en lisant - en relisant
La mort moderne, Carl-Henning Wijkmark
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En Suède, presque nulle part : un centre de séminaires dont la session présente, présidée par le Ministre des Affaires sociales, est consacrée aux temps de fin de vie. A huis clos. L’enjeu est la régulation de la pyramide sociale : trop de retraités, trop de vieux. La société néolibérale ne peut en supporter le coût. Il faut donc sauver cette société de la ruine en jouant sur des leviers pour le moins sensibles : les vieux, les pauvres, les chômeurs. Non pas les supprimer, mais les inciter, encourager leur civisme pour qu’ils acceptent de limiter leur durée de vie. Pour les pauvres et les chômeurs, l’affaire est vite entendue : il suffira de réduire leurs allocations déjà minces au minimum, pour les voir disparaître presque «naturellement». Et pour limiter les dépenses de santé, d’en transférer le coût aux mutuelles privées : seuls les plus riches survivront. Mais ce ne sera pas suffisant. On le sait : il faut aller plus loin. Ce sera d’autant plus difficile que mourir n’est plus considéré dans nos sociétés comme une chose naturelle. Tout l’enjeu du séminaire est donc de trouver des stratégies de communication pour faire accepter par les vieux un âge de décès convenable. Les participants du séminaire explorent les marges de manœuvre. Le levier de classe par exemple : les pauvres acceptent plus volontiers leur sacrifice. C’est déjà ça. Les médias sont prêts à fournir toute l’aide possible pour mener campagne pour la valorisation de ce sacrifice civique attendu des citoyens les plus fragiles. Mais il faudra peser beaucoup et sur la philosophie de la vie dans nos sociétés néolibérales, et sur la Loi, pour y inscrire tout d’abord le droit, en attendant qu’il devienne un devoir, à une mort décente. Peut-être même en fixer la limite : 75 ans. Et faire appel aux universitaires, aux gens cultivés, aux «personnalités» et autres «people» pour qu’un débat de fond anime la société autour des valeurs de vie : celle de dignité par exemple. C’est bien cette idée de dignité, qui calque la vie sur celle de l’Esprit et dispose les gens à mourir dès lors que leur vie spirituelle fléchit… Mais il faudra aussi combattre l’hygiénisme de la société suédoise qui, par la pratique du sport, la condamnation de la jungle food, etc., le tout pour sauver la stabilité du système de santé, a contribué elle-même à «produire» des vieux en pleine forme, incapable de mourir de sitôt… Les philosophes et les flagorneurs seront mobilisés au service de l’état, sans grand dommage pour la pensée au demeurant, eux qui ne cessent de renifler du plus loin qu’ils le peuvent la sousoupe à bon chien. Car il faudra trouver les arguments pour combattre la doctrine chrétienne du Droit naturel, qui confère trop d’importance à la valeur humaine. Et pour cela, commencer par jouer de nouveau la carte Martin Luther aux yeux duquel l’enfant arriéré mentalement n’a aucune valeur humaine, parce qu’aucune vie spirituelle. Montrer encore une fois combien la dignité de l’humain repose dans sa dimension spirituelle, dont la sénilité le dépossède, proclamer «le caractère intangible de l’existence humaine, qui ne saurait prévaloir au-delà des limites des moyens permettant de l’assurer». Ces philosophes seront chargés de hiérarchiser clairement les valeurs sociétales : qu’est-ce qui est prioritaire du point de vue du Bien commun ? La valeur économique ? Humaine ? Sociale ? Sociale bien sûr, car à tout prendre, l’homme politique est prioritaire, devant le savant, le père de famille ou même l’entrepreneur. N’est-ce pas lui qui décide en dernier recours ? L’Etat ne doit-il pas toujours avoir raison ? Les philosophes auront ainsi pour mission de nous faire sortir de la culture du droit naturel pour nous faire basculer dans celle du droit positif et de son éthique utilitaire, pour montrer que seul celui qui a le Pouvoir est la source du droit. Opposer enfin la conception germanique du Droit à celle de Rousseau, et établir définitivement la raison d’état dans son principe ! La mort moderne que nous envisageons, civique, n’est rien d‘autre que le pendant de la vie socialement utile. Au fond, il ne s’agit d’euthanasier qu’une minorité de citoyens. Et pour vaincre la résistance morale du plus grand nombre, les participants au séminaire conviennent d’une stratégie de communication visant d’abord les marginaux improductifs, délinquants, grands malades, dont le plus grand nombre sait vite se passer, avant de s’attaquer à ce plus grand nombre...
