L’âge des démagogues, entretiens Chris Hedges, Pierre Luc Brisson
En 2015, Chris Hedges signait un essai intitulé L’Âge des rébellions. En 2016, celui des Démagogues… Des rébellions aux démagogues, ce qui semble avoir évolué, c’est tout simplement le désespoir, et la misère, qui affectent un nombre toujours plus grand de nos concitoyens. Deux facteurs de décomposition sociale, sinon deux « outils » tant ils apparaissent orchestrés pour jeter cette impensable «classe moyenne» dans les bras des pires démagogues que l’histoire contemporaine ait enfantés. Car en entrant dans l’Âge des démagogues, ce vers quoi nous faisons signe n’est rien moins que le retour du Totalitarisme.
Ancien journaliste au New York Times, Prix Pulitzer, Chris Hedges avait vu sa carrière ruinée par les critiques très fournies qu’il avait énoncées à l’égard de ce que nous ne pouvons plus nommer autrement que le Capitalisme Totalitaire. Spécialiste de la question terroriste, correspondant de guerre en Irak, en Afghanistan, en Syrie, Hedges en était revenu avec la conviction d’une vaste conspiration menée par des lobbys. Viré sans ménagement, il se consacre depuis à la divulgation de ses analyses pour alerter l’opinion publique sur les dangers que nous courons désormais tous à accepter pareille situation. Or, curieusement, sa cible principale est le Pari Démocrate. «Notre seul espoir aujourd’hui est de détruire le Parti Démocrate», entré dans la sphère idéologique des Républicains, affirme Chris Hedges. Voilà qui nous convoque sur les lieux de nos propres combats contre un PS français qui n’a cessé de nous jeter dans les bras du FN.
Que penser en effet d’un Parti qui a suspendu la plupart des libertés collectives et ne cesse de militariser sa police ? (Et singulièrement, Hedges songeait ici au Parti Démocrate, non au PS, qui lui a emboîté le pas sur ces questions avec un rare entêtement)… Que penser d’un Parti qui, sous Bill Clinton, a détruit le système américain de santé, qui profitait essentiellement aux enfants des classes moyennes et pauvres ? Que penser d’un Parti (Clinton toujours), qui n’a cessé de construire des prisons pour y enfermer ses minorités ? Que penser d’un Parti qui a opté pour la Loi des trois prises, laquelle jette à vie en prison tout condamné «récidiviste», quelle que soit la nature du délit commis ? Que penser d’un Parti (Obama), qui vient d’augmenter les dépenses militaires de son pays de façon exponentielle, privilégiant la militarisation de son pays à la réduction de la pauvreté endémique qui sévit aux States ? Que penser d’un Parti qui donne à croire qu’il n’existe pas de chômage de masse aux Etats-Unis, alors que les chômeurs sont sortis de la statistique dès leur quatrième semaine de recherche d’emploi ?
Ce qu’analyse Chris Hedges dans ces entretiens, c’est ce désir de fascisme qui ne cesse de monter, aux Etats-Unis comme en France, où l’on s’attaque aux valeurs pour contrer les frustrations engendrées par les politiques libérales. Nous assistons, affirme-t-il, à la désintégration de la société américaine, à la désintégration de la société française, une désintégration conduite par leurs élites elles-mêmes. Des élites qui ont massivement choisi le camp du racisme, de la xénophobie, du nationalisme, du déploiement sans retenue d’une rhétorique guerrière qui ne parvient pas à masquer leur énorme soif de violence. Hedges l’observe à travers la poussée de l’extrême droite chrétienne aux Etats-Unis –lui qui est chrétien. Plus de 1 000 groupes suprématistes blancs s’y expriment désormais ouvertement, recrutant dans les territoires oubliés du développement économique américain. «Quand les gens sont dans un cul-de-sac, avec ce sentiment de désespoir, ils représentent une force morbide au sein de la société ». Cette force morbide que les démagogues s’emploient jour après jour à structurer. Cette force morbide que les élites mobiliseront bientôt pour sauver leur système à bout de souffle. Car ce à quoi nous assistons, c’est à l’effondrement de la crédibilité du néo-libéralisme. C’est le point déterminant de cet entretien en définitive : une société prend fin, mais cet effondrement fait aujourd’hui le lit du fascisme qui s’annonce à grand bruit. A si grand bruit aux Etats-Unis comme en France, que Chris Hedges ne voit guère se profiler dans un proche avenir qu’un soulèvement d’extrême droite, seule force organisée, mobilisée en outre par les élites et les médias.
