en lisant - en relisant
Humus, Gaspard Koenig
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J'avoue ne pas comprendre l'engouement de la critique pour ce roman, tout comme pour son auteur, voire la méprise d'un certain public à l'égard d'un faux roman de lutte écologiste qui s'achève sur une aberration : un coup d'état, à Paris, fomenté par Extinction Rébellion...
Quant à l'auteur, tout le monde semble avoir oublié qu'il anime un Think Tank passablement conservateur, pour ne pas dire frigorifère : «Génération Libre», qui défend sans rire un «libéralisme rebelle», à savoir anti-colbertiste, homélie sans fin de l'impayable «trop d'état» libéral, pourfendant en réalité l'état providence pour s'agenouiller devant les chimères de la main invisible du marché, d'un marché qui ne cesse de confisquer la manne commune au profit de nantis et qui, pour y parvenir, ne cesse d'avoir besoin d'un état fort -entendez «policier» plutôt que policé. Rien de nouveau donc, si ce n'est que notre auteur porte «en même temps» aux nues les Physiocrates du XVIIIème siècle -c'est pas tout neuf non plus-, dans leur apologie de l'agriculture, que le libéral Adam Smith (la main invisible, le marché régulateur), ne cessa de combattre. Mais Gaspard n'en est pas à une contradiction près, ni une absurdité, nous le verrons par la suite, oubliant au passage leur doctrine dite du «despotisme légal», qui ravirait un Macron, ce despotisme affirmant que le pouvoir ne peut être déposé que dans les mains d'un souverain absolu, et non républicain...
On croit rêver... D'autant que pour faire savant lettré, notre Gaspard (des montagnes russes?), se revendique de Flaubert, libéral «enragé», dont il n'a pas la plume mais le plumail, à camper sur l'immense naïveté de quémander de la Finance un peu de raison, quand elle n'est que l'aboutissement de cette logique de marché qu'il soutient avec un bel entêtement… Et puis la Finance ennemie, on a déjà donné...
Beaucoup de confusion intellectuelle donc...
Quant au bouquin...
Il s'ouvre sur l'apologie méritée des lombrics : sans eux, pas d'humus et sans humus, pas d'humanité. Lombrics que l'agro-industrie, fidèle aux lois du marché, a exterminés... On sort de ce chapitre ravi, en imaginant que l'auteur nous convie à une réflexion d'envergure sur le dérèglement climatique et la sauvegarde de l'environnement. Il va tout de même jusqu'à poser que l'échec de l'industrie agro-alimentaire est celui de l'humanisme (ce serait pas plutôt celui de l'antihumanisme?). Mais très vite, cette défense de l'environnement trouve ses limites : quelques pages plus loin on voit l'auteur s'en prendre à ces étudiants d'AgroTechParis qui bifurquent et tentent de poser les bases d'une autre agriculture possible, refusant de jouer le jeu que... l'auteur semblait pourtant vouloir dénoncer ! Le voilà donc raillant la prise de conscience écologique pour la réduire à ses avatars bobos parisiens, avec leurs commerces alternatifs tournés en dérision quand nombre de ces épiceries ne se contentent pas de «vendre» (notre homme est libéral, ne l'oubliez pas) mais de faire un réel travail sur un autre vivre ensemble. Bref, on se demande où il veut en venir : nulle part, sinon que sa dénonciation porte surtout sur tous ceux qui se soucient d'écologie. Car s'il nous rappelle que 90% des terres seront dégradées à la surface de la planète d'ici 2050, c'est pour affirmer vaines et sottes les manifs pour la sauvegarde de l'environnement, et dénoncer dans la foulée les réseaux sociaux, qui procurent une «illusion de révolte, (…) tolérée, confortable et donc bénigne»... Faut-il lui rappeler que sans ces réseaux sociaux, jamais la dénonciation des méga-bassines par exemple n'aurait pu voir le jour ? Faut-il lui rappeler que sans ces réseaux sociaux, aucune dérive policière n'aurait pu être dénoncée ? Une révolte «confortable» ? Faut-il lui rappeler le rôle joué par les réseaux sociaux dans l'appel aux révoltes qui ne cessent de se succéder en France depuis les Nuits debout ? Faut-il lui rappeler le nombre de blessés, de morts, de mutilés que la répression policière a engendré ?
Quelle serait selon lui une vraie révolte ? Il n'en dit évidemment rien. Lui se contente de stigmatiser des «groupuscules» à l'œuvre, reprenant à son compte les absurdités d'un pouvoir à l'agonie qui a cru pouvoir «dissoudre» ce qu'il croyait être un groupuscule organisé, quand les Black Blocs sont en réalité des stratégies de lutte des cortèges de tête face à la répression policière... Sorti un poil trop tôt, pour sûr, il en aurait lui aussi appelé à la dissolution des Soulèvements de la terre. Mais peut-on dissoudre un soulèvement ? Quelle blague ! Tout comme l'intention d'en faire un grand "témoin" de notre société...