Une immense leçon de philosophie d’éthique et du Droit, qui nous invite à ne jamais oublier qu’il faut toujours subordonner le Pouvoir aux principes du Droit naturel, de peur de confier ce pouvoir aux répliques du nazisme, qu'elles paraissent presque indolores ou grotesques.
Carl-Henning Wijkmark, La Mort moderne, éditions Rivages, traduit du suédois par Philippe Bouquet, octobre 2020, 174 pages, 18 euros, ean : 9782743651404.
Black out, Loo Hui Phang, Hugues Micol
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L.A., 1936. Maximus a 15 ans et rencontre Gary Grant. Métis d’ascendance amérindienne, chinoise, africaine, il veut faire du cinéma. Il est beau, on l’engage. On l’enferme d’abord dans des rôles ethniques. Il jouera les indiens, les noirs, les hindous, les chinois… Et jamais son nom ne figurera sur les génériques des films. Black out. Il faut lire la préface de Raoul Peck à son sujet, particulièrement documentée. «Les indiens, c’était nous», écrit ce dernier, soit les trois quart de l’humanité. A contrario, la trajectoire de Maximus éclaire aux yeux de Peck la force du cinéma américain, capable de neutraliser la réalité pour lui substituer le rêve. Et le rêve ça fonctionne. Durablement. Longtemps, jusqu’à ce que la seule existence des africains, des arabes, des asiatiques, un beau jour, finit par anéantir ce rêve. Notre époque. Encore que... «Hollywood est une fiction»… Ce sont les premiers mots de ce superbe roman graphique. Maximus Wyld, ainsi que Hollywood le rebaptisa, a joué dans Vertigo, Sunset Boulevard, le Faucon Maltais, Shangaï Gesture… Les plus grands l’ont fait tourner, reconnaissant son talent tout en l’empêchant d’accéder à la gloire. C’est sa biographie que raconte ce roman. Et bien plus : c’est toute l’histoire du cinéma américain qui nous est décrite, sous l’angle de la ségrégation et de ses retournements spectaculaires : les indiens furent des sages dans la filmographie américaine, jusqu’à la crise de 29, où ils devinrent des barbares. L’Amérique avait besoin d’ennemis intérieurs, et de se débarrasser de sa culpabilité à l’égard des natives. Quant à faire jouer des noirs, elle en resta loin, longtemps. Qu’on se rappelle La Case de l’oncle Tom, interprété en 1903 par un acteur blanc repeint de noir… Le cinéma pourtant s’ouvrait largement aux minorités à la même période, malgré et contre Hollywood : en 1905 la communauté noire inaugura sa première salle de cinéma, à Chicago. Dès 1905, des «race movies» furent tournés, faits par et pour les noirs américains. Par centaines même. Tandis que le cinéma «blanc», pour rassurer son public, embauchait des métis à la peau… pas trop foncée… Maximus donc… Qui toute sa vie ne fut guère dupe, fomentant ses complots que l’on peut juger dérisoires aujourd’hui, mais qui avec le recul devait à l’époque offrir au public des natives une incroyable revanche, en faisant passer en contrebande des synopsis tout le langage de la conscience indienne par exemple dans ses pas de danses "ethniques" qu’il rajoutait aux comédies musicales où on lui demandait de danser. Des signes, une grammaire gestuelle invisible au public "blanc", toute une chorégraphie, une stylistique des révoltes amérindiennes, noires. Un langage corporel qui est passé dans le cinéma américain et dont on découvre aujourd'hui la richesse ! Nombre de bobines furent tout de même expurgées de sa présence. Voire détruites. Il reste tout de même de quoi étudier cette écriture. En 1986, Rita Hayworth, qui l’aima, l'évoquait souvent. Non pas comme un acteur de talent quelconque : «il était les américains», affirmait-elle. Au fond ce que l'Amérique avait de meilleur à offrir !
Black out, Loo Hui Phang, Hugues Micol, Futuropolis, août 2020, 198 pages, 28 euros, ean : 9782754828048.
