répété, ce monde des habitudes, récollection d'objets impitoyablement douloureux ?
Chaque vendredi, le couple de retraités venait l'emprunter à la sortie de l'école. Pour jouer à être ses parents. «On», disait qu'ils le traitaient comme un enfant roi, à décider de ses repas. Il devait juste choisir d'être... Non, ce n'est pas le mot, vraiment. De n'être pas puisqu'il était leur jouet, tantôt le fils, tantôt la fille, abusé, au pied de leur lit. Jusqu'à ses treize ans.
Voilà. L'ouvrage d'un coup vous prend aux tripes. L'enfant prêté raconte ensuite sa sœur, l'aînée de neuf ans. Secrète. Indépendante. Mariée un jour, divorcée trois mois plus tard et qui lui avoua qu'elle avait été jalouse... de sa liberté à lui... D'avoir pu chaque vendredi sortir de sa famille d'origine.
Voilà. Le texte. D'anaphore en anaphore, s'enfuit le spectacle des atrocités. Reste à inventer les mots pour raconter cette histoire. Reste à emprunter le chagrin des autres pour dire la mise en terre du « lubrique malheureux peureux ». Reste qu'il ne peut y avoir de consolation.
«A l'écriture de ne pas fuir l'enfant prêté»...
Benoit Colboc, Topographie, édition Isabelle Sauvage, coll. Singuliers pluriel, juin 2021, 15 euros, ean : 9782490385256.
Sois zen et tue-le, Cicéron Angledroit
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«Cicéron»... Cicéron Angledroit. Ça commence comme ça. Par ce foutu prénom. Pour sa généalogie, franchement dingue, lisez donc ce roman d'un drôle absolu ! Quant à l'onomastique, elle est du même acabit jubilatoire.
Vitry-sur-Seine. Le centre commercial de l'Interpascher. Tous les vitriots connaissent cette galerie proche du commissariat, campée ici à peine plus pittoresque que dans la réalité. Cicéron y déboule, le chaos l'y accompagne : une bombe explose. Un attentat. A Vitry ! On imagine la scène. Non, on ne l'imagine pas, mais Cicéron en décrit l'absurde, la police chevrotant, les vigiles en perdition. Un attentat ! A Vitry ! Impensable et pourtant... On apprendra par la suite qu'il s'agissait d'une valise piégée, piquée par un SDF (!), programmée pour exploser dans l'heure, mais où, pourquoi, pour qui ? Incompréhensible. Cicéron, qui traverse une grosse loose habituelle, pas le moindre euro en poche, interroge ici et là. C'est un privé après tout, même privé de clients... L'occasion de nous régaler avec une galerie de portraits tous plus truculents les uns que les autres. Comme ce René, caddieman professionnel, qui sait tout et connaît tout le monde, développant sur le genre humain un regard acéré. La valise vient de la gare, où elle a été chouravée. On suit l'enquête au jour le jour, aux côtés de la vieille Ursule et de l'inspecteur Velu. A la valise succède une veste piégée. Ça meurt décidément beaucoup à Vitry. Mais pas de quoi faire entrer de l'argent dans les poches de Cicéron, qui accepte un boulot pour renflouer ses caisses : Mme Costa mère le recrute pour enquêter sur son mari, trépassé depuis un siècle presque, ce qui n'est pas du goût ni de sa fille, ni de son fils assureur -une crapule donc : le polar est affaire de mœurs.
Rédigé de bout en bout sans reprendre son souffle, le ton est jubilatoire, articulé à un sens féroce de la satire sociale. Il y a bien certes deux énigmes à résoudre, et l'auteur s'y emploie avec ruse sinon malice, distillant toutes les caractéristiques attendues du genre avec brio, entre peinture des lieux et folklore polardesque, sans oublier l'écart de l'humour et l'imaginaire surabondant qui fait de son roman une machine apologue (bah, on peut oser cette forme après tout, non?). Et si son imagination le loge souvent dans l'incongru, l'extravagance, l'efficacité narrative qu'il déroule est juste jubilatoire plus encore qu'efficiente.
Cicéron Angledroit, Sois zen et tue-le, Palémon éditions, janvier 2019, 276 pages, 10 euros, ean : 9782372600453.
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Cicéron Angledroit - Auteur de romans policiers (mais rigolos quand même) (ciceron-angledroit.fr)
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Ce genre de petites choses, Claire Keegan
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New Ross en octobre, sous la pluie. Furlong est marchand de bois. Il fait froid, précocement. C'est bon pour les affaires. Sa mère l'a eu à seize ans. Domestique de Mrs Wilson, qui généreusement paya l'éducation de Furlong. On est en 1985 et le village sue la misère. Une indigence digne du XIXème siècle, telle, que beaucoup émigrent. Le dénuement le plus extrême. Toujours. Encore. Furlong s'en sort tant bien que mal avec sa femme et ses nombreuses filles. L'une d'entre elle est fan de Freddie Mercury. Comme une sorte de coup de poing : on se croyait dans un roman de Dickens, on est dans le monde d'aujourd'hui...