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Bon, mais là, on n'est pas dans le romanesque. On est dans l'idéologie, où campe son écriture en réalité. Pour ce qui est du romanesque, il s'exprime dans la composition laborieuse de ses personnages, à commencer par ces deux étudiants en géodrilologie, la science des vers de terre : «c'est l'humus qui sauvera l'homme». Arthur, très bobo retour théorique à la terre mais loin de toute pratique «paysanne», et Kevin, de la start up nation. Thoreau versus capitalisme vert pourri par la finance... Deux personnages dessinés pour servir la cause idéologique confuse de l'auteur... Arthur installe son Walden à Saint-Firmin et rate sa bifurcation, qu'un paysan de bon sens souligne : monsieur Jobard avec ses gestes à l'ancienne... Très année 1950, sauf qu'il n'en reste plus beaucoup de son type : la FNSEA les a tués. Mais de leur perte, motus dans le roman... Et Kevin, qui va lever beaucoup d'argent pour son industrie du lombric soutenue par l'Oréal. Peu de consistance en l'un et l'autre, sinon qu'il les encombre là encore, toujours dans le même esprit dit «critique», de mœurs, c'est comme ça qu'on dit, pseudo avant-gardistes : Kevin est pansexuel, le + de LGBT+, permettant à Gaspard de se payer cette fois... le «groupuscule» (?) selon Saint Gaspard, LGBT ?
Arthur et Kevin vont se fâcher, puis se réconcilier in extremis lors du coup d'état raté d'Extinction Rébellion... Et Arthur mourir, ses cendres dispersés dans un sidéral morceau d'écriture romanesque -bof...
Mais avant cela, c'est la jalousie qui va diriger nos deux personnages. La jalousie comme fable de l'Histoire... Soumis à la démonstration axiologique du roman, Arthur et Kevin sont vides. Sans épaisseur. Tout comme Salim, l'extrémiste de twitter, inventé pour tourner en ridicule les réseaux sociaux. C'est grossier. Comme l'est Arthur en rebelle avec son refus de payer ses impôts, lui qui empoche tout juste un possible RSA, et son buzz de plainte pour écocide contre le ministre de l'économie... Et puis bon, le final... Un coup d'état. Pas une révolution. Un coup d'état : le pouvoir confisqué par une clique autoritaire... Bien dans l'esprit de son Think Tank ça...
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Gaspard Koenig, Humus, Les éditions de l'Observatoire, 23 août 2023, 380 pages, ean : 9791032927823.
A pied d'œuvre, Franck Courtès
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Écrivain ou manœuvre ? Jadis photographe reconnu, riche, côtoyant la jet set. Un type qui a réussi, hier, aujourd'hui un gars qui n'est rien, comme dirait Macron. Déserteur ? Pas vraiment : on le sent réintégrer en fin d'ouvrage et grâce à ce récit, son statut égaré. Non pas perdu. Simplement égaré. Certes un type qui a déserté un temps la réussite. Enfin, photographique, et qui attend celle de son entrée en littérature. A-t-il pour autant déserté les vanités ? La questions se posera demain, en fonction des ventes d'à pied d'œuvre...
Photographe à succès, Franck Courtès est devenu écrivain à succès. Dès son premier roman. Enfin, pour son premier roman. Succès «d'estime» entendez. Ce qui ne fait pas vivre son homme. Il le déplore. Et lui qui vivait confortablement jusque là, s'interroge. A quoi bon tout ce bazar ? Mais il a continué : écrire, quoi qu'il en coûte. Une folie peut-être. On ne sait pas trop, ni trop combien de temps cela a duré, puisque de nouveau le succès frappe à sa porte. Notons au passage cette curieuse mention, la joie des dernières pages, son éditeur lui apprenant qu'il est retenu dans la liste des Goncourables (un fantasme ? de l'ironie de dernière minute ?). Comme si finalement le salut ne pouvait venir que de ces prix marchands qui occupent le devant de la scène littéraire française, démultipliés au fil des ans pour que tout le monde reçoive sa part de gâteau... Plus ou moins grande, ou petite, mais... pourquoi espérer, dans ce récit, ce gavage ? (Sinon ironiquement, mais alors, en dérouler les raisons).