Le Jardin, Hye – Young Pyun
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Ogui. Grogui. Mais conscient dans un corps qui ne répond plus. Appareillé. Peu à peu, il se souvient. De la voiture. Sa voiture. De la femme qui était à côté de lui. Sa femme. Du mur contre lequel la voiture s'est fracassée. Autour de lui s'affaire la médecine d'urgence. Il entend. Comprend. S'il veut survivre, sa volonté devra l'emporter. Alors il cherche, en lui, des raisons de survivre. Se rappelle tout d'abord le suicide de sa mère. Une mort qui l'avait fait sortir de l'enfance. Pour épouser cette vie finalement sobre qui était devenue la sienne. Ou bien son père père cancéreux. Et puis cette vie modeste avec sa femme. Morte désormais, tuée dans l'accident de voiture. Cette femme qui remettait cent fois sur le métier, et avec laquelle il avait fini par ne plus aimer vivre au fond. Il se rappelle ses études, sa longue marche pour tenter d'occuper une place au sein de l'université, la maison qu'ils avaient achetée avec son jardin broussailleux, sa thèse. Ogui a la mâchoire brisée. Il ne peut plus parler. Il voit les gens s'affairer autour de lui. Prendre peur à sa vue. Mais il survit. Des mois d'hôpital. Sans maîtrise sur son corps. Mais il peut encore se remémorer sa vie avec sa femme. Ogui était géographe. Décrire le monde était moins sa passion que celle de savoir à quelle échelle il fallait le représenter. La sienne à présent. Minuscule. Rabougrie. Assaillie par sa belle-mère, qui a décidé de le prendre en charge. Et achevé l'oeuvre de sa fille : ce jardin, dans lequel elle creuse un trou immense. Il se rappelle sa rencontre avec ses beaux-parents. Combien il s'était senti étranger à cette famille dans laquelle il entrait pourtant. Rien d'extraordinaire. Lui, la quarantaine, l'âge de l'apaisement. Ou de la prise de conscience qu'on a déjà raté sa vie. Ogui se rappelle le jardin de leur maison. Vétuste. Sa femme avait fini par y vivre, par en vivre. Elle avait fini par se détourner de lui pour ne vivre que de ce jardin auquel elle prodiguait tous ses soins. Il n'y avait plus eu que ce jardin entre le monde et eux. Un continent caché où sa femme passait toute sa vie, ses journées, ses nuits. Seul son jardin... Qu'il lui faudrait traverser à présent. Fuir. Dépossédé de tout sur son lit d'infirme, avec sa belle-mère à ses côtés, qui s'est emparée de sa vie, de ses amis, de sa survie. Lui, incapable de parler, livré tout entier à cette femme que tout le monde prend pour une sainte dévouée à son gendre. Reclus. Séquestré. Loin du monde, dont le jardin le sépare. Jardin qu'il faudrait traverser pour survivre. La narration est implacable. Imparable. Eblouissante de sobriété et de sérénité. Elle avance calmement pour s'enfoncer phrase après phrase dans l'horreur d'un conte qui engloutit tout vain espoir.
Hye-Young Pyun, Le Jardin, traduit du coréen par Lim Yeong-Heen, en collaboration avec Lucie Modde, Rivages / Noir, septembre 2019, 156 pages, 19 euros, ean : 9782743648725.
L'oreille bouchée, Les vieux fourneaux, volume 6
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Irascibles, nos vieux fourneaux, surtout par les temps de privation des libertés qui courent... «Je pisse à la vitesse que je veux, c'est ma dernière liberté» ... Peut-être bien la nôtre demain... De rage, ils ont activé l'opération Geneviève. Celle de Marseille : Geneviève Legay, mollestée par d'évidés CRS du ciboulot (pléonasme). Leur organisation, «Ni yeux ni maîtres» sévit donc et réussit à viander 27 flics parigots. De retour du réjouissant décompte, une missive les attend : Mimile leur a donné rendez-vous en Guyane ! A l'aéroport, problème : Pierre est fiché «S», comme activiste d'ultra-gauche. Vieux, mais pas cacochyme... L'embrouille dure un temps, de guerre lasse on l'imagine moribond et peu nuisible donc. Il passe. Cayenne. Nos vieux poursuivent le voyage en pirogue jusqu'à Apatou. Ils sont théoriquement là pour une représentation de théâtre pour les écoles du coin. Une pièce d'anthologie, à suivre de bout en bout, contre l'accumulation des richesses comme système économique, qui empêche la circulation des vraies richesses. Un sommet d'érudition, mine de rien ! Pierrot retrouve une connaissance. Une femme bien sûr. Des siècles plus tôt jamais courtisée, et à laquelle il n'avait prêtait aucune attention. Le con ! On ne vous dira rien de Blandine, débarquée en Guyane dans les années 70... Sinon que forcément la vraie raison d'être de l'opus, c'est l'or de la Guyane. Et ce projet grandiosement criminel de la bande à Macron autour de la Montagne d'Or : extraire 80 tonnes d'or en 12 ans... Piller plutôt qu'extraire, les richesses de la Guyane sans aucune contrepartie pour les populations autochtones. Leçon d'écologie au passage : il faut 150 tonnes de cyanure pour produire 1 tonne d'or. Imaginez le coût environnemental pour la région... Et on vous passe la pollution au mercure qui finit d'achever ce paradis. On le voit, nos vieux nous amusent, sans rien renier des combats que nous devons tous mener.