Furlong s'en sort plus ou moins, parce qu'il a bâti une routine à laquelle il ne déroge jamais. Jusqu'au jour où il livre aux «bonnes sœurs» du couvent voisin leur bois de chauffage et tombe chemin faisant sur une jeune fille qui lui demande de le conduire à la rivière, où elle préfère se noyer plutôt que de retourner au couvent... Troublé, déstabilisé, Furlong s'interroge. Qu'est-ce qui compte vraiment dans la vie ? Faut-il ignorer le sort fait à ces enfants ? Le lendemain il découvre dans le local à charbon des sœurs une fillette enfermée là. Jean-Paul II est pape. Qu'on se souvienne. Un pape qui ferme les yeux sur les exactions commises par son église. Les viols, la pédophilie. Un «saint» («sanctus subito» exigea la foule au moment de sa mort sous les fenêtres du Vatican). Pas très regardant sur ces crimes. Les pages qui suivent sont juste insoutenables. On découvre les trafics auxquels sont mêlées les sœurs. Qui n'hésitent pas à soudoyer Furlong pour obtenir son silence. Et lui de réaliser qu'en fait, chaque année, les sœurs glissent dans la main de sa femme une enveloppe contenant un peu d'argent pour les fêtes... Le prix de quoi ? Furlong n'en dort plus. Sa vie bascule. Il s'interroge, enquête, interroge, apprend qu'il est probablement le fils illégitime d'un Wilson, les aristocrates du coin. « Fuir, là-bas fuir »... Mais l'hiver 1994 révèle bien d'autres horreurs... Furlong réalise du coup qu'il a trop longtemps vécu lui-même aveugle à cette lâcheté qui caractérise ce monde dans lequel il a accepté de vivre. Toute l'hypocrisie accumulée lui explose soudain à la figure. Que faire ? Peut-on vivre sans, au moins une fois dans sa vie, s'opposer aux usages les plus ignobles de la vie en société ? Ces petites choses qui finissent par constituer une vie...
Claire Keegan, Ce genre de petites choses, Le livre de poche, traduit de l'irlandais par Jacqueline Odin, mai 2022, 124 pages, 6.90 euros, ean : 9782253934776.
Première édition en 2020 chez Sabine Wespieser.
#livre #roman #clairekeegan #cegenredepetiteschoses
La peau du dos, Bernard Chambaz
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Auguste Renoir rencontre par hasard Raoul Rigault dans la forêt de Fontainebleau, où le premier a posé son chevalet, et le second fui la police de l'empire. Rigault, futur commissaire de la Commune de Paris, futur procureur de cette même Commune, après vingt-deux mois de prison et dix condamnations, se lie d'amitié avec Auguste qui cherche cette nuance de jaune qu'il ne sait encore reproduire sur la toile. On est en mai 1870. Une époque où un peintre risque la prison s'il se refuse à peindre des sujets nobles ou se permet de représenter le faciès hilare d'un crétin de village. Alors imaginez Courbet, exposant au profit de femmes condamnées pour fait de grève -dont La femme au perroquet ! Les deux jeunes hommes se reconnaissent donc pour compagnons l'un l'autre, alors que Renoir vient de sauver Rigault de la police en le faisant passer pour peintre.
La guerre les sépare bientôt. Renoir est enrôlé et va peindre la fille du capitaine de son régiment, qui a une peau du dos qui «repousse la lumière».
Jaillit l'insurrection. La Commune s'organise. Mais Auguste est accusé de peindre les plans de Paris pour les transmettre aux Versaillais. Cette fois, c'est Rigault qui le sauve. Bientôt Paris brûlera, Rigault sera abattu, son cadavre exposé toute la journée dans la rue avant d'être jeté à la fosse commune. Il meurt à vingt-cinq ans. La dernière barricade tombe, déjà l'on agence un tourisme des ruines à peine la semaine sanglante achevée...
Tandis que Chambaz rend un hommage appuyé à Rigault.
Renoir, peint. Loin du désastre. La nature. Cette exigence que tente au fond Chambaz, comme fasciné à son tour et curieusement, moins par l'engagement de Rigault dont il signe pourtant une sorte de mémorial, que par la quête de Renoir, dont il transpose les études picturales dans le champ de l'écriture. Comment peindre ou décrire la nature ? Ut Pictura Poesis... Son motif à lui, Chambaz, c'est Renoir allant au motif. Pas Rigault. Ses objets sont ceux du peintre : un nuage, la colline, le bleu du ciel... La Commune n'est qu'une toile de fond, souvent perçu négativement, qui va du reste toujours vers son échec.
Certes, il est bien question de l'amitié aussi dans ce court récit, comme d'un thème qu'il emprunte sans vraiment l'approfondir, comme s'il allait de soi. Glanant son vocabulaire dans celui du XIXème siècle, Chambaz parvient à poser ce regard d'hommes libres qui ne sont plus la proie des choses et qui se sont reconnus. Sereins. Bienveillants. Souvent dans ce récit, qui aurait pu être chahuté par l'Histoire immensément monstrueuse, Auguste et Raoul ne font rien qu'être là, présents l'un à l'autre, détendus. Deux amis, pelotonnés dans le déversement d'une douce amitié.
