en lisant - en relisant
Veiller sur elle, Jean-Baptiste Andréa
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A paraître en août. L'un de ces romans de la rentrée littéraire qui s'en distingue en ambition, en singularité, en qualité. C'est l'histoire d'un homme qui agonise dans une abbaye. C'est l'histoire de l'Italie moderne qu'on traverse sur plusieurs générations, de celle d'avant Mussolini à celle de l'après-guerre et jusqu'aux années 80. L'enfance et la maturité d'un siècle tragique. C'est l'histoire d'une révolution technologique sans précédent, celle de l'électricité, du train, de l'apparition des voitures et du téléphone. C'est l'histoire d'un monde bouleversé, enraciné pourtant dans la nuit des temps et que cette nuit des temps recouvre toujours. C'est l'histoire de l'église romaine, traversée de part en part par la figure de Pierre, celui du traître, du lâche, du Quo Vadis ? rebroussant chemin sur la route de Rome, trahissant par trois fois avant que le coq ne chante, lâchant les clefs du Paradis qu'il n'a pas méritées. C'est l'histoire de Viola et d'un amour littéralement métempirique, qui aura tout emporté et charrié dans ses décombres l'inouï scandale d'aimer.
Le Piémont à l'automne 1986. Une abbaye presque quelconque perchée au bout de ses mille ans d'âge. Des moines en prière au chevet de l'un d'entre eux, qui n'est pourtant pas un frère mais qui se meurt, emportant son dernier secret dans la tombe, un secret qui ne sera révélé qu'au lecteur attentif au moment où son souffle s'éteindra. Celui qui meurt ne vécut là que pour veiller sur elle. Qui donc ? Et lui, qui est-il ? Un ancien criminel réfugié chez les moines ? Un immigré clandestin ? Que tente-t-il d'avouer dans ce dernier souffle qui tarde juste le temps d'en comprendre le sens ? Un secret... L'immense justification d'une vie démesurée. Non, c'est plus que cela. Un secret qui dépasse même ce qu'IL fut, ce que nous lisons, ce que nous comprenons ou pas et ce qui, de tout temps, échappe aux êtres humains.
Le mourant, c'est un nain. Michelangelo Vitaliani (1904-1986). Dit Mimo. Sur son lit de mort, Mimo voit passer sa vie l'instant d'une lecture. La petite enfance malheureuse, l'enfance plus malheureuse encore, ou ce moment d'octobre 1916 dans le train qu'il vient de prendre, l'Italie qu'il découvre enfin, la grande ville et sa soif de connaissance. Le voici apprenti sculpteur. Enfin, presque. En d'incessants allers et retours, dans le temps comme dans l'espace, par petites touches arrachées à l'Histoire, lentement se révèle sa stature : celle d'un géant. Mais sur son lit de mort, on sait qu'il veille sur «Elle», la captive de Pietra d'Alba où s'élève l'abbaye qui les a recueillis, Elle et lui, Mimo. Nous traversons avec Mimo le temps, celui des guerres et de leurs semailles de chairs martyrisées, au pas de course, comme si elles n'étaient que de rudes parenthèses à l'échelle du temps que la sculpture, la vraie passion de Mimo, a vertigineusement creusé sous nos pas. Le récit est tactile : de son souffle, on sent la tiédeur, l'intimité du bord des lèvres, ce grain de la voix qu'évoquait Roland Barthes, mieux : cette manducation de la parole qu'évoque Marcel Jousse dans son anthropologie du geste, un souffle qui, littéralement là encore, page après page, ne cesse de s'amplifier au fur et à mesure que celui de Mimo s'épuise. Et il s'épuise le sien, d'accidents en catastrophes, de drames en tragédies. Mimo enfermé dès sa naissance dans un corps malade, dessinant dans le marbre la possibilité d'une vie mais l'éprouvant toujours comme à deux doigts du bonheur qu'il ne connaîtra jamais, tâtonnant d'une passion l'autre pour, au final, n'accéder à l'auto-révélation pathétique de la chair aimée que dans le marbre d'une Pietà. Sublime.
C'est l'histoire d'une sublimation sublime...
C'est l'histoire d'une œuvre et peut-être de l'art tout entier, quand toute sculpture ne peut qu'être une Annonciation ou n'être pas, Fra Angelico en embuscade.
C'est l'histoire de Viola, qui se brisa les ailes croyant doubler Icare. C'est l'histoire d'un amour si libre qu'aucune histoire ne pourra jamais le contenir.
C'est l'histoire d'enfants qui jamais ne firent le deuil des rêves de l'enfance.
C'est l'histoire d'une institution incroyablement lucide qui confia les clefs de son royaume à un traître et un lâche.
C'est l'histoire d'un peuple, agrippés les uns aux autres jusqu'à l'aube incertaine, tant les nuits tanguaient. (D'un peuple agrippés, oui).
C'est l'histoire de ce bazar d'ivrognes à la dérive qu'est devenue l'humanité.
Celle des tyrans de cour de récréation, d'arrière-boutique, de fond de cale.
