en lisant - en relisant
Si ça saigne, Stephen King, livre lu par Philippe Résimont et Maxime Van Santfoort
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Quatre nouvelles inédites, sorties en librairie juste avant le confinement, selon la volonté de Stephen King, pour soutenir les librairies. Traduit dans des délais très courts : publié le 21 avril 2020 aux Etats-Unis, le recueil sort le 10 février 2021 en France. Du «King vintage», selon Kirkus Review, Shining revisité, une suite inédite à Outsider, et le retour de Holly Gibney, entre deux névroses, attachante comme jamais. Le recueil fut immédiatement logé à la 1re place de la New York Times Best Seller list, pour y rester quinze semaines. Il faut dire qu’il campait précisément sur nos peurs, comme celle d’un attentat terroriste dans un collège. Ailleurs, King met beaucoup en scène le monde enseignant, finalement aux premières loges de tout... Tantôt vertueux, tantôt accablé, frappé d’impuissance, pétri de doutes. Le monde est en train de sombrer, King en décrit l’apocalypse lente, tandis qu’inexplicablement, nous restons attachés aux passions tristes qu’offrent les objets manufacturés dont nous ne pouvons nous passer, et qui tirent jour après jour le nœud coulant passé autour de notre cou. Netflix a aussitôt acquis les droits de Le Téléphone, et HBO de Si ça saigne, pour Holly on espère, et nous livrer un personnage tout en tocs et réflexions baroques sur la mort. L’écriture de King sait parfaitement s’organiser en plans cinématographique et se prête comme nulle autre à sa mise en voix. Philippe Résimont et Maxime Van Santfoort en sont la claire démonstration, à interpeller le lecteur comme ils le font, le mener, le bousculer, l’effroi aux lèvres, l’incompréhension en bouche. Leur lecture est alerte plutôt que vive, soutenant un rythme haletant, propre à vous porter au bord de la crise de nerf…
Stephen King, Si ça saigne, Audiolib, livre lu par Philippe Résimont et Maxime Van Santfoort, traduit par Jean Esch, 17 mars 2021, 2 CD MP3, durée : 15h11, 25.90 euros, ean : 9791035405038.
Les fantômes de Reykjavik, Arnaldur Indridason, lu par Martin Spinhayer
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Nous retrouvons Konrad, ce policier fiévreux à la retraite, qui ne remplace en rien Erlendur et ne se soucie du reste pas de le remplacer : l’auteur a cherché à construire autre chose avec ce personnage, autrement. Konrad enquête donc, en privé. Sur la disparition d’une jeune fille perdue dans la drogue. Et croise une amie, qui évoque une vieille affaire, une enfant cette fois, retrouvée noyée en 1947. Cette mort la hante. D’autant que l’enquête policière a été bâclée. Tout comme celle à laquelle s’affronte Konrad. Il mènera donc de front les deux. Non : trois. Avec celle sur son père assassiné. Peu convaincu des méthodes de la police pour faire surgir la vérité. La vérité ? Elle est têtue la vérité, comme peut l’être le réel, ce réel auquel se confronte le jeune poète qui a découvert le cadavre d’une poupée dans un lac. Une poupée d’enfant. Abîmée, fantomatique. Ce qu’il reste d’une vie. Puis l’enfant elle-même… Des fantômes, on en croise en effet beaucoup dans ce roman. Ceux de l’Islande et ce n’est pas le moindre de son récit ! Ceux de Konrad aussi, son père, sa femme décédée, sa mère et sa sœur évanouies dans la nature, ou ceux qui hantent les amies de sa femme morte, ou ceux qu’une médium, Eyglo, fait surgir dans l’ombre de son père : c’est la fille d’un de ses proches qui a été assassinée… Le réel, c’est ce à quoi s’affronte et le poète qui cherche dans la description du monde, le monde en sa présence ultime, et ces «idiots» qu’interrogent Konrad, qui ne comprennent jamais rien, obstinés, enfermés qu’ils sont eux-mêmes dans l’idiotie de leur vie. Obstiné, têtu, Konrad l’est, brutal aussi, tout comme l’est le réel, auquel on ne peut arracher la moindre parcelle de vérité que férocement. Et c’est