Et tout se passe comme si tout ceci pouvait, ou devait, s'abstenir de mots, comme si plutôt les mots de l'Histoire ne pouvaient que se briser sur l'horizon de l'action citoyenne qu'ils dressent en effigies barbares du réel. Comme si la seule perspective possible du langage ne pouvait être que le silence où la peinture le plonge. Comme si l'objet du récit d'une amitié par essence inexplicable, ne pouvait être que la beauté, qui est précisément l'objet de la peinture. Chambaz déroule une sorte d'anti- Laocoon (Lessing), en affirmant sans cesse que la loi de l'écriture est celle de la peinture. En poète, il travaille l'œil, pas l'Histoire, ouvrant sans cesse son récit moins aux concepts qu'aux percepts, c'est-à-dire y construisant une esthétique dont l'objet est la perception sensorielle. Or à bien des égards, il y réussit.
Bernard Chambaz, La peau du dos, éditions du sous-sol, août 2022, 140 pages, 17 euros, ean 9782364686601.
Le Colonel ne dort pas, Emilienne Malfatto
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L'exergue d'Aragon surplombe de bout en bout le roman : le lire ? Mais pourquoi donc ? Pour passer un bon moment ? Parce qu'il est bien écrit ? Parce qu'il remue ?... Vous en ferez quoi, vous ?
Le colonel en question dirige une section spéciale réduite à peu de choses : lui, son ordonnance, quelques hommes de sous-sol. L'ordonnance ? Un homme sans consistance, au fond inquiet, troublé plutôt que terrifié, cultivant l'art du rapport et en ce sens, l'idéale recrue d'un sale boulot qu'elle saura exécuter sans état d'âme. Le colonel donc, taiseux qui intimide beaucoup par ses silences, est marqué par des nuits sans sommeil. Il ne dort pas. Jamais. La nuit, il se rappelle. Les vies qu'il a prises. Ses victimes : le colonel est un spécialiste de l'aveu. Un écorcheur plus exactement, qui ne se pose comme unique question face aux «choses» humaines qu'il doit prendre en charge, que celle de savoir comment les défaire de leur corps. Il est à lui seul l'âme de cette section spéciale qui œuvre toujours dans les sous-sols des dictatures, convoqué par un général fou assis derrière son bureau, qui sent la triste fin d'un monde qui ne sait pas prendre fin. Un spécialiste donc que notre colonel, fin connaisseur de la nature humaine dont l'auteur raconte, en marge et en italique, les expériences innombrables depuis ce premier jour où, jeune et inexpérimenté, il électrifia un étang pour y repêcher au petit matin les dizaines d'hommes qu'il y avait électrocutés, devenus des «hommes-poissons» qui ne cessent de le hanter désormais. Son pire cauchemar.
En italiques, peu à peu les marges du récit l'envahissent, l'encombrent, le submergent. Tandis que le récit donne l'impression de tourner en rond, de répéter sans cesse la même histoire obsédante. Récit circulaire, qui revient toujours à son départ, comme une valse qui ne pourrait prendre fin, jusqu'à l'évocation de cet homme, ultime, qui torturé n'a jamais cessé de regarder le colonel droit dans les yeux, sans peur, sans haine, apaisé.
Entre reprises anaphoriques et répétitions, entre la contention du vocabulaire dans le champ lexical de l'ombre et le ton presque paterne, le récit est porté pourtant d'un bout à l'autre par une respiration impassible, et un grand vide qui l'habite, tout comme il habite le palais où il se déroule, abîmé dès la première ligne dans sa débâcle, que rien ne peut empêcher. Et puis un jour le colonel s'endort, et meurt enfin, sans que le monde ne soit ni meilleur ni pire : demain on le remplacera, et l'homme sans consistance prendra son relais. Les guerres sont faites pour revenir sans cesse sinon durer, à leur manière, dans l'éternel retour de la barbarie.
Emilienne Malfatto, Le Colonel ne dort pas, édition du sous-sol, août 2022, 111 pages, ean : 9782364686649.
Se pose alors, encore, toujours, la question de savoir ce que vous ferez de l'exergue : à quoi bon lire un roman qui parle de barbarie ?
Cher Connard, Virginie Despentes
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Augustin Trapenard, lors de l'émission télévisée La Grande librairie, dont Virginie Despentes était, entre autres, l'invitée, parlait à son propos de «réconciliation». Une idée dont il avait du reste fait le thème de son émission, «reliant» entre eux les auteurs conviés. Ailleurs, d'autres ont évoqué un texte apaisé, voire une autrice assagie qui, l'âge aidant, s'était délestée de sa violence, sinon l'avait trahie...
C'est sous cet éclairage que je voudrais lire Cher Connard, ainsi que sous celui de sa construction formelle : un roman épistolaire.
Le reste est l'affaire de tous tant l'autrice pèse dans les lettres françaises et notre imaginaire. Une autrice installée sous les feux de sa propre réputation, mesurée à l'aulne de ses excès (passés ?). Laquelle serait donc (enfin ?) réconciliée. Mais avec qui, avec quoi ? Voulait-on dire par là qu'elle en avait fini -ou devait en finir- avec la colère, voire du moins avec sa rage de jeunesse ? Comment donc, à qui sait lire un roman qui s'ouvre sur une chronique du désastre, autant celui des individus que d'une époque «qui se barre en couille» ? Syndrome de Noé peut-être, qui en a fini d'alerter ses compatriotes et lève l'ancre avec qui veut bien se sauver avec lui...
