amour - amitie
PUP fiction : L'amitié
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Les éditions denotorietepublique@aim.com et la librairie l'établi d'Alfortville offrent aux regards des passants sa quatrième PUP fiction, sur le thème de l'amitié.
Ponctuation Urbaine Poétique, l'idée est de créer des affiches capables de suspendre le pas pressé de nos contemporains. Moins les arrêter que les surprendre, moins les interpeller que pointiller dans un angle secret de leur vision un temps autre.
Un temps, dans cet espace si mal courbé de la ville, toujours prompt à se rompre sur le cauchemar d'un embouteillage, l'encombrement d'un trottoir, les cinq minutes de retard -déjà!-, ou toute affaire en cours dont l'urgence, sans être assurée, n'en reste pas moins de crise dirait-on.
Des affiches donc, un regard, abritant des textes qui retiendront ou non cette attention qu'ils souhaitent pourtant flottante, saisie dans le mouvement de l’œuvre proposée graphiquement. Car il s'agit d'affiches, où prime le regard qu'aucune lecture ne saurait assouvir. Une pure esthétique de la parole écrite affirment-ils -ainsi ont-ils conçu leurs affiches, au temps pour nous...
Avec celle-ci, ils parlent d'amitié. Une image recomposée étrangement à partir d'un dire enraciné dans une vision aristotélicienne du thème, et cependant s'illustrant dans un détail de la Visitation de Ghirlandaio !
Qu'est-ce à voir ? Qu'est-ce à lire ?
Avec en outre, le choix d'une mise en abîme sidérante : le détail peint de l’œuvre picturale s'ouvre dans cette affiche comme paysage d'une lucarne scellée dans la cavité de murs épais dont l'appareil évoque l'ancestralité.
Ce détail, c'est notre horizon. Deux hommes accoudés au parapet d'un muret semblant surplomber une place en contrebas. Il faut avoir sous les yeux le tableau dans sa totalité pour le comprendre. Ce tableau, c'est la Visitation peinte en 1491 par Ghirlandaio. Marie rend visite à sa cousine Élisabeth, de beaucoup son aînée : une génération les sépare. L'une et l'autre sont enceintes. L'une du Christ, l'autre de Jean le Baptiste. Marie arrive, elle restera trois mois dans la maison de Zacharie. Et sans doute, avec Élisabeth, iront-elles se pencher un jour bras dessus, bras dessous, au-dessus du muret pour contempler la place au fond du tableau.
Des Visitations, on en peignait depuis longtemps. Depuis bien avant que le calendrier chrétien décide d'en faire une fête, en 1389. Mais généralement, on les peignait comme accompagnement de l'Annonciation. Les deux sont liées, étroitement, malgré la liberté prise ici par Ghirlandaio de traiter la Visitation de façon autonome. L'instant est décrit par Luc (1, 39-56). Avant même que la Vierge ne soit en sa présence, écrit Luc, l'enfant a tressailli dans le ventre d’Élisabeth. Cette dernière s'est jetée à genoux, faisant du ventre de Marie un tabernacle devant lequel elle se prosterne. Et ses premières paroles sont celles du « Je vous salue Marie » : « Tu es bénie entre toutes les femmes, et le fruit de tes entrailles est béni », la prière d'après la mort du Christ. Marie, elle, évoque en retour son Dieu en sa puissance, ouvrant déjà, presque, à l'anaphore évangélique des béatitudes. L'instant narré, comme l'instant peint, sont chargés des souffrances à venir. Aux côtés de l'une et de l'autre par exemple, l’œil exercé des historiens de l'art aperçoit Marie-Jacobé et Marie-Salomé, qui seront bien plus tard présentes lors de la crucifixion (puis de la résurrection). Par avance, Ghirlandaio nous plonge, comme Luc, dans ce devenir ahurissant.
Mais la Visitation, c'est aussi ce partage de l'une à l'autre, qui va former la condition de la venue d'un salut, quel qu'il soit, celui des chrétiens en Dieu ou celui des humains sans dieu en leur humanité.
Or c'est cette mutualité que le détail en fond de tableau des « amis » du muret partage. Non : ils ne tournent pas le dos à la scène, ils en sont l'incarnation même.