Lui qui avait renoncé à l'aisance de la photographie -d'agence-, dégoûté par le métier. Trop d'images flamboyantes, pas assez de réflexion et des gens trop bien payés pour cesser d'alimenter ce flux étourdi. Vers quoi font-elles signes toutes ces images qui circulent frénétiquement ? Il a donc fui la trivialité du marché de l'image. De la peinture ? De l'art ? Pas du roman ? Ni de la littérature, dont il attend... les honneurs sonnantes et trébuchantes si possible ? Avec ce récit par exemple, trempé dans «la sueur» et un peu de sang du travail manuel ? Il écrit en tout cas. Préférant l'image littéraire à l'image photographique. Malgré leur parenté. Ut pictura poesis...
Franck Cortès raconte donc. Sa «descente aux enfers». Toute relative cependant : il est resté écrivain plutôt que manœuvre. Moi lecteur (aurait dit Hollande), je ne sais qu'en penser. Me rappelle ces intellos de 1968 qui ne se sont établis en usine que pour raconter leur histoire et frapper à la porte des grandes maisons d'éditions, enthousiastes : un ouvrier capable de narrer les cadences infernales ? On prend. Même si tout était biaisé : l'ouvrier n'en était pas un, le témoignage, écrit dans la solitude de l'intellectuel qui sait pouvoir l'écrire ne valait pas tripette la plupart du temps. Ne valait pas en tout cas le singulier et unique récit de Linhart, L'établi. Un chef d'œuvre lui.
Franck Courtès ne s'est pas établi. Il s'est « enfui en littérature »... Et a été contraint de vivre la vie des pauvres. Arrachant à cette vie de très fortes observations, de très belles pages. Il est entré en littérature comme on entre dans les ordres mendiants. Il a dû déménager pour un rez-de-chaussée. A peine de quoi se lever, s'asseoir, se coucher. Il a vécu d'austérité. Il raconte ça très bien. L'austérité. Pas la misère, qui est un état permanent. Mais dont il décrit très bien le quotidien : traverser chaque jour le trottoir pour tenter de trouver en face un boulot à 5 euros de l'heure. Il raconte là pour le coup avec force ces plateformes, véritables marchés de «serviteurs précarisés», où l'on doit pour se vendre au plus bas prix, aux enchères... Un monde d'algorithmes odieux, «qui transforme notre instabilité passagère en désespoir permanent».
Mais il reste un riche sans argent. Un écrivain momentanément dans la dèche. Fasciné par la littérature, « ce fleuron de l'excellence française », tiré à quatre épingles -à nourrice en fait : un fleuron «qu'on s'échine tous à faire exister et survivre», et dans lequel la plupart des auteurs «se débattent dans des conditions effroyables».
Une société de survie en somme, conforme secteur par secteur, à l'impératif catégorique du néolibéralisme : sois disponible à toute heure au plus bas prix.
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Franck Cortès, A pied d'œuvre, NRF Gallimard, juin 2023, 180 pages, 18.50 euros, ean : 9782073024916.
Étraves, Sylvain Coher
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Fin de partie, Génèse 7,17 à 24 : «Et les eaux couvriront la surface de la terre»... Ne reste qu'un immense océan encombrée des restes abrutis de l'anthropocène, GPS détraqués, climatiseurs à la dérive, navires échoués, robots de toutes sortes, l'intelligence artificielle en déroute parce qu'il n'y a plus de réseau, plus d'antennes, plus de piles, plus rien, l'intelligence tout court en faillite et sur la mer, des royaumes de plastiques hérités des temps jadis. Sur ces ondes croise le Ghost, à l'étrave opiniâtre, toute coque fendue, sillonnant les eaux souveraines, attentif aux proies, aux dépouilles, aux navires ennemis, éternellement : la terre ou plutôt ce qu'il en reste, éparse et chiche, c'est un autre royaume, inaccessible : «Il y a ceusses de la mer, et ceusses de la terre», les Pousse-cailloux et les Fruits-de-mer, irréconciliables.
Bon... Une mise au point s'impose d'emblée : le conflit de territorialité mer/terre structure bien le roman. Voulu par l'auteur. Pour autant, ce ne sera pas ma lecture : il me paraît ramener le roman à un topos par trop éculé. Blanc/noir, blanc/rouge, blanc/jaune, Nord/Sud, c'est-à-dire riche/pauvre, c'est-à-dire blanc/noir-rouge-jaune etc. On retrouve cet attendu indépassable de l'espèce humaine, incapable de construire son identité autrement que sur le modèle de l'exclu nécessaire. Mais bon... Gardez-la en tête l'opposition, le dénouement est fait pour la valider.