Rebecca, Oscar. Les deux figures mondaines de son roman, croisent, quelques pages plus loin, Despentes qui vient de sortir son Katana : Zoé. Plus trouble, cette Zoé : parce qu'en devenir. Moins tranchante au final, émoussée par la fleur de l'âge... Grimpée sur la scène pour le coup trop vite... Que frappent les trois coups...
La forme est donc celle du roman épistolaire. Ce genre qui triompha entre le milieu du XVIIIème siècle et le début du XIXème. Celui dont le Gradus de Dupriez nous dit qu'il est en réalité «un monologue du signataire assumant seul un dialogue», toujours différé sinon congédié. Celui dont Furetière, dans son Dictionnaire universel, affirme qu'il s'agit d'un «écrit qu'on envoie à un absent». Qui donc est l'absent dans le roman de Despentes ?
Un roman sur l'amitié a-t-on dit aussi. Certes, on s'écrit entre amis et c'est un peu une amitié qui semble se construire ici, ou se reconstruire, et dont Cher Connard nous offre le spectacle. Mais... Ne serait-ce pas l'ami qui serait absent en réalité de ce roman, voire l'amitié, recueillie ici dans de longs monologues qui excluent de fait le partage dont toute amitié est faite ?
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Virginie Despentes a écrit un roman épistolaire. On songerait à tort à la marquise de Sévigné et à ses lettres, dont celles à Mme de Grignan, sa fille : l'échange n'y était pas que fictionnel dans cette correspondance au statut littéraire clairement affirmé. Une correspondance organisée autour de son dessein littéraire, de celle où le sujet écrivant s'exhibe paré de tous ses fards, de celle qui s'offre comme œuvre clôturée, presque exclusivement attentive à ses modalités narratives, ses commodités lexicales. De celle qui déjà visait un public : la marquise le savait, devinant ces lectures à voix hautes qu'en donnait sa fille. Théâtre toujours : de celle donc qui n'était pas autre chose qu'une mise en scène littéraire de soi. Or Virginie Despentes en a fait autre chose : les rédacteurs des lettres de son roman sont tous de fiction, surplombés par un auteur curieusement de nouveau omniscient, quand la marquise rompait avec cette dimension du roman.
L'écriture est solitaire, déploraient presque tour à tour les invités de Trapenard. Faites autre chose s'il ne vous est pas nécessaire d'écrire, alla même jusqu'à proférer Lola Lafon. L'écriture est solitaire : voilà qui renforce le caractère de monologue de ce Cher Connard, dont les protagonistes ne sont que des personnages de fiction.
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Derrière eux, l'autrice. Omnisciente, on l'a dit. A qui donc écrivait alors Virginie Despentes, sinon me semble-t-il, c'est l'hypothèse que j'avance, d'abord à son propre public, celui qui a lu ses précédents romans, qui connaît ses textes, ses colères, ses excès ? C'est avec lui qu'elle poursuit son «dialogue» jusque dans l'émission de Trapenard, quand elle évoque sa lassitude, peut-être, maladroitement, son désir, avec ce texte, de ne pas s'exposer tant elle a déjà reçu de coups. Dans ce hors texte de l'émission télévisée, Virginie Despentes fait en effet cette «confidence», dont se sont emparés certains de ses lecteurs pour déplorer aussitôt son manque de rage, sa trop prématurée réconciliation...
C'est à ce public averti qu'elle s'adresse et à celui-ci qu'elle confie son Cher Connard qui, si on le lit bien, passe au demeurant en revue tous ses thèmes de prédilection, de la violence au féminisme, mais comme mezzo voice. Du ton, déjà, de celui qui lègue : comme si ce public devait à présent en hériter et elle, s'en absenter. N'écrit-elle pas, dans son roman cette fois-ci : «J'ai envie de bifurquer» (114) ?
Peut-être alors était-ce elle, la grande absente de ce roman. Paradoxe, puisque j'ai écrit qu'elle a réinitialisé le roman épistolaire pour y réintroduire la fonction du narrateur omniscient... Mais parler de «réconciliation» ou d'un texte assagi, me paraît relever d'un tel constat : elle se serait absentée d'une œuvre qu'on a aimé pour sa rage, pour sa violence, pour ses excès, elle, l'autrice, tant identifiée à ses excès justement. Pourtant c'est oublier ce dont elle témoigne dans le hors texte de l'émission, plein champ cette fois, quand elle avoue le poids de sa notoriété, qui a peut-être fini par la noyer dans cet espace fictionnel qui est le lieu de la célébrité, et dont elle semble lasse d'un coup. Rappelez-vous ses commentaires, la musique, les amis, les soirées entre amis, loin des feux de la rampe... D'où le besoin d'être physiquement là, sur le plateau de Trapenard, pour sortir de cette fiction, pour n'être pas, justement, enfermée dans la posture de l'écrivain, un refus de la posture qu'elle a accompli ce soir-là magistralement : Virginie Despentes était troublante de sincérité dans ce hors texte de La Grande Librairie. Mue par la volonté farouche d'être fidèle à elle-même.