L’Âge des démagogues, entretiens, Chris Hedges – Pierre Luc Brisson, éditions Lux, coll. Futur Proche, sept. 2016, 116 pages, 12 euros, ean : 9782895962359.
Site de Chris Hedges : http://www.truthdig.com/
Jours tranquilles à Alger, Mélanie Matarese, Adlène Meddi
Apparatchikland… L’Algérie ? Un pays bloqué, coulé sous la chape de plomb du quatrième mandat de Bouteflika. Le pays de Monsieur Frère, de la méfia d’état, de la corruption endémique. Celui des oligarques, des chefs terroristes amnistiés et reçus dans les coulisses du pouvoir. Celui d’une police politique omniprésente. Celui du mépris étatique, la mer sous grilles, où les marches pacifiques sont interdites depuis 1992, où règne un état d’urgence sans partage, où le centralisme démocratique contraint les dirigeants à expliquer avec longanimité aux journalistes que leur raison d’être est de défendre la patrie en danger. De quel danger sinon celui que cette bureaucratie qui se fout de tout, inefficace et méchante, fait courir au pays lui-même ?... Un pays donc où jour après jour la logorrhée de la grandeur gaullienne de la patrie déferle sur les ondes jusqu’à plus soif. Où l’on «salit cette belle langue arabe en l’asservissant aux petits désirs de chefs en costards de mafieux des années 20 à Chicago.» Zone grise plutôt que pays de Droit, voire même de Lois tout court, où les militants du mouvement des chômeurs furent il y a peu violemment réprimés et où l’état a fini par rôder une technique de domination très sûre, en réprimant toujours très fort, tout en comptant sur la peur et l’autocensure comme mode de gestion de toute contestation possible. Un pays embaumé en somme, où dans la rue peut parfois surgir une parole libre, pourvu que personne ne l’entende. Un pays sous influence Qatari, chinoise, ni tout à fait réel ni tout à fait imaginaire, où tout peut s’écrire jusqu’au brutal rappel à l’ordre. Un pays immense cependant, «terre qui mime le ciel férocement», à la profondeur historique continue, dont la jeunesse, sentinelle de nos défaites communes, ne semble jamais vaincue, toujours en veille d’une insurrection promise. C’est cette ferveur que l’on retient au final, tout l’inverse du renoncement espéré par des autorités grabataires, dressée en quelques lignes magnifiques par Adlène Meddi évoquant Constantine, «livrée aux voyous d’un régime devenu caricature de lui-même» mais vive comme un feu sous la braise, dans sa superbe déclaration d’amour à la littérature, non comme consolation mais volonté d’une Histoire autre.
Jours tranquilles à Alger, Mélanie Matarese et Adlène Meddi, préface de Kamel Daoud, éd. Riveneuve, juin 2016, 204 pages, 15 euros, ean : 9782360133918.
Watership Down, Richard Adams
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Un chef d’œuvre. Tout court. Un chef d’œuvre de la littérature passé à peu près inaperçu en France, malgré un succès mondial… Traduit dans toutes les langues connues, enfin retraduit ici par Monsieur Toussaint Louverture, l’une des plus brillantes maisons d’éditions françaises, aux publications toujours marquantes.