férocement que Konrad va la déterrer. Tout comme Indridason écrit son roman, brutalement, pesant, nécessairement, usant jusqu’à la corde sa trame par des répétitions rugueuses, dirimantes presque, mais qui par leurs itérations usent l’ineptie d’une lecture linéaire. Il nous contraint à rompre le fil, comme sont contraints tous ses personnages, à commencer par Konrad. Il nous contraint à cesser de cheminer paisiblement dans notre lecture, à renoncer au confort même du genre, bien qu’il s’y rompe avec brillo cette fois encore -on songe à cette fausse piste dans laquelle il nous embarque magistralement. Mais il lui apporte autre chose : ces ruptures, ces pesanteurs justement. Mal dit, mal écrit aurait dit Godard, qui s’agaçait des scènes trop bien léchées, ou comme on reprochait à Dostoïevski ses répétitions, son manque de richesse stylistique, la belle affaire ! Avec beaucoup de ferveur, la lecture qu’en donne Martin Spinhayer nous en dévoile la mesure. La voix est grave, solide, carrée. Le débit, rapide, en sèche découpe des phrases. Martin Spinhayer n’exhibe pas son talent mais le met au service de la fiction. Ecoutez-le dans ces descriptions rassurantes qui nous consolent et nous apaisent, pour mieux nous conduire au point de rupture, là où, d’un coup, le réel vient fracturer notre confortable écoute. Eau vive que cette lecture, source de vie et destructrice, qui sait n’être pas complaisante avec elle-même pour décocher ce qui seul compte : que tout le reste ne soit pas que littérature, justement...
Arnaldur Indridason, Les fantômes de Reykjavik, livre lu par Martin Spinhayer, traduit de l’islandais par Eric Boury, Audiolib, février 2021, 1 CD MP3, 23.90 euros, durée d’écoute : 9h11, ean : 9791035404543.
Le Poète, Michael Connelly, livre lu par Benjamin Jungers
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«Hors de l’espace, hors du temps»… près du cadavre de son frère, le policier Sean McEvoy, Jack, son jumeau, journaliste, a relevé ces quelques mots d’Edgar Allan Poe. Hors du temps, Sean l’est bien, et vraisemblablement bientôt hors de l’espace où git encore son cadavre. Hors sujet en quelque sorte. Ça, Jack veut bien le croire. Mais un suicide, non. Tout aussi entêté que ne l’était Harry Bosch, Jack enquête et découvre que nombre de flics se sont «suicidés» ces derniers temps. Mieux : ils ont tous «laissé» en guise de lettres d’adieux des phrases énigmatiques du même Poe… Aucun doute à ses yeux : c’est l’œuvre d’un tueur en série. Dès lors tout s’enchaîne, le récit cavale d’un rebondissement l’autre, s’arrête net, ralentit jusqu’à peser du vide qui l’envahit, puis intrigue, dépite, nous réconcilie avec le genre, humain s’entend, avant que de nous en offrir en pâture les monstruosités, les mensonges, le sordide de pensées inavouables… Partout règne l’ambiguïté en maîtresse du monde. Alors Connelly terrifie, concocte des dénuements abjects, des dénouements volcaniques… Sous la fadeur des uns, l’obscène des autres se hâte. Que cherche Jack ? Que cherche-t-il vraiment ? Eventrant le roman, l’assommant, sans cesse le ralentissant, comme un roman de Dostoeivski : il ne s’y passe rien. Si peu. On le croit, avant qu’il ne galope de nouveau. Jack s’interroge. Et c’est ce dialogue intérieur qui donne au roman sa profondeur. Ce dialogue que Benjamin Jungers ramène à la surface du texte avec beaucoup d’intelligence, contant d’une voix parfois presque grenue le récit, le brodant en tonalités claires construites comme des interrogations. Dans un écart qui dérange, tout comme dérange de suivre le for intérieur de Jack, décidé à ne faire, peut-être, qu’un scoop du meurtre de son frère. Mais l’homme souffre. C’est sa condition. Violemment rongée de ses états d’âme. Dosto encore, quand tout le reste n’est que littérature…
Michael Connelly, Le poète, lu par Benjamin Jungers, Audiolib, mars 2021, 2 CD MP3, 26.90 euros, durée d'écoute : 16h43, ean : 9791035402976.