L'écrit, confiaient tour à tour Lola Laffon et Virginie Despentes, nous fait entrer dans une dimension fantasmatique : le lieu de l'écriture est un lieu improbable, sinon délirant.
Dans le roman épistolaire, ce délirant est plus sensible encore : car ce genre place toujours son auteur dans du méta où l'énoncé exacerbe le repli de l'écrivain sur l'acte discursif qu'il construit. L'auteur épistolaire, plus que tout autre, se regarde écrire en somme : nécessairement, puisque son modèle conversationnel est un leurre.
Mme de Sévigné avait en son temps brouillé les rapports entre épistolier et auteur épistolaire, ouvrant par ce brouillage l'espace du littéraire. Avec elle, on entrait en fiction. Avec Virginie Despentes on ne sait pas comment en sortir.
Pourquoi écrire encore ? L'entêtement à s'y adonner (une addiction ?, l'un des thèmes de Despentes) inscrirait précisément dans la répétition la fameuse «réconciliation» évoquée par Trapenard. Pourquoi écrire encore ? Despentes s'en pose la question. Je soutiendrais volontiers cette thèse, qu'elle étaye elle-même dans son roman : «La plupart des artistes ont trois choses à dire, une fois que c'est fait, ils feraient mieux de changer d'activité». Participer à La Grande Librairie en relevait, de ce questionnement.
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Prenons la chose sous un autre angle. Celui de l'instance narrative dans le roman épistolaire à la Sévigné : déléguée à chaque « personne » épistolière, elle instruit un faux dialogue dont on ne sait jamais où il va : c'est au lecteur de construire le sens, l'auteur, lui, en est incapable : il s'y est invisibilisé. A l'inverse, Virginie Despentes, en récupérant l'omniscience de l'auteur, a recouvré cette visibilité. Son moi imaginaire est toujours posé devant nous. Roman spéculaire, l'écueil narcissique ne peut y être conjuré. Ne reste pour lui échapper qu'à mener solitairement son écriture au bout du plaisir qui l'anime. Les thèmes ? Dynamiter les genres, les identités, les classes, les religions, les races, la violence, centrale, Despentes s'y est employée avec méthode, avec une énergie incroyable. Poursuivre ? Despentes nous l'a écrit : à trop y revenir, on tourne en rond et on ferait mieux pas...
Je prends donc à ce compte que j'initie, cette petite phrase posée au tout début du roman : «mettre des années à admettre qu'on ne redeviendra pas celle qu'on était, avant à jamais disparue.» (29).
Ce n'est pas simplement «vieillir», même si elle en traite là encore magistralement pour conclure qu'au fait, ce qui disparaît quand on vieillit, ce n'est pas sa jeunesse, c'est le monde dans lequel on a vécu. Et ce que l'on devient ce n'est rien moins que «les rescapés d'un terrifiant naufrage» : «Nous sommes le hors champ» (197).
Qu'est-ce qui justifie nos vies ?
Au fond, c'est ça le thème du roman.
«Ce que je suis, ce sont les gens qui m'entourent.» (60). Ceux qu'elle évoque furtivement à La Grande Librairie, et que nous ne connaissons pas.
Virginie Despentes affirme une éthique très forte de la vie à travers cette leçon de «sincérité», qu'elle «montre», qu'elle a montré le soir de l'émission, qu'elle a «démontré» dans son roman qui ne sert en rien la soupe à personne mais pointe, simplement, ce hors champ où tous nous poursuivons nos vies éparses.
«Nous sommes le hors champ» (197). C'est le mot de la fin.
Virginie Despentes, Cher Connard, Grasset, juillet 2022, 344 pages, 22 euros, ean : 9782246826514.
La Grande librairie :
Bouillon de culture (1998) :
1998, Virginie Despentes : "Le rôle des femmes, c'est de faire les putes" | INA
Images : Captures d'écran, Virginie Despentes sur le plateau de la Grande Librairie, le 7 septembre 2022.
Le 34 septembre, Angelica Klüssendorf
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L'ex-Allemagne de l'Est, aujourd'hui presque réconciliée : on y reste plus pauvre qu'à l'ex-Ouest... Y vivent Hilde et Walter, un vieux couple : 40 ans de mariage, très peu heureux. Walter trimballe ses lipomes en forme de cornes sur son front. Un front de taureau qui le résume bien. En fait il s'agit d'un double œdème cérébral en phase terminale, sans chimio possible. Il se défait de jour en jour à l'approche de la nouvelle année. Et puis il meurt. Invraisemblablement assassiné tandis que Hilde disparaît de la circulation. Peut-être l'a-t-elle tué ? Elle a fui en tout cas l'affreux village où ses journées s'épuisaient vainement. Enfin, presque : quelques années avant la mort de Walter, elle s'était inscrite à l'université pour y apprendre le Tchouktche, qu'elle a fini par maîtriser assez pour commencer à le traduire et écrire des poèmes dans cette langue quasi inconnue de l'extrême orient russe.