L'amitié est visitation. On lira ou non le texte de l'affiche. L'incroyable mise en abîme réalisée par la plasticienne, Alexandra Bianca, qui signe cette affiche, compose imaginairement trois plans qui nous en focalisent l'horizon. Celui du regardeur solitaire et intimement placé devant l'affiche dans l'ombre de la cave, celui de la lucarne, celui enfin du tableau invisible de Ghirlandaio dont seul ce « détail » surgit comme horizon « naturel »...
Qu'est-ce que ce dispositif nous dit de l'amitié ?
L'amitié...
Pour Aristote, l'amitié était « politique ». Nécessairement. Non seulement elle était pour lui au cœur de la cité, ne pouvant se concevoir en dehors d'elle, mais à son fondement. C'était, à ses yeux, la définition même de la citoyenneté : être amis dans la cité. Dans L’Éthique à Nicomaque, cette question occupe deux livres (VIII et IX) sur les dix qui forment l’ouvrage. Il y passe du temps. Au-delà du sentiment qu'elle circonscrit, il la définit comme une vertu cardinale : la vie bonne n’est possible qu'à cette condition et seuls des hommes unis par les liens de l’amitié peuvent faire cité. Elle y devient ainsi la condition d'existence des communautés humaines.
Mais, politique, vraiment, l'amitié ?
Sûrement. Toutefois non sans danger : le muret pourrait délimiter aussi bien autour de lui le cercle du rejet. La politique construit des murs entre les hommes, on le sait. Autant pour exclure qu'enfermer... Épicure le savait. Qui rejetait cette manière de voir l'amitié pour l'arracher à la sphère des intérêts politiques et la fonder comme sentiment « impolitique », c'est son terme, événement non clos : l'ouvert.
Peut-être alors, tout en reconnaissant quelques raisons à Aristote, pouvons-nous lorgner du côté de Montaigne, qui voyait bien et le risque de rejeter le caractère politique de l'amitié, et le danger de l'y réduire. Montaigne pour qui l’amitié apparaissait comme un genre de « société » très différent des formes de sociabilité que le politique engendre. Alors qu'Aristote voyait par exemple dans le paternalisme une forme d'amitié (?!) capable de structurer les hiérarchies sociales, Montaigne la voyait s'épanouir loin des fréquentations familiales ou de celles construites par d'autres sociabilités, professionnelles par exemples. L'amitié, il la voyait non pas dissoute dans la vie sociale, mais révélée là où les autres formes de sociabilités ne s'énonçaient plus. Car l’amitié ne vaut que pour elle-même, n'a aucun intérêt, aucune finalité. Elle n'est pas plus liée au désir qu'à l'utilité. Elle n'est peut-être qu'une grâce dont nous ne savons rien. Cette grâce que partage avec nous Ghirlandaio et ses deux bonshommes conversant au muret : sans cause particulière, sans mérite, sans contrat.
Alors, aux ami.es de l'établi et à tout autre passant.e de la rue Jules Cuillerier d'Alfortville, ce don inopiné, sans raison, sans calcul, juste un moment d'amitié, comme une visitation.
Affiche éditions denotoriétépublique, format A0 (120x85cm), conception graphique : Alexandra Bianca, une production partagée par la librairie l'établi d'Alfortville, exposée dans sa vitrine.
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Le Secret Hemingway, Brigitte Kernel

Poignant. La vie de Gloria Hemingway. Longtemps, Gloria fut appelée Gregory, fils d’Hemingway. Médecin, radié de l’ordre, marié quatre fois, huit enfants. Ernest mourut en 1961. Gloria en 2001. En prison, abandonnée de tous. Depuis des années, elle avait pris l’habitude de boire, de sombrer dans l’ivrognerie et de s’exhiber nue dans les rues de Miami. Attentat à la pudeur… Un bien piètre motif pour la retenir si longtemps en prison. Toute l’Amérique aux trousses, ne voulant prêter l’oreille qu’aux cancans que Gloria aurait pu raconter sur son père, le seul être important à leurs yeux dans la famille Hemingway. Ou sur Ava Gardner, son amante. Ou Marlène Dietrich. Au pire la chasse, la pêche au gros, le whisky… Mais Gloria se taisait. Et puis quand il écrivait, Ernest oubliait sa famille, ses enfants, ses femmes. Gloria voulait parler d’elle, de sa vie, de ses femmes, de ses enfants. Gloria aimait les femmes. Sa dernière femme surtout, Ida, qui l’abandonna tout comme ses fils. Pourtant, pour ne pas les gêner, Gloria avait attendu des siècles avant de se faire opérer, avant de réaliser sa transition. Jusqu’à l’âge de soixante-quatre ans ! Avant cela, elle n’avait guère connu que le mépris, la violence, le viol. «La peur du viol est inscrite dans l’histoire des femmes». Gloria, elle, dut faire face à la hargne des mâles, à s’être dépossédée pareillement de sa virilité. Seule consolation : elle a fini ses jours dans une prison de femme, amoureuse d’une gardienne qui la traitait avec humanité, mais dont elle ne put vivre l’affection.