L'oreille bouchée, Les vieux fourneaux, volume 6, Lupano, Cauuet, Maffre, éditions Dargaud, novembre 2020, ean : 9782505083368.
Les métamorphoses, Camille Brunel
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L'effondrement du monde : la sixième, ou la septième, la dernière extinction de masse en tout cas. Les animaux meurent. Tous. La civilisation des mangeurs de viande prend fin. Une fin à laquelle elle ne s'attendait pas : là-bas, loin, on ne sait trop où, quelque chose se fomente : au fur et à mesure que les animaux disparaissent, les êtres humains se métamorphosent. La gente masculine surtout, peut-être la plus «coupable». Les êtres humains se changent donc en animaux. L'anthropocène dépassée. Submergée. A quoi nous raccrocher dès lors ? A Isis et Dinah. Sa chatte. Qui la cloue au réel. Sans un mot. Consciente pourtant : les humains n'ont pas le monopole de la conscience, nous rappelle sans cesse les épisodes de ce roman. A décrire parfaitement -encore que le mot ne soit pas exact-, à révéler ce que sous l'humain, la conscience animale éveille.
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Au tout début, le monde est saturé d'une fièvre migratoire qui n'est pas de celle que les états redoutaient : ce sont les animaux sauvages qui migrent vers les villes. Et tandis que les dernières espèces tentent de rejoindre les villes au lieu de mourir dans la nature, tigres, tamanoirs, un phénomène de métamorphose les voit ressurgir. Isis s'interroge. Observe Dinah. Qu'elle voit, sent, comprend sans parvenir jamais à la domestiquer. Petit à petit, les animaux occupent tout l'espace de la fiction. La France est devenue un pays du tiers monde avec son état policier qui tue tout ce qui s'oppose à lui. Mais cela ne sert à rien. Ses dirigeants parlent de pandémie, cache la grande transformation qui affecte sa triste cause, en vain. On met en place un protocole pour éviter d'abattre les humains changés en bête. En vain : la vie continuera sans nous. Sans explication non plus : la physique d'Einstein est dead. Le savoir humain ne sert plus à rien. Il est trop tard. Trop tard pour comprendre qu'on ne change pas la biodiversité sans changer son rapport aux animaux. Trop tard pour retrouver la vérité du contact charnel. Publié à l'heure des Lois liberticides acheminées par la Covid-19, à l'heure où tout contact entre humain se voit prohibé, cette remarque ne manque pas de sel... Que faire ? Se comporter comme des oiseaux nous dit l'auteur, devenir chiot, mésange, saumon, être dans le monde plutôt que croire qu'on le surplombe...
Camille Brunel, Les Métamorphoses, Alma éditeur, mai 2020, 204 pages, 17 euros, ean : 9782362794896.
