Abdellatif Laâbi, La Fuite vers Samarkand
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Par quoi commencer ? La musique et la terre...
Monsieur Barde est un auteur « respectable », fort d'une quarantaine de publications, traduit en dix langues et lauréat de nombreux prix. Une voix majeure de la poésie, comme l'on dit par courtoisie d'une œuvre dont on ne sait au fond que faire. Monsieur Barde n'est pas dupe, qui connaît le poids que pèse désormais la poésie dans nos sociétés. A l'âge respectable qu'il a donc atteint, monsieur Barde s'interroge. Non pas tant qu'il s'inquiète de la valeur de son travail, ni des traces que celui-ci laissera dans l'histoire. Non, il s'interroge sur le sens que tout cela doit prendre de nouveau, là, maintenant, alors qu'il est entré dans la « dernière heure » de sa vie. Aucune nostalgie dans cette anamnèse, aucun regard en arrière jeté comme à regret par-dessus l'épaule pour se saisir du temps passé comme d'un horizon enviable, le seul, quand il s'agit de prendre date : Samarkand. Là où se rend monsieur Barde, non comme une fuite pour tenter d'échapper à son destin, pas même un voyage initiatique pour se sauver d'être soumis à la contrainte du finir. Monsieur Barde ne s'en va pas : il « erre » son chemin, ayant un jour répondu à son appel, qui était celui de la poésie, ce signe de ralliement égaré dans notre époque, inassouvi, inouï, absolu.
Songeant au livre suivant, monsieur Barde n'en exclut pas le décompte des années vécues. Mais le récit autobiographique que signe Abdellatif Laâbi ne récapitule pas : il recueille, accueille plutôt, instruit même, de nouvelles émotions, une nouvelle expérience, celle, peut-être, de l'insolence de la vieillesse. Alors certes, on y retrouve l'enfance de l'auteur, en médaillons d'images orphelines souvent, comme l'humble trésor que chacun porte en lui, précieux d'avoir été cet événement de l'âme qui par la suite tant manqua à notre cause, sa musique et sa terre, le grand indistinct calme déjà, vrillé dans la mémoire de tous, horizon révolu mais indépassable.
L'écriture fragmentée, Abdellatif Laâbi rappelle le jardin, la prison, Fès, Créteil, convoque Balzac, Zweig, Mohamed Dib, le monde comme il va -mal-, la pandémie (puisque le récit fut écrit en confinement), le temps qui passe et Mme Barde, que la pudeur de l'auteur toujours nous confisque et sa mère enfin, figure tutélaire de l'œuvre entière. Et Samarkand. Là où monsieur Barde et Abdellatif Laâbi se rejoindront. La ville de l'effacement, de la perte définitive de l'identité, voire, au contraire, celle du surgissement ultime de l'œuvre comme seule identité. L'arabe errant que devient Abdellatif Laâbi tient tout entier dans ce voyage entrepris vers Samarkand, non lieu absolu, où instaurer la poésie comme seule fin jamais accomplie : elle est l'enfant de la vie, qui n'est pas un énième livre publié, mais « le plus vrai surnom donné à la vie », comme l'écrivait Prévert. C'est à dessein que j'évoque Prévert du reste, qui maniait cet art avec toute l'auto-dérision nécessaire, tout comme Abdellatif Laâbi aujourd'hui. Le seul serment qui tienne lieu de fidélité à l'exister, « la seule signature au bas de la vie blanche » (Eluard). Ou bien encore notre bohème, cette cité splendide de Rimbaud, enfantine et musicale, dont Samarkand n'est pas le terme : juste l'effacement.
Abdellatif Laâbi, La Fuite vers Samarkand, éd. Le Castor astral, 170 pages, novembre 2021, 16 euros, ean : 9791027803033.
Abdellatif Laâbi, Le fond de la jarre
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Roman de maturité, affirmait Abdellatif Laâbi quand on lui demandait pourquoi il ne l'avait pas écrit plus tôt, alors qu'il le portait en lui depuis des années. D'une maturité apaisée, débarrassée des douleurs qui encombraient sa vie au sortir de la prison : plus de huit années d'enfermement ! Il fallait bien finir par oublier les souffrances, reprendre le chemin. Celui de la poésie essentiellement, répondre à son appel.
