en lisant - en relisant
Cesare Battisti : l’Histoire comme mauvais genre…
Etrange sentiment laissé par ce roman. Etrange roman de remémoration, plongeant ses racines dans la petite enfance, voire ces histoires qui se racontaient alors, d’une guerre (39-45) qui n’en finissait pas de côtoyer ses survivants, investissant l’imaginaire des petits pour le saturer du vocabulaire de l’injustice passée, son père, le presque-nain, voleur de pneus boches transformé malgré lui en héros de la Résistance Italienne, finissant par le devenir presque par jeu. Etrange roman à faire le pont d’une guerre l’autre en nous réinscrivant dans un temps si long qu’on ne sait en prendre la mesure. Singulier même, dans son attachement à cette enfance vécut dans la misère, son dénuement pour gage d’une morale dont l’auteur ne se serait pas départi. Avec plus tard le récit des premières ruptures : le collège comme figure de l’échappée vers un monde nouveau où seuls les bobards pour séduire les filles vous sauvent quand déjà, il est honteux d’être pauvre. Puis les années 70, à dessiner les contours d’une lutte perdue d’avance, si peu comparable à celle des années quarante, comme si la Seconde Guerre mondiale et la Résistance avaient constitué l’horizon indépassable de la pensée du narrateur, de ses émotions plutôt. "C’était en 44", motif aveuglant d’une conscience plongée désormais dans la déréliction. Bientôt son propre souvenir, un Beretta à la main, rejouant la vieille rengaine, terroriste à une époque où l’important était de jouir.
Retour au présent du récit, 1979, le narrateur en planque. L’écriture se fait l’écho d’une plainte souterraine, celle d’un engagement privé de sens dans ces démocraties qui ont fini par vider toutes les causes de leur poids. Sa fuite dès lors. Paris. Déjà l’angoisse de la prison. Jusqu’à choisir la pire clandestinité qui soit, quand il ne reste que du sable, des révoltes passées. A un point tel, que sa survie de vétéran d’une révolution de dupes, son existence de vétéro-révolutionnaire a fini par mettre dans l’embarras jusqu’aux fonctionnaires du Ministère français de l’Intérieur, gênés par la demande de leurs collègues italiens, réclamant qu’on leur livre Battisti. La cavale dès lors. A quelques encablures de la retraite ! Fuir, après un dernier adieu pour mettre les pendules à l’heure —celles de l’horloge intime—, du côté de Saint-Macaire, là où son ex séjourne chez les morts depuis deux ans déjà, après avoir recouvert sa tombe d’un adieu dépressif à sa vie de chimère. Et à la fin de tout, le sommet d’une dune de sable dans l’attente du lever du soleil, sa fille à ses côtés — Nada, qu’il retrouve 25 ans et 8 mois après sa première cavale.
"C’est la musique des mots qui compte", affirme le roman. Pas celle des armes, on l’a compris. La musique des mots comme un écho au choix des romantiques allemands, quand il ne restait à leurs yeux désabusés, déjà, que la solution poétique pour seule réponse aux troubles du monde et à leur responsabilité dans ces troubles du monde. La solution poétique en lieu et place des luttes inachevables. Comme s’il ne s’agissait plus que de survivre dans cette tendresse pour soi, hors de toute conscience politique. Et ce n’est pas le moins troublant, du reste, qu’il n’y ait dans cet ultime roman de Battisti aucune conscience historique à se manifester. Comme s’il avait fui, depuis longtemps déjà, dans le romanesque. Comme si, encore une fois, le salut par l’histoire (la fiction : la storia, dieu que le vocabulaire français est pauvre), pouvait offrir une chance à l’Histoire de n’être plus cette grande pourvoyeuse d’injustice. Nous ne sommes plus, aujourd’hui, dans la confusion des armes. Les années 70 sont loin derrière nous. Reste la confusion des genres : l’acceptation triste du mauvais genre de l’Histoire. --joël jégouzo--.
Cesare Battisti, Le Cargo sentimental, éd. Joëlle Losfeld, traduit de l’italien par Claude-Sophie Mazéas, févri. 2003, 198p. isbn : 2-84412-151-9.
Les yeux de Lénine…
Il s’agit ici, au fond, de l’histoire d’une image. D’une photo terrible, fascinante, qui s’affiche en couverture du livre : celle de Lénine grabataire, le regard fou, dévorant son image comme un forcené. Une photo cruelle et tragique, emblème d’une possession longtemps soustraite à tout regard, resurgie des placards de l’histoire en 1992, alors que notre propre histoire se débarrassait de ses convictions pour se purifier, croyait-elle, de ses maladies infantiles.
