en lisant - en relisant
La nuit est mon royaume, Claire Fauvel
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« Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent »...
Une ado, dans une cité, assise sur un banc, les écouteurs sur les oreilles : elle écoute... les Beatles (!), habillée bisounours avec ses chaussures à fleurs. Dans la cour du collège, la voici prise à partie, parce qu'elle est nouvelle Alice, et qu'elle ne ressemble en rien aux filles de la cité. Nawel, l'héroïne de la BD, grande gueule comme on dit, la défend : «Personne n'y touche !». C'est qu'Alice l'intrigue, et qu'elle a pris une claque en écoutant Paul Mc Cartney sur ses conseils. Nawel découvre la pop. Les deux s'entendent bientôt comme il n'est pas possible, montent un groupe synthé guitare : «Nuit noire». Tout va pour le mieux : elles réussissent leur bac au Lycée Saint-Exupéry de Créteil et puis commencent les difficultés : elles veulent s'inscrire en BTS audiovisuel, mais rencontrent l'hostilité de leurs parents. Déterminée, Nawel passe outre, mais rencontre cette fois dans son établissement le mépris de classe des étudiants parisiens... Superbement traité !
Pour Nawel, sa trajectoire devient un vrai choc culturel. Mais elle n'en démord pas : «Je veux la vie entière ou rien».
Les planches sont magnifiques, tout particulièrement leurs nuits sans mots, ces prises de conscience quasi charnelles, le rejet nécessaire mais coûteux, corporel là encore, des conventions -une grammaire inventive de formes déclinées par Claire Fauvel, une encore plus riche palette gestuelle dessinée avec force, dans ces manières de s'écrouler de fatigue, de surgir à soi, qui font de ce roman graphique un album somptueux -n'ayons pas peur des mots...
Nawel bosse pour se payer ses études, s'épuise mais vit. Les filles postent quelques compositions sur facebook, instagram, sont contactées par un programmateur et finissent par donner leur premier concert, avant de participer à un concours qu'elles perdent de justesse, empochant le prix du Public mais pas le grand prix qu'un suédois, Olsen, remporte. Mieux : elles finissent par enregistrer leur premier EP : une pop électro sombre qui reçoit un bon accueil de la critique.
Elles ont trois mois de liberté financière devant elles. Libres ! Libres, enfin, de créer. Les voici à Paris en vélo, en planches somptueuses et tendres. Et puis... Nawel tombe amoureuse d'Olsen. Frustré, jaloux, inquiet de leur énergie, de leur talent, Olsen fera tout pour leur ruiner la vie...
Nawel déprime. Nawel battue ? Comment lutter quand on a touché si près le but qu'on voulait atteindre et qu'il s'est dérobé sous les coups de butoir de la trahison ?
Superbe roman graphique, aux échos si féconds, pas seulement sociétaux, mais existentiels, où courage et fragilité vont de pair : si le faible est tout puissant de sa sincérité, celle-ci l'expose, douloureusement. Nawel en éprouve le prix.
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Claire Fauvel, La nuit est mon royaume, éditions Rue de Sèvres, 2020, ean : 9782369819271.
Révoltées, Carole Trébor
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La Révolution d'octobre 1917, au jour le jour, sans préjuger de ce qu'il en adviendra. Au jour le jour : pour tenter de l'incarner à travers une troupe de théâtre et le portrait de deux jeunes femmes qui s'y engagèrent totalement, deux sœurs, Tatiana et Lena. L'engagement est d'ailleurs l'une des questions fondamentales que le roman pose, une autre étant celle de savoir ce que c'est que d'être révolté, ce que cela implique et ce que peut bien être l'horizon de la révolte. Le tout sous l'ombre magnétique de Maïakovski «porteur d'eau et de vidange, mobilisé par la révolution, recruté par elle» (A pleine voix, 1930), dont l'hymne aux révoltés ne peut, aujourd'hui encore, laisser de marbre. Un Maïakovski qui pourtant ne se jeta à corps perdu qu'éperdu dans la foule des émeutiers dont il chérissait le tumulte et la liesse. Mais réticent quant aux fourches caudines qui se pressaient au-dessus des fronts des poètes pour enrôler l'Art au service du politique : «L'Art est notre affaire», ne cessera-t-il d'affirmer, malgré les malentendus et ses propres errements...
De février à octobre 1917 donc, on traverse la Russie dans la tourmente de la famine, de la misère. En février le tsar abdique, les soldats se mutinent. Un gouvernement provisoire est formé, tandis que la colère s'amplifie. Vient octobre à pas de loups tant les embûches sont nombreuses.
Tatiana s'interroge. Quelle y serait sa place à elle, née pauvre, destinée à mourir pauvre ? Lena, sa sœur, s'exprime déjà haut et fort et l'une et l'autre sont emportées bientôt dans le tourbillon révolutionnaire.
Au gré de leurs rencontres, le roman s'affine et s'enrichit d'une multitude de personnages émouvants sinon poignants, toujours incroyablement fécond en intrigues, en rebondissements, en péripéties et coups de théâtre qui forcent la réflexion, plutôt qu'elle ne l'engourdit par des réponses hâtives. On y croise Stanislavski et son Théâtre d'Art, et tant d'autres dans le bouillonnement intellectuel du Moscou de l'année 1917. Non pas un décor, la fresque brossée, mais l'aiguillon d'une réflexion qui ne peut pas ne pas devenir personnelle au détour des situations, et engager chaque lecteur auprès de chaque autre dans le questionnement de ce qu'on est, tout comme de ces grands problèmes de la vie : qu'est l'amour, l'amitié, le désir de liberté, la violence, l'outrance, la mesure ou l'art ?