Brigitte Kernel raconte Gloria. Son frère jumeau ivre de rage, son séjour à Sainte-Anne, les agressions, dans la rue, en prison, les tabassages à la sortie des boîtes de nuit. Son divorce d’avec Ida, son remariage avec Ida et Mr Alistair, ancien prof à Berkeley, le seul à l’avoir comprise, lui dont l’enfant transgenre s’était suicidé. Juste cette affection qu’il nourrira à son égard jusqu’à la fin de sa vie. Gloria, la « part d’ombre » d’Ernest, s’était un jour confié ce dernier, avant de se donner la mort.
Gloria, dans ce roman, parle à soixante-neuf ans comme une jeune fille éblouie. Toujours inquiète, toujours submergée par l’émotion et l’espoir. Perclus cet espoir, à la lecture du récit, par l'immense souffrance que l’on ressent à découvrir un tel vécu. La réattribution sexuelle semblait à cette époque un combat sacrificiel, perdu d’avance. La fin est horrible. «Tout roman est un mensonge», écrit Brigitte Kernel. On s’étonne de l’emploi de ce vocable, plutôt que de celui de fiction. Un mensonge ? Pour ramener au vrai par la bande ? Car pour mentir, il faut connaître la vérité… Et puis, un mensonge, n’est-ce pas ouvrir au point de vue moral dont n’a que faire la littérature ? Un témoignage plutôt. Au sens où les anciens grecs employaient ce mot : tout témoin est martyr. Entendre un témoignage, c’est entendre un martyre et tenter de l’endosser –aussi piètrement qu’il demeure possible de le partager. J’ai lu ce récit au près serré de la vie de Gloria, transcendée par un roman qui venait lui prêter sa voix. Une lecture posant à ce Visage qui a essuyé toutes les défaites la question qui nous obsède tant, tous : que sommes-nous donc ? Je l’ai lu comme le récit d’une vie qui nous demandait de répondre à notre étonnement d’exister. D’une vie qu’il nous reste à révéler dans cette étreinte sans écart que peut être, parfois, la lecture.
Brigitte Kernel, Le secret Hemingway, éditions Flammarion, janvier 2020, 318 pages, 19 euros ean : 9782081471894.
Crédit photographique : Gloria Hemingway, Police picture, September 24, 2002, in Miami, USA. Photo by Sven Creutzmann/Mambo photo/Getty Images.
Aimer… malgré tout, Jean-Yves Leloup
Il faut passer outre un titre qui laisse entendre ce que l'auteur nie de toutes ses forces : le culte morbide de l'épreuve douloureuse propre a un catholicisme douteux, pour prendre la mesure du bel exercice de pensée auquel se livre ici Jean-Yves Leloup. Théologien orthodoxe, dans un langage fluide et cependant jamais en reste de profondeur, il n'oublie pas ce qui justifie la pensée : l'autre auquel on s'adresse. C'est, mieux qu'une rencontre, une alliance ou s'accomplir mutuellement dans un acte de parole jamais prive de sens, qu'il devine ainsi. La liberté, le pardon, l'injustice, le désir...C'est avec un regard bienveillant mais acéré qu'il observe ce que nous avons fait et ce que nous faisons des grandes notions qui structurent notre rapport à l'être. Dans la banalité du quotidien où paraît s'épuiser le sens de nos engagements, tout comme dans les textes fondateurs qu'il convoque avec une grâce désinvolte. De Jean Chrysostome à Woody Allen, son affection pour autrui ne tombe à aucun moment dans la niaiserie. Il nous surprendrait même par la "brutalité" de sa lucidité, dans son rapport au sentiment d'amour dont nous nous rengorgeons si promptement. Enfin, il étonne par l'extrême pertinence de ses vues, quand il se charge de désigner aux philosophes le territoire qu'ils ont abandonné, où construire une éthique enfin en prise avec notre situation dans le monde.
Aimer… malgré tout, Jean-Yves Leloup, paru en 2008 chez Dervy, aujourd’hui épuisé.
AIMER C’EST-A-DIRE ETRE (lecture de Proust)
Le baron Charlus, Morel, Léa, leurs rapports compliqués. Les travestissements sous lesquels leurs désirs se cachent. Fuir, se dissimuler sans cesse, provoquer la dispersion du moi dans un monde fragmenté à l’envi. L’équivoque des sentiments amoureux, dans l’œuvre de Proust, se donne comme l’exacte traduction et la claire transposition du malheur ontologique qui frappe l’homme de la modernité : il n’est pas d’être pour incarner l’amour que je lui porte, car cet amour est lui-même en dérive de mon être, qui ne sait habiter sa piètre insistance à tenter d'être, sans trop savoir d’où ni de quoi cette possibilité d’être lui échoit. Par confusion, par erreur peut-être féconde, l’Amour s’est ainsi dangereusement rapproché de la question de l’être. Aimer, c’est-à-dire Être, saisir l’esse dans ce que Lévinas nomme "le frôlement de l’Il-y-a", et dont il ajoute que c’est "l’horreur". Il n’est pas d’être pour incarner l’Amour que je lui porte, parce qu’il n’est pas d’étant pour cristalliser assez d’Être. Et l’homme de cette modernité malheureuse est condamné à renouveler sans cesse l’objet de son amour, sur le mode d’une révélation énigmatique : "Et aussitôt je l’aimai" (I, 177).
L’Amour, en définitive, ne peut se fixer que sur un personnage imaginaire, reconstruit, une image préalablement rêvée, avec laquelle on tente, désespérément, d’entrer en contact. Surgit ici le thème de la Rencontre, de la première rencontre dont la fonction est si importante dans le récit proustien. Soit qu’il faille, pour que la relation perdure, se défaire de cette image première qu’elle a formée, auquel cas l’Amour devient geste dramatique (l’Amour de Swann pour Odette), soit qu’elle enchaîne heureusement tout le développement de la relation à ses prémices. Mais dans les deux cas, l’inadéquation du rapport à l’autre qu’elle induit consitue une voie d’accès à une vérité perdue.
Image : Marcel Proust
De l'Amour, Dionys Mascolo
De l'Amour fut le premier livre publié dans la collection Bréviaires, dirigée par Thierry Bouchard et Max Schvendorff. Mais le texte fut tout d'abord édité par le Centre International de l'Estampe URDLA, à Villeurbanne.
Dans sa préface, plus amicale que scientifique, chaleureuse, émue même, Edgar Morin souligne d'emblée ce qui lui semble fonder la conception que Dionys Mascolo se fait de l'amour : son caractère contradictoire et son essence Tragique. Il n'hésite pas à parler à son propos de "voie négative". L'expression est excessive et semble imposée par la construction en effet "négative" du texte : écrit en réponse à une enquête inspirée par l'apologie de Benjamin Péret -Le Noyau de la comète (introduction à son Anthologie de l'amour sublime)-, les réponses s'en trouvaient à ce point orientées que Mascolo ne pouvait s'inscrire qu'en opposition pour affirmer la nécessité de la sienne.
Certes, il déploie bien un contenu "tragique" dans son propos, mais moins comme vision du monde que saisi dans la simplicité de son sens le plus commun : siège de tensions contradictoires. Tensions qui s'actualisent toutefois en une métaphysique de l'aimer où il ne s'agit ni de les surmonter, ni de les ignorer, mais de les "accueillir".