Moscou, 7 août 1923, sanatorium de la Révolution. Piskov est convoqué pour prendre une photo. Il ignore de qui. Le protocole est un peu effrayant, quand soudain, caché sous le drap noir qui recouvre son objectif, il reconnaît à l’image Lénine, le chef halluciné d’une Révolution qui s’étiole déjà.
Paris, hiver 2004. Près de la Très Grande Bibliothèque, une péniche et ces bordages anarchiques. Laure, journaliste de télévision au placard, reçoit un courrier qui lui apprend qu’elle est le légataire universelle d’un certain Alain Molinier, vraie mémoire russe de Paris. Elle hérite de ses dossiers, de ses archives, des milliers de documents qu’il a accumulés sur cette Russie soviétique qui nous a tant coûté et fait rêver avant de basculer dans le cauchemar du tragique XXe siècle.
Moscou, 1982. Laure se rappelle. Elle avait fait la connaissance d’Alain cette année là. L’année de la mort de Brejnev. Désormais le roman va se jouer dans ces appels de mémoire, dans ces allers retours entre l’hiver 2004 à Paris et les voyages moscovites de 82 à 85, l’année où, sur la piste de la photo de Lénine, beaucoup ont donné leur vie pour qu’elle n’existe plus.
Le visage halluciné de Lénine joue étrangement aujourd’hui dans nos consciences, avec ce roman policier. Aphasique, sombrant dans la folie tout en étant lucide sur son état, l’image tabou de ce Lénine incapable désormais d’écarter Staline de sa succession, alors qu’il y songeait, pétrifie et nous laisse interdits, moroses d’un gâchis dont nous sommes revenus, mais à quel prix ? Une histoire de possession en somme, la nôtre, dont Gérard Streiff signe ici le roman. Roman d’une mémoire biffée sinon dépossédée, du tout est dit sommaire d’un compte soldé à l’arrachée.--joël jégouzo--.
Gérard Streiff, Les yeux de Lénine, éd. Le Passage, mars 2005, 196p, 14 euros, isbn : 2847420711
Peter Brook, où commence le théâtre, où finit-il ?
Témoin du parcours de Brook, Georges Banu nous livre un récit vibrant, plus sensible qu’intellectuel, sa vision de l’homme et de son œuvre dans le cadre du théâtre des Bouffes du Nord. L’ouvrage est composé de courts chapitres distribuant les catégories les plus pertinentes du travail de Brook : disparition, permanence, verticalité, etc. Des "phrases rayonnantes" au "théâtre du vide", le lecteur coutumier du metteur en scène trouve de quoi satisfaire sa curiosité, et le lecteur non familier de Brook en découvre la singularité, exprimée dans une langue claire. Une clarté qui tient sans doute au recul depuis lequel les techniques et les partis pris de ce théâtre peuvent désormais s’appréhender. Recul qui, toutefois, ouvre aujourd’hui à la compréhension des limites de ce travail. Des limites que l’on peut pointer dans le témoignage même de Banu, en particulier en ce qui concerne les Bouffes du Nord. Il est frappant en effet, de découvrir combien son discours est "daté", à leur propos. Pour Banu, cette architecture, pourtant savamment scénographiée par Brook, figure un lieu impur (au théâtre), structuré autour du vide. Or cette esthétique de la ruine ne nous apparaît-elle pas aujourd’hui comme, au contraire, surchargée de signes trop explicites ? Brook y a-t-il vraiment éviter le culte du monument ? Prenons aussi ses conceptions sur le travail de l’acteur. En tentant de lui substituer un modèle existentiel s’enracinant dans la vie de l’acteur, a-t-il réellement réussi à contrer la construction occidentale de la composition artistique "virtuose" du personnage ? --joël jégouzo--.