Il y a donc l'immense océan, et puis des îlots ça et là. Et à la proue du Ghost, Petit Roux, qui tient d'un bras Câline et de l'autre un sabre bien affûté. Près de lui, l'Empereur et Blaquet le cuisinier, «humble délateur», qui raconte. L'Histoire. Ou ce qu'il en reste : ce récit. Câline vient de mourir. Petit Roux la serre contre lui tandis que quarante estomacs affamés, hérissés de bout de bois, de battes, de manches de pioche, de haches, serpettes, bref, tout objet contondant qui permettrait de venir à bout du sabre de Petit Roux, veulent lui voler son bout de gras : Câline. Elle est morte de toute façon, ce serait peine de la jeter à la mer par ces temps de pénurie...
Mais Petit Roux n'en démord pas : personne ne mangera sa mère, il veut l'enterrer, il le lui a promis. 15 ans, un claquefaim lui-même, acharné de la disette, juste la peau sur les os mais quand même, la peau... on n'imagine même pas les rumeurs de tuerie que cela signifie... A la faveur de la nuit, il réussit à voler un canot de sauvetage et à s'enfuir. Où va-t-il ? Il sait : on raconte qu'un bout de terre singulier existe de par le vaste océan. C'est vers ce bout de terre qu'il hisse sa voile, poursuivi le lendemain par l'équipage du Ghost.
C'est l'odyssée de cette poursuite que raconte Blaquet, aux temps de l'Inondoir, quand «les ceusses de la mer et les ceusses de la terre» n'étaient qu'un immense naufrage. Odyssée maritime, humaine, «tout ce qui flotte étant amené à disparaître», écologique : l'auteur a compulsé d'énormes encyclopédies pour approcher au plus près la vérité d'un monde piloté par une immense pression océanique. Odyssée initiatique bien sûr, l'enfant se construisant dans cette «déposition», de la mère cette fois, et qui, pour la première fois de sa vie, parvient à changer littéralement de point de vue sur le monde : lui qui est né sur l'eau sans infinie pour la borner, voit enfin la mer depuis un monde plus fini qu'il ne se donnait à voir.
Et puis une odyssée de l'imaginaire : une chasse au trésor ! Pirates sans Caraïbes, on songe à Conrad, au monde des flibustiers, des jonques, des radeaux qu'on jurerait sortis tout droit des romans de pirates, avant de réaliser qu'on lit un monde issu du nôtre, renvoyé à l'époque des galères, de la sueur et de la mécanique musculaire pour seul combustible.
Et pour finir, une odyssée de la langue. On est saisi par la métaphore, ce fil de décomposition que l'auteur suit avec talent. La langue donc qui se décompose et se recompose sous nos yeux, subclaquante, repêchant de vieux mots enfouis sous les siècles, achevant tout le vocabulaire maritime accumulé au cours de ces mêmes siècles et, lessivée, s'ouvrant à l'épiphanie de l'invention langagière, cette langue, le vrai trésor à découvrir, une écriture rythmée en pentasyllabes souvent, qui viennent rompre la ligne mélodique d'un phrasé alexandrin, volontiers. «Nous les matafs» signe un extraordinaire travail sur la langue, énorme sur le lexique, bousculant le français écrit trop mielleux pour accueillir un tel «débordement». Ici, l'écriture sent la laitance de morue, au lieu que le beau français flotaillerait plus volontiers sur son achalandage de locutions apprêtée. Une langue dure parfois, mais c'est la langue qu'il nous reste et avec laquelle il faudra nous battre quand tout sera renversé -«Ce vieux monde s'usera jusqu'à la corde», énonçait Shakespeare ; n'en doutez pas : on y va.
Une langue empruntant au vocabulaire de la navigation, précise, ciselée, mais surtout exempte de mignardises et n'hésitant jamais à nous confondre de mots inconnus, de sens non pas à trouver mais à éprouver, d'expressions désuètes sauvées d'on ne sait quel lexique dont seul l'auteur a eu vent.
Or donc, Petit Roux parviendra-t-il à mettre sa mère en terre ? C'est pas lui qui raconte. Prêtons plutôt l'oreille à Blaquet, qu'il l'accommode finement...
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Sylvain Coher, Étraves, Actes Sud, août 2023, 248 pages, 21.80 euros, ean : 9782330182274.
La Nature exposée, Erri de Luca
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La nature en question, c'est le sexe masculin. Celui d'une sculpture du Christ en Croix, une nature qui, à cause de cette crucifixion, mécaniquement et par la grâce des fluides qui circulent dans le corps et font que dans cette position, le sang afflue dans les parties basses, connaît contre la mort un début d'érection que l’Église romaine n'a pu assumer. Le Christ s'est fait homme, certes, mais la décence théologique en a gommé l'humanité. Cette nature donc, le Vatican l'a soustