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La Dimension du sens que nous sommes

Sans foi ni loi, Marion Brunet

7 Février 2025 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #en lisant - en relisant

Un western ! On savait le genre cinématographique, on le découvre romanesque. Ici parfaitement maîtrisé. Ça sent la sueur, la poussière des chevauchées infernales, la poudre des colts, le crottin de cheval et la crasse des vêtements portés plus que de raison. Rien ne manque, ni les saloons ni les bordels, ni les putains ni les bigotes, et pas davantage le rituel duel au pistolet les yeux dans les yeux, la main sur sa garde rappelant et congédiant l'Il était une fois qui en consacra magistralement l'expression. Un western donc, plein d'Ouest à conquérir et de rudes empoignades, fussent-elles amoureuses, qui décape le genre avec une rare hardiesse. Car mieux encore, Marion Brunet en fait un roman d'éducation. Voyez un peu : Ab Stenson, « pleine de poussière et de sang », vient de braquer une banque. A ses trousses, le shérif et sa bande de crevards. La voilà coincée. Pour s'en sortir, elle enlève Garett, 16 ans, le fils du pasteur, non moins dégueulasse ce pasteur, que les acolytes du shérif. Ab ? Une bête sauvage, selon ce dernier. Indomptable. Libre. C'est là tout le propos, cette liberté qu'elle s'offre et qu'elle offre du même coup au gamin qui finira par la suivre de son plein gré, fasciné par sa rage de ne dépendre que d'elle-même. C'est ça qu'il va apprendre et nous apprendre. Le récit, c'est lui qui le raconte. Son histoire, celle d'Ab, au passé tout d'abord : « Nous étions en fuite et j'étais son prisonnier », libre très vite, de choisir : la suivre ou retourner se faire battre par son père. « Pourquoi tu veux rentrer ? », l'interrogera Ab. Et d'un coup cette question ouvre les vannes des souvenirs. Garett se rappelle. Sa sœur Esther, maltraitée par son père dès ses 2 ans. Alors il raconte, leur chevauchée, tragique dans cette Amérique où l'on pend des êtres parce qu'ils sont noirs, et où ces pendaisons sont des spectacles auxquels on mène les enfants blancs, pour leur éducation. Son récit se fait épique, traversé par un souffle qui jamais ne cède à la bouffissure de la romance. Car Ab reste «effrayante» de part en part, soulevant autant d'espoir que d'effroi dans son désir de liberté. Un personnage magnifiquement impur, appelé à prendre des décisions terrifiantes. On vole littéralement, saisi, d'épisodes en aventures, par la liberté de ton de l'autrice, par cette langue qu'elle déploie, à la fois vulgaire et châtiée, savante, documentée, précise, mais oscillant toujours entre le banal et le sublime, dans ce mouvement de balancier qui est ce par quoi la poésie triomphe de tous les préjugés.

 

On croise une foule de personnages trempés dans leur vif, c'est-à-dire non pas plus vrais que nature, mais écorchés, démembrés, en prise avec leur vie. Comme Jenny, danseuse de cabaret, 17 ans, allez, 18 si vous y tenez, pour pas avoir d'histoire. Putain, catin, imaginez ce que vous voulez, l'Amérique de cette époque s'en fiche qu'elle le soit ou seulement femme de mauvaise vie et à ses yeux, tant pis si elle n'était pas même encore une femme. Et son histoire est vraie et horrible, celle du train des orphelins parti de New-York pour peupler l'Ouest. Des orphelins jetés à la merci des prédateurs que Jenny n'a cessé de croiser sur sa route et que ses yeux fatigués «(rendus) à l'adolescence », ses yeux « de fougères » (cher André Breton), n'ont pu confondre avec "les battements d'ailes de l'espoir immense " (Nadja), refusant obstinément d'avec ce monde les clore.

 

La langue est vulgaire, oui. Non. Jamais, car jamais obscène : c'est l'histoire de l'Amérique qui l'est. L'écriture de Marion Brunet n'est jamais enfermée dans ces abus de langage qui choquent les bigots, mais qui nous interroge : quel « droit chemin pour la littérature ado » ? Faut-il écrire « lieu de perdition » plutôt que « bordel », « femme de mauvaise vie » plutôt que putain ? Devant le saloon campent les bigotes qui s'emploient à ouvrir bien des guillemets pour y clore les vies entre parenthèses déjà de leur monde hypocrite. Et ce saloon avec ses bigotes à ses portes, qui tremblent plus d'entendre des mots cochons que de voir les enfants métis jetés aux crocs des chiens, est comme la métaphore des préjugés qui pèsent sur les romans ados. Que valent nos pudeurs langagières face au monde débile que nous leur avons construit ?

 

Tout est là dans ce roman, à portée de lecture, de la brutalité masculine au racisme décomplexé. Tout est fait pour apprendre ce que parler veut dire, ou bien ce qu'aimer peut être. Du pathétique du monde adulte aux faux espoirs qui soulagent mais ne règlent rien, sans autre leçon que celle de comprendre, peut-être, que « Pas un (lecteur?) n'a su voir (que Ab) porte en elle l'annulation pure et simple de toute forme d'aliénation » -et le prix qu'il lui en faut payer...

La fin est sublime, littéralement, et l'épilogue, un coup de théâtre où conjuguer à tous les temps « l'épaisseur des broussailles sur les tombes (des) morts ».

 

 

 

 

Marion Brunet, Sans foi ni loi, éditions PKJ, Pocket Jeunesse, février 2023, 282 pages, ean : 9782266324540.

 

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