Walter est donc mort. Il a rejoint la compagnie des morts qui ne le sont plus tout à fait, fantômes errants dans le village, provisoirement ressuscités parce que quelqu'un a pensé à eux. Hilde sans doute en ce qui le concerne, songe-t-il. Hilde que l'on ne reverra plus. Walter, si. Il restera présent tout au long du récit : c'est sa rédemption loufoque et grave qui nous est racontée. Celle d'un vieil homme mort qui prend conscience de n'être plus qu'un état, condamné à le rester tant qu'il y aura au moins une personne à songer à lui. Et ça lui fait quelque chose, finalement, de réaliser que Hilde pense à lui.
Mort, il erre dans le village, la cherche, croise et les vivants et les morts, observe ces foules éparses, paumées la plupart du temps, frustrées au point que le récit construit une sorte de livre non pas des morts, mais des frustrés indéfectibles. Du reste, quand on parle de frustration, le Docteur Freud fait route lui aussi dans le village, toujours présent dans sa disparition, assagi par la répétition de ce besoin d'explications levé entre les hommes, avec toujours un bon mot inutile à la bouche, un poncif pour vademecum. Intéressé bien qu'un peu las, ce Freud qui comme les autres morts, peut avoir accès aux rêves de tous les vivants, toujours, partout. Freud donc en guess star, côtoyant quelques morts parfaitement inconnus, convoqués on ne sait trop comment ni par qui, ennuyés d'être toujours là et qui espèrent l'oubli qui les verra enfin se figer dans le néant.
Bref, l'enfer d'une certaine manière, si la mort n'est rien d'autre que ce vagabondage ambulatoire qui a définitivement congédié tout espoir de salut divin. Et cela bien que le docteur Freud développe sur cette question une philosophie bien personnelle : « L'enfer, rétorque-t-il à Walter, serait de savoir qui tu étais vraiment ». Il n'a pas tort...
Qui il était réellement, c'est ce que Walter va découvrir peu à peu, regrettant ce qu'il a fait subir à Hilde alors qu'il croyait l'aimer, et finissant par apprendre le Tchouktche.
Le temps passe. Freud affirme à qui veut bien l'entendre qu'à la fin, tout aura disparu, et lui et son œuvre avec et toutes les œuvres de l'humanité et cette dernière aussi sans bientôt laisser aucune trace d'elle, toute entière sombrée dans son néant. Walter pourtant accomplit sa rédemption dans ces fins de monde où toute rédemption est devenue inutile. Et à la fin du roman il ne restera que la pluie, qui tombe pour rien et ne justifie rien. Non l'eau du baptême, ni l'eau purificatrice, pas même consolatrice, sinon, tout de même, cette rédemption de Walter qui nous est offerte pour rien, mais avec une immense tendresse pour le genre humain, défait à l'aube de sa défaite, avant même d'avoir osé la moindre espérance...
Mais rien de sinistre : ce roman est drôle à mourir !
Angelica Klüssendorf, Le 34 septembre, édition Jacqueline Chambon / Actes Sud, traduit de l'allemand par Justine Coquel, septembre 2022, 206 pages, 22 euros, ean : 9782330169190.
Récitatif, Toni Morrison
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Toni Morrison a écrit 11 romans et 1 nouvelle, commencée en 1980, achevée en 1983. Or Toni Morrison n'était pas du genre à hésiter dans ses choix : méthodiquement, ses manuscrits n'étaient pas des temps d'errance et d'hésitations, mais l'exploration acérée d'un thème, ou de plusieurs, d'une matière souverainement circonscrite. Une nouvelle donc. Une seule. Non comme travail préparatoire affrété pour accueillir quelque développement romanesque pour l'heure indécis, qui tarderait à émerger de ses limbes et qu'il faudrait délivrer, mais posée avec détermination. Là. Dans son œuvre. Comme un objet unique. Conservant la trace de tous ses thèmes de prédilection : la question raciale, celle de l'identité, de la place de la femme, celle de la violence sociale... Mais voilà qu'elle, si attentive dans la construction de sa responsabilité littéraire, décide d'écrire une nouvelle dans laquelle toute son œuvre se brouille d'une certaine manière. Du moins, sa réception : dans cette nouvelle, les codes raciaux semblent « exclus » par exemple. Encore que : c'est leur identification qui est exclue. Magnifiquement analysée par Zadie Smith, voici que Toni Morrison déplace les césures, ouvre ses lecteurs à une expérience unique : qui est blanc, qui est noir, des deux protagonistes de la nouvelle ? Qui est victime et de quoi ? A quoi ressemble vraiment le terrain de souffrance de l'humanité ?