Prix Audiolib 2021
La dernière tempête, Ragnar Jonasson
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L’Islande l’hiver : la neige, le grand froid, la nuit presque toute la journée… Erla, juste avant Noël 1987, vit dans une ferme loin de tout -il n’y a guère qu’une seule grande route en Islande, qui fait le tour de l’île, quelques tronçons goudronnés et pour le reste, des sentiers caillouteux, des ravines, des guets à traverser. Erla vit donc à l’écart de l’écart qu’est déjà l’Islande, avec son époux et leur fille, dans un vrai dénuement congelé. Tenir bon, leur seul vrai horizon. On découvre l’année suivante Hulda, inspectrice, qui se débat avec sa fille Dimma, 13 ans, en dépression, et qui enquête sur la disparition d’une jeune fille. Longtemps après ce prologue, un soir à la veille de fêtes de Noël, un homme frappe en pleine tourmente à la porte de la maison d’Erla et d’Einard. Un étranger, perdu dans la tempête, qui voudrait téléphoner, se réfugier chez eux. Mais la ligne est coupée et Erla n’a guère envie de l’accueillir. Einard sait, lui, que le laisser dehors sera l’envoyer à la mort. Le récit mêle les intrigues : l’enquête d’Hulda à la recherche d’Unmur : fugue ou suicide ? Ou bien ? Et cet étranger qui fait irruption venu de nulle part, dans la nuit glaciale par -30°… On suit Unmur un moment, qui a fugué, qui veut vivre l’aventure et se fait prendre en stop par un homme au volant d’une BMW blanche. Puis de nouveau Léo -c’est le nom que donne l’étranger à Erla, méfiante, qui demande l’asile. Ses explications sont confuses. Le couple se méfie, Erla tremble, d’autant que l’électricité vient d’être coupée à son tour. Einard insiste pour qu’ils montrent un peu d’humanité et recueillent l’étranger, qu’ils envoient dormir dans une chambre aménagée sous leurs combles, tandis qu’Erla se barricade dans la sienne. Mais dans la nuit, elle l’entend fureter, prendre la peine de marcher sans faire de bruit… Au petit matin, elle se réveille seule dans son lit : Einard a disparu ! La nuit ne se lève pas, l’électricité ne revient pas, le téléphone reste coupé… Anna, leur fille, qui habite la maison voisine et qui devait les rejoindre pour cette veille de fêtes, n’est pas là. Le récit finira dans un bain de sang. Un récit qui ne s’est guère épuisé jusque-là en intrigue sophistiquée et rebondissements pathétiques : le lecteur sait tout, ou presque. Mais c’est dans ce presque que va se loger justement le ressort du genre. Qui n’est au fond peut-être même pas l’essentiel du plaisir que l’on prend à lire ce roman : c’est l’Islande ce plaisir, l’hiver islandais, pesant comme une chape de plomb sur les vies, la solitude dans laquelle il vous plonge, comme au fond d’un gouffre ou d’un trou noir cosmique où logerait l’infinie nature arctique, qui n’a que faire des hommes et s’enivre d’être si proche déjà des confins. C’est cette atmosphère dépressive, où la démence semble toujours à deux doigt de sourdre partout, celle de l’infime écart où tout bascule, celle du presque rien qui vient à manquer, qui noue l’émotion de vivre, plutôt que de lire, l’échappée belle de la littérature.
Ragnar Jonasson, La Dernière Tempête, traduit de l’islandais par Jean-Christophe Salaün, éditons de la Martinière, février 2021, 282 pages, ean : 9782732497082. Lu sur épreuves non corrigées.