On retrouve là l'habituel schéma dialectique de la pensée marxiste, assez curieusement orienté vers une métaphysique qui en fait un très beau texte d'inspiration Lukácsienne (le jeune Lukács). C'est sur les ruines de la transcendance et leur "relèvement", parce que l'amour ne peut pas ne pas lui emprunter ses matériaux, que ce dernier parvient à prendre corps. Sans doute sommes-nous là, pour le coup, plus proches de la Vision Tragique du monde d'un Pascal, par exemple, qu'on ne l'aurait cru : c'est dans la solitude égologique que se forme le projet d'ouverture à l'autre. Il n'y aurait là rien de bien neuf toutefois, si l'on songe à la manière dont Proust en a posé les termes : parce que la question de l'amour s'est dangereusement rapprochée de la question de l'être, l'engageant tout entier dans un chemin qui ne mène nulle part ailleurs qu'au pas douteux d’une foulée impatiente, il n'est pas d'objet qui puisse répondre à mon attente. Mais Mascolo ne s'en tient pas à ce constat tragique du malentendu qui pèse sur la demande d'amour. Il dessine une échappée sous les traits de la mystique chrétienne (Thérèse d'Avila), qui repose sur la casuistique des tonalités d'aimer (amour-amitié, amour-tendresse…), dont il retient celle de la compassion (réciproque) comme la plus à même de garantir et de pérenniser le sentiment d'amour. S'ouvrir à l'autre s'inscrit ainsi dans un double mouvement, de don absolument de soi mais non absolu, dans l'accueil compassionnel du don qui m'est fait. Là où l'élan amoureux me démunit de moi, je puis fonder dans le projet d'aimer l'assurance de mon recouvrement.
"L'amour est une invraisemblance tout à fait normale", écrivait Niklas Luhmann. Mascolo parle d'utopie et nous invite à la risquer simplement, comme désir sans objet précis "qui me fait placer ma nature hors de moi", dans l'énoncé salutaire de l'aporie amoureuse.
De l'Amour, par Dionys Mascolo, Préface d'Edgar Morin, Urdla éd., 1993, 65 pages, 6 euros, ASIN: B000WH3GHU
Dionys Mascolo, né en 1916, est décédé le 20 août 1997, à Paris.
Image : Dionys Mascolo
L'ENFER DE NE PLUS SAVOIR AIMER (Goffredo Parise)
Ecrit en 1979, après un infarctus, Parise avait tout d’abord rangé son roman dans un tiroir. Il le ressortit en 1986, pour une relecture qu’il n’acheva pas, deux mois avant de mourir. Le roman naît d’un rêve originaire : une fellation pratiquée par Silvia, la femme du narrateur, sur un jeune voyou romain. La scène hantera désormais le texte, tandis qu’une odeur âcre, ferrugineuse, envahit peu à peu la narration : l’odeur du sang. Odeur de lymphe, de sécrétions, d’eau et de poisson talé.
Silvia a la cinquantaine. Lui est plus âgé. Le couple vieillissant croyait vivre dans une symbiose parfaite. Peu à peu, un amour chaste s’était installé entre eux. Lui, devinait sa nature animale vaincue par les scrupules de la raison. Elle, se réfugiait dans le rite érotique de la fellation, symbole du dévouement maternel aux yeux de l’auteur, et du besoin de nourriture. Dans ce délitement charnel, organique, du couple, ne subsistaient que des étreintes impuissantes, désespérées. Pas même la consolation des amants plus jeunes, tandis que le lien platonique qui les liait, trouve son expression la plus cruelle dans leur sommeil d’enfants, endormis chastement l’un dans les bras de l’autre. Psychanalyste, il ne cesse d’interroger la vérité de son rêve. De sonder son récit dans une sorte de "narcose de la volonté et de l’intelligence". Puissance du Phallus contre puissance de l’Esprit. Le récit s’épuise lui-même dans cette pantomime. Une vraie tragédie, où la recherche de la vérité se transforme en volonté de mort.
L’odeur du sang, Goffredo Parise, traduit de l’italien par Philippe Di Meo, préface de Cesare Garboli, coll. Les grandes traductions, Albin Michel, 280p, mai 2000, 19 euros, isbn : 2226115900
AIMER : LA CHAIR AU RISQUE DE L’ESPRIT (Claudel)
Sur un paquebot, quatre personnes font route vers la Chine : trois hommes et une femme. Mesa, passablement tourmenté, ne peut cacher l’irrésistible passion qui le porte vers Ysé, une femme mariée que son couple ennuie et qui, tour à tour, sera l’amante des trois.
Là où L’Echange donnait à voir la dispersion du Moi en quatre figures symétriques, Le Partage introduit une asymétrie fondatrice : le moi s’égare à chercher dans l’amour une réponse à sa solitude égologique, mais il ne peut faire autrement : son site est là, désormais. Sur fonds de révolte (des Boxers) et de massacres, l’incomplétude où nous nous rencontrons ne peut offrir à nos passions qu’un périmètre clivé – c’est du moins la leçon provisoire de Claudel.