Un roman monde. Picaresque. L’immense saga d’une civilisation inconnue. Roman d’éducation, récit hagard d’une terre offerte à l’aventure, d’un univers pionnier contraint de s’inventer sous nos yeux et dont les protagonistes ne cessent d’affronter leurs ombres, l’adversité, l’espérance (oui, l’espérance peut relever aussi de l’affrontement), l’obligation de construire quelque chose comme cette dimension du sens commun que l’Histoire devrait être. Une cosmologie même, avec au commencement l’Exode. Biblique... Au commencement de ce roman, il y a l’exode, imaginez ! Eschyle en exergue, la Grèce et L’inde antiques à la rescousse, la légende de Shraavilshâ en pendant… Et partout, des lapins. Partout. Leur communauté devenue ce récit où prendre pied. Au commencement donc, il y a la nécessité de l’exode dans la garenne pourtant en paix. Où les lapins parlent, mais ne savent compter que jusqu’à quatre. Ce qui n’est pas si mal, quand on y réfléchit bien. Des lapins, dont Hazel et Fyveer, nos héros. Au départ, tout va bien dans le meilleur des mondes –des lapins. Mais pour faire avancer le conte, bien sûr, une catastrophe se profile. Structure classique, direz-vous. On apprend ça au collège. Mais avec quel talent l’auteur nous en régale ! La garenne a été rachetée par des hommes sans scrupules. Parce qu’il y a des hommes dans ce récit. Nous. Cruels, avides, avec leurs machines et leurs convoitises : la terre, que nous nous acharnons à détruire pour en extirper le moindre rendement. Une société immobilière a racheté la garrigue. Mais de cet autre monde que l’auteur réussit à nous rendre étranger, le nôtre, celui des hommes, nous ne saurons pas grand-chose. Ils sont trop loin, trop grands. Trop impénétrables. Nous vivons mieux auprès de Hazel, et de Fyveer, qui sent la catastrophe. Littéralement. A travers les pores de sa peau de lapin. Il sent cette catastrophe qui vient, dont il ne sait rien dire, sinon qu’il faut fuir. Vite. Mais voilà, le Padi-Shâ de leur communauté, leur maître, n’a pas envie d’affoler la garenne. Alors Hazel, Fyveer, Bigwig et quelques autres décident de fuir cette communauté insouciante qui court à son anéantissement. Le récit est en marche. Nous ne les quitterons plus. En partance avec eux pour inventer un autre monde, celui d’une société de lapins égaux et libres, qui saura faire la part des choses, créer des règles de vie justes, «modernes», sans rompre pour autant avec cette foi ancienne des récits des ancêtres où plongent l’émotion de l’identité lapine, celle de cet animal timide et sauvage, «gros comme un chat médiocre», affirmaient les dictionnaires du XIXème siècle. Quel roman ! Il est même traversé par un récit des origines : celui de Krik, qui créa les étoiles en répandant ses crottes à travers le ciel. Krik a fait des chats, du renard et de la belette des mangeurs de lapins. Pour contraindre cette glorieuse et indestructible race à s’exhausser. Hazel donc, et les siens, marchent vers la Terre promise. Moins un lieu qu’un lien. Et même certainement pas un lieu –c’est l’une des grandes leçons de ce roman-, tant ceux qu’ils découvrent au gré de leur pérégrination n’ont de promis que l’opportunisme vain d’avoir échappé chaque fois à une épouvantable catastrophe. Ici une prairie admirable, avec tout le confort rêvé et des hôtes charmants, véritable paradis sur terre recélant une société fasciste qui reçoit ses immigrés pour mieux les vouer à la destruction… L’exode donc, toujours, au fond la seule forme juste de société, qui sache survivre à tous les délires sociétaux. Jusqu’à la colline de Watership down, un lieu ingrat, abandonné de tout et de tous et où il leur faudra livrer une bataille hallucinée. Les cent dernières pages sont incroyables. On retient son souffle, on éprouve leur immense émotion. Et non, ce n’est pas la ferme des animaux, c’est mille fois mieux. Il y a bien certes le dessein symbolique de raconter notre destinée humaine en filigrane, prétexte à de grandes leçons. Mais il y a plus. L’incroyable de ce récit, c’est qu’il ne cesse de se construire depuis le point de vue des lapins tels qu’ils sont «en vrai», timides et peureux, habitant ordinairement dans des trous qu’ils font sous terre. Voir le monde depuis ces clapiers, ces garennes ou ces mangeurs de choux, quelle leçon d’humanité !