Venise, le Lion, la ville et l'eau, Cees Nooteboom
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«Rien n'est plus mince que le souvenir de la volupté », notait Cees Nooteboom dans son recueil l'Histoire suivante. Endormi à Amsterdam, son héros se réveillait à Lisbonne, avec le sentiment d'être mort. Rassurez-vous : «Le lieu naturel du chagrin, ce sont les lignes du visage, pas la mémoire», aussi Nooteboom nous épargnait-il ce roman grave qu’un autre, sur le même thème, aurait écrit. Au loin se dressait la tour de Belém : Portugal, dernier rivage du dernier monde, qui n’en finit pas de se clore sur lui-même. Des rives montaient le grognement des chiens. Et puis le bruit des pages qu’on tourne. De Venise, nul rugissement. Nous sommes là encore aux confins de l'Europe, vagabonds, endormis comme dans une gare nocturne. Venise, cette «concrétion du néant», selon sa belle formule, aux eaux huileuses et aveugles. C'est là encore l'odeur de mort de la culture européenne que Cees Nootebomm halène. Venise des védutistes, celle des cours cachées, des eaux usées et domestiques. La sérénissime que des hommes ont construits sur les marécages de la plaine du Pô, une beauté si peu humaine, avant de l'asseoir sur leurs genoux, bien qu'elle n'ait cessé de signer la permanence de nos défaites. Cees Nooteboom observe ses ombres, ses ténèbres, ses brumes où les passants errent comme des spectres. Lui-même peut-être d'un autre monde déjà. Du reste, je le croyais mort à vrai dire, avant de tomber sur cet ouvrage. Mais vivant décidément dans un autre monde, de culture et de passions élégantes, poursuivant une conversation entamée il y a fort longtemps, de celles qui retiennent les hommes au chevet les uns des autres. Conversation... Non un essai ni un récit : Cees Nooteboom n'est pas un écrivain à projet, il s'aventure dans l'écriture, comme il le fait ici et comme toujours, comme il s'aventure dans les ruelles de Venise pour s'y perdre -où toujours il faut se perdre-, nous laissant éternellement songeurs parmi le bruit des oiseaux et le clapotis des rames. De Canaletto à Pound, Nooteboom nous fait toutefois traverser mine de rien toute la culture européenne. Ultimement. Car Venise est l'ultime : Proust, Rilke, Goethe, Montaigne... Ils y ont tous séjourné, à la recherche d'un temps qui n'est jamais parvenu à éclore. Venise... «Comme si le monde avait fait un rêve impossible», s'enfonçant aujourd'hui sous les eaux, « comme si la terre ne pouvait supporter si grande merveille». Ici Pétrarque, là Boccace. Arpentant tous deux le quai des Esclavons. L'hôtel de Kafka et Brodsky scrutant le vieux cimetière juif. Venise, la mer sans cesse épousée, écho de tous les mondes, «ce rêve fou dans un espace aquatique».
Cees Nooteboom, Venise, le Lion, la ville et l'eau, Actes Sud, traduit du néerlandais par Philippe Noble, octobre 2020, 236 pages, 25 euros, ean : 9782330136734.
Rencontrer CEES Nooteboom : http://www.joel-jegouzo.com/article-36821971.html
L’histoire suivante, Cees Nooteboom, traduit du néerlandais par Philippe Noble, folio, n°3392, juin 2000, 140p., 5 euros, EAN : 9782070411283 : http://www.joel-jegouzo.com/article-36886022.html
Isula blues, Jean-Pierre Santini
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Barettali, un petit village corse accroché sur le toit d’un monde dérobé, ficelé dans une géographie de l’enfouissement, de la disparition. Une poignée de personnages vont s’y croiser, de loin, dans la solitude de leurs existences bancales. Ainsi Julien, l’ancien militant désabusé, Florence, la mangeuse d’hommes, Madeleine, la femme sans lèvres, ou encore Dominique qui voudrait prendre un nouveau départ - mais le peut-il dans cet arrière-pays perclus de l'ultime défaite qu’éclaire le job de Julien, chargé d’imaginer un développement possible au maquis corse, vendu déjà à l’industrie du tourisme qui ne voit là qu’un paysage à terrasser, un monde à raser ? La Corse en soins palliatifs donc, secrète, mutique, où le silence trouve son origine dans l’agonie d’un monde expulsé de lui-même. Peut-on vivre sérieusement ici, dans cette inhumanité qui gagne chaque jour un peu plus de terrain ? Dans cet univers minuscule où l’on chemine sans plus aucun but car il n’y a plus personne, où il vaut mieux faire le choix de ne plus aimer, car il n’y a plus personne, où, dans cette solitude écrasante, ne reste que la rumeur de son propre corps pour inquiétante compagnie ? Tours, détours, la beauté du paysage corse ne fait plus ici l’objet que d’observations dérisoires notées avec un zèle absurde par ce veilleur chimérique, l’ex-commissaire Santucci, greffier d’une pitoyable mission, consignant les trois ou quatre faits et gestes de ses semblables pour se faire l’espion d’une société impossible. Un monde minuscule en surgit, celui du voisin dont on a oublié de se venger, celui d’une femme que l’on n’a pas courtisée. Et dans cette société qui s’est organisée pour s’éviter, il ne reste que ces écarts entre les corps, auxquels nul ne sait plus donner sens, parce que tout ce monde a perdu déjà beaucoup de sens, comme on le dit d’un corps blessé à mort et presque entièrement vidé de son sang. C’est là, sur les bords de cet univers négligeable, que la violence va surgir. Dans une sorte de minuscule fin du monde, faite des absences d’un peuple latent désormais. Car s’il y a bien mort, finalement, cette mort, pourtant brutale, a pris l’allure d’un malentendu. D’un mauvais concours de circonstances où s’entremêlent les fils de tous ces destins que l’on vient de croiser.