Mesa s’éprend d’Ysé, à qui il confie que Dieu n’a pas voulu de sa vocation. Dès lors, que le péché s’ajoute à son rabaissement lui paraît presque une consolation. Largement autobiographique, ce texte qui retentit tout entier de la fièvre du jeune Claudel enlevant lui-même une femme mariée (Rosalie Vetch), se déplace ainsi sans cesse entre le banal et le sublime qui bornent son horizon.
L’adultère qu’il met en scène est ce moment où, comme il le dit lui-même, "la chair désire contre l'Esprit". Désir qu’il renverse tout d’abord, plaidant jusqu’à la folie de la raison l’Esprit pressé de descendre dans cette chair au plus vite, pour s’y accomplir pleinement. Mais Ysé tergiverse et Mesa se retire, blessé, s’adressant de nouveau à Dieu, sarcastique et misérable, portant à bout de bras son aventure comme un sacrifice qu’il offre à ce Dieu grimaçant qui n’a pas su anticiper la folie où l’Incarnation de l’Esprit dans la chair allait précipiter les hommes.
Mais voici que les protagonistes de cette comédie se métamorphosent, d’entrer si profondément dans le vif de leur incarnation, de pousser si loin dans la chair, réalisant soudain leur être profond de cette traversée que seule la passion permet, et qui conduit l’âme à son vrai terme.
Rien n’est simple pourtant, et moins encore l’écriture de ce drame : ce Mesa que griffonne Claudel, en charge de son pitoyable Moi, il lui fait dès lors détourner son regard d’Ysé vers un désir qu’il voudrait plus absolu –débarrassé de toute chair. Comme s’il s’agissait de se rendre, lui, Claudel, ou plutôt de célébrer quelque réconciliation impatiente : sa fausse libération des contingences de l’amour charnel, au terme de laquelle l’Esprit pourrait alors s’affirmer "vainqueur, dans la transfiguration de Midi". Oubliant Ysé, il combine sur les planches une transe pour sa dernière apparition, la fait errer, elle à qui il avait tant promis et à qui il finit par tout refuser, pour qu’elle disparaisse dans l’aube qu’il espère. Sous la dépouille des mots il n’y a plus Ysé mais Claudel déchirant Ysé de ses propres mains, en prétendant l’accomplir dans une bien étrange assomption qui n’est autre que celle de l’écriture poétique, et dont nous savons aujourd’hui que l’auteur ne s’est jamais remis. Après cela, il se verra contraint de répéter encore et encore l’infini questionnement où chacun tombe quand il s’agit d’aimer aussi brutalement : Pourquoi cette femme ? Pourquoi la femme tout d'un coup sur le bateau ?
Alors oublions Claudel, oublions cet ordre imaginaire qu’il invente pour y ranger chaque chose à sa prétendue place et faire place nette à l’ordre sacré qu’il tient pour seul vrai – sans jamais parvenir à s’en assurer.
Rosalie Vetch, la femme qu'il aime, avec laquelle il a vécu, mais dont il a dû se séparer sans cesser de vouloir la rejoindre et qui s’en est allée, elle, vers d’autres bras moins encombrants, Claudel n’a pu la transfigurer comme il l’a cru d’Ysé. Qu’est-ce qui s’est refusé à lui ? Claudel n’y revient pas, s’égare encore : bientôt il poursuit une autre femme, qui se dérobe à son tour. Alors il s’arrête, écrit Le Partage de Midi. Comme un fou il empile les versions. C’est qu’il cherche une issue, qu’il croit parfois trouver dans l’expiation mystique. Une expiation effrayante : de cet effondrement personnel, le cosmos lui-même doit pâtir ! Enfin il croit pouvoir affronter les silences qui se sont accumulés : l’abîme, d’où rien n’est dépliable. Il rédige encore, finit par remplir la réalité vécu de l’écriture qui prend sens et ordonne, seule, le chaos qu’il croit avoir traversé enfin. Claudel se fait poète, pour n’avoir pas à supporter la chair et ses clameurs pressentes. Une clôture, pour ne plus devoir affronter l’épreuve de la chair, l’ouvert de l’ouvert, cette jonque immense et bouffonne, ronde des infimes absolus où l’abîme pourtant se dissout.