Peter Brook, de Timon d’Athènes à Hamlet de Georges Banu, Flammarion, septembre 2001, 338p., ISBN : 2082100537
IL Y A DIX ANS, GOMBROWICZ ENTRAIT A LA COMEDIE FRANÇAISE…
La forme théâtrale ? "Perfide, répugnante, incommode, rigide et désuète"… (Gombrowicz)
Gombrowicz est entré il y a dix ans au répertoire de la Comédie Française. Sa pièce, Le Mariage, y fut en effet jouée du 26 avril au 8 juillet 2001, dans une mise en scène de Jacques Rosner. Quelle "gueule" ne lui fit-on pas alors, pour reprendre une expression qui lui était chère… Les lieux convenus de la culture rebutaient tant Gombrowicz ! Mais à bien y réfléchir, et parce qu’il s’était lui-même employé à en déconstruire les formes en s’appuyant justement sur ce qu’elles avaient de plus convenues, nul doute qu’il en aurait été le premier ravi. Tout de même, quelle trajectoire depuis la première représentation du Mariage en France, en 1964, par une jeune troupe furieuse dirigée par Lavelli ! Qu’on se rappelle le scandale et l’enthousiasme, des spectateurs survoltés, dans un décor de fin du monde, les plus grands intellectuels parisiens du moment convoquant soir après soir un public déchaîné pour décrypter la pièce ! Qu’on se rappelle Gombrowicz, intervenant lui-même dans le journal LeMonde pour remettre les pendules à l’heure, donnant de réjouissantes leçons à la critique française, y compris celle qui lui était favorable -"La critique n’a rien compris". Avec une rare précision, c’est quasiment pas à pas que Rita Gombrowicz révéla ensuite l’évolution de cette écriture théâtrale, et son spectacle. Cette précieuse et unique édition complète du théâtre de Gombrowicz parvient ainsi magistralement à nous restituer l’ampleur et le sens de son œuvre, non seulement dans sa vie d’écrivain, mais dans le théâtre tout court. Un travail éditorial des plus importants, qui rend justice à l’excellence d’une œuvre parfaitement singulière. --joël jégouzo--.
Théâtre de Gombrowicz, traduit du polonais par Constantin Jelenski, Joukou Chanska, Georges Sédir et Geneviève Serreau, édition établie et présentée par Rita Gombrowicz, éd. Gallimard, janvier 2001, n° 3423, 536 pages, ISBN : 2070414744.
Lire, publier Montaigne, intermittent de l'écriture…
"Laisse, lecteur, courir ce coup d’essai"…
Les Essais… D’aucuns ont voulu les réunir, les souder, les assembler plus que de raison pour n’en faire qu’un seul ouvrage, génialement conçu dès la première ligne par un auteur certes hors du commun, mais nécessairement français jusque dans la composition de son œuvre.
Les Essais… Un ouvrage subtilement agencé, au génie purement français ? Vraiment ?
Mais alors, pourquoi n’avoir pas entendu Montaigne quand il affirmait que l’ordre de la rédaction, strictement chronologique et non thématique, s’organisait dans l’improvisation du jour qui se levait ?
La discussion fait toujours rage aujourd’hui. La Pléiade, Folio, d’autres encore, ont choisi de voir en lui l’auteur français par excellence, rationnel, rigoureux, travaillant selon un plan intellectuel préconçu. Alors que pour d’autres, tel Alain Legros, chercheur au CESR (Centre d’Etude Supérieure de la Renaissance), la composition de l’ouvrage aurait suivi l’ordre parfaitement fortuit des prétextes (littéralement des pré-textes) qui ont donné naissance à ses fantaisies intellectuelles… Ainsi que Montaigne l’avoue volontiers.
Quel enjeu y a-t-il derrière tout cela ?
Montaigne s’abandonnait volontiers au vagabondage intelligent, laissant courir la plume en un texte incroyablement fluide, encadré en revanche d’un paratexte rigide (les titres des chapitres sont arrêtés une fois pour toute).
Dans les années 1570, accumulant les liasses, il entrevit de donner plusieurs corps à son texte, mais ne cessa d’appeler son Livre I "Mon livre", à l’exclusion des deux suivants, indiquant assez que les autres relevaient d’une autre manière, de pensée aussi bien.
Mais on a voulu serrer les trois livres en un seul, en prétextant du fameux rajout manuscrit sur l’exemplaire de Bordeaux : "Mon livre est toujours UN".
Et pour ce faire, on pagina ce qui ne l’était pas, on accola ce qui ne l’était pas, on redistribua, on reclassa ce que Montaigne avait laissé en liasse…
Dans le maquis des éditions françaises, la première édition, bordelaise, ne fut pas tenue pour suffisante. Elle ne satisfaisait pas le goût français (dit-on) de la méthode… On réorganisa donc l’œuvre pour faire entrer Montaigne dans le canon d’un certain penser français. Pliant, assujettissant son texte à la claire raison cartésienne, là où Montaigne ne procédait que par inspiration saugrenue, par contiguïtés, approchant des chapitres allogènes, travaillant en discontinuités. On rabota. Au mépris des faits textuels, de ses propres dires, des faits typographiques eux-mêmes, qu’une analyse génétique sur le conditionnement des manuscrits originaux atteste pourtant bel et bien.