La nouvelle expose une époque où la ségrégation persiste. Twyla et Roberta la vivent sur des décennies d'intervalle. Enfants, puis adultes. Mais tous nos repères ont disparu : nous ne saurons jamais qui est noir, qui est blanc. Alors que Toni Morrison s'est attachée à étudier les langues dans leurs couleurs de peau, voici qu'elle ne fournit aucune indication, qu'elle n'enracine ni Twyla ni Roberta dans ces partitions noir/blanc qu'elle a jusque-là si bien su mettre à jour et tout cela, alors que le monde autour d'elles ne cessent de s'y référer. Il n'est pas jusqu'à cette manifestation à laquelle elles participent toutes les deux et qui met en jeu, justement, la cause « raciale », chacune dans un camp opposé à l'autre, qui ne brouille ces repères. Nous ne saurons donc pas. Jamais. Sans que jamais cette question ne cesse de se poser. Pourquoi du reste ? C'est là que l'énigme de ce texte se referme puissamment : sur ce besoin de clarté du lecteur, si bien que le texte de Toni Morrison n'est rien d'autre qu'une expérience faite par son lecteur. C'est là que le texte délivre toute sa profondeur et sa force : pourquoi, comment est-ce que j'en viens sans cesse à m'interroger en termes de race ? A lire en cherchant à débusquer ce qui m'est refusé ? Ce qui est « blanc » ou « noir », c'est le lecteur qui l'apporte au récit ! Et trouve son point nodal dans cette interrogation suprême, Maggie, dont on ne saura pas si elle était elle-même noire ou blanche, ou simplement pauvre et victime parce qu'inculte. Le terrain de la souffrance est le nôtre, que chaque lecteur doit se révéler à lui-même.
Si l'on osait, on donnerait le conseil à tous les enseignants de l'étudier en classe cette nouvelle. En anglais non sans prudence, tant la maîtrise de la langue y est immense, en français à tout le moins. Ouvrez ce débat sur nos préjugés, et le terrain de nos souffrances. Rien n'est plus urgent.
Toni Morrison, Récitatif, traduit de l'américain par Christine Laferrière, Christian Bourgois, postface de Zadie Smith, août 2022, 122 pages, 14 euros, ean : 9782267046915.
Au bois, Charline Collette
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Allons au bois. Ou ce qu'il en reste, que les flammes n'auraient pas détruit. Que les villes n'auraient pas terrassé. Que le bitume n'aurait pas enseveli. Allons au bois, se rappelle l'auteure, comme une exhorte à l'appel de son père, jadis, aujourd'hui une supplique adressée aux enfants, puisqu'il s'agit de littérature jeunesse, mais aussi bien le récit d'une adulte collectant les émotions de nos enfances, la plume trempée dans la main de son père, qui si souvent l'emmenait vivre cette expérience du bois que l'on s'apprête à ne plus pouvoir vivre.
Allons au bois, toute une époque donc et dont, bestialement, « notre » monde, leur société, voudrait nous séparer. Celui des cabanes et des bûcherons, celui des myrtilles sauvages, des mûres, des buissons, des blaireaux et renards, biches et rapaces.
Une supplique, une requête plus qu'une prière, la revendication d'un espace subtil et tendre, habité d'un univers de couleurs, de sons, d'odeurs, d'émotions encore une fois, qui ne sont pas tombées en déshérence, mais qu'une volonté barbare voudrait annihiler. Un univers qui n'est pas à défricher mais à dénicher, voilà la grande idée, attentive au flux héraclitéen de la vie. L'histoire d'un monde submergé par la vie, quand le nôtre s'effondre à l'aplomb des feux inhabitables qui le dévorent.
Douze histoires, raconte Charline Collette. Comme les douze mois de l'année, répartis en saisons, ces quatre qui bientôt auront disparues elles aussi.
Et tout commence par un printemps en superbes encrages qui vous font aussitôt basculer dans l'émotion du souvenir. Pourquoi avons-nous renoncé à ce monde ? Charline Collette raconte, décrit, scrute, déniche, revêtu de la cape magique du conte : « Un matin je suis allé dans la forêt »... Cueillir l'ail des ours pour confectionner du pesto. Charline Collette raconte, l'enfant écoute, bientôt saisi par l'appel du coucou : on doit l'espérer, parce qu'on ne peut réellement vivre sa vie qu'après avoir répondu à l'Appel, ainsi que l'écrivait Emmanuel Levinas. Voilà : c'est à cela que ce livre nous engage, enfant comme adulte. Il est comme un appel, auquel se risquer à répondre.
C'est là la force de l'ouvrage, décliné en pages « sincères ». Car Charline Collette ne cesse de se raconter en poursuivant son récit. Intelligemment documenté au demeurant, sur le système que forme une forêt, cet être complexe que notre civilisation a décidé d'anéantir.
Au bois, Charline Collette, édition Les Fourmis rouges, mars 2022, 92 pages, 19.50 euros, ean : 9782369021292.
Nous sommes l'étincelle, Vincent Villeminot
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Une dystopie, ce genre littéraire triomphant et propre à décrire notre situation historique ? Voire...