Ce dernier, comme en écho au roman que l'on est en train de dévorer. Qu'est-ce que l'art ? Doit-il être révolutionnaire ? Comme... au service de la Révolution, ou bien ? Car : la révolution politique peut-elle coïncider avec la révolution dans les arts ? Qu'est-ce au demeurant, l'art engagé ? Reformulons encore : qu'est-ce qu'éduquer le peuple ?
«Vive l'Art, libre de la politique !», s'exclamera Maïakovski, tout en maintenant la nécessité d'une réflexion et sur la question de son organisation institutionnelle, et celle de «L'Art pour tous» (voir la réunion du 14 avril 1917, au cours de laquelle il refusa qu'on thématise cette question pour y réciter ses poèmes). Bousculer les codes, les repères, les catégories. S'il s'agit avec la révolution de «fendre le crâne du monde», comme le souhaitait Maïakovski, du moins faut-il encore comprendre que la révolution est une entreprise politique, pas artistique, et qu'on ne peut lui aliéner la liberté que chaque révolution artistique promet, ouvrant le regard à de nouvelles manières de voir ou la danse à de nouvelles manières de faire corps dans le monde.
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Carole Trébor, Révoltées, Rageot éditions, octobre 2021, 254 pages, ean : 9782700277197.
Le roman de Carole Trébor est évidemment beaucoup plus riche que ce que j'en ai dit, en intrigue, en personnages, en émotions, en sensations. Peut-être parce qu'il s'adresse à des collégiens, des lycéens et des jeunes adultes -mais tout le monde peut le lire. Cela dit, cette intention l'oblige : il n'oublie ainsi même pas le versant pédagogique de son propos. On y trouvera tout un dossier sur la Révolution russe de 1917, un glossaire, un plan de Moscou et des lieux cités dans le récit, tout un matériel mit généreusement à la disposition des enseignants.
Mais les chiens ne l'aimaient pas, Eve Derrien
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Une dystopie au pays des survivalistes. L'humanité d'après, conduite par un vieux chien aveugle sur des chemins de crête. Non le guidait pourtant ce chien, tombée avec lui dans une déchirure de la terre, une crevasse, un trou. Non, c'est la mère, la matrice de leur monde, celui de Fleur et Lion, des enfants rescapés qu'elle a élevés. Elle leur a appris à survivre, cachés du monde des gens, soustraits au monde. Tombée donc, tandis que Lion et Fleur s'efforcent de ne pas courir sur la crête pour lui porter secours. Ne surtout pas cavaler pour qu'existe un recours de corde et de piquets. Mais rien ne saurait les ramener à la surface. Non est blessée. La décision logique est d'autant plus simple à prendre que Non les y avait préparés. Ils savent donc ce qu'il leur reste à faire : l'ensevelir sous un tombereau de sable et de pierres.
C'est une question de survie. «Alors ils ont continué. Vivre. Non les avait bien éduqués, ils savaient quoi faire» : se méfier du monde des gens, des traces qu'on pouvait leur abandonner.
Et puis il y a Il, qui revenait chaque été. Qui revient. Fleur et Lion lui apprennent la mort de Non. Il, c'est un client. C'est lui que les chiens n'aiment pas. Il revient pour la drogue que Non fabriquait. Et les réserves dont elle tenait la comptabilité pour tenir des décennies, puisque le monde n'était plus.
Il s'installe alors. Prend la place de Non, les divise, abuse de Fleur... Lion observe son manège, cherche dans les livres ce qui définit au mieux ses actes, ses gestes, le piège dans lequel sa sœur est tombée. Il sait qu'il devra raisonnablement s'en débarrasser.
Une dystopie survivaliste. Mais ce qui frappe le plus, c'est l'écriture, ciselée comme on dit, et dont l'étrangeté surtout tient à ce qui manque à Fleur et Lion : l'interlocutoire. Du coup, ils vivent et pensent sans filtre moral. Autrui est comme une sorte d'objet posé devant eux. Ils agissent autant qu'ils sont agis par une pensée infra-rationnelle, aurait diagnostiqué Piaget, qui les fait observer autrui uniquement sous l'angle des effets physiques et/ou physiologiques qu'il peut provoquer.
Le monde que Non leur avait enseigné était réduit à une maquette de petits trains électriques avec son ciel de toile de fond, ces villages en carton, ces ponts qui ne franchissaient rien, ces voitures miniatures, les bêtes et les gens en papier mâché.
Mais Il est arrivé, s'est installé, a rompu l'équilibre. Avec lui, il fallait développer une autre stratégie tandis qu'il prenait petit à petit possession des lieux, des réserves, de sa sœur nubile. Lion s'était mis à chercher dans les livres les mots susceptibles de le caractériser. «Manipuler» par exemple. C'était bien ce qu'il faisait avec sa sœur. Il fallait en tirer toutes les conséquences. Froidement.
#jJ #joeljegouzo #evederrien #etlebruitdestalons #roman #litterature #dystopie #survivalisme #chien #humanité
Eve Derrien, Mais les chiens ne l'aimaient pas, éditions Et le bruit de ses talons, novembre 2020, 114 pages, 15 euros, ean : 9782379120213. première édition : Les contrebandiers, 2014.