Watership Down, Richard Adams, traduit de l’anglais par Pierre Clinquart, éd. Monsieur Toussaint Louverture, oct. 2016, 544 pages, 9791090724273.
Frances E. Jensen, Le Cerveau adolescent
Frances E. Jensens est neurologue, spécialiste des études du cerveau. Elle a passé sa vie tout d’abord a étudié le cerveau des enfants en bas âge, puis celui des personnes âgées. Jusqu’au jour où, confrontée aux deux adolescents qu’elle avait à la maison, elle s’est sentie dépassée par leur comportement. Plongeant dans la bibliothèque des neurosciences de Harvard, elle s’est rendue compte qu’en fait le cerveau des adolescents n’était quasiment pas étudié. Jusque-là, les spécialistes des neurosciences partageaient le préjugé selon lequel, au fond, le cerveau des adolescents ne différait pas de celui des adultes. Elle décida alors de se jeter à corps perdu dans son étude. Pour découvrir que ce cerveau n’était en rien comparable au cerveau des autres âges de la vie. Ce qui le distingue ? Le cerveau humain semble se développer d’arrière en avant et du coup, les lobes frontaux sont les derniers à être mis en chantier, alors qu’ils sont le siège du jugement, de la décision, du contrôle de l’émotion. Soumis au bombardement hormonale de l’amygdale et de l’hippocampe, la fonction dite exécutive du cerveau humain n’a que peu de chance de n’être pas submergée jour après jour par ce déferlement d’émotions qui caractérise si bien le monde adolescent. Cela dit, si le câblage du cerveau humain est progressif et si celui de l’adolescent manque de matière blanche, il dispose à profusion de matière grise et, selon les termes des spécialistes de neuroscience, est ainsi configuré pour apprendre, disposant de capacités littéralement inouïes pour cela, des capacités dont plus jamais le cerveau humain, malgré sa plasticité, ne disposera ! L’adolescent connaît en quelque sorte l’âge d’or du cerveau humain, de quoi se convaincre de l’aider à mieux disposer d’une telle félicité. L’étude de Frances Jensen est donc suivie de conseils à l’égard des décideurs qui ont en charge leur éducation et d’informations pratiques, voire d’un guide de survie à l’attention des parents d’adolescents, tout ce qu’il y a de plus réjouissant. Elle y revient bien sûr sur la question sensible du sommeil, de l’exposition aux écrans, mais insiste surtout sur le problème du stress, dans un contexte sociétal qui ne cesse de le renforcer, au risque de porter préjudice au processus de maturation du cerveau. Car toutes les études désormais le montrent : dans cette maturation du cerveau adolescent, l’environnement est de loin le facteur le plus déterminant. Or de ce point de vue, la responsabilité des politiques est immense. Frances Jensen milite ainsi depuis pour que l’école soit réformée, ce dont elle a pu convaincre une ville américaine, où les résultats ont engrangé de spectaculaires progrès. Pour le reste, en France par exemple, on attendra vraisemblablement les calendes pour qu’une réflexion de fond s’organise sur ces questions…
Le cerveau adolescent, Frances E. Jensen en collaboration avec Amy Ellis Natt, traduit de l’américain par Isabelle Crouzet, J.C. Lattès, mai 2016, 346 p., 20 euros, ean : 9782709650403
Céline Alvarez, Les Lois naturelles de l’enfant
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Je ne sais trop que penser de la démarche. Céline Alvarez a voulu expérimenter une autre manière d’enseigner. Comme des milliers de professeurs aujourd’hui en France, peu satisfaits des conditions d’exercice du métier qu’on leur propose, tout comme de la philosophie même de l’instruction publique telle qu’énoncée dans les directives ministérielles. Avec cette différence que ces derniers se sont embarqués dans une aventure au long cours, quand Céline Alvarez s’est… contentée dirions-nous, de vérifier sur un très court terme la validité de ses hypothèses pour en faire un best-seller et se retirer aussitôt du système éducatif. C’est-à-dire qu’elle n’en a pas fait un métier, encore moins une vocation. Tout juste un coup de théâtre. De semonce pour les uns, de pub pour les autres. Un coup de gueule donc, si l’on veut, qui n’enlève certes rien au contenu qu’elle nous livre, pour une grande part inspiré de ce qui se pratique ici et là sur le terrain loin des feux de la rampe, et des grandes recherches de sciences cognitives initiées un peu partout dans le monde, ici plus particulièrement en référence à celles du Center of the developing child de Harvard. On a ainsi comme une récapitulation de ce qui se dit et se fait, présentée par la presse comme un événement singulier dont le mérite reposerait tout entier dans l’engagement d’une personne, notre héroïne, Céline Alvarez… Une expérience, non un usage donc. Un événement limité dans le temps et l’espace quand en réalité, des milliers d’enseignant s’y adonnent jour après jour, contre leur hiérarchie et contre la surdité d’une époque peu amène en réflexions constructives.