C'est l'histoire de la Chute Primordiale telle que nous ne pouvons que la vivre : «Je sais depuis ce matin gris et tendre que lorsqu'une femme se couche sous un homme, dans le port de Gênes, à l'arrière d'un camion ou sur un champ de foire, c'est pour adoucir sa chute».
C'est l'histoire du sentiment de miséricorde, exact écho de cette Chute.
Et celle d'une Pietà que la trop catholique église de Rome devait soustraire à la vue des fidèles, tant elle débordait d'Amour.
Une œuvre ce roman, on l'aura compris, plutôt qu'un genre littéraire et moins encore de rentrée, écrit comme on cisèle un bloc de marbre, d'une écriture éblouissante ramifiée en images somptueuses et glaçantes, à couper le souffle et d'une richesse qu'aucun commentaire ne saurait réduire.
Un roman qui d'une certaine manière évoque de l'amour ce que nos siècles ont égaré, qui n'ont gardé mémoire de sa richesse antique que celle de l'amour passion, platonique, dévoué, raisonnable, etc., abandonnant sur le bas-côté de nos routes abîmées l'homophronysê, pas moins charnel ou attentif au bien de l'autre que suggèrent sans y parvenir l'éros, la philia ou l'agapê, mais à découvert l'un de l'autre, dans la révélation d'une évidence, même si ce mot d'évidence prête à bien des suspicions.
Veiller sur elle, Jean-Baptiste Andréa, L'iconoclaste édition, 17 août 2023, 592 pages, 22.50 euros, ean : 9782378803759.
Le silence, Dennis Lehane
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Boston en 1974. La ville est administrée autoritairement, par décrets. Tout près : Harvard. Mais à Boston, Dennis Lehane a choisi d'évoquer deux quartiers de misère pour parler de cette page sombre de l'histoire de la ville, celui du ghetto noir et celui des irlandais autour de la cité de Southie. South Boston donc. Deux quartiers qui se touchent, épaule contre épaule, mais qui ne s'épaulent pas. Peu avant l'été 1974, le Juge de Boston a décidé que ces deux quartiers devront se plier à sa Loi sur la mixité : des bus iront chercher les enfants noirs pour les emmener dans les écoles blanches. Pour Mary Pat, qui bosse à Harvard mais habite Southie, cela n'a pas de sens de décider autoritairement que pour échapper à son trou du cul du monde noir, on atterrisse dans le trou du cul du monde blanc. La décision, forcément, attise l'amertume de ces deux communautés également livrées au désespoir, engendrant beaucoup de ressentiment du côté des blancs, révélant le racisme qui structure leur communauté comme un garde-fou à leur colère sociale. Mary découvrira bientôt que ce ressentiment des blancs est attisé par la pègre irlandaise qui règne sur leur monde. Cela les arrange bien en fait, eux qui ont fait main basse sur Southie. C'est ça la grande affaire du roman : en plus d'être victimes de l'injustice sociale programmée par Boston, blancs et noirs sont la proie d'hommes peu scrupuleux qui bénéficient de la protection de la police blanche pour asseoir leur domination sur un monde pauvre, sans horizon.
Mary Pat va le découvrir peu à peu, tout comme elle découvrira, elle le croit du moins, qu'elle a enfanté un monstre en la personne de sa fille, brusquement mêlée au meurtre sordide d'un jeune noir qui a commis l'erreur de tomber en panne de voiture dans Southie. Mais cette fille elle-même a disparu. 17 ans, on la retrouvera assassinée, coulée sous une chape de béton parce qu'elle s'est approchée de trop près du boss de la pègre irlandaise. On suit l'enquête, dure, acharnée, de Mary, assistée par un flic que les exactions de la police dégoûtent, et les parents de la jeune victime noire.
Superbe personnage que celui de Mary, pont entre les deux communautés, qui poussera jusqu'au sacrifice sa lucidité vengeresse. Sublime d'humanité, d'intelligence, de volonté, Mary Pat est la seule à comprendre que «les riches font en sorte qu'on continue à se battre entre nous comme des chiens qui se disputent les miettes pour qu'on ne les attrape pas en train de se tirer avec le festin».
Le 12 septembre 1974, dans les annales cette fois réelles de la ville de Boston, des flics anti-émeutes accompagneront le bus des élèves noirs dans un lycée blanc, déserté par ses élèves. Le bus sera caillassé. La misère pourra reprendre ses droits et l'humanité, sa pente mortifère.
Dennis Lehane, Le silence, éditions Gallmeister, traduit de l'américain par Francis Happe, avril 2023, 444 pages, 25.40 euros, ean : 9782351783221.
Pas dormir, Marie Darrieusseq
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Non pas « ne pas » : pas dormir. Qu'il faut peut-être entendre en effet dans son adresse enfantine. To Die, to sleep... viendrait trop tôt, trop vite clore une vie d'insomniaque. Pas dormir. Ne pouvoir jamais s'absenter ni se reposer. Mais en qui, que la formulation enfantine donnerait à entendre ?