Fuck America, Edgar Hilsenrath
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«L'Amérique est un cauchemar», tranche d'emblée Edgar Hilsenrath, dont le père tenta en 1938 d'obtenir pour sa famille juive menacée par les nazis un visa pour se réfugier aux États-Unis, visa qui lui fut refusé au prétexte de leur politique de quotas...
Le monde est un désastre.
Déporté dans le ghetto de Mogilev-Podolsk, aujourd'hui en Ukraine, Hilsenrath finira en 1944 par émigrer en Palestine dont il repartira en 1947, pour rejoindre sa famille d'abord en France, avant d'émigrer à New-York dans les années cinquante, où, vivant de bullshit jobs, il écrira son premier roman, Nuit -un chef d'œuvre.
Fuck America raconte son moment américain. Le prologue est à hurler de rire, «jaune»... «Très cher monsieur le Consul Général, écrit de Berlin le père fictif du narrateur, depuis hier, ils brûlent nos synagogues»... Nathan Bronsky expose la tragédie auxquels les juifs sont confrontés, mais le Consul Général s'en contre-fiche et lui adresse un an plus tard (!), en 1939 donc, un formulaire l'avertissant que s'il le remplit et le retourne à réception, il pourra espérer émigrer aux States dans... treize ans ! Nathan objecte les camps de concentration, les chambres à gaz, le temps presse, etc. En retour, le Consul rétorque le bateau de réfugiés, le Saint-Louis, renvoyé avec tous ses émigrés juifs en pleine mer, l'électorat antisémite du parlement, et conclut : «des bâtards juifs comme vous, nous en avons déjà suffisamment en Amérique»... Et puis, ajoute-t-il, si chambre à gaz, ben remplissez le document pour vos survivants, et par la même occasion, rédigez votre testament, sait-on jamais...
Le ton est donné. Picaresque d'un bout à l'autre du roman, Hilsenrath ne perd jamais de vue le cynisme du monde occidental, ni son hypocrisie, et se refuse à toute courbette, littéraire ou autre. La suite, c'est le journal intime de Jakob, fils de Nathan, qui vit de petits boulots et tente d'écrire son premier roman qu'il intitule «Le Branleur». C'est bien comme titre, non ? Le premier roman d'Hilsenrath, dans la réalité, fut très mal accueilli par la critique et se vit refuser par un nombre incroyable d'éditeurs : trop cru, trop vulgaire, trop obscène... Nuit raconte le ghetto, les persécutions, l'obscénité barbare des nazis et celle de ces magazines occidentaux, américains, britanniques, français, qui en 1936 encore, parlaient d'Hitler comme d'un homme fréquentable, plein d'une subtilité toute éclairée...
Times Square, Le Donald's Pub, la 42ème, les affiches géantes d'Humphrey Bogart illuminent les nuits glauques des pauvres gens. Lauren Bacall leurs fantasmes. Jakob, son personnage central, a 27 ans. Il survit dans la misère : l'occident songe qu'il a déjà bien assez gémi sur le sort des déportés, qui doivent maintenant se montrer entreprenant, prendre leur vie à bras-le-corps, aller de l'avant... Warren Street, le roman se fait la chronique des sales boulots sous payés où s'épuisent les migrants. Toute une faune laissée à l'abandon, venue s'échouer dans les rues polychromes de la ville insomniaque. Philologues, germanistes, érudits et poètes, à la rue désormais. C'est ça la réalité du rêve américain. Jakob en écrit le roman, où se côtoient encore les presque très riches et les vraiment très pauvres, dans un immense brouhaha de fêtes baroques apocalyptiques. West Manhattan, la grande vanité bourgeoise mâchonne ses plans de gloire pour l'éternité, tandis que Jakob en est réduit à partager des colocs de misère. Il faut juste survivre un jour de plus et savoir que le jour suivant sera pire. Sait-on jamais. Warren Street, la rue des clodos, le voici portier de nuit à Manhattan, en livrée à Park Avenue, à pousser un vieux riche dans son fauteuil roulant, peut-être le fameux Consul, qu'il projette du coup d'assassiner...
Les dialogues sont à hurler de rire : ils tournent toujours court, chaque interlocuteur reprenant les paroles du précédent, chacun se faisant l'écho catarrheux de l'autre, comme si tout le langage avait été épuisé déjà, comme si tout était caduc. Marché de dupes, c'est ça le rêve américain. Tout rate sur le plan humain, mais brillamment. Jakob doit sans cesse courir, fuir les impayés de l'hôpital, les tables de restaurant. Mais il raconte, l'air de rien, et sur un ton badin, le vrai discours de l'occident une fois dépoussiéré, l'arrivée de Hitler au pouvoir, la nuit de Cristal, la milice nazie ukrainienne, les ghettos en Pologne, et cette part de lui-même qui est morte avec les six millions de juifs exterminés, et cette autre qui a survécu, sans concession pour l'hypocrite «plus jamais ça» dont il scande les besognes : le génocide des arméniens avant celui des juifs, celui des Tutsis après celui des juifs et partout dans le monde, pendant qu'on y est, le massacre des innocents qui se perpétue sous les hospices d'états lamentables aux lamentations tartuffes.
#joeljegouzo #hilsenrath #fuckamerica #roman #litterature #editionsletripode #librairiesindependantes #newyork #manhattan #parkavenue #timessquare #americandream #ghetto #deportation @letripode
Edgar Hilsenrath, Fuck America, traduit de l'allemand par Jörg Stickan, éd. Le Tripode, 320 pages, nouvelle édition février 2017, ean : 9782370551177.