Sur le fond, on ne sera pas surpris. D’autres ont dénoncé, depuis beau temps, les défaillances du système français, du reste pointées d’année en année par le Ministère de l’Education Nationale lui-même, à la sortie de la primaire par exemple : 300 000 élèves en difficultés au moment d’aborder la sixième… Dont 40% d’entre eux plombés par de graves difficultés. Déploration vaine ou hypocrite d’institutions qui se contentent d’en dresser la carte sans parvenir à endiguer la catastrophe. Pourquoi une telle tragédie ? Laissons de côté la bêtise d’administrateurs plus préoccupés par leur carrière que du terrain. Aux yeux de Céline Alvarez, c’est d’abord parce qu’il s’agit d’un système construit sur des valeurs, non des relations. Sur des principes, non sur des êtres. Des principes qui en outre méconnaissent les lois «naturelles» de l’apprentissage, plongeant par cette ignorance la plupart des enfants dans des situations d’inquiétude, de stress, voire de souffrances graves et in fine, d’échec. Le constat n’est pas nouveau. Sans doute a-t-elle le mérite de le rappeler. Tout comme d’affirmer qu’au fond, cette ignorance ministérielle est construite et que cette école française qui s’est fondée sur la prétention à former des êtres libres, d’une manière très piquante, a soumis l’apprentissage de la liberté à l’obligation de docilité que le fonctionnement de la classe française exige… L’école française est ainsi essentiellement brutale, de cette brutalité qui partout façonne le vivre ensemble à la française. Que dire en outre d’un système pointé cette année encore par l’OCDE comme le plus inégalitaire des pays dits développés ?
Céline Alvarez s’est donc résolue à refuser d’apporter sa pierre à un tel édifice. Elle a passé son concours et s’est vue nommée dans une ZEP sans contrôle, à Genevilliers. Un lieu perdu aux yeux de son administration, sans enjeux politiques pour l’inspection générale qui l’a donc laissée faire à peu près ce qu’elle voulait. Perdu pour perdu, on ne risquait plus grand-chose… Une aubaine donc, puisque carte blanche lui était offerte. Et ce qu’elle a expérimenté tient au fond en deux mots : reliance sociale. Que les enfants apprennent à se relier, en développant d’abord leurs compétences non cognitives : la coopération, l’entraide, l’empathie. Des dynamismes qui favoriseront l’émergence des compétences dites exécutives : la mémoire de travail, le contrôle inhibiteur, la flexibilité cognitive, qui sont les trois compétences fondamentales à développer dans le processus d’apprentissage et sans lesquels aucun instruction n’est possible. En gros, la meilleure manière d’aider nos enfants à acquérir des savoirs scolaires, c’est de ne pas se focaliser sur l’enseignement de ces savoirs, mais de faciliter le développement des compétences excécutives qui permettront aux enfants de conquérir par eux-mêmes efficacement ces savoirs. Pour cela il faut donc s’appuyer sur le cercle vertueux de la gratification intérieure, plutôt qu’extérieure –les fameuses carottes de l’éducation répressive… Et bien évidemment, il fallait repenser l’espace architectural de la classe, privilégier la vigilance linguistique qui est dans les petites classes le moyen le plus sûr d’aider à développer une pensée complexe, riche, structurée, apte à soutenir le développement des fonctions cognitives, et accorder la priorité à l’apprentissage sensoriel : apprendre, c’est faire et non se contenter d’écouter. D’où la prégnance des interactions humaines, ce en quoi elle qualifie cette pédagogie de naturelle : l’enfant, guidé par l’adulte, explore par lui-même, l’erreur comme la vérité. Guidé par l’adulte : c’est dire que sans cette foi en l’élève que l’adulte manifeste, cette foi qui porte l’enfant au-delà de lui-même, rien ne peut arriver. Au fond, éduquer c’est, comme l’affirmait Montaigne, allumer des feux, accompagner l’enfant dans son travail de création.