Ne pouvoir jamais s'absenter. Demeurer Prisonnier de sa conscience. « Pas dormir : errer sans ombre », écrit encore Marie Darrieusseq. Si les mots ont un sens, « errer », « sans ombre » qui plus est... Je ne connais que le diable, qui erre sans ombre... Peut-être Peter Schlemihl, qui vendit son ombre à l'homme en gris... Encore qu'errer paraisse trompeur. « Trompeur » placé ici à dessein, dans l'horizon du champ lexical «démoniaque» ouvert par son texte : errer sans ombre y serait le sommet de la tromperie sans doute. Rôder eût été préférable, se traîner, sans but : son récit n'est pas une méditation et s'il emprunte des chemins, celui des sciences naturelles ou de de la littérature, il n'explique rien, ne cherche aucun sens à cette histoire, ne pointe aucune perspective. Marie Darrieusseq déambule sans but, ce qui n'est pas même un chemin, ni être en chemin. Etrange paradoxe quand on songe aux voyages qui émaillent sa vie et son livre. Qu'explore Marie Darrieusseq ? Ne dirait-on pas plutôt qu'elle reporte une mesure, la sienne, du pas dormir, des uns aux autres : Duras, Kafka, Woolf, Gide, Plath... Elle égrène, comme l'insomniaque compte les moutons. Enumère. Une cohorte où prendre place plutôt que sens, sous l'ombre tutélaire du grand Kafka, saint patron des insomniaques. Marie Darrieusseq construit des listes. Proust, Pessoa. N'interroge pas Freud, qui dormait du sommeil du juste. Qu'est-ce à dire ? De quoi est faite la psychologie de l'insomniaque ? La psychanalyse qu'elle repousse d'un coin de manche. Est-ce un trouble psychique ? Que nenni. Est-ce un problème de conscience ? Alors... Mourir... dormir, -dormir- écrit Shakespeare, rêver peut-être... Mais de quels rêves, poursuit-il, qui pourrait nous venir dans ce sommeil de la mort, quand nous sommes débarrasser de l'étreinte de la vie ? Par sommeil de la mort, j'entends : l'insomnie.
Dormir, ne pas dormir... Seuls dorment les abrutis, ont toujours pensé les intellectuels. Longtemps les écrivains se sont vengés des « sonneurs » en refusant l'assoupissement généralisé. Enfin, à ce qu'ils disaient... Car bien qu'elle s'y refuse, et note, à peine en quelques mots que l'insomnie traverse toutes les couches sociales, Marie Darrieusseq partage ce préjugé : la classe sociale intelligente ne dort pas. Elle veille. Mais ce serait lui faire un mauvais procès (Kafka ?) que de l'enfermer dans ce fantasme d'élection. Dormir, écrire, existe-t-elle réellement cette littérature d'insomniaque ? Marie Darrieusseq recense. Tout. Jusqu'aux, bien évidemment, rituels d'endormissement. Et tout ce qu'elle a essayé. Mais jamais encore une fois n'introduit à la psychanalyse. Qu'elle contourne tapageusement pour nous offrir de belles pages d'un possible essai sur la chambre dont on sait ce qu'elle n'est plus déjà : un lieu où l'on ne naît plus, ni ne meurt. A peine le lieu d'une sexualité qui l'a quittée depuis bien longtemps, à peine encore peut-être ce fameux lieu à soi des adolescent, ou des enfants. Un nulle part pour les adultes.
Nulle part : c'est peut-être là qu'elle pourrait en venir, au bout de sa réflexion sur ce temps qui fige la nuit des insomniaques dans un univers privé d'espace. Qu'est-ce que le temps privé d'espace, sinon celui que nous promet la soporifique rédemption, cette éternité au goût de grande tasse trop vite au soleil allée, et ce, malgré l'extravagante résurrection de la chair.
Peut-être l'insomniaque, enfermé qu'il est dans un temps à l'arrêt, ne fait-il qu'expérimenter l'immobilité du dormant plus qu'il ne le croit, mais comme jeté soudain dans cette lucidité d'Hamlet réalisant que la conscience fait de nous des lâches et, prisonnier lui-même de sa conscience, se sait prisonnier d'une lâcheté dont il ne pourra pas se défaire... Car dans cette veille qu'il récapitule, lui saute aux yeux la calamité de si peu exister encore ou plutôt, la conscience que l'on n'est jamais vraiment, même insomniaque. Aucune trêve ne peut nous être accordée. Etre en n'étant pas, telle est notre défroque dont rien ne nous dépouille, ni le sommeil, ni l'insomnie.
Pas dormir, Marie Darrieusseq, P.O.L., août 2021, 308 pages, 19.90 euros, ean : 9782818053645.