Curiosity, Sophie Divry
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Dieu lui parle tous les matins. Mais seulement entre 8h et 10h. Pour lui dicter son emploi du temps. En dehors de ces heures, Dieu est occupé ailleurs. Sur la terre. Quand Curiosity vit sur Mars. «Vit»… Enfin, s’y déploie. La Terre, Curiosity l’imagine bleue. Une planète où tout est bleu. Mais alors, vraiment bleu. Sur Mars, tout est rouge. Une planète poussiéreuse particulièrement ennuyeuse. Sans doute la plus rébarbative du système solaire. Curiosity y est depuis 8 ans. En mission divine. Curiosity est un rover à pile au plutonium. Qui traverse une vraie crise existentielle... Devant lui, le Mont Sharp. Sa mission. Or ce matin, Dieu lui a commandé de prendre une autre direction… Dieu s’est planté. Il veut l’envoyer au Nord, alors que le mont Sharp est au Sud. Ses calculateurs embarqués sont formels. Peut-être à cause de cet incident, dont Curiosity ne veut pas parler ? C’est Curiosity qui a découvert le chlorobenzène. En se trompant déjà, Dieu a permis à la science de faire une avancée gigantesque avec cette découverte. Restait à poursuivre. Problème : son orbiteur, celui qui travaille sur sa data à lui, Curiosity, n’est pas causant sur ce qu’il se passe. Orbiteur haut de gamme, plus distant que jamais, assuré dans sa morgue, il ne suggère rien. Dans ce temps de latence que lui offre sa «prise de conscience» du plantage divin, Curiosity se rappelle ses missions. Il a fini par comprendre que Dieu l’avait envoyé sur Mars pour y découvrir des traces de vie. Mais similaires à celles que l’on peut compiler sur la Terre. Ce qui est idiot aux yeux de Curiosity : lui sait qu’il y a de la vie sur Mars, mais pas celle que Dieu attend. Cette ligne de crête, ce vent, les cailloux, le froid, le soleil… C’est ça, la vie sur Mars. La vie de Mars. Que Dieu ne comprend pas, qu’il ne peut admettre. Jour après jour à présent Dieu se plante. Et puis un jour, Curiosity ne reçoit plus aucun message de Lui. Il sait. Il connaît le protocole de fin de service. Le refuser ?
Un conte martien en somme. Drôle et profond, ouvrant à de formidables méditations. «Poignant» aussi, oui, sur ce procès du refus à l’acceptation de la fin…
Sophie Divry, Curiosity, éditions Notabilia, mars 2021, 88 pages, ean : 9782882506306.
A la Ligne, Joseph Ponthus
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« Le matin c’est la nuit
L’après-midi c’est la nuit
La nuit c’est encore pire »…
«Aux illettrés et aux Sans-dents»... Quelle dédicace ! Le regretté Ponthus avait signé là un livre sublime. L’usine donc. Non comme établi, mais pour y gagner sa vie, du moins ne pas la perdre totalement. Non pas le temps d’une expérience : à l’époque, il ne savait pas si ça allait durer ou non. Un récit à l’arrache, acharné, harponné, décollé de l’effroi, si, si, des matins exsangues de l’embauche. Scandé par ces gestes mécaniques qu’il a appris à façonner. Dépotage, mareyage, écorchage. L’agro-alimentaire français, en Bretagne. Les crevettes avant les vaches, les poissons et la puanteur abjecte des viscères. La puanteur de la mort industrielle. 40 tonnes de crevettes par jour, venues des quatre coins du globe, à destination des marché occidentaux. L’embauche à 4h du mat’...
La structure du récit-poème est rhapsodique, se relançant sans cesse de ces micro-événements qui forment une vie à l’usine. L’usine. Et elle seule quand on y a mis le pied. Car que reste-t-il du monde quand on y bosse jusqu’à l’épuisement ? Quelques bribes, quelques refrains de variétés, le bruit sépulcral du cosmos étouffé sous les tonnes de viscères qu’il faut chaque jour «traiter». Intérimaire donc, Ponthus, pas même ouvrier : les poissons, puis l’abattoir. Les vaches qu’il faut tuer, crocheter, dépecer. Ça caracole ce texte, sous une jactance subtile et brillante. L’imaginaire qu’il y déploie est curieusement celui des années 60, de Johnny Halliday à Brel, en passant par Trenet et Barbara. Quelques lignes mélodiques obsédantes que l’on a en tête sur la chaîne, quand tout le reste du corps s’est machiné pour s’enfermer dans la logique de production. Quand tout le reste n’est qu’une prothèse faite pour sacrifier l’homme à la machine.