On fit de lui un philosophe, là où Montaigne se laissait envahir par des sentiments enfouis au cœur de sa pensée même. On terrassa son écriture, qu’il n’avait jamais envisagé que rétive, fragile, presque déficiente, issue tout à la fois possible et improbable à l’esprit harcelé.
C’est tout juste si on ne l’attabla pas une plume à la main, lui qui pensait tout haut, se laissait aller à cette aventure incomparable mais dont l’issue restait, nécessairement, incertaine. Lui qui se régalait de ces conversations par souvenirs qu’il ne cessait de charrier à la traîne des jours, des arrêts sur adage qu’il pratiquait pour relancer sa faconde, d’un propos entendu, d’une peinture admirée, d’une image au gré de son humeur, construisant à la longue non pas un livre bien fait mais un livre oisif, qui enregistrait "les productions naïves de (son) esprit" pour en vérifier inlassablement la variabilité et la validité.
Montaigne rêvait, divaguait, s'agitant seulement de lester ici et là son esprit sans jamais le dompter, et dictait le tout à un valet, "comme au premier que je rencontre", valet qui, lui, "parlait au papier".
Montaigne vagabondait, pistant dans ce vagabondage un art qui relevait du grotesque et non de l’art poétique. Par contiguïtés, répétons-le encore, insolites ou rebattues, fécondes ou stériles, il rassemblait, selon ses propres termes, un "fagotage" conçu en rhapsodie et non rationnellement, qui finit par former un livre dont la vocation était radicalement anti-littéraire, anti-philosophique. Une couture de pièces en patchwork, marqueterie mal jointe au gré de son oisiveté, dans cette écriture singulière qu’il ne concevait pas autrement que comme une distraction hasardée dans les terres "sauvages" qui formaient le domaine de Montaigne, et où le français n’était qu’une langue étrangère.
Intermittent de l’écriture, le seigneur de Montaigne n’était pas un écrivain, n’était pas un penseur, n’était pas un philosophe. Ce qu’il rassemblait ne ressemblait à rien de connu dans son époque. Son écriture n’obéissait à aucun ordre préconçu, et toute d’expérimentation, elle fagotait des Essais qu’aucune clôture ne viendrait clore, certainement pas leur lecture, tant la figure du lecteur auquel Montaigne s’adresse est elle aussi, à son tour, unique, et engagée à sa suite à reprendre l’aventure pour la pousser aussi loin qu’il lui plairait, le livre jamais refermé, conçu comme lieu de rencontre et non œuvre figée.
Dans ce choix de lecture arrêté par les éditions Frémeaux, j’ai tiqué tout d’abord : on ramenait Montaigne à un viatique, cosmétique à l’usage de jours insanes, cautérisation de journées cotonneuses inscrites au fardeau de l’humanité. Mais il y avait cette lecture de Piccoli, qui prenait soudain le ton de la conversation, une lecture gourmande, heurtée parfois, Piccoli comme cherchant une suite, hésitant, trouvant le mot, repartant, s’adressant sans cesse à quelque interlocuteur invisible. Le verbe porté par une voix, un poumon l’autre, le souffle confié à quelque distance de soi à cet autre, toujours, qui fonde l’usage de la pensée, Piccoli tout près du micro donnant à entendre le grain de sa voix, la bouche, les lèvres, les claquements de la langue son souffle porté d’un poumon l’autre et là, dans la dispersion nouvelle engendrée par un choix de chapitres somme toute arbitraire, d’un coup m’est revenue en pleine figure la liberté depuis laquelle, toujours, Montaigne s’adresse à nous. Incomparable ! --joël jégouzo--.
LES ESSAIS – MONTAIGNE, 2 volumes, lus par Michel Piccoli, éditions Frémeaux.
IEGOR GRAN : L’ECOLOGIE EN BAS DE CHEZ MOI
Il faudrait être fou, aujourd’hui, pour défendre un tel livre, tant l’ampleur de la catastrophe nippone témoigne de la nécessité d’une réflexion approfondie sur les problèmes d’environnement. Mais à bien y regarder, c’est justement parce que l’horreur dans laquelle nous plonge cette catastrophe est de nature à nous aveugler, qu’un tel livre fonde sa nécessité.