Ils ont bifurqué. Une génération. En masse. Ils sont partis un matin, à la campagne, dans les forêts. « Nous ne jouerons plus le jeu ». Ils sont allés habiter à vingt mètres au-dessus du sol, dans les bois. Les uns individuellement, les autres en groupes, fonder des communautés loin des villes de toute façon inhabitables. Ils ont tout abandonné, leurs études, leurs boulots, leurs voitures, la sécu, les impôts, tout. Un formidable mouvement de migration a anéanti d'un coup la civilisation capitaliste. « Do not Count on Us ». C'est le livre qui les a conduit là, dans la forêt qui a partout gagné. "Do not Count...", le manifeste d'un certain Thomas F., Oxford Press, 2022. A l'université Stendhal, de Grenoble, le livre a soulevé les foules. Bifurquons. Tous. De Die, de Romans-sur-Isère, de Lyon, de Paris, ils sont partis dans le Vercors, la Chartreuse, laissant derrière eux les politiques se lamenter. Ils sont devenus des « sauvages », des braconniers, des chasseurs. Des « habitants ». Habitant, littéralement, totalement, ce monde qu'ils ne connaissaient pas, à l'écoute des arbres, des plantes, des animaux, de la terre, découvrant, classant, rectifiant, inventant : « Notre seule communauté politique sera désormais l'amitié».
Oh, tout n'a pas été simple. En 2023, des grèves immenses ont tout d'abord secoué la France. D'innombrables émeutes ont précédé ces désertions de masse. On croyait encore pouvoir transformer le monde. Jusqu'à comprendre que ce n'était pas possible. « Ce qu'il nous faut, répondit en masse la jeunesse, ce n'est pas la révolution, mais une bifurcation ! ». Alors ils sont partis. Simplement. Ainsi tombent les dictatures, minées de l'intérieur, usées jusqu'à la corde. Simplement : elles s'effondrent sur elles-mêmes. Et le pouvoir politique a vacillé d'un coup. Toute la société s'est aperçue qu'elle reposait sur des bases extrêmement fragiles, puisqu'il suffisait que les gens ne consomment plus pour qu'elle se disloque. Restait la police, lourdement armée, pour dissuader le plethos de dérailler. Mais les gens ne voulaient plus même jouer ce jeu d'affrontements. Ils ont laissé la police toute seule, face à elle-même, lui ont tourné le dos et sont partis. Là où il n'y avait rien. Dans la forêt qui peu à peu a fini par tout envahir. En Dordogne, en Lozère, dans la Creuse. Pour un peu, le pouvoir en aurait appeler l'opposition à ses responsabilités : revendiquez au moins, ne les laissez pas partir ! L'état d'urgence qui avait été décrété depuis 2015 en France n'était plus d'aucun secours. En 2023, la France connut donc ces manifestations géantes, d'étudiants, de lycéens, qui se répandirent partout en Europe, avant que d'un coup, toute cette jeunesse ne réalise que cela ne servait à rien. Le 3 avril 2023, las de la répression qui s'abattait sur elle, elle est partie. A pieds. Sur les routes, installer son grand rêve sans plus attendre.
Quarante ans plus tard, beaucoup avaient déchanté. Ils avaient pris le maquis, mais pas les armes. Ils avaient bifurqué, mais sans s'organiser, improvisant au jour le jour leur survie. Une vie autre. Ratée ici, réussie là au gré des groupes et des rapports que les uns et les autres avaient pu ou non à tisser. Beaucoup vécurent une immense déroute. Le renoncement. La défaite. L'immémorial tragique de la condition humaine. Et puis finalement, en 2061, le monde des retranchés s'est avéré largement aussi impraticable que celui d'avant, aussi cruel, aussi inégalitaire.
Et si le monde ne pouvait pas changer ? Ne resterait-il alors que les ténèbres à arpenter ?
Une dystopie... L'effroi en fin de course.
Reste toute la course. Sur toute son étendue. C'est-à-dire l'essentiel : ce que nous sommes, nous ne le sommes que dans le mouvement. La contradiction. Pas même son dépassement. Il faut vivre avec ça. Et non dans l'attente d'on ne sait quelle utopie réalisable.
Le roman n'est au final pas celui d'une déroute, pas même celui de la survie. Il construit avec force ce moment de la marge, plutôt que celui de l'affrontement. Sans même sombrer dans l'utopie naturaliste : il n'y a rien à espérer de mieux. Et ce qui reste de la dystopie transparaît dans ces incessants allers-retours temporels. Ce qui reste de désenchantement s'agrippe à cette construction un peu dirimante, éprouvante, déroutante, qui heurte l'attention, rompant le schéma narratif si souvent qu'il n'en réchappe presque pas, accuse le coup si l'on peut dire, forçant le lecteur à s'accrocher à autre chose : ces moments sans discours qui sont de purs précipités de récit, non le vif du sujet mais ses bribes, la mise en mots incertaine d'une expérience jubilatoire, les blancs, les vides que d'ordinaire l'écrivain s'empresse de combler, projetés d'un coup à la surface du récit. sa profondeur. Comme si ce qui se racontait là, insensible à ses défauts, pouvait se contenter d'un narratif illusoire : errer seulement, errer encore plutôt que de se mettre en route. Via viatores quaerit (Augustin) : la route appelle le marcheur. C'est l'étape, c'est l'époque, celle de la grande bifurcation : il faut simplement, pour l'heure, répondre à cet appel.
Vincent Villeminot, Nous sommes l'étincelle, Pocket Jeunesse, 536 pages, avril 2021, ean : 9782266318570.