#Marie_Darrieusseq #littérature #lettres #joeljegouzo #JoëlJegouzo #jjegouzo @editionsPOL
Des métiers carrément à l'ouest, Francis Mizio
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Non pas ces gagne-pain du pavé, du rémouleur au chanteur de rue, qui déchagrinaient nos villes d'antan. Ni ces métiers qui disciplinèrent la cité, comme celui de chiffonniers, non plus que ceux de la survie de 14-18, de ceux que les pauvres surent inventer pour ne pas mourir trop tôt de faim, de froid, de solitude, ni même ces fantasques «encaisseurs de gnons» ou «dépendeurs d'andouille» que chante magistralement Juliette Nourredine. Et moins encore ces «petits» métiers d'aujourd'hui qui saupoudrent les loisirs des riches d'un zeste de dédain, comme celui de plongeur-récupérateur de balles de golf (si, ça existe), ou mannequin vivant de vitrines de luxe (!). Pas même la très sérieuse fonction de demoiselle d'honneur professionnelle (seriously ?). Rien de tout cela dans l'opus de Francis Mizio : du rêve à foison, de l'imaginaire à revendre, chroniques de pure fiction, tout à la fois extravagantes et le plus fabuleusement documentées avec cet art consommé de l'érudition badine qui marque toute son œuvre. De l'ajouteur de grain de sel, de Guérande bien évidemment, auteur d'une ode de quinze mille vers dédiés au sel, au réjouisseur de veau du pays d'Auge, hélas disparu au tournant de l'année 1929, fatale à plus d'une industrie, en passant par l'éradiqueur de mouettes (on en dénombrait 300 en 1895), sans évoquer son invraisemblable sucreur de fraises qui aurait bien fait de s'asseoir sur les genoux de la noueuse de coins de mouchoir avant que ceux-ci ne disparaissent, n'hésitez pas à prendre la tangente que Mizio vous tend, désertez vos trop scrupuleuses vies, optez pour le changement de genre littéraire, tant «changement d'herbage réjouit le veau», pour qu'à l'Ouest enfin, le nouveau fasse enfin signe !
Des métiers carrément à l'ouest, Francis Mizio, Nantes, 2020, 94 pages, 10 euros, ean 9782956107607.
https://anchor.fm/francis-mizio
Le mieux est de contacter l'auteur : Francis Mizio's Pink Flamingo – Site parano bas carbone : Écriture – Vies vraie et numérique – Jobs – Méthode de pilates littéraires – Flamants roses
ou bien la Librairie L'établi : Librairie L'établi | Alfortville | Facebook
Au lourd délire des lianes, Francis Mizio
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Hénaurme1 !
Un immense exercice de liberté dont on peut souhaiter qu'il rencontre en miroir le même affranchissement de ses lecteurs, de tous les codes qui enferment d'ordinaire leur lecture dans les tribulations malingres des genres trop lustrés pour être honnêtes. C'est que Mizio a fait feu de tout bois : glossaire, bibliographie, webographie, cosmogonies fabuleuses, mythologies inventées, cultures controuvées, modes de vie fantasques, tout est vrai, tout est faux, une encyclopédie, encadrée par un appareil critique imposant, des catégorisations du monde pas si abracadabrantes au vrai avec leurs réalités déclinées tout au long du roman comme prismes à travers lesquels en comprendre l'action, du monde dur au monde flou en passant par le monde métro (métropole), et bien évidemment avec une mise en garde linguistique savante, des notes de bas de page à hurler de rire qui n'en finissent pas de proliférer, bref, vous ne tenez pas entre les mains un livre mais un bouillonnement, un pic, un sommet, un promontoire plutôt qu'une proéminence à la protubérance pourtant exceptionnelle, mieux : un rhizome dont nul ne peut empêcher qu'il n'ait pas de fin tant cette fiction déborde ses propres excès : voyez les bonus sur instagram...
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Alors l'histoire, le pitch... puisque vous y tenez...
Nous abordons en terres marécageuses chez les @tribuMacroqa : oui, ils disposent d'un compte twitter et vous pouvez suivre leurs aventures, qui ne s'arrêtent jamais, sur leur compte. Et pour vous rassurer, imaginez que vous êtes dans Clochemerle revisité. Le chaman-Jean-François Macroqa vient de débarquer (enfin, il a pris l'avion, survolé déjà nos préjugés, leur a tordu le cou, ratiociné et débarqué quoi), de Paris, au sortir du centre pour toxicos dont il était le patient, à cause d'une addiction ruineuse au pastis. Il retourne au pays fort d'une révélation qui l'a foudroyé net le Jour du Dépassement (mais si, vous savez de quoi il s'agit : GIEC) et décidé à ne vivre que pour le projet grandiose qu'il a conçu : faire de sa tribu une communauté écologique exemplaire, dans cette Guyane où jusque là, il s'agissait moins de préserver l'environnement que de s'en protéger. Las, le village vaniVani campe juste en face du sien, et il est habité par des sortes de crétins des Alpes, mais amérindiens. Les vaniVani, eux, voudraient développer le tourisme autour d'un projet non moins pharaonique, celui de croisières à bord du Jungle River Boat, un rafiot retapé à grand frais, naguère flambeau à l'abandon dénommé le Charles de Gaulle... Le ton est donné. Heinrich Filipon Petit-Lézard, le chef vaniVani, n'a à la bouche que des affabulations marketings et le vocabulaire qui va avec. Le décalage est d'un drôle absolu mais pas si drôle qu'on oublierait par exemple que ce sabir est celui qui ruine nos consciences. La guerre fera donc rage entre les deux tribus. Chaman Jean-Louis, qui découvre qu'il n'a hérité d'aucun don particulier, tout comme son père et le père de son père, et le etc., mais de la certitude de ses ancêtres que le chamanisme n'est qu'un tissu de bobards, finira tout de même, contraint, par convoquer le Grand Yolok, au pouvoir de ouf, pour faire le Grand Ménage (une sorte de Jour du Dépassement qu'on ne peut plus dépasser) : se débarrasser des voisins qui de toute façon de tous temps et de tous lieux ont toujours fait chier. Je ne vous en dirai pas plus, ni rien du Grand Ménage qui ne ménagera pas les esprits sensibles que nous sommes, pour n'évoquer que le fond sur lequel tout cela fait fond : l'Europe à son naufrage. Ce là-bas (ici) de désolations où l'on ne parle que de sobriété des pauvres pour sauver la planète, quand ces pauvres n'ont jamais connu que la misère – la sobriété serait donc pour eux comme un progrès, non ? L'Occident va disparaître, nous l'avons bien tous compris, tandis que les Macroqas resteront à la pointe, finalement, d'une civilisation qu'on peine à appeler humaine.