Un livre qui plus est écrit dans un style enlevé, drôle sinon bouffon, élevant la réflexion à la dimension de l’Histoire sans jamais se départir de ces anecdotes où s’enracinent la plupart de nos gestes quotidiens -lesquels témoignent, mine de rien, de raisons souvent lamentables.
Les voisins d’en bas, à commencer par eux, civiques, vigilants, probes. Sur eux. Tellement probes. Soignant leur probité à coups de Yann Arthus-Bertrand (il est partout !). Le sourire durable franc ouvert sur notre responsabilité devant la planète. Gourous en tri sélectif, citoyens modèles, bobos durables. Adorateurs d’images falotes, Yann Arthus en égérie, digne héritier de Leni Rifenstahl, la photographe du IIIème Reich… Home, de Yann Arthus, la cible majeure De Iegor Gran. Home, œuvre mineure passée au crible d’une critique acerbe, intelligente, comparant sans concession ce qui se trame derrière avec ce que Leni Rifenstahl trama dans son film de 1935, qui débutait lui aussi par des images de l’Allemagne vue du ciel, depuis l’avion du Fürher plus exactement… La nature, mais sans les êtres humains -ou l’homme réduit à sa mécanique corporelle. Et de pointer ces esthétiques frelatées, les grilles du jardin du Luxembourg réquisitionnée pour imposer à la Nation leur propagande chétive, les enfants des écoles menés manu militari voir Home, sans qu’aucun parent ait pu donner son avis sur la question… L’immense conspiration d’une politique de pureté de la nature faisant pendant à la pureté de la race, les lois nazis hantant soudain la chimère écologiste, celle de septembre 1937 par exemple, visant à faire respecter un transport décent pour les animaux fermiers –les rescapés des camps de la mort apprécieront…
Poussant très loin l’analyse des figures du discours écologiste, trop loin diront certains, au fond, l’ouvrage nous aide à mieux comprendre ce qui pourrait nous conduire vers de sérieuses dérives autoritaires, dans un climat d’annonce de catastrophes écologiques de plus en plus fréquentes. Car la tentation pourrait être grande, demain, de préserver la planète au prix de nos libertés – ce qui en outre pourrait tout aussi bien être le fait d’un gouvernement de droite que de gauche… Celle de suspendre tout processus démocratique, comme on peut l’observer chaque fois qu’une catastrophe survient, l’urgence l’imposant au prétexte de confier à des experts la gestion de risques qu’en réalité, aucun d’entre eux ne sait ni évaluer ni maîtriser.
Oui, un totalitarisme environnemental pourrait bien être l’aboutissement d’un état de crise planétaire. Un totalitarisme cautionné par les démocraties elles-mêmes, nullement affectées de s’être pareillement engouffrées dans des choix politiques dont elles ont exclus leurs peuples –comme c’est le cas au Japon, lancé tête baissé dans le tout nucléaire sans consultation démocratique, tout comme en France du reste, où comme à l’accoutumée, les grandes décisions politiques se prennent sans l’assentiment de son Peuple. Et si la question de l’environnement pèse de tout son poids aujourd’hui, à juste raison, il n’est peut-être pas sot d’y regarder de plus près, non pas pour ajourner nos critiques d’un mode de vie pour le moins devenu un danger pour tous, mais pour nous parer de ces dérives bien réelles qui pourraient voir le jour demain sous couvert d’écologie. –joël jégouzo--.
IEGOR GRAN : L’ECOLOGIE EN BAS DE CHEZ MOI, éd. P.O.L., février 2011, 224 pages, 15,5 €, ISBN : 978-2-8180-1334-2.