Trois années durant. Fin 2014, pour des raisons obscures, le Ministère mettait fin à l’expérience -sans doute entre autres parce que la démarche s’appuyait aussi sur des collaborations scientifiques prestigieuses. Céline Alvarez démissionnait en juillet 2014, bouclait son livre, allumant peut-être un contre-feu dont on espère qu’il sera durable, ou plutôt qu’il donnera l’envie au vaste public qu’il a touché de se mettre à l’écoute de ces résistances pédagogiques qui partout en France illuminent bien des écoles et d’en être solidaire !
Céline Alvarez, Les Lois naturelles de l’enfant, éditions Les Arènes, sept. 2016, 454 pages, 22 euros, ean : 9782352045502
L’école française, républicaine vs démocratique ?
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La revue du site Question de classe(s) s’interroge dans son numéro 6 sur le système scolaire français que l’OCDE vient d’épingler (rapport de septembre 2016) comme le plus inégalitaire des pays développés. Alors, républicain ou démocratique, ce système ? L’un ou l’autre donc, pas les deux à la fois. Non sans documenter notre réflexion sur cette construction de l’intelligence faite en réalité dans notre beau pays pour écraser les uns et protéger une poignée d’autres, enfants issus des classes riches. Une construction inepte donc, inique, cynique, où l’on éduque pour exclure, où l’on exhausse une élite dont la médiocrité patente ne cesse jour après jour d’éclater au grand jour. Eduquer sans exclure, telle aurait dû être la devise d’une démocratie sereine, au lieu de quoi la République nous sert son anxiété dévastatrice, à redouter de voir ses privilèges se dissoudre dans la masse.
Dressons le bilan : la rénovation du collège a échoué. La rénovation du lycée a échoué. La rénovation du supérieur a échoué. L’enfant n’est toujours pas au cœur de ce système hypocritement inégalitaire et reste, dans l’esprit de nos ministres, un être qu’il faut corriger, redresser, fidèles qu’ils sont à la conception qu’un Bossuet se faisait déjà de l’éducation, filée dans sa fameuse métaphore du bosquet, plus portée à surveiller et punir qu’à encourager et guider. Un système d’une amoralité écœurante, qui ne cesse de faire croire que seul le mérite en est le critère fondateur, alors que toutes les études sur la question montrent que réussites et échecs scolaires ne sont que des constructions sociales.