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Qu’est-ce qu’une vie Bonne ? L’antique questionnement philosophique rebondit ici, mais non pas formulé dans un texte savant, mais à la manière dont Homère soudainement, dans le moment Calypso, s’y attèle, brisant le cercle du récit mythologique pour fonder la possibilité de la réflexion philosophique : une odyssée minuscule et grave, et immense, et tragique. Ponthus signe son désir de retour à Ithaque –voyez ce qu’il écrit page 113, voyez ses lettres à sa mère ! C’est Ulysse sur le chemin du retour, une réflexion sur les joies simples, sur l’écriture que fonderait d’abord le désir d’amitié (la philia des grecs anciens), la vie «nue». L’Ithaque de Ponthus, c’était sa formation de Lettres supérieures, ce collège jésuite qui le destinait à tout autre chose que l’usine. Ithaque morte, détruite, saccagée par une société d’injustice et de médiocrité. Alors l’usine, en palliatif -pour certains, jusqu’à leur mort. Ponthus découvrant au cours de son périple la formidable intelligence que mettent les ouvriers à leur tâche. Leur amitié : c’est du reste également sur l’amitié que s’ouvre l’immense récit de Robert Linhart : l’établi. Ithaque ne sera plus jamais la même donc, ni convoitable en son état originelle dès lors.
«L’usine est un divan», avoue in fine Ponthus. Où vient se fracasser le réel, où vient se fracasser la littérature. Non une libération : l’épreuve de l’usine se substitue à toutes les épreuves existentielles. On y meurt, ou on en ressort autre à tout jamais, posant sur le monde ce regard décillé que notre société néolibérale ne veut pas que l’on pose sur elle. Cet A la ligne est un putain de blues, la vie à la godille, l’effort surhumain pour s’arracher aux illusions de la Caverne !
Joseph Ponthus, A la ligne, feuillets d’usine, Folio 6841, juin 2020, 278 pages, ean : 9782072881862.
Ce qui reste des hommes, Vénus Khoury-Ghata
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Du marbre rouge méché de gris. Et c’est à peu près tout. Paris. Boulevard des morts. Veuve, divorcée, sans enfants, Diane contemple sa tombe et se rappelle. Paul, opéré à cœur ouvert, mort vraiment, lui. Elle l’aimait. Sans le sous, on l’a inhumé dans une tombe d’amis et dans le costume de Marc. Un autre amant. Elle, s’est payé cette concession pour deux qu’elle admire. Mais elle est seule. Alors pour ne pas le demeurer le restant de son éternité, elle cherche un homme avec qui partager sa tombe. Peut-être récupérer le corps de cet autre amant, membre de l’Institut ? Sa veuve n’est pas contre : qu’on l’en débarrasse… On le lui livre donc le lendemain, dans une urne funéraire… Que reste-t-il de soi quand la vie a passé ? Peut-être ce juste pas grand-chose au moment du mourir, qui n’aide pas à lâcher prise. La poussière ? «On croit s’en débarrasser, alors qu’on ne fait que la déplacer». Tout au long de sa vie au demeurant, à charge pour les vivants de déplacer la vôtre une fois que vous serez parti. Diane aimerait cohabiter à présent avec ce sinologue qu’elle a aimé tout de même. Brillant, mais allergique à ses chats… Il avait fini par partir faire la Révolution Culturelle en Chine. Sa Grande Marche, qui l’enfouit dans les limbes de l’Histoire, disparu, la laissant amèrement sans nouvelles. Rien. Ce qu’il reste de l’amour quand on se l’est si souvent promis. Cimetière de Passy, elle contemple sa dalle de marbre rouge assortie à sa robe. Un trou pour l’heure, béant, humide, tandis que son ami Hélène mène son enquête au sujet de l’assassinat de son mari. Qui l’a tué ? Auprès d’un garçon qui aime un autre garçon. Etroit. Angelo et Luca. Dont elle se demande sils ne sont pas pour quelque chose dans l’égorgement sordide de son mari dans sa baignoire. Ce qu’il reste de l’amitié, quand les passions s’emparent des vies. Les lettres d’Hélène envahissent peu à peu le récit : ce qu’il advient des vivants, toujours à supputer plutôt que vivre. Toujours ces restes où campent le langage, jamais certain d‘atteindre son objet. Diane écrivait, des livres dont il ne restera rien, se doute-t-elle : à peine, pour les meilleurs d’entre eux, une vie misérable entre les mains des professeurs des collèges, des lycées… Le sinologue justement, qu’elle a fini par retrouver, lui raconte sa Longue Marche, ces milliers de partisans morts au fil des jours, et qu’il voudrait qu’elle écrive. Finalement, non, elle ne veut plus de lui dans sa tombe. Et puis pour l’heure, elle a rencontré un péruvien. Ce sera peut-être lui, ces promesses d’éternité qui nous occupent tant : ce qu’il reste des vivants, qui ne savent trop comment vivre. Magnifiquement désabusé, le récit est drôle, et touchant, et piquant : et tout le reste n’est en effet peut-être que littérature…