Lire aux cabinets, de Henry Miller, une lecture dominicale…
Le livre dans son intimité même. Voici l’un de ses aspects -on n’ose écrire "fonction"-, des plus fondamental. Non pas tant du reste à cause de cette intimité à soi-même qu’engendre la littérature. Miller congédié d’un emploi parce qu’il avait été surpris par son directeur en train de lire Nietzsche au cabinet, sait bien de quoi il en retourne -il était du coup parti se réfugier dans les bois, en se posant la question, grave, de savoir s’il existe des lieux appropriés pour lire et accessoirement, méditer sur la fonction d’expulsion. Existent-ils en outre seulement, ces lieux d’aisance où, soustrait aux bruits du monde, l’on saurait toucher enfin à quelque aventure réellement personnelle ? De quelles aises au demeurant nous parleraient-ils ? Quand au vrai stationner aux cabinets pourraient ne relever que d’une stratégie agaçante destinée à vous soustraire -Miller pestant contre les stations prolongées de sa femme aux cabinets en témoigne-, aux tâches domestiques pour pratiquer enfin, mais quoi donc ? Quelque usage inédit de soi? Là n’est peut-être même pas la question. Lire au cabinet, lieu privilégié de béatitude, activité dominicale s’il en est, laisse entier la question plus troublante de savoir ce qu’on peut y lire, si l’on y tient vraiment. Existe-t-il des lectures de chiotte ? Aucun éditeur, à ma connaissance, ne s’est penché sur cette intéressante question, ou n’a voulu avouer une ligne éditoriale au fond plus généreuse qu’il n’y paraissait. Miller semble convaincu, lui, que La Phénoménologie de l’Esprit, de Hegel, y est des plus indiqués : "une lecture assommante vous sort de la vie". Ce en quoi il se trompe : l’assommant n’est sûrement pas le critère qui convient à propos de La Phénoménologie de l’Esprit, que je tiens pour un chef-d’œuvre de construction intellectuelle. Mais le débat est ouvert. Lire pour se délivrer de la vie, du trop plein des librairies aussi bien, qui constitue peut-être secrètement l’une des ambitions de la littérature… Ce qui supposerait tout de même finalement le contraire d’une attention flottante. Non pas exactement ce que fait Miller avec ce texte, qui offre une œuvre légère et profonde, drôle et pénétrante, creusant avec une diligence toute désinvolte l’urgence d’un besoin somme toute dominical, convoquant au fond le sens profond (étymologique même) du mot prier (qui signifie se reposer en Dieu), évidemment ici appliqué moins aux remerciements dont on pourrait gratifier le Créateur d’avoir si bien su faire les choses qu’il nous faille expulser chaque jour ce qui nous encombre et pèse et plombe nos desseins, qu’à la nécessité de lâcher prise dans ces instants privilégiés d’extrême nudité existentielle. –joël jégouzo--.
Lire aux cabinets, de Henry Miller, traduit de l’anglais par Jean Rosenthal, éditions Allia, mai 2000, 58 p., 6,70 euros, ean : 978-2844850362.
NAGASAKI, D'ERIC FAYE, DU CAUCHEMAR NEOLIBERAL...
La narrateur habite dans les faubourgs de Nagasaki, où il mène une existence somme toute modeste, rébarbative, habitée par une routine pétrifiante. Maniaque bien sûr, célibataire –pourrait-il en être autrement ? Mais impassible, cette existence, à défaut d’être sereine.
Jusqu’au jour où, plantant sa sonde dans sa brique de jus multivitaminé, il constate qu’il manque sept centilitres de liquide… Quelqu’un est entré chez lui. Sûrement. Hélas, il ne peut en avoir l’exacte certitude depuis qu’il a cessé de photographier son intérieur avant de partir au travail le matin… Tout de même, si : les niveaux consignés dans un petit carnet. Il manque bien sept centilitres de jus, dans la brique. Du coup il s’équipe d’une webcam reliée à son ordinateur, qui lui permet d’observer son intérieur depuis son bureau. Et ce qu’il découvre, c’est une femme, squattant sa maison en son absence. Une femme tranquille, soigneuse même, tenant bon ordre de tout. Il prévient la police, la coupable est arrêtée. On découvre que cela faisait des mois qu’elle vivait ainsi chez lui. Une SDF. Chômeuse en fin de droits, qui avouera lors du procès qu’elle était entrée par hasard, avait découvert une pièce abandonnée, libre en quelque sorte, où elle s’était tout d’abord reposée, avant de s’installer discrètement, roulant sa natte dans la journée, nettoyant, consommant ses propres produits, jusqu’au jour où l’envie lui vint de goûter à ce jus multivitaminé qui ne lui appartenait pas. Elle le consent volontiers. Un an, dans cet appartement. Lui, ne s’en était pas rendu compte. La discrétion élevée au rang de survie. Le Japon moderne, contemporain, celui qui ne cesse de sombrer dans la misère et la faillite du modèle néo-libéral, que l’on prend ici en pleine figure. Tout comme le narrateur, rongé peu à peu par le remords. Une année de vie commune. La femme en prison désormais. Pour trois longues années. Et c’est toute sa vie d’un coup qui se met à défiler devant sa conscience. Sa vie et le monde comme il va. Odieusement. A racornir chaque jour un peu plus sous ce genre de pression incongrue. Notre homme se met à réfléchir. A son enfermement. A ces règles abjectes d’un monde soutenu à bout de bras en pure perte. Il vit douloureusement le malaise des audiences, lors du procès de la femme, qui avait fini par nidifier là, chez lui, dans l’horreur de leurs solitudes effarouchées. Jusqu’à cette lettre de sa main à elle, que nous recevons là encore en pleine figure. Un belle lettre tendre et naïve sur cet absurde qui nous étreint, jetés que nous sommes, tous, dans le froid calcul d’un monde obscène. Une lettre dans laquelle elle finit par lui raconter l’émerveillement que cela a été, de vivre chez lui, avec cette lumière qui de nouveau surgissait derrière la fenêtre de la petite chambre abandonnée. Un texte superbe, émouvant, pénétrant, discret. --joël jégouzo--.