Vous aimez lire ? Bien !... Alors oubliez tout ce que vous avez lu jusque-là : Mizio réinvente le lecteur et le libère de ses habitudes. Lisez tout, ou parties, in extenso ou quasiment, voire à l'estime, ou bien encore prélevez ce que bon vous semblera : ce roman n'a pas d'équivalent et mérite que le lecteur soit sans équivalent.
1Pour reprendre le mot de Flaubert, et parce qu'il y a du Bouvard et Pécuchet là-dedans, voire l'ironie flaubertienne du catalogue des «opinions chics», ce regard distancié sur le monde qui chaperonne, littéralement, la construction de personnages perçus comme des créatures grotesques, sans parvenir à dissimuler l'affection qu'il leur porte... De l'ironie donc, mais aussi cette jouissance de désobliger que Flaubert partageait avec Baudelaire, qui nous vaut un avertissement au lecteur gratiné à l'égard des gougnafiers qui voudraient lui reprocher d'avoir moqué des peuples trop longtemps moqués en choisissant la Guyane «profonde» pour cadre romanesque.
Car l'action se passe en Guyane, c'est-à-dire nulle part, pour reprendre cette fois l'Ubu de Jarry. Et à propos de Pologne, celle d'Alfred entendons-nous, songez que son «nulle part» n'était au fond que celui des Tatras chères à Witkiewicz : celui du baroque sarmate qui vit naître les textes les plus ahurissants de la littérature polonaise, voire de la littérature mondiale tout court, comme ceux de Pasek ou de Witkacy, de vraies farcissures romanesques qui donnent à penser que dans cette tradition littéraire, le roman de Mizio, traduit en polonais, saurait toucher plus de lecteurs qu'il n'en dénombrera (hélas) en France.
Mais finissons-en avec les références, assez tartiné de culture tartuffe, d'autant que Mizio se réclame de Swift, quant au style aussi bien que de l'imaginaire et non sans de solides raisons littéraires. Cet inutile commentaire ne signale au vrai que la pitié d'une acculturation toujours bancale, prisme, si l'on veut, à travers lequel on croit lire ou écrire, toujours insuffisant, incapable de voir qu'il y a du Mizio là-dedans et tant pis pour Flaubert,voire même Swift ! Tout ça pour dire qu'on lui ferait un procès injuste à convoquer la Guyane plutôt que ce «nulle part» ubuesque où ses indiens Macroqas (on met un « s » au pluriel?), inventés par ses soins, offrent le plus parfait miroir, comme il l'écrit dans son avertissement, du monde absurde où nous vivons.
Francis Mizio, Au lourd délire des lianes, éditions Le niveau baisse, avril 2022, 560 pages, ean : 9782958225209.
Retrouvez les aventures de la tribu Macroqa sur instagram : @tribumacroqa
ou sur leur site : Tribu Macroqa – Site du roman "Au lourd délire des lianes" (francismizio.net)
ou sur twitter @TribuMacroqa
site de Francis Mizio : Francis Mizio's Pink Flamingo – Site parano bas carbone : Écriture – Vies vraie et numérique – Jobs – Méthode de pilates littéraires – Flamants roses
et sa propre présentation du roman, sur Youtube :
Au lourd délire des lianes : une recension farfelue - YouTube
@miziofrancis @TribuMacroqa #Macroqa #Guyane #climate #littérature #roman #roman #picaresque #baroque #baroquesarmate #Witkacy #Gawęda #JanChrysostomPasek #Clochemerle
Topographie, Benoit Colboc
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Le vieil homme s'est pendu. Libre enfin de ses défaites. Je ne dirai pas lesquelles. Pas tout de suite. Recouvrant paradoxalement une sorte de dignité à pendre comme un porc à l'abattoir, au bout de sa corde.
Le vieil homme, c'était un nom dans la campagne. Un monsieur respecté. N'imaginez pas un fermier : un administrateur plutôt. Ne rêvez pas non plus d'une enfance campagnarde. On parle ici d'un couple de retraités à qui l'on «prêtait» chaque semaine le petit garçon d'une famille amie.