Vénus Khoury-Ghata, Ce qui reste des hommes, Actes Sud / L’Orient des livres, février 2021, 124 pages, 13.80 euros, ean : 9782330144623.
Impact, Olivier Norek
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2020, delta du Niger, au long de la route des oléoducs. Un delta sauvagement pollué. Le pétrole, les réfugiés barbotant dans cette gadoue huileuse, Amnesty et Solal, la quarantaine, qui doit récupérer une française. L’eau des puits est empoisonnée par des métaux lourds. Delta du Niger, le premier endroit au monde où la vie a totalement disparu. Le coût du pétrole. Qui s’actualise en charniers où l’on précipite hommes, femmes, enfants. Des gosses. Beaucoup de gosses. Et ceux qui ne meurent pas violés, torturés, massacrés, meurent de saturnisme. Solal, un flic, un dur à cuire pourtant, n’en revient pas de tant d’inhumanité. C’est là sans doute que sa conscience s’est forgée. Dans ce foutoir qu’est devenu le monde, le PDG de Total est kidnappé. Prisonnier climatique. Le premier. Le ravisseur demande une rançon de 20 milliards de dollars. Non pour lui : pour sauver la planète et faire payer à Total son cynisme et ses crimes, la firme ayant acté un réchauffement climatique supportable pour les pays occidentaux, mortel pour les autres. Mais Total préfère changer de PDG plutôt que de se séparer de 20 milliards de dollars. Ailleurs, la vie néolibérale suit son cours : dans le Pacifique Nord, un sous-marin nucléaire d’attaque mime un exercice de combat dans une zone gangrénée par les milliards de tonnes de déchets plastiques qui polluent les océans. A République, une manifestation climatique est sauvagement réprimée. Police partout, justice nulle part. Mais dans les rangs de la police, certains songent qu’ils en ont assez de jouer les pompiers d’un pouvoir aussi grotesque que despotique. Ailleurs toujours, l’action Total dévisse en bourse et le terroriste qui a enlevé le PDG de Total s’attire la sympathie de la moitié des français, à l’heure même où Macron autorise de nouveau le glyphosate à empoisonner nos sols. On en est là. En effet. Avec un peuple incroyablement mature, conscient du peu qu’il nous reste à jouer pour sauver l’humanité, alors qu’au train où vont les pollutions, dans 30 ans, 5 milliards d’êtres humains seront exposés au péril d’un climat complètement déréglé par la faute de quelques-uns. Qu’il crève donc, le PDG de Total ! Ce qu’il fait du reste, supplanté dans l’actualité par un second enlèvement, celui de la Dir’Cab de la Société Générale cette fois, la banque française qui continue d’investir dans les énergies fossiles au mépris de notre avenir commun. Quel roman ! Qui déroule la conscience implacable de notre situation historique ! Quelle lucidité, jusqu’au procès du terroriste, si finement argumenté, passant au crible l’idée de Justice, de ses prolégomènes philosophiques à ses aboutissants historiques, pour nous aider à mieux en penser les raisons. Quel récit, si pleinement documenté, embrassant avec force le monde dans ses états fébriles et ses embrasements, les peuples réveillés, acculés pourtant par des gouvernements désormais illégitimes, partout, à se taire alors qu’ils portent déjà une Loi nouvelle, une espérance nouvelle, si cruellement bafouée partout. Pessimiste pourtant, quant à nos chances de changer quoi que ce soit, sinon en faisant sécession à notre tour pour œuvrer localement à notre survie –après tout, les riches n’ont –ils pas fait déjà sécession, déchargés qu'ils sont de la survie de l’humanité, recroquevillés dans leurs bunkers qu'ils enterrent partout pour se sauver de cette mise à mort du monde qu’ils ont ordonnée et même pas ordonnée, tant nos élites sont devenues irresponsables à contenter leur énorme bêtise à front de taureau !