Nagasaki, de Eric Faye, Stock, coll. Bleue, 18 août 2010, 112 pages, 13 euros, ISBN-13: 978-2234061668, GRAND PRIX DU ROMAN DE L'ACADEMIE FRANCAISE 2010.
HARARE NORD PREMIER ROMAN DE BRIAN CHIKWAVA (ZIMBABWE)
Brixton, London (Harare Nord). Tout droit débarqué des townships de Harare, le narrateur de ce roman savoureux reprend pied dans un squat d’East London. Réfugié politique au passé douteux, son plan est d’économiser cinq mille dollars pour retourner au pays. Cinq mille dollars dont l’essentiel sera consacré à racheter sa liberté auprès de fonctionnaires corrompus. Londres. Harare Nord. Il a tout à découvrir et apprend vite. Le roman est écrit comme une sorte de Journal de bord, chronique de l’infortune zimbabwéenne, percutant, drôle, acide, faussement naïf, cultivant avec une rare impertinence les stéréotypes à travers lesquels nous avons construit la figure de l’immigré africain. Cocasse, ironique, sévère, se moquant de lui-même comme des autres, il nous sert le discours que l’on attend sur l’immigration et ses acteurs, tour à tour naïfs, roués, spontanés, rusés, avec leur vie impossible déballée entre des courses de fortune dans les supermarchés discounts et les pesantes soirées devant la télé récupérée dans la rue. Des immigrés qui ne cessent d’être malmenés d’une arnaque l’autre, celles de patrons véreux en particulier, maquereaux sans scrupules louant pour rien cette main d’œuvre traquée, et affamée… Car ce n’est pas la moindre des ironies que cette population fuyant la famine en Afrique et tenaillée par la même faim à Londres. Débarquée avec l’espoir non pas de s’installer en Angleterre, mais d’y amasser quelque argent pour retourner au pays. Sauf qu’elle n’y parvient jamais, ou rarement, car l’immigration est un piège qui ne profite qu’aux économies occidentales. Il est vain de croire que l’on pourrait économiser à Londres quoi que ce soit, quand on est immigré. Alors les galères s’enchaînent, sans permis de travail, sans aides sociales, celle des demandes d’asile en tout premier lieu, qui prennent des années à vous être refusées, et l’énorme misère à front de taureau qui s’ensuit, qui piétine et broie tout ce qui a pu survivre au rouleau compresseur de l’Administration Publique. L’Europe, la grosse arnaque de l’immigration. Une galerie de personnages désespérés et courageux, débrouillards, inventifs, comme Tsitsi, 17 ans, qui loue son bébé aux femmes qui veulent toucher des allocs. Et parfois un petit boulot. Grosse retenue à la source : les sans-papiers cotisent pour une retraite qu’ils ne prendront jamais. Au noir, c’est pire. Londres et ses marchés des travailleurs clandestins, immondes et glauques. Les faux passeports, les disputes alimentaires récurrentes. Un monde pourtant s’est organisé, construit sur des enjeux de représentation : c’est le pays receveur qui dicte sa loi, comment il faut y paraître, de l’Autochtone africain plus vrai que nature et tel que le londonien l’a imaginé, au Chirac : l’immigré qui a su traverser toutes les soumissions, qui a su faire le gros dos et s’est vu, enfin, confier un labeur minime qui lui assurera une vie de pauvre parfaitement identifiable et intégrable dans son quartier. Le Chirac, tout au sommet de l’échelle de cette typologie désopilante, dédaignant son envers, le rural, qui n’a pas su se défaire de ses manières villageoises… Entre les deux, l’animal informatif, qui court de ci de là toute la journée, flairer la moindre piste de salut dans cette épreuve londonienne.