Le numéro est passionnant d’un bout à l’autre, qui ne cesse de nous interpeller sur nos attentes en matière d’école. Captivant de tant savoir poser les bonnes questions, tout comme il inquiète de pointer à ce point le manque total d’ambition du débat publique, nous révélant à vrai dire combien la question du Bien Commun a disparu de cette société sans Histoire, au sens où un Marc Bloch entendait l’Histoire comme la dimension du sens que nous voudrions être. De fait, au-delà de toutes les volontés affichées, il ne resterait qu’un immense renoncement en partage, qui nous commanderait de reformuler ainsi la question du sens de l’école dans une telle société : « A quoi bon une pédagogie émancipatrice dans un monde réactionnaire ? A quoi bon créer ici et là des temps et des îlots d’épanouissement et de créativité sociale, au milieu d’un rapport de force défavorable ? Pourquoi s’obstiner, alors que tout indique que chaque tentative sera écrasée, que chaque avancée sera stoppée, que chaque réussite sera isolée ? »
L’école française est tellement à l’image de l’idéologie républicaine actuelle : un instrument d’exclusion ! Elle n’est plus désormais, sous gouvernance socialiste, qu’une école de l’ordre, de la hiérarchie sociale et du nationalisme. Il y a, sur ce dernier point, des analyses fascinantes dans ce numéro. De celles qui vous jettent à terre quant à ce qu’elles révèlent de cette école qui ne sait que faire des enfants issus de l’immigration, tout comme elle n’a su que faire des enfants d’ouvriers. Une école dont seule une image vieillotte de l’identité française en constitue l’horizon. Enseignement néo-colonial ? Laurence de Cock le démontre magistralement à travers l’étude de l’apprentissage du fait colonial dans les manuels scolaires, l’instruction publique s’étant mêlée dès ses origines d’en prescrire l’usage, pour bien évidemment louer la grandeur de la République tout d’abord, apportant la civilisation aux peuplades primitives… Et s’il y eut bien, certes, après la seconde guerre mondiale le frémissement des pensées antiracistes et tiers-mondistes pour faire entendre un autre son de cloche, timidement ouvert à l’idée de tolérance à l’égard des cultures étrangères, cette parenthèse se referma bien vite, dès les 1980, sous l’égide d’un Chevènement vouant aux gémonies la lecture culturaliste de sa chère civilisation coloniale, pour se couvrir les yeux de peaux de saucissons et ne surtout pas avoir à reconnaître qu’en fait, l’altérité culturelle passait depuis des lustres dans l’identité même de la France. Depuis Chevènement, le discours nationalo-républicain n’a cessé de croître, entraînant dans son sillage tout un courant de pensée réac-publicain qui, de renoncement en ralliement (au néolibéralisme) a fini par clôturer l’école de la république entre ordre social et crispations identitaires, au nom de son mot d’ordre chétif : « civiliser le social », qui nous vaut aujourd’hui de voir le droit de manifester mis en cage.
N’autre école, Questions de classe(s), n°6, printemps 2016, issn : 2491-2697, ean 9782918059806
Calais, toute cette honte française qu’il reste à boire !
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En février 2016, les éditions Actes Sud publiait un petit opuscule pour alerter et secourir en même temps (les bénéfices de la vente de l’ouvrage étant redistribués aux associations en charge du problème) les migrants de Calais. Fin 2015, la Jungle de Calais en comptait près de 6 000, contraints de vivre dans des conditions si invraisemblables, que le Conseil d’Etat lui-même avait fini par condamner le gouvernement Valls, coupable d’exposer les migrants à des «traitements inhumains ou dégradants». Qu’on en juge par soi-même : la seule réponse apportée avait été de faire livrer 25 containers capables d’accueillir chacun 12 personnes, soit un espace vital réduit à 1,16m2 par personne, alors que de nombreuses familles avec enfants attendaient désespérément un logement décent. Pire : le gouvernement avait juste construit un camp clos par des barbelés et encerclé par les CRS, qui ne comprenait que 80 toilettes pour 6 000 personnes, pas de douches, pas de cuisines, juste quelques robinets, pas d’enlèvement des ordures, tandis que la société Eurotunnel inondait une partie de ses sites pour dissuader les migrants de rallier l’Angleterre. Partout les ONG déploraient que l’eau stagnait, que les rats