Le Partage de midi , version de 1906 suivie de deux versions primitives inédites et de lettres également inédites à Ysé, de Paul Claudel, éd. Gallimard, Folio Théâtre n°17, septembre 1994, 320p., ISBN 2070388859
CE QU’IL RESTE D’ETRE : UN NOUVEL IMAGINAIRE AMOUREUX
Au cours du XIXème siècle,la conception de l’amour subit de profonds bouleversements. Dans un monde où le mariage n’avait qu’une fonction de régulation sociale, les Romantiques, George Sand notamment, furent les premiers à défendre l’idée du mariage d’amour. Emerge alors une production littéraire nouvelle : le roman d’amour, qu’on accuse de corrompre les mœurs et dont le scandale est énorme. Madame Bovary, de Flaubert, est au nombre de ces romans ; il connaît un pharamineux succès. Mais ces nouvelles idées, le droit à l’amour-passion dans la vie du couple, sont farouchement combattues, non seulement par les conservateurs mais aussi par la Gauche naissante qui, comme c’est le cas avec la misogynie d’un Proudhon, considère le mari comme l’être éclairé qui sait définir ce qui est bon pour son épouse. Ainsi les femmes, rejetées de ces débats sur leur libération, ne parviennent-elles que très minoritairement à s’organiser. Cette contradiction traversera tout le XIXè siècle. Malgré une réalité réglée par le poids des conventions sociales, les femmes contribueront tout de même à la formation d’un nouvel imaginaire amoureux, au sein duquel l’individualité s’épanouira dans ses choix intérieurs, comme pure revendication subjective.
Lentement mais avec obstination, cet imaginaire va accélérer l’effondrement de la logique patrimoniale du mariage. Dans la logique conjugale qui se dessine, l’égalité des conditions existentielles devient désormais majeure ; l’affect détermine le choix. Mais cette liberté à vivre ses passions ne va-t-elle pas mener l’amour à de nouvelles difficultés ? Dans cette voie, analyse le sociologue Georg Simmel à la veille du XXè siècle, «l’amour relève du tragique le plus pur : il enflamme seulement par rapport à l’individualité et se brise par rapport à l’invincibilité de cette individualité».
Philosophie de l'amour, de Georg Simmel, préface de Georg Lukacs, Rivages Poche, coll. Petite Bibliothèque, n° 55, Grand format, 200 pages, paru le : 01-10-1991, 9.00 €, GENCOD : 9782869304925, I.S.B.N. : 2-86930-492-7
L’AMOUR EST UN CRIME PARFAIT (J.-C. Lavie)
Qu’est-ce que j'attends de cet étrange énoncé: «Je t’aime» ?
Et que me veut autrui, de pareillement m’interpeller ?
La demande d’amour, affirme J.-C. Lavie «est un des ressorts secrets de nos façons d’être et de nous manifester» à autrui, autant qu’à nous-même.
Un ressort tout de même bien singulier dirait-on dans ce cadre de compréhension psychanalytique, extorquant autant qu’il se dérobe, se mérite ou se mendie. Ou se fait attendre. Et du temps, certes, il en faut pour que les aspérités de l’un et l’autre amoureux apparaissent.
Offre ou demande, la force de la déclaration ne serait pas dans ce qu’elle désignerait, mais dans ce qu’elle renseignerait : ce dire qui se déploie, dissimule et détourne, dans le geste avant le mot, le souffle avant la bouche. «Je t’aime» serait au fond un mot de passe. Pour preuve, ce qu’en son nom chacun inflige ou endure. L’amour serait le crime parfait : qui l’énonce énoncerait un Droit inaliénable. L'amour aurait ainsi la troublante qualité de justifier à l’avance tout ce qui se manigancerait en son nom. De l'empressement à la caresse, du dépit à la fureur, il serait sa seule justification. Qui vous aime est sans recours et vous expose au pire, comme au meilleur.
Ici, c’est le point de vue psychanalytique qui construit la perspective. Et curieusement, pris dans ces filets, l’Amour s’énonce à mi-distance «du masochisme ou du sadisme dont (il a) l’apparence, les modes de nous faire aimer répét(ant) indéfiniment l’archaïsme qui les a institués». C’est même dans la relation à la mère et la conscience de l’enfant souffrant découvrant que grâce à cette souffrance il devient l’objet d’une attention, que l’auteur fonde le terrain propice à la compréhension de la demande d’amour. Et la rapprochant de la technique analytique, convoquant l’intuition freudienne de ce que le discours de la cure prenne forme de prière, sinon de chantage, Lavie construit un sujet qui s’énoncerait comme un piège, plutôt qu’un autre (rimbaldien).