Chronique autour de Nuit, d'Hilsenrath :
Nuit, Edgar Hilsenrath - La Dimension du sens que nous sommes (joel-jegouzo.com)
Notre correspondant sur place, Robert Perišić
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Zagreb, 2003. La Croatie fonce tête baissée dans le néo-libéralisme, tandis qu'au loin résonnent les bombes américaines de la guerre d'Irak. Boris est improvisé journaliste de guerre par son cousin, parce qu'il faut couvrir à tout prix cette guerre pour rester au contact des nations occidentales, et qu'il semble parler l'arabe... Prudent, Boris débarque à Koweit City pour regarder à la télévision le déluge en vert et jaune qui s'abat sur Bagdad.
Roman découpé en journées, cinq plus exactement, de la vie d'un correspondant de guerre bricolé à la hâte, l'incipit est à hurler de rire. Mais sous couvert du rire, la leçon est âpre...
En Croatie, le rêve néolibéral bat son plein, même si ça et là ce plein est hanté par les vides obscurs laissés par la guerre de Yougoslavie : les camps des années 1990, les viols de masse. Boris se rappelle. Tout cela n'avait aucun sens. Et puis il ne savait pas quoi faire dans la vie : économiste ou artiste ? Journaliste finalement. Dans cette rédaction qui est une sorte de refuge de tous les naufrages du monde, compilés par une bande de naufragés.
Bagdad sous les bombes donc... Boris note qu'un seul Tomahawk coûte 600 000 dollars et qu'à ce prix, mieux vaut tirer sur quelques chose qui en vaut la peine... Mais Bagdad sous les bombes n'est qu'un odieux et tragique canular. Le naufrage de toute vision morale des choses, le désastre de la presse dite libre, devenue la presse de l'infotainment
Il écrit n'importe quoi au final, refusant de jouer au journaliste occidental et tous ses articles doivent être réécrits. Au loin. Savamment. Tandis que lui, de son côté, écrit sur sa trajectoire, sur celle de ces jeunes croates, «ex peuple de travailleurs socialistes qui, en masse, avec des efforts carnavalesques, tentent de se hisser vers les étoiles» : une variante Pop trash du rêve américain. En 1990, observe-t-il, il s'agissait d'attraper le train en marche. En 2020, de survivre... Même si l'heure est à la démocratie Pop, slow Droits de l'Homme ouvrant à nos démocraties Flop.
les journées s'étirent, longues, de plus en plus longues sous sa plume désabusée, dans une mise à nue de la vanité occidentale ébouriffante. Rien ne va plus, ni à l'échelle des états, ni à celui des individus. La presse people a tout emporté sur son passage, affligeante, le condensé même de notre fausse liberté, sinon sa condition, chacun sommé de s'inventer une identité aléatoire assujettie à l'ère du temps. Jouer la comédie. Le maître mot. Jouer la comédie, la seule pratique de liberté qu'il nous reste. Une sorte de mode de survie. A ses yeux, le néolibéralisme n'a fait que libérer ce marché : celui de l'identité flexible. Et dire que c'est pour ça que l'espoir communiste a sombré... Pour l'invention médiatique de ces infimes différences narcissiques qui font de chacun d'entre nous un possible héros horodatable...
Fort heureusement, au quatrième jour, Boris s'est peut-être fait enlever. Sa rédaction est sur le scoop. Tout le pays l'acclame déjà comme un héros : enfin la Croatie tient une image mondialisable d'elle-même ! Que ça dure, espère-t-on, le temps de savourer ce triomphe médiatique. Boris à la Une des journaux ! La Croatie est fière : grâce à lui elle obtient une forme de reconnaissance internationale...
Mais l'épisode tourne court. La guerre elle-même a assez duré dans les journaux. Il faut passer à autre chose. Conçue sur le modèle d'une série courte, à l'apothéose des bombardements plus ou moins chirurgicaux en vision nocturne, à la guerre succède bientôt le silence. Tout s'achemine vers le silence. La série Guerre en Irak achève ses derniers épisodes. Exit la Croatie.
«Nous avions tout simplement disparus»...
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Fuck up, Arthur Nersesian
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East Village, dans les années 1980. Aux hippies succèdent les yuppies et l'idéologie néolibérale qui va bientôt s'incarner dans la «sanctification» du training. On y est : exit les Révolutions, en France, on le découvre depuis le fameux slogan dodeliné par François Furet en 1978 : «La Révolution est terminée»... l'Amérique triomphe et nous fait vivre en direct l'agnelage du grand aveuglement : demain nous serons tous riches, il suffira pour cela de traverser la rue, n'est-ce pas ?... La gentrification démarre. A peine. On n'est pas avant, on est juste à son point d'allumage. La bourgeoisie urbaine assiste, médusée, à la conquête des friches et des centres villes loqueteux par une «faune» «déjantée», qui sait placer ses «billes»... En masse, le monde occidental tourne le dos à la misère sociale pour s'emparer de l'habitat des «pauvres», au moment même où le chômage de masse fait son apparition, dans le plus grand déni de la classe politico-médiatique. Tout le monde doit se mettre au diapason : there is no TINA... Le marché, la mondialisation, ne sont pas seulement nécessaires, ils deviennent notre «horizon incontournable»... En France, le libéralisme à gros nez rose s'apprête à enterrer définitivement toute idée de révolte contre l'ordre mondiale des choses. Émerge alors ce «gendarme» totalitaire du monde que l'on baptisera États-Unis, recouvrant inlassablement d'une voix bêlante son immoralité sous le fatras d'un discours hypocrite, tartufe... La «liberté», l'entreprise, sous peu les start-up nations deviendront nos lendemains glorieux...