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Quelle beauté dans ce roman et quelle construction ! Jean-Pierre Santini, avec une maîtrise incroyable, relève l’une après l’autre les solitudes de ses personnages pour leur donner leur juste poids de chair et nous dire, en fin observateur d’un monde désabusé, nos propres détresses. Mais s’il sait rendre universel le drame corse, il n’oublie pas d’en restituer la singularité, en nous offrant des pages d’une analyse incroyablement fine sur la réalité de ce drame, des pages exigeantes, inattendues. Nous sommes ici à des années lumière des préjugés qui ont formé notre image de la Corse. Des années lumière traversées à la nage dans ce fulgurant roman où la description romanesque renoue avec le sublime que le roman du XIXème siècle avait accompli dans son approche du paysage. Peut-être encore Faulkner, c'est dire combien de pages il faudrait encore pour rendre compte de la fonction du paysage dans un récit à la narration entaillée, maquisarde. Et il y aurait toujours, sur ce « beau » là, beaucoup à dire encore, qui n'est pas sans convoquer Rilke : « la beauté, c'est le commencement de la terreur qu'un homme est capable d'affronter ». L'immense écrivain qu'est Jean-Pierre Santini l'affronte, dans un roman singulièrement sans cesse repris et publié trois fois sous trois titres différents !
Jean-Pierre Santini, Isula blues, éd. Albiana, coll. Nera, 98p., juin 2005, isbn 9782846981330
Kent State, Quatre morts dans l’OHIO, Derf Backderf
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Nous tuons nos enfants. Ce n’est pas vrai seulement de l’Amérique, dont l’ouvrage raconte la folie, mais de la France d’aujourd’hui et de bien d’autres Nations. Qu’on se rappelle Rémi Fraisse, Steve Maia Caniço et tant d’autres. Ce n’est pas vrai d’hier seulement non plus, les états continuent de tuer nos enfants, simplement par peur et volonté de n’accorder jamais, à leur population, la démocratie qu’ils braient pourtant à corps et à cris dans leurs hémicycles hors sol.
Avril 1970, campus de l’université de Ken state, Ohio. Les étudiants du plus grand campus de l’Ohio manifestent contre la guerre du Vietnam. Aux States, 300 000 jeunes ont fui la circonscription qui leur impose une guerre dont on sait déjà qu’elle est perdue… Le tiers des troupes embarquées pour le Vietnam est composé de jeunes américains conscrits. 27 millions d’entre eux vivent ainsi dans la peur d’y aller.
A Kent State, le campus est comme une grosse verrue poussée sur un territoire sociologiquement non préparé à l’accueillir. La contre-culture y règne, tandis qu’autour, les habitants sont des petits bourgeois réactionnaires ou des fermiers d’un autre siècle. Le jeudi 20 avril, une grève massive touche les routiers d’un dépôt régional. La Garde Nationale est dépêchée pour briser la grève. Le soir même, Nixon annonce une offensive américaine en direction du Cambodge. Le lendemain, le campus entre en effervescence. La Garde Nationale intervient, baïonnette au canon ! 30 étudiants sont blessés, 200 autres arrêtés. Le FBI, La CIA et quatre autres agences de renseignement dépêchent sur le terrain des informateurs déguisés en étudiants. Nombre d’entre eux sont des provocateurs issus des rangs de la délinquance, manipulés pour faire dérailler les revendications des jeunes du campus… Jerry Rubins est l’un de ces provocateurs recrutés par le FBI, une petite frappe débile aux réactions imprévisibles. Mais il est armé… Le campus devient une véritable poudrière. Des bikers viennent y semer la panique. Le gouverneur de l’OHIO, lui, communique sur la présence de Weathermen, ces activistes violents qui font trembler les institutions, cependant peu présents sur le campus. Le samedi 2 mai, les civils s’arment pour réprimer les étudiants. Le ROTC, composé d’officiers de réserve fascisants s’établit sur le campus. Le soir, les étudiants attaquent le ROTC. La Garde Nationale réplique en envoyant les chars. A coup de crosse de fusil, les étudiants sont refoulés sur le campus, enfermés désormais dans une immense nasse à ciel ouvert.