pullulaient, qu’il n’existait aucune hygiène, qu’il était impossible de se laver, de laver son linge ou de le faire sécher pour les plus débrouillards. Et quant à l’intérieur du camp, il était livré purement et simplement à la barbarie d’hommes abandonnés à eux-mêmes et aux maffias locales ! Imaginez : en janvier 2016, le gouvernement n’avait trouvé comme seule autre solution que de disperser les réfugiés. Il n’en restait plus que 2000. Aujourd’hui, la Jungle de Calais compte plus de 10 000 réfugiés ! Qui vivent dans les mêmes conditions dégradantes. Il y a trois jours, de violents affrontements les ont opposés aux forces de l’ordre, qui n’hésitent pas à gazer tout le camp où vivent pourtant de très nombreux enfants et se contentent de maintenir un check point aux deux accès, sans se préoccuper de ce qui se passe à l’intérieur. Or, on ne compte pas les mineurs isolés qui survivent là, dans la troisième plus grande ville de la région ! Que penser de cette infamie, sinon qu’il y a, et massivement encore, une vraie mise en danger de populations déjà traumatisées par les guerres qu’elles ont été contraintes de fuir ? 10 000 personnes, une goutte d’eau rapporté à la population française, et pour lesquelles on se refuse à trouver une solution simplement digne ! On ne nous fera pas croire que l’état français ne peut assumer cette charge, qu’il n’assume du reste pas, puisque ce sont des bénévoles qui s’en chargent ! Un état qui s’est, soit dit en passant, engagé auprès de l’UE et du Haut Commissariat aux Réfugiés à accueillir 30 000 réfugiés d’ici 2017, et qui jusque-là n’en a accueillis que… 1000 ! Un état qui s’est engagé à «récupérer» des centres d’enregistrements italiens et grecs 2375 réfugiés, et qui n’en a accueillis que 169 ! Ce serait une honte, si l’abjection n’était en réalité le vrai terme de cette position !
Bienvenue à Calais, Marie-Françoise Colombani, Damien Roudeau, Actes Sud, février 2016, ean : 9782330062569.
SEJOURS A L'ETRANGER EN COURS D'ETUDES
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Le Conseil de l’UE ne cesse de prôner le développement des séjours étudiants à l’étranger comme facteur d’une bonne intégration professionnelle. L’étude du Céreq (Centre d’études et de Recherches sur les Qualifications) fait le point sur cette ambition : la mobilité à l’étranger des apprenants constitue-t-elle réellement « un important moyen de renforcer la capacité d’adaptation des personnes » ? L’enquête Génération 2010 évalue donc l’effet de ces séjours en cours de scolarité, du point de vue de leur impact sur l’insertion des jeunes. Elle montre d’abord leur importante diversité, une diversité qui laisse apparaître de grandes inégalités : les séjours les plus performants et les plus longs, les plus coûteux donc, ne concernent presque exclusivement que les jeunes issus d’un milieu social favorisé. Mais pour relativiser aussitôt leur impact sur les trajectoires d’entrée dans la vie active : car si les parcours étudiés bénéficient d’une meilleure insertion, c’est en fait d’abord parce qu’ils sont issus des formations les plus performantes. Les mobilités, dont les plus « compétitives » là encore –celles des grandes écoles de commerce par exemple, ou d’ingénieurs-, sont en fait clairement confisquées par les « élites » étudiantes. Elles ne font que reproduire les inégalités d’un système dont l’horizon demeure borné à celui des origines sociales : seuls 6% des enfants d’ouvriers ont pu en bénéficier. Quant aux effets sur l’insertion professionnelle en France, ils demeurent en fait limités au regard de cette étude. Seuls quelques conséquences significatives, mais de faible ampleur, sont visibles sur le taux de cadres en 2013 ainsi que sur leur niveau de rémunération à cette date. Pour le reste, l’insertion repose toujours, en France, sur les conditions sociales de départ. L’essentiel est donné d’emblée par la classe sociale d’origine, un séjour à l’étranger ne parvient qu’à la marge à rivaliser avec cette condition de départ… En outre, paradoxalement, ces séjours conçus trop souvent en fin de parcours universitaires, limitent les opportunités d’embauche auprès des employeurs français –du moins pour ceux qui ne sortent pas de filières « élitistes ». Les vrais effets importants concernent en fait les séjours lors des parcours professionnels.
Bref du Céreq, n°348, juillet/août 2016. Issn 2116-6110. www.cereq.fr