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Les années 1980 donc... Celles du grand leurre. Publié en 1997, Fuck up nous en livre les délires. Le narrateur s'est retrouvé à vivre adulte dans une ville qu'il n'aimait pas (NY), marié à une femme qu'il n'aimait pas... Il le raconte sept années plus tard, dans la même ville, avec la même femme... Mais le voici soudain viré de son bull shit job, viré de chez Sarah, contraint de se réfugier chez son pote Hemsley, prof viré de la fac, lecteur de Das Kapital qu'il possède en édition allemande originale, trois volumes historique ! A côté de cela, écrivain gâché, traducteur honteux. Ces deux-là ont tout loosé : leur vie professionnelle, intellectuelle, amoureuse... C'est néanmoins l'époque du grand mélange des genres. On se mélange encore un peu socialement, et on arnaque pour tenter d'y être. Où ? Là où ça se passe, les soirées, les fêtes, la Factory, le marché quoi. Survivre. Alors le narrateur finit par voler un boulot au vif d'une conversation de bistrot, usurpant l'identité de celui qui devait s'y rendre et qui a trop tardé. Un job dans un cinéma porno, le Zeus theater, après un entretien d'embauche halluciné où il est encore question des tantras des années 70, de pratique ou non de la méditation, de cristaux extatiques... Nouveau provisoire bullshit job, avant d'en finir après une arnaque à la caisse pour se retrouver gardien de l'appartement luxueux d'un cinéaste expérimental blindé de thunes... Péripéties toutes plus grand-guignolesques les unes que les autres, on croise Mick Jagger, Lionel Richie, Bruce Springteen, à se tordre de rire ligne après ligne, n'était qu'on est dans ce Brooklyn des Yuppies où déferle confusément, mais résolument, l'effervescence capitaliste qui va submerger l'occident pour engloutir tous nos espoirs de vie meilleure, comme de justice sociale...
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Arthur Nersesian, Fuck up, traduit de l'américain par Charles Bonnot, éditions La Croisée, août 2023, 332 pages, 22 euros, ean : 9782413079521.
Kintsugi, le fil doré de ma vie, Mathilde Paris
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«Maman est partie». Avec le cactus dont elle disait qu'il était une leçon de vie, capable qu'il est de survivre en milieu hostile. Maman a disparu, les laissant seules, elle, Lorna, seize ans, et sa sœur Ebony, six ans, et seul leur père désemparé, littéralement, sans prise sur rien désormais.
C'est Lorna la narratrice. Qui file le récit, intime, dans la fragilité d'un Je en recherche de lui-même. Maman est partie et ce vide, c'est d'abord celui de son odeur. Qui lui rappelle que lorsque «l'odeur de (sa) grand-mère a laissé place à celle de (son) grand-père, il est mort à son tour».
Lorna, dans une poignante anamnèse, regarde depuis cette absence la maison, la ville, ses habitants et tout ce vide entre leurs gestes et comment ils s'en défont ou au contraire le comblent, l'émouvante maladresse des ponts qu'ils dessinent, ces quelques effleurements, l'infime toucher d'un doigt sur un bras, une épaule, quand il s'agit d'aller à la rencontre d'autrui dans la sincérité d'une émotion dont on ne sait pas encore si elle est partageable et jusqu'où elle l'est. Le ton est celui de la méditation. Lorna se rappelle ses apnées infantiles comme autant d'exercices spirituels. Sa première : elle avait quatre ans, sa mère venait de l'humilier : «J'ai retenu mon souffle pour ne pas arrêter de respirer»...
Nous en sommes tous là, au mieux.
Les phrases sont à la mesure et du vertige et de la tendresse portée sur cette nécessité de croire encore possible un autre récit de soi, du monde, fluides, aimantes, d'une douceur inouïe. Lorna campe à terre au milieu de ce monde où «toutes les odeurs finissent pas disparaître». Jusqu'au moment de la rencontre. La seule, inattendue, sublime parce qu'inattendue et forcément amoureuse, de Sam le jeune mécano, alors qu'autour d'elle s'agitent d'autres «prétendants». Sam, si différent, qui lui raconte des histoires d'arbres protecteurs, pourvu que l'on sache s'y lover. Sam si étranger à son monde, si patient. Lorna résiste, tente Hugo plus conforme à son milieu, mais se sent elle-même devenir de plus en plus étrangère aux siens. Sam l'initie à l'art du Kintsugi : l'art de réparer les objets cassés -la réparation ne doit pas être masqué. Des pages magnifiques sont consacrées à l'histoire d'un bol restauré. «Il faut laisser le temps dériver pour retrouver le présent». Ces objets raccommodés d'un fil d'or prenant la place des ruptures. Il faut du temps pour comprendre ce qu'aimer vaut d'être. L'objet ne peut être restauré dans ce qu'il était : il faut en faire une œuvre, non un pis-aller. Mais Sam doit partir. La quitter. Il doit marcher droit devant lui, aller voir les cerisiers en fleurs avant que de pouvoir revenir, peut-être, auprès d'elle.
Alors Sam est parti, et Maman est revenue.