Le vieil homme vivait agrippé aux tremblements de sa maladie : Parkinson. «Décousu», écrit l'auteur. Un homme incapable d'atteindre ses envies, recommençant sans cesse, s'acharnant. Tentant de se dé-chaîner sans jamais y parvenir, aimant peut-être, au final, ses chaînes qu'il enroulait au cou du petit garçon prêté. Un vieil homme juste «seul», enfermé dans ses tremblements, sa femme à ses côtés, cette femme qu'il aura «aimée» d'un bout à l'autre de son abjecte vie. Un homme seul tout de même, sans que personne ne puisse concevoir ce que revêtait cette solitude d'homme reclus dans ses sordides tremblements.
Lui, le garçon, à sa mort, a lu les lettres que le vieux écrivait à sa femme. Un pacte de sincérité. Odieux.
Là, maintenant, tout ça si loin et pourtant si présent. Il se rappelle. Compile les gestes, hachés, jetés ici et là, impossible à décrire c'est-à-dire à ordonner dans des phrases accomplies qu'il ne finit presque jamais du reste. Comment achever ? Comment parachever ce qui est revenu atrocement à la mémoire, s'est répété, ce monde des habitudes, récollection d'objets impitoyablement douloureux ?
Chaque vendredi, le couple de retraités venait l'emprunter à la sortie de l'école. Pour jouer à être ses parents. «On», disait qu'ils le traitaient comme un enfant roi, à décider de ses repas. Il devait juste choisir d'être... Non, ce n'est pas le mot, vraiment. De n'être pas puisqu'il était leur jouet, tantôt le fils, tantôt la fille, abusé, au pied de leur lit. Jusqu'à ses treize ans.
Voilà. L'ouvrage d'un coup vous prend aux tripes. L'enfant prêté raconte ensuite sa sœur, l'aînée de neuf ans. Secrète. Indépendante. Mariée un jour, divorcée trois mois plus tard et qui lui avoua qu'elle avait été jalouse... de sa liberté à lui... D'avoir pu chaque vendredi sortir de sa famille d'origine.
Voilà. Le texte. D'anaphore en anaphore, s'enfuit le spectacle des atrocités. Reste à inventer les mots pour raconter cette histoire. Reste à emprunter le chagrin des autres pour dire la mise en terre du « lubrique malheureux peureux ». Reste qu'il ne peut y avoir de consolation.
«A l'écriture de ne pas fuir l'enfant prêté»...
Benoit Colboc, Topographie, édition Isabelle Sauvage, coll. Singuliers pluriel, juin 2021, 15 euros, ean : 9782490385256.
Sois zen et tue-le, Cicéron Angledroit
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«Cicéron»... Cicéron Angledroit. Ça commence comme ça. Par ce foutu prénom. Pour sa généalogie, franchement dingue, lisez donc ce roman d'un drôle absolu ! Quant à l'onomastique, elle est du même acabit jubilatoire.
Vitry-sur-Seine. Le centre commercial de l'Interpascher. Tous les vitriots connaissent cette galerie proche du commissariat, campée ici à peine plus pittoresque que dans la réalité. Cicéron y déboule, le chaos l'y accompagne : une bombe explose. Un attentat. A Vitry ! On imagine la scène. Non, on ne l'imagine pas, mais Cicéron en décrit l'absurde, la police chevrotant, les vigiles en perdition. Un attentat ! A Vitry ! Impensable et pourtant... On apprendra par la suite qu'il s'agissait d'une valise piégée, piquée par un SDF (!), programmée pour exploser dans l'heure, mais où, pourquoi, pour qui ? Incompréhensible. Cicéron, qui traverse une grosse loose habituelle, pas le moindre euro en poche, interroge ici et là. C'est un privé après tout, même privé de clients... L'occasion de nous régaler avec une galerie de portraits tous plus truculents les uns que les autres. Comme ce René, caddieman professionnel, qui sait tout et connaît tout le monde, développant sur le genre humain un regard acéré. La valise vient de la gare, où elle a été chouravée. On suit l'enquête au jour le jour, aux côtés de la vieille Ursule et de l'inspecteur Velu. A la valise succède une veste piégée. Ça meurt décidément beaucoup à Vitry. Mais pas de quoi faire entrer de l'argent dans les poches de Cicéron, qui accepte un boulot pour renflouer ses caisses : Mme Costa mère le recrute pour enquêter sur son mari, trépassé depuis un siècle presque, ce qui n'est pas du goût ni de sa fille, ni de son fils assureur -une crapule donc : le polar est affaire de mœurs.
Rédigé de bout en bout sans reprendre son souffle, le ton est jubilatoire, articulé à un sens féroce de la satire sociale. Il y a bien certes deux énigmes à résoudre, et l'auteur s'y emploie avec ruse sinon malice, distillant toutes les caractéristiques attendues du genre avec brio, entre peinture des lieux et folklore polardesque, sans oublier l'écart de l'humour et l'imaginaire surabondant qui fait de son roman une machine apologue (bah, on peut oser cette forme après tout, non?). Et si son imagination le loge souvent dans l'incongru, l'extravagance, l'efficacité narrative qu'il déroule est juste jubilatoire plus encore qu'efficiente.
Cicéron Angledroit, Sois zen et tue-le, Palémon éditions, janvier 2019, 276 pages, 10 euros, ean : 9782372600453.
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Cicéron Angledroit - Auteur de romans policiers (mais rigolos quand même) (ciceron-angledroit.fr)
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Ce genre de petites choses, Claire Keegan
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New Ross en octobre, sous la pluie. Furlong est marchand de bois. Il fait froid, précocement. C'est bon pour les affaires. Sa mère l'a eu à seize ans. Domestique de Mrs Wilson, qui généreusement paya l'éducation de Furlong. On est en 1985 et le village sue la misère. Une indigence digne du XIXème siècle, telle, que beaucoup émigrent. Le dénuement le plus extrême. Toujours. Encore. Furlong s'en sort tant bien que mal avec sa femme et ses nombreuses filles. L'une d'entre elle est fan de Freddie Mercury. Comme une sorte de coup de poing : on se croyait dans un roman de Dickens, on est dans le monde d'aujourd'hui...
Furlong s'en sort plus ou moins, parce qu'il a bâti une routine à laquelle il ne déroge jamais. Jusqu'au jour où il livre aux «bonnes sœurs» du couvent voisin leur bois de chauffage et tombe chemin faisant sur une jeune fille qui lui demande de le conduire à la rivière, où elle préfère se noyer plutôt que de retourner au couvent... Troublé, déstabilisé, Furlong s'interroge. Qu'est-ce qui compte vraiment dans la vie ? Faut-il ignorer le sort fait à ces enfants ? Le lendemain il découvre dans le local à charbon des sœurs une fillette enfermée là. Jean-Paul II est pape. Qu'on se souvienne. Un pape qui ferme les yeux sur les exactions commises par son église. Les viols, la pédophilie. Un «saint» («sanctus subito» exigea la foule au moment de sa mort sous les fenêtres du Vatican). Pas très regardant sur ces crimes. Les pages qui suivent sont juste insoutenables. On découvre les trafics auxquels sont mêlées les sœurs. Qui n'hésitent pas à soudoyer Furlong pour obtenir son silence. Et lui de réaliser qu'en fait, chaque année, les sœurs glissent dans la main de sa femme une enveloppe contenant un peu d'argent pour les fêtes... Le prix de quoi ? Furlong n'en dort plus. Sa vie bascule. Il s'interroge, enquête, interroge, apprend qu'il est probablement le fils illégitime d'un Wilson, les aristocrates du coin. « Fuir, là-bas fuir »... Mais l'hiver 1994 révèle bien d'autres horreurs... Furlong réalise du coup qu'il a trop longtemps vécu lui-même aveugle à cette lâcheté qui caractérise ce monde dans lequel il a accepté de vivre. Toute l'hypocrisie accumulée lui explose soudain à la figure. Que faire ? Peut-on vivre sans, au moins une fois dans sa vie, s'opposer aux usages les plus ignobles de la vie en société ? Ces petites choses qui finissent par constituer une vie...
Claire Keegan, Ce genre de petites choses, Le livre de poche, traduit de l'irlandais par Jacqueline Odin, mai 2022, 124 pages, 6.90 euros, ean : 9782253934776.
Première édition en 2020 chez Sabine Wespieser.
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La peau du dos, Bernard Chambaz
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Auguste Renoir rencontre par hasard Raoul Rigault dans la forêt de Fontainebleau, où le premier a posé son chevalet, et le second fui la police de l'empire. Rigault, futur commissaire de la Commune de Paris, futur procureur de cette même Commune, après vingt-deux mois de prison et dix condamnations, se lie d'amitié avec Auguste qui cherche cette nuance de jaune qu'il ne sait encore reproduire sur la toile. On est en mai 1870. Une époque où un peintre risque la prison s'il se refuse à peindre des sujets nobles ou se permet de représenter le faciès hilare d'un crétin de village. Alors imaginez Courbet, exposant au profit de femmes condamnées pour fait de grève -dont La femme au perroquet ! Les deux jeunes hommes se reconnaissent donc pour compagnons l'un l'autre, alors que Renoir vient de sauver Rigault de la police en le faisant passer pour peintre.
La guerre les sépare bientôt. Renoir est enrôlé et va peindre la fille du capitaine de son régiment, qui a une peau du dos qui «repousse la lumière».
Jaillit l'insurrection. La Commune s'organise. Mais Auguste est accusé de peindre les plans de Paris pour les transmettre aux Versaillais. Cette fois, c'est Rigault qui le sauve. Bientôt Paris brûlera, Rigault sera abattu, son cadavre exposé toute la journée dans la rue avant d'être jeté à la fosse commune. Il meurt à vingt-cinq ans. La dernière barricade tombe, déjà l'on agence un tourisme des ruines à peine la semaine sanglante achevée...
Tandis que Chambaz rend un hommage appuyé à Rigault.
Renoir, peint. Loin du désastre. La nature. Cette exigence que tente au fond Chambaz, comme fasciné à son tour et curieusement, moins par l'engagement de Rigault dont il signe pourtant une sorte de mémorial, que par la quête de Renoir, dont il transpose les études picturales dans le champ de l'écriture. Comment peindre ou décrire la nature ? Ut Pictura Poesis... Son motif à lui, Chambaz, c'est Renoir allant au motif. Pas Rigault. Ses objets sont ceux du peintre : un nuage, la colline, le bleu du ciel... La Commune n'est qu'une toile de fond, souvent perçu négativement, qui va du reste toujours vers son échec.
Certes, il est bien question de l'amitié aussi dans ce court récit, comme d'un thème qu'il emprunte sans vraiment l'approfondir, comme s'il allait de soi. Glanant son vocabulaire dans celui du XIXème siècle, Chambaz parvient à poser ce regard d'hommes libres qui ne sont plus la proie des choses et qui se sont reconnus. Sereins. Bienveillants. Souvent dans ce récit, qui aurait pu être chahuté par l'Histoire immensément monstrueuse, Auguste et Raoul ne font rien qu'être là, présents l'un à l'autre, détendus. Deux amis, pelotonnés dans le déversement d'une douce amitié.
Et tout se passe comme si tout ceci pouvait, ou devait, s'abstenir de mots, comme si plutôt les mots de l'Histoire ne pouvaient que se briser sur l'horizon de l'action citoyenne qu'ils dressent en effigies barbares du réel. Comme si la seule perspective possible du langage ne pouvait être que le silence où la peinture le plonge. Comme si l'objet du récit d'une amitié par essence inexplicable, ne pouvait être que la beauté, qui est précisément l'objet de la peinture. Chambaz déroule une sorte d'anti- Laocoon (Lessing), en affirmant sans cesse que la loi de l'écriture est celle de la peinture. En poète, il travaille l'œil, pas l'Histoire, ouvrant sans cesse son récit moins aux concepts qu'aux percepts, c'est-à-dire y construisant une esthétique dont l'objet est la perception sensorielle. Or à bien des égards, il y réussit.
Bernard Chambaz, La peau du dos, éditions du sous-sol, août 2022, 140 pages, 17 euros, ean 9782364686601.
Le Colonel ne dort pas, Emilienne Malfatto
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L'exergue d'Aragon surplombe de bout en bout le roman : le lire ? Mais pourquoi donc ? Pour passer un bon moment ? Parce qu'il est bien écrit ? Parce qu'il remue ?... Vous en ferez quoi, vous ?
Le colonel en question dirige une section spéciale réduite à peu de choses : lui, son ordonnance, quelques hommes de sous-sol. L'ordonnance ? Un homme sans consistance, au fond inquiet, troublé plutôt que terrifié, cultivant l'art du rapport et en ce sens, l'idéale recrue d'un sale boulot qu'elle saura exécuter sans état d'âme. Le colonel donc, taiseux qui intimide beaucoup par ses silences, est marqué par des nuits sans sommeil. Il ne dort pas. Jamais. La nuit, il se rappelle. Les vies qu'il a prises. Ses victimes : le colonel est un spécialiste de l'aveu. Un écorcheur plus exactement, qui ne se pose comme unique question face aux «choses» humaines qu'il doit prendre en charge, que celle de savoir comment les défaire de leur corps. Il est à lui seul l'âme de cette section spéciale qui œuvre toujours dans les sous-sols des dictatures, convoqué par un général fou assis derrière son bureau, qui sent la triste fin d'un monde qui ne sait pas prendre fin. Un spécialiste donc que notre colonel, fin connaisseur de la nature humaine dont l'auteur raconte, en marge et en italique, les expériences innombrables depuis ce premier jour où, jeune et inexpérimenté, il électrifia un étang pour y repêcher au petit matin les dizaines d'hommes qu'il y avait électrocutés, devenus des «hommes-poissons» qui ne cessent de le hanter désormais. Son pire cauchemar.
En italiques, peu à peu les marges du récit l'envahissent, l'encombrent, le submergent. Tandis que le récit donne l'impression de tourner en rond, de répéter sans cesse la même histoire obsédante. Récit circulaire, qui revient toujours à son départ, comme une valse qui ne pourrait prendre fin, jusqu'à l'évocation de cet homme, ultime, qui torturé n'a jamais cessé de regarder le colonel droit dans les yeux, sans peur, sans haine, apaisé.
Entre reprises anaphoriques et répétitions, entre la contention du vocabulaire dans le champ lexical de l'ombre et le ton presque paterne, le récit est porté pourtant d'un bout à l'autre par une respiration impassible, et un grand vide qui l'habite, tout comme il habite le palais où il se déroule, abîmé dès la première ligne dans sa débâcle, que rien ne peut empêcher. Et puis un jour le colonel s'endort, et meurt enfin, sans que le monde ne soit ni meilleur ni pire : demain on le remplacera, et l'homme sans consistance prendra son relais. Les guerres sont faites pour revenir sans cesse sinon durer, à leur manière, dans l'éternel retour de la barbarie.
Emilienne Malfatto, Le Colonel ne dort pas, édition du sous-sol, août 2022, 111 pages, ean : 9782364686649.
Se pose alors, encore, toujours, la question de savoir ce que vous ferez de l'exergue : à quoi bon lire un roman qui parle de barbarie ?