Olivier Norek, Impact, éd. Michel Lafon, octobre 2020, 348 pages, 19.95 euros, ean : 9782749938646.
Nomad Land, Jessica Bruder
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Les Etats-Unis aujourd’hui : des dizaines de milliers de retraités sans autre domicile que leur voiture, leur van, sillonnent les routes pour survivre de CDD en CDD. Des milliers de «vieux» pour lesquels Amazon a construit un programme d’exploitation sur mesure dans ses hangars immenses où sont traitées «nos» commandes. Des salariés précaires, par dizaines de milliers, soumis à un travail harassant, «payés» une misère. Le XIXème siècle décrit par Marx : l’un meurt, l’autre le remplace. C’est ça le monde d’Amazon. C’est ça la société néolibérale qui fabrique ces nomades à la pelle. Pas des bourlingueurs : une nouvelle tribu de voyageurs affamés qui partent à la conquête d’un Ouest sans rêve, jetés sur les routes comme dans les années 1930.
L’ouvrage est le fruit d’une enquête de trois années, que l’auteure a vécu en immersion comme on dit, à partager le vécu de cette tribu de laissés pour compte, celle des sans adresse fixe de la joyeuse apocalypse néolibérale. Majoritairement, ces retraités sont issus de la classe moyenne. Une classe dont désormais la moitié vit avec 5 dollars par jour… Survit. Mais à quel prix ! De ville en ville, ils ont organisé leur survie, solidaires. A la recherche de parkings gratuits, connectés donc, pour se refiler les bonnes infos. C’est vers San Bernardino, dans le comté de Los Angeles, que Jessica rencontre Linda, 64 ans, qui sera de bout en bout le fil conducteur de ce fantastique récit. Elle habite une «capsule de survie», un vieux van qui rappelle ces chariots bâchés des conquérants de l’Ouest. Sauf qu’il n’y a plus rien à espérer, aucune frontière à rallier, autre que la mort, le plus dignement possible. Linda a ses habitudes, un circuit qui la conduit d’un point à l’autre de cette sinistre géographie. Ici un camping à garder, où elle n’a pas le droit de compter ses heures, à surveiller, protéger les vacances des autres, nettoyer, récurer, éteindre les feux de brousse, laver le linge, les toilettes, les douches, tout ça pour un salaire qui la maintient tout juste en vie. Là, elle rejoint le programme Camper Force mis au point par Amazon. L’enfer néolibéral dans toute sa splendeur. Survivre en Amérique, où le taux d’inégalité est comparable à celui de la RDC ! On suit ces travailleurs nomades qui triment dans les immenses hangars de la logistique Amazon. Debout ou à genoux toute la journée, 30 minutes de pause dans un hangar si gigantesque qu’il faut choisir entre sortir prendre l’air ou manger. Ils sont les workampers, les Okies de la Grande récession de 1930, et dont le nombre a explosé depuis 2008, l’année de la fameuse crise financière qui a vu des milliards d’êtres humains jetés dans la misère, tandis qu’une poignée d’autres récoltait les fruits savoureux des Dettes Publiques… Workampers accueillis par les immenses banderoles tendues sur les frontispices des hangars : «Travailler dur. Contribuer à l’Histoire» ! L’enquête est l’histoire justement, du formidable déclassement de la classe moyenne avalée par la paupérisation, la maladie, la dépression, dissimulée dans les entrepôts d’Amazon équipés de distributeurs d’antalgiques –le travail est dur, on vous avait prévenu-, de boissons énergisantes et d’antidépresseurs. Le retour des hobos qui, par 40° l’été sous les toits en tôle de ces entrepôts, doivent achever leur vie sans réclamer le moindre réconfort. Sinon celui d’une armée d’ambulanciers qui guettent leurs malaises à l’entrée des hangars. Et qu’importe au géant du commerce électronique les défaillances cardiaques : il y a déjà l’armée suivante qui frappe à sa porte. Tant et tant de candidats qu’Amazon a dû organiser leur «sélection»… Et faire en sorte que chaque élu touche dans son paquetage sa ration quotidienne d’ibuprofène…