L’amour est un crime parfait, de Jean-Claude LAVIE, Folio essais, nov. 2002, 203 pages, 6,10 euros, EAN : 978-2070423804
Comment se défait-il, le nœud magique du corps ?
Cela fait un an, jour pour jour, que mon frère est mort et cet improbable présent me retient auprès de lui, dans l’étrangeté du monde minéral où il repose désormais.
Je me rappelle Jacques qui soutenait jour après jour le regard d’un homme en proie à son existence, ramassant d’un air entendu les rires de l’enfance et l’ironie de ne jamais savoir.
Philosopher, c’est apprendre à mourir, disait Montaigne. Je n’ai pas appris grand-chose. Sinon ce poids de chair sans lequel le Verbe n’est rien, la forge des poumons qui fonde l’usage de la parole, et nos lèvres humides dans la dilection des sons que les mots nous prodiguent.
«Sous mes yeux vient ramper une nuit de Ténèbres» (Alceste, d’Euripide). Ma voix est comble de cette clameur insatiable d'une terre qui se dérobe toujours. Nous pleurons de ce côté-ci de la rive n’est-ce pas ? Tandis que là-bas devant le vieux rocher quelqu’un l’a entraîné. Ne voyez –vous pas ?
L’œil en biais effritant les photos béantes je soupèse leur silence. Jacques repose sous la neige. Et dans ces moments où je pense à lui avec tendresse, je crois trouver la paix. Je n’hésite plus : il est heureux dans la pensée que je me forme de lui. Son visage m’apparaît. Il sourit. C’est le visage d’un enfant espiègle. Dans ces moments je le revois tel que nous partagions nos heures -ses battements d’ailes immenses. Si peu de paroles depuis : le léger sifflement de la courbure des temps.
L’immémorial geste vacant de sa mort m’enveloppe d’un calme narcotique. Fermer le livre, les registres, souffler toutes les bougies d’un coup tandis qu’à l’étage l’horloge rafle la mise. Quelque chose suit son cours.
Je l’entendais rouler dans sa gorge le grain ancestral de nos voix, «ce certain ton lentement élaboré et mûri par une famille» qu’évoque Claudel. Une langue plombée d’inquiétudes, déferlante mille fois rebattue. Jacques plié, courbé, tentait de soupeser le mouvement de nos âmes et devenait le moins sage d’entre nous dans cette parole incroyable qu’il habitait. Mais c’est bien lui, le bègue, qui seul d’entre nous a réalisé l’idéal scolastique auquel j’avais songé, d’une inspiration poétique entée dans le concupiscible et l’irascible, qui sont les seuls vrais lieux où parler.
Jacques n’a jamais su ranger les mots, les aligner, les trier, et cela caracolait sous sa langue. J’entends encore cette cavalcade. Quelle force démente dans ce langage qui ne servait en rien l’usage d’un monde bien-disant. Et tellement délectable. Cette façon qu’il avait de vouloir se saisir du sens avec les dents ! Cette manière qu’il avait d’en embarrasser votre propre parole, donnant de l’esprit comme du clairon dans la parfaite intelligence de ce qu’il voulait dire, de ce qu’il s’abandonnait à dire en désertant chaque fois les mots sans songer à leur porter secours. Le reste est littérature, l’abus du langage et de la pensée sur l’épaisseur réelle de la vie.
Par la mort, écrivait Rilke, «nous regardons au-dehors avec un grand regard d’animal». Non. Pas d’animal. Même si de ce regard qui ouvre notre chemin vers l’inconnu nous ne connaissons rien. Car tapis dans la grâce infinie d’être humains, nous révélons en ce regard effaré notre souveraine condition, pour nous faire peut-être «ces espions de Dieu» auquel songeait Shakespeare dans le Roi Lear, mystérieux détenteurs d’une connaissance indécidable.
Jacques s’en est allé émerveiller l’humanité que nous portions sans le savoir en nous.
image : détail Caravage, l'incrédulité de Saint Thomas