Roman largement autobiographique, Le fond de la jarre tient tout entier dans un minuscule espace : celui d'un quartier, un seul, de la Médina de Fès. Symboliquement, il reste comme une trace de la prison : le quartier est fermé par un lourd portail, clos derrière un mur d'enceinte, s'offrant comme une immense cour à l'aplomb de laquelle le ciel ouvre démesurément ses promesses.
La Médina de Fès n'est plus, dans ce roman, éprise d'ombres et d'amertume. Elle n'est plus cet espace indigne qui habitait les poèmes d'avant les années 2000. Abdellatif Laâbi s'est réconcilié avec le lieu de ses origines, se réconcilie plutôt, là, dans l'écriture de cette très douce fiction autobiographique, avec lui-même et les lieux de son enfance.
Namouss a sept ou huit ans. Il nous guide dans son monde à lui, qui emprunte à la Médina les parures de ses visions. Tout est vrai, tout est fabriqué, la fiction l'emporte même si tout fut vraiment comme ce qu'il nous en confie. Et bien en-deçà. Car c'est par les yeux de Namouss que nous découvrons cette Médina, débarrassée de ses clichés, de ses tropes orientalistes. Les yeux qui nous la donnent à voir sont ceux de l'aventure, ceux de l'enfant découvrant dans son monde le monde qu'il va étreindre à gorge déployée. Le récit ne commence-t-il pas sur un immense éclat de rire ? Namouss n'est pas un « témoin », au sens où il n'est pas ce martyr que l'étymologie grecque du mot contraint. Namouss est l'innocence, l'imagination, la rêverie qui soustrait le monde à son abjection doctrinale. Le fond de la jarre n'est ainsi pas un roman pittoresque, exotique, pas même militant, juste un regard posé sur un premier matin du monde. Une œuvre d'emblée savoureuse qui navigue au près de nos enfances, à travers le quotidien d'une famille d'un quartier populaire. Le ton est celui de la réjouissance. La force de l'évocation est celle de la poésie qui caracole plutôt qu'elle ne lanterne à la remorque d'un usage couleur locale de la Médina. Un seul quartier de cette Médina. Et ce minuscule quartier, sous la force du verbe, devient immense : le terrain d'un apprentissage singulier mais au fond universel, celui des mondes imaginaires dont chaque être doit peupler le monde pour le faire sien. C'est donc par la langue, bien sûr, ce seul Eden, qu'Abdellatif Laâbi nous offre son aventure, notre aventure commune. L'enfance est lieu d'errance : la langue d' Abdellatif Laâbi vagabonde donc. C'est par elle que le récit se fait savoureux. Une langue que Namouss découvre sur les bancs de l'école, incongrue, déjà une jouissance, mais qui ne serait rien s'il ne l'avait habillée de tellement d'autres langues : ces langues perdues et retrouvées sous la palette du poète qu'est Abdellatif Laâbi.
Tout le récit est traversé par ce qu'elle a d'inouï, cette langue d'Abdellatif Laâbi : française, elle est celle dans laquelle Namouss va se construire, mais habitée par mille autres dont Abdellatif Laâbi sait réveiller la ferveur. Celle du souk, celle des marchands jobardeurs, celle des commères et de l'oncle conteur, son « homère » à lui, celles aussi, secrètes, du rituel des rêves des femmes se contant chacune le sien et celle, surtout, de la mère, volubile, ramageuse, volontiers épicée sinon triviale, toujours apostrophant le monde, cette mère aux tirades « inexorables ». C'est là qu'il nous emporte, dans ce français habité par ses ombres, un français, si j'osais, colonisé par ces langues dont il voulait se défaire et qui relèvent de la tradition orale du monde maghrébin.
Mais Namouss, « mon ancêtre et mon enfant », écrit Abdellatif Laâbi, celui auquel l'oncle, de retour de pèlerinage, offre un linceul, celui auquel en fin de récit Abdellatif Laâbi « emboîte » dit-il, le pas, ne fait peut-être que recouvrer un travail enfin accompli, celui du deuil de Ghita.
Abdellatif Laâbi, Le fond de la jarre, folio Gallimard, F7, dépôt de 2010, écrit entre mai 2000 et juin 2001 précise l'auteur, 278 pages, ean : 9782070438372.