Une écriture de pure dénotation, faussement orale, sans adjectif, sans complément d’objet, simple, fruste croirait-on, n’était la rouerie de la verve. Une logorrhée immense, ramenant tout au même niveau –quelles perspectives pourraient s’ouvrir dans un tel horizon ? La narration est donc au présent, rameutant le passé dans la même unité temporelle. Composition du trop plein, charriant les vies perdues en une réquisitoire ininterrompu. Jamais aucune transition, un récit linéaire qui file et se dévide en descriptions scrupuleuses, comme pour s’assurer de ce réel impossible. Car il doit bien y avoir ceci et cela, les poubelles londoniennes par exemple, lieux de leur survie poignardée. Sujet verbe. Plus de compléments possibles. Les choses arrivent. Et quand elles n’arrivent pas, le récit s’image volontiers, se métaphorise, déployant les schèmes de la parole nègre drôle à mourir, fabriquée de toute pièce par l’inénarrable Occident autour de la fameuse juvénilité noire, ce truc rural qui l’a tant amusé… --joël jégouzo--.
Harare Nord, de Brian Chikwava, traduit de l’anglais par Pedro Jiménez Morras, éd. Zoé, janvier 2011, 265 pages, 19 euros, ean : 9782881826849.
DU SOMMEIL, DES SONGES, DE LA MORT, TERTULLIEN LE BERBERE.
L’auteur de Roberte ce soir, chef d’œuvre d’érotisme intellectuel, publie dans cet ouvrage la traduction de quatre chapitres du Corpus Christianorum de Tertullien (vers 155-225 après J.-C.). A ce dernier l’on croit toujours devoir le fameux "Je crois parce que c’est absurde", quand le texte original pointe un très puissant "Je crois parce que c’est impossible". Mais qu’importe : ce père de l’Eglise, berbère, avait nourri suffisamment de liberté avec la théologie naissante –et sans doute parce qu’il venait d’horizons culturels bien éloignés des seules provinces occidentales- pour que l’on prit en retour avec lui la même licence. Offrant un pendant original latin, la traduction est élégante, dans la droite ligne de l’émerveillement des symbolistes français à l’égard de Tertullien, défricheur de la langue latine et de sa civilisation, qu’il ne cessa d’irriguer de culture arabe. Traduction élégante donc, ce qui est révéler tout de même une déception devant l’audace d’un Tertullien, même si cela peut paraître exagéré aux yeux de la critique savante, qui ne releva que 34 mots qui soient une création absolue chez lui. Mais audace quand même, de la part d’un auteur qui s’empara du latin avec une rare vigueur en n’hésitant jamais à le surcharger d’expressions énigmatiques –que le sens ne nous soit jamais donné d’emblée, qu’il conserve un peu de cette opacité qui oblige à relever le défi de la pensée, dès lors qu’elle est levée… Si bien que l’on aurait aimé moins d’élégance et plus de rugosité, pour que les mots se ruent dans l’esprit sans façon, plutôt qu’ils ne séduisent et s’adressent au trop bon goût français, même si la malice de Klossowski enchante ça et là, ouvrant la question de l’âme et celle du corps à cette dimension sensuelle de l’Incarnation qui souvent fit défaut dans la doctrine de l’Eglise.
Cela dit, les chapitres choisis par Klossowski sont au cœur d’une tentative très spécifique à cette région du monde, nos origines arabes au fond, d’adapter les thèses stoïciennes à la doctrine chrétienne. Solidaire du corps, le statut de l’âme ne pose vraiment de problème que dans le sommeil, le songe ou la mort. Là s’ouvrent les seuils où se joue son union au corps. Il faut rappeler ici qu’en hébreu, l’âme ne se distinguait en rien de l’homme. Or Platon avait introduit une dichotomie qui risquait d’être fatale à l’anthropologie chrétienne. Il s’agissait donc, pour Tertullien, d’en repenser l’unité quasi corporelle, à la lumière des interrogations qui traversaient l’humanité nouvelle. Si le souffle divin ouvre à l’étendue, si le verbe lui-même en laissant entrer la chose dans le mot manifeste à soi seul l’inouï de l’incarnation, l’âme n’est plus en reste qui se corporéise et nous sidère de sa présence plus physique que mystique. --joël jégouzo--.
Du sommeil, des songes, de la mort, Tertullien, traduit par Pierre Klossowski, éd. Gallimard, 1999, coll. Cabinet des lettres, 65 pages, 10 euros, ISBN-13: 978-2070756155.