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Mathilde Paris, Kintsugi, le fil doré de ma vie, éditions Auzou, 2022, 272 pages, 14.95 euros, ean : 9791039512084.
La Révolte des filles perdues, Dorothée Jardin
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6 mai 1947, Fresnes, en pleine campagne à l'époque. Dans une section à part, quatre-vingts jeunes filles recluses, entre seize et vingt ans. Encloses plus qu'enfermées, maltraitées. Ce ne sont pas des criminelles mais «des mauvaises filles», des fugueuses «inamendables», «vicieuses». Elles sont là parce qu'elles sont «de mauvaise vie». Parce qu'elles contreviennent aux attentes de la société bourgeoise. Parce qu'elles ont refusé l'inceste, les viols, la soumission aux mâles de leur propre famille. Le 6 mai donc, elles se révoltent, parviennent à envahir les cours intérieures, les cuisines, à grimper sur les toits de la prison. La presse de l'époque est hallucinante à lire : ces adolescentes sont décrites comme des «sauvageonnes», des «folles», des «hystériques avinées». Elle insiste sur la sauvagerie de leur débordement : les flics sont accueillis par des jets de tuiles lancées du toit et... «des bordées d'injures» ! ... Voilà ce qui choque : leur langage. Cru. A un point tel que le directeur de la prison soulignera devant les journalistes sa vertu outragée par leur vocabulaire grossier... La presse insiste sur ce caractère ordurier de leur langage...
Qui sont-elles vraiment ? Pour la plupart d'entre elles, elles sont emprisonnées à titre «préventif». Aucune n'est passée devant un juge. On les a enfermées parce qu'on les soupçonnait, les unes d'être «tentées par la débauche», les autres pour avoir failli fuguer ou fugué vraiment. «Pré-délinquantes» ! Elles ne le sont même pas encore mais pourraient le devenir ! Cette France de l'après-guerre est odieuse ! Dans la réalité, nombre d'entre elles ont fui des abus sexuels au sein même de leur famille ! Et se sont retrouvées «placées» par la volonté des pères, sur simple déclaration de «correction paternelle» !
L'autrice a enquêté. Il y avait ces filles à Fresnes, mais des milliers d'autres ailleurs, brisées sous le joug des institutions catholiques qui avaient main mise sur l'éducation dites «surveillée»... Des nonnes malfaisantes, odieuses, ordurières. Notre héritage chrétien. Les filles leur étaient «confiées» pour y été «traitées» : comprenez remise dans le droit chemin. Dressées. Vaincues. Avec au centre de cette «éducation» les arts ménagers, qui fleurissaient alors pour libérer les «ménagères» des tâches les plus chronophages.
La presse fut ignoble durant les trois jours que dura la révolte. On ne s'en étonnera pas : celle d'aujourd'hui en est l'héritière. Ces adolescentes battues, enfermées, sans droits, la presse les décrivit comme des monstres lubriques, redéployant le vocabulaire des chasses aux sorcières des siècles passées pour évoquer leur «possession satanique»... La figure de la grisette ressurgit et avec elle l'imaginaire des maisons closes... Les journalistes s'en donnèrent à cœur joie, déshumanisant ces jeunes filles pour en faire des succubes offertes à tous les vices, jouissant elle-même, cette presse abjecte, de ses fantasmes de viol à leur encontre... A vomir !
La police vint à bout des jeunes filles qui furent cette fois présentées devant un juge. Elles furent alors condamnées à de très lourdes peines, sur des motifs futiles : l'une prit huit mois de prison supplémentaires pour avoir recelé dans sa poche quelques carreaux de chocolat volés à l'économat... Une autre un an pour injure au personnel de la prison. Personne ne les a écoutées.
Juste ce roman pour en témoigner. Un peu surchargé, tentant de nouer des fils imaginaires au récit de cette révolte héroïque. L'autrice ne voulait pas faire œuvre d'historienne, mais son roman dissémine l'horizon d'attente et finit par dissoudre la force de cette histoire dans un romanesque surabondant. C'est dommage. On l'aurait préféré dépouillé, ce récit : l'abjection déployée par la Justice et la presse suffisait en matières pour délivrer l'hommage qui leur est dû.
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Dorothée Jardin, La révolte des filles perdues, Stock, août 2023, 380 pages, 21.50 euros ean : 9782234095090.
Humus, Gaspard Koenig
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J'avoue ne pas comprendre l'engouement de la critique pour ce roman, tout comme pour son auteur, voire la méprise d'un certain public à l'égard d'un faux roman de lutte écologiste qui s'achève sur une aberration : un coup d'état, à Paris, fomenté par Extinction Rébellion...
Quant à l'auteur, tout le monde semble avoir oublié qu'il anime un Think Tank passablement conservateur, pour ne pas dire frigorifère : «Génération Libre», qui défend sans rire un «libéralisme rebelle», à savoir anti-colbertiste, homélie sans fin de l'impayable «trop d'état» libéral, pourfendant en réalité l'état providence pour s'agenouiller devant les chimères de la main invisible du marché, d'un marché qui ne cesse de confisquer la manne commune au profit de nantis et qui, pour y parvenir, ne cesse d'avoir besoin d'un état fort -entendez «policier» plutôt que policé. Rien de nouveau donc, si ce n'est que notre auteur porte «en même temps» aux nues les Physiocrates du XVIIIème siècle -c'est pas tout neuf non plus-, dans leur apologie de l'agriculture, que le libéral Adam Smith (la main invisible, le marché régulateur), ne cessa de combattre. Mais Gaspard n'en est pas à une contradiction près, ni une absurdité, nous le verrons par la suite, oubliant au passage leur doctrine dite du «despotisme légal», qui ravirait un Macron, ce despotisme affirmant que le pouvoir ne peut être déposé que dans les mains d'un souverain absolu, et non républicain...