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Le Dimanche 3 mai, 800 Gardes, baïonnette au canon, viennent renforcer la police. 400 autres occupent la ville. Il s’agit d’isoler les étudiants, de les empêcher de sortir de la nasse géante mise en place. Ordre est alors donné d’intervenir, et à toutes les forces de l’ordre de masquer leurs matricules... des agents provocateurs infiltrent les rangs des étudiants : la CIA reconduit sur le campus son action d’hier, Chaos, qui visait à provoquer des heurts violents contre la police pour discréditer les mouvements gauchistes. Dévoilée partiellement en 1974, on ne saura jamais quel fut l’étendue de cette action. A 21h30, une manif pacifique s’ébranle sur le campus cerné. Une centaine d’étudiants veut rencontrer le Président de l’université, qui refuse. Le Major Harry Jones, sur place, fait charger la foule. Les Gardes se servent de leurs baïonnettes, blessant à l’arme blanche des centaines d’étudiants. Le lendemain les blindés arrivent. La Garde s’équipe cette fois du fusil M1 Garand, l’arme emblématique de la Guerre de Corée ! Une vraie opération militaire est menée pour en finir avec les étudiants réfractaires : il s’agit de «reprendre» la colline, dans un vaste mouvement d’encerclement. Mais l’armée n’y arrive pas face à la mobilité des étudiants ! Humilié, le major Jones sort alors son arme de poing. Au même moment dans la foule estudiantine, un indic, Norman, qui sera arrêté plus tard, sort aussi son pistolet et tire sur les soldats. Le major donne l’ordre d’ouvrir le feu. C’est un carnage. On relèvera 4 morts. 9 autres seront très grièvement mutilés et des centaines d’autres blessés.
L’ouvrage vaut pour sa documentation extrêmement détaillée, entre rapports de police et notes déclassifiées. Et pour ces analyses des mouvements estudiantins, tout autant que de la sociologie des Gardes nationaux ou du territoire de Kent et de l’OHIO.
Derf Backderf, Kent State, Quatre morts dans l’OHIO, éditions çà et là, traduit de l’américain par Philippe Touboul, avril 2020, 288 pages, 24 euros, ean : 9782369902829.
Frantz Fanon, Frédéric Ciriez, Romain Lamy
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L’immense Frantz Fanon ! Le penseur des luttes coloniales du XXème siècle, mais plus pleinement encore, le penseur des effets psychiques de toute domination politique et sociale sur les populations asservies, la nôtre aussi bien, en ces temps de dictature (presque) réussie.
Août 1961, Fanon est parti rencontrer Sartre à Rome, pour lui demander de préfacer son essai : Les Damnés de la terre. Simone de Beauvoir et Claude Lanzmann sont présents. Sartre est alors ce philosophe qui tourmente les pouvoirs en place et dont la voix porte bien au-delà de nos frontières. Un «maître» pour Fanon, qui sait combien pèseront les mots que Sartre lui consacrera. Et pourtant très vite, c’est à un retournement que nous assistons. Fanon, très affuté, n’est pas du genre à plier devant une idole. D’emblée, il défie Sartre sur certaines de ses positions théoriques, qui tendent à essentialiser la condition «noire». Il n’y a pas d’âme noire, assène Fanon, et la «négritude» de Senghor n’est qu’une soumission de plus à l’ordre colonial. Les Damnés, affirme-t-il, n’est en outre pas ce genre de livre qui s’adresserait à une Gauche blanche en laquelle il ne croit pas. C’est un livre de combat qui démonte les logiques à l’œuvre dans les «colonies, ces lieux d’enfermement à ciel ouvert». Un livre qui décrypte les mécanismes psychiques d’enfermement pour aider des êtres humains à se libérer d’un «système sadique». Le nôtre aussi bien, encore une fois, et nous gagnerions à relire Fanon à l’aulne de ce que nous vivons ! Interpelé, Sartre aura le courage d’accepter la critique et de se remettre en cause, non sans mal.