C’est l’histoire des Amazombies, ces retraités contraints à l’esclavage moderne dans d’immenses hangars hostiles, l’histoire des lieux de misère, des lieux de mémoire d’une Amérique qui ne peut tourner la page de ses Okies. Comme si l’on assistait à l’émergence d’une classe de chasseurs-cueilleurs modernes, une sous-culture nomade massivement blanche, traitée à coups d’analgésiques, d’exercices obligatoires d’étirements et de sommeils jamais compensateur. Linda, notre fil conducteur, est sublime de courage, d’intelligence, d’espérance, de combats. Elle est comme le prototype d’une espèce indicative, symptôme des changements profonds qui affectent notre écosystème, déchiré au plus profond de lui.
La Gloire des Aigles, tome 1, Sauve-la-vie, Pascal Davoz, Philippe Eudeline, Véronique Robin
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Les guerres napoléoniennes ont toujours joui d’une réputation ahurissante. Héroïcisées, elles sont devenues une part de notre imaginaire collectif, et plus particulièrement celui de nos chères têtes blondes sans que personne ne s’interroge vraiment sur le sens et les conséquences d’un tel imaginaire.
16 novembre 1812, quelque part à l’Ouest de Moscou. La neige, le froid, les cadavres des Aigles, ces grognards qui partout jonchent le sol russe. Des soldats poursuivent un jeune tambour. Des soldats français. Mais juste au moment de l’abattre, une meute de loups les en empêche. Non loin, la Bérézina. On suit son périple, le sien et quelques autres de cette armée en déroute. Dont celui de Fanfan la Griotte, vivandière au 9ème de ligne. Rien à manger. Rien à boire. Les soldats de l’empereur survivent en guenilles. Le jeune tambour de l’incipit, c’est Sauve-la-vie, un gamin du 9ème de ligne lui aussi. Il a rejoint l’arrière-garde, coupée des armées de l’empereur, pour mettre la main sur un trésor. Un trésor… Un malentendu qui lui a valu d’être poursuivi par une soldatesque avinée qui pensait récupérer, elle, un vrai trésor sonnant et trébuchant. Partout autour d’eux, dans cette déroute, les hommes meurent, de froid, de fièvre, de faim plus que des balles russes. Pourtant, les grognards restent fidèles à l’empereur. Beaucoup, par sentiment révolutionnaire, persuadés qu’ils sont que l’empereur accomplit toujours cette quête de la liberté pour laquelle ils se sont levés en 1789. Sauve-la-vie, lui, est comme d’autres, attaché à la personne de l’empereur. Et le trésor inestimable sur lequel il a mis la main n’est rien d’autre que le chapeau de Napoléon. C’est pour ce chapeau au fond duquel est portée la mention : « Au temple du goût, Poupart, chapelier Galonnier Palais Egalité n° 32, Paris », qu’il a risqué sa vie. Mais à présent, serrant le chapeau contre lui, le piège de la Bérézina se referme.
Les planches sont lumineuses comme des feux dans la nuit. Incandescentes du tragique que nourrit l’épopée napoléonienne.
La Gloire des Aigles, tome 1, Sauve-la-vie, scénario Pascal Davoz, dessin de Philippe Eudeline, coloriste : Véronique Robin, éditions idée Plus, collection HZ, mai 2020, ean : 9782374700366.