On croit rêver... D'autant que pour faire savant lettré, notre Gaspard (des montagnes russes?), se revendique de Flaubert, libéral «enragé», dont il n'a pas la plume mais le plumail, à camper sur l'immense naïveté de quémander de la Finance un peu de raison, quand elle n'est que l'aboutissement de cette logique de marché qu'il soutient avec un bel entêtement… Et puis la Finance ennemie, on a déjà donné...
Beaucoup de confusion intellectuelle donc...
Quant au bouquin...
Il s'ouvre sur l'apologie méritée des lombrics : sans eux, pas d'humus et sans humus, pas d'humanité. Lombrics que l'agro-industrie, fidèle aux lois du marché, a exterminés... On sort de ce chapitre ravi, en imaginant que l'auteur nous convie à une réflexion d'envergure sur le dérèglement climatique et la sauvegarde de l'environnement. Il va tout de même jusqu'à poser que l'échec de l'industrie agro-alimentaire est celui de l'humanisme (ce serait pas plutôt celui de l'antihumanisme?). Mais très vite, cette défense de l'environnement trouve ses limites : quelques pages plus loin on voit l'auteur s'en prendre à ces étudiants d'AgroTechParis qui bifurquent et tentent de poser les bases d'une autre agriculture possible, refusant de jouer le jeu que... l'auteur semblait pourtant vouloir dénoncer ! Le voilà donc raillant la prise de conscience écologique pour la réduire à ses avatars bobos parisiens, avec leurs commerces alternatifs tournés en dérision quand nombre de ces épiceries ne se contentent pas de «vendre» (notre homme est libéral, ne l'oubliez pas) mais de faire un réel travail sur un autre vivre ensemble. Bref, on se demande où il veut en venir : nulle part, sinon que sa dénonciation porte surtout sur tous ceux qui se soucient d'écologie. Car s'il nous rappelle que 90% des terres seront dégradées à la surface de la planète d'ici 2050, c'est pour affirmer vaines et sottes les manifs pour la sauvegarde de l'environnement, et dénoncer dans la foulée les réseaux sociaux, qui procurent une «illusion de révolte, (…) tolérée, confortable et donc bénigne»... Faut-il lui rappeler que sans ces réseaux sociaux, jamais la dénonciation des méga-bassines par exemple n'aurait pu voir le jour ? Faut-il lui rappeler que sans ces réseaux sociaux, aucune dérive policière n'aurait pu être dénoncée ? Une révolte «confortable» ? Faut-il lui rappeler le rôle joué par les réseaux sociaux dans l'appel aux révoltes qui ne cessent de se succéder en France depuis les Nuits debout ? Faut-il lui rappeler le nombre de blessés, de morts, de mutilés que la répression policière a engendré ?
Quelle serait selon lui une vraie révolte ? Il n'en dit évidemment rien. Lui se contente de stigmatiser des «groupuscules» à l'œuvre, reprenant à son compte les absurdités d'un pouvoir à l'agonie qui a cru pouvoir «dissoudre» ce qu'il croyait être un groupuscule organisé, quand les Black Blocs sont en réalité des stratégies de lutte des cortèges de tête face à la répression policière... Sorti un poil trop tôt, pour sûr, il en aurait lui aussi appelé à la dissolution des Soulèvements de la terre. Mais peut-on dissoudre un soulèvement ? Quelle blague ! Tout comme l'intention d'en faire un grand "témoin" de notre société...
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Bon, mais là, on n'est pas dans le romanesque. On est dans l'idéologie, où campe son écriture en réalité. Pour ce qui est du romanesque, il s'exprime dans la composition laborieuse de ses personnages, à commencer par ces deux étudiants en géodrilologie, la science des vers de terre : «c'est l'humus qui sauvera l'homme». Arthur, très bobo retour théorique à la terre mais loin de toute pratique «paysanne», et Kevin, de la start up nation. Thoreau versus capitalisme vert pourri par la finance... Deux personnages dessinés pour servir la cause idéologique confuse de l'auteur... Arthur installe son Walden à Saint-Firmin et rate sa bifurcation, qu'un paysan de bon sens souligne : monsieur Jobard avec ses gestes à l'ancienne... Très année 1950, sauf qu'il n'en reste plus beaucoup de son type : la FNSEA les a tués. Mais de leur perte, motus dans le roman... Et Kevin, qui va lever beaucoup d'argent pour son industrie du lombric soutenue par l'Oréal. Peu de consistance en l'un et l'autre, sinon qu'il les encombre là encore, toujours dans le même esprit dit «critique», de mœurs, c'est comme ça qu'on dit, pseudo avant-gardistes : Kevin est pansexuel, le + de LGBT+, permettant à Gaspard de se payer cette fois... le «groupuscule» (?) selon Saint Gaspard, LGBT ?
Arthur et Kevin vont se fâcher, puis se réconcilier in extremis lors du coup d'état raté d'Extinction Rébellion... Et Arthur mourir, ses cendres dispersés dans un sidéral morceau d'écriture romanesque -bof...