Roman graphique, le récit s’ouvre alors à l’approche biographique de Frantz Fanon. Fanon se raconte, sans cesse encouragé par Sartre, qui cherche à comprendre sa personnalité et les fondements subjectifs de sa pensée. Fanon se raconte et c’est passionnant ! Il rappelle la France acclamant ses libérateurs américains, mais non ces libérateurs africains, qui ont payé au prix fort leur enrôlement. Fanon raconte sa jeunesse, ses engagements, la reprise de ses études, son entrée difficile dans la vie professionnelle, noire sous sa blouse blanche, la médecine et puis la psychiatrie, sa réflexion sur cette dernière et toutes les expériences qu’il tenta pour sortir le milieu hospitalier de son impasse, où plus aucun échange symbolique ne circulait. Il raconte enfin l’Algérie, sa mission de porte-parole du FLN, ne cessant d’établir un lien entre guerre de libération politique et guerre de libération psychique, établissant un puissant parallèle entre le soin psychiatrique et l’engagement révolutionnaire, qui commande d’abord une libération psychique. Oui, l’engagement révolutionnaire est un soin, les Gilets Jaunes en savent quelque chose ! En se resocialisant, ils se sont transformés en sujets sensibles et historiquement agissants, ce que le néolibéralisme leur refusait à tout prix. Fanon voulait rencontrer Sartre, mais en fin de compte et comme en témoigne Simone de Beauvoir, à Rome, c’est Sartre qui rencontra un géant.
Frantz Fanon, Frédéric Ciriez, Romain Lamy, éditions La Découverte, septembre 2020, 230 pages, 28 euros, ean : 9782707198907.
Ils ont tué Leo Franck, Xavier Bétaucourt, Olivier Perret
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Atlanta, 1913. Mary Phagan est assassinée. Elle avait 13 ans. Deux suspects sont rapidement appréhendés : Jim, un balayeur noir, et le patron de l’usine où Jim et Mary travaillaient : Leo Franck, qui est juif. Le 18 août 1915, à 7h05 du matin, Leo Franck sera lynché par une foule immense, puis pendu. En pleine forêt. Ses assassins ? Un juge, un avocat, le maire, le sénateur, le shérif, les "blancs" de la ville. La BD raconte cette histoire écœurante de l’Amérique raciste, antisémite, du début du siècle. Atlanta. La guerre civile est achevée depuis une cinquantaine d’année, mais les rancœurs du Sud blanc sont vives, qui continue de célébrer le Confederate memorial day ! A l’époque, Atlanta est une ville en construction, empoignée par la misère et la malnutrition. Nombre d’enfants noirs y disparaissent, enlevés, assassinés. Mais Mary est blanche. Le veilleur noir est immédiatement inculpé, la scène de crime souillée. Des indices portent toutefois à croire que le patron, juif, «a fait le coup». L’affaire tombant en pleine réélection, le juge s’en persuade d’autant plus vite que la ville et son électorat blanc entrent en ébullition. La presse s’empare aussitôt de l’affaire. Au lendemain du meurtre, on dénombre pas moins de huit éditions spéciales sur le sujet. Le 29 avril, 10 000 personne suivent les obsèques de Mary. La presse se fait du coup feuilletoniste, engrangeant les tirages, allant jusqu’à offrir une récompense à qui trouvera des preuves de la culpabilité de Leo Franck, le juif. Odieuse, une souscription est même ouverte pour embaucher un détective privé, tant les preuves manquent. Le KKK s’active, prêche, déploie toute sa haine. Mensonges sur mensonges, l’odieux règne en maître dans les rues d’Atlanta. Le 24 mai, Leo Franck est envoyé aux assises. Lors du procès, les faux témoignages sont innombrables. On relève pas moins de 115 vices de procédure. Mais les avocats de la défense eux-mêmes prennent partie contre leur client… Leo Franck est condamné, mais devant la légèreté de l’accusation, sa peine est commuée, provoquant des émeutes. Le gouverneur tente d’empêcher sa condamnation, tant le doute est grand sur sa culpabilité. Mais la presse l’emporte, soulève l’indignation des foules, qui finissent par s’emparer de Leo Franck, aidées par la police et la justice, pour le lyncher avant de le pendre. Quelques années plus tard, Jim, le balayeur, finira par avouer…
Tout en saturation d’ocres, rouges, bruns, les contours rehaussés de traits noirs, la BD est saisissante, extraordinairement documentée, offrant les rapports de police, de justice, les faux témoignages, les articles de presse vindicatifs et abjects.