Mais avant cela, c'est la jalousie qui va diriger nos deux personnages. La jalousie comme fable de l'Histoire... Soumis à la démonstration axiologique du roman, Arthur et Kevin sont vides. Sans épaisseur. Tout comme Salim, l'extrémiste de twitter, inventé pour tourner en ridicule les réseaux sociaux. C'est grossier. Comme l'est Arthur en rebelle avec son refus de payer ses impôts, lui qui empoche tout juste un possible RSA, et son buzz de plainte pour écocide contre le ministre de l'économie... Et puis bon, le final... Un coup d'état. Pas une révolution. Un coup d'état : le pouvoir confisqué par une clique autoritaire... Bien dans l'esprit de son Think Tank ça...
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Gaspard Koenig, Humus, Les éditions de l'Observatoire, 23 août 2023, 380 pages, ean : 9791032927823.
A pied d'œuvre, Franck Courtès
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Écrivain ou manœuvre ? Jadis photographe reconnu, riche, côtoyant la jet set. Un type qui a réussi, hier, aujourd'hui un gars qui n'est rien, comme dirait Macron. Déserteur ? Pas vraiment : on le sent réintégrer en fin d'ouvrage et grâce à ce récit, son statut égaré. Non pas perdu. Simplement égaré. Certes un type qui a déserté un temps la réussite. Enfin, photographique, et qui attend celle de son entrée en littérature. A-t-il pour autant déserté les vanités ? La questions se posera demain, en fonction des ventes d'à pied d'œuvre...
Photographe à succès, Franck Courtès est devenu écrivain à succès. Dès son premier roman. Enfin, pour son premier roman. Succès «d'estime» entendez. Ce qui ne fait pas vivre son homme. Il le déplore. Et lui qui vivait confortablement jusque là, s'interroge. A quoi bon tout ce bazar ? Mais il a continué : écrire, quoi qu'il en coûte. Une folie peut-être. On ne sait pas trop, ni trop combien de temps cela a duré, puisque de nouveau le succès frappe à sa porte. Notons au passage cette curieuse mention, la joie des dernières pages, son éditeur lui apprenant qu'il est retenu dans la liste des Goncourables (un fantasme ? de l'ironie de dernière minute ?). Comme si finalement le salut ne pouvait venir que de ces prix marchands qui occupent le devant de la scène littéraire française, démultipliés au fil des ans pour que tout le monde reçoive sa part de gâteau... Plus ou moins grande, ou petite, mais... pourquoi espérer, dans ce récit, ce gavage ? (Sinon ironiquement, mais alors, en dérouler les raisons).
Lui qui avait renoncé à l'aisance de la photographie -d'agence-, dégoûté par le métier. Trop d'images flamboyantes, pas assez de réflexion et des gens trop bien payés pour cesser d'alimenter ce flux étourdi. Vers quoi font-elles signes toutes ces images qui circulent frénétiquement ? Il a donc fui la trivialité du marché de l'image. De la peinture ? De l'art ? Pas du roman ? Ni de la littérature, dont il attend... les honneurs sonnantes et trébuchantes si possible ? Avec ce récit par exemple, trempé dans «la sueur» et un peu de sang du travail manuel ? Il écrit en tout cas. Préférant l'image littéraire à l'image photographique. Malgré leur parenté. Ut pictura poesis...
Franck Cortès raconte donc. Sa «descente aux enfers». Toute relative cependant : il est resté écrivain plutôt que manœuvre. Moi lecteur (aurait dit Hollande), je ne sais qu'en penser. Me rappelle ces intellos de 1968 qui ne se sont établis en usine que pour raconter leur histoire et frapper à la porte des grandes maisons d'éditions, enthousiastes : un ouvrier capable de narrer les cadences infernales ? On prend. Même si tout était biaisé : l'ouvrier n'en était pas un, le témoignage, écrit dans la solitude de l'intellectuel qui sait pouvoir l'écrire ne valait pas tripette la plupart du temps. Ne valait pas en tout cas le singulier et unique récit de Linhart, L'établi. Un chef d'œuvre lui.
Franck Courtès ne s'est pas établi. Il s'est « enfui en littérature »... Et a été contraint de vivre la vie des pauvres. Arrachant à cette vie de très fortes observations, de très belles pages. Il est entré en littérature comme on entre dans les ordres mendiants. Il a dû déménager pour un rez-de-chaussée. A peine de quoi se lever, s'asseoir, se coucher. Il a vécu d'austérité. Il raconte ça très bien. L'austérité. Pas la misère, qui est un état permanent. Mais dont il décrit très bien le quotidien : traverser chaque jour le trottoir pour tenter de trouver en face un boulot à 5 euros de l'heure. Il raconte là pour le coup avec force ces plateformes, véritables marchés de «serviteurs précarisés», où l'on doit pour se vendre au plus bas prix, aux enchères... Un monde d'algorithmes odieux, «qui transforme notre instabilité passagère en désespoir permanent».
Mais il reste un riche sans argent. Un écrivain momentanément dans la dèche. Fasciné par la littérature, « ce fleuron de l'excellence française », tiré à quatre épingles -à nourrice en fait : un fleuron «qu'on s'échine tous à faire exister et survivre», et dans lequel la plupart des auteurs «se débattent dans des conditions effroyables».
Une société de survie en somme, conforme secteur par secteur, à l'impératif catégorique du néolibéralisme : sois disponible à toute heure au plus bas prix.
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Franck Cortès, A pied d'œuvre, NRF Gallimard, juin 2023, 180 pages, 18.50 euros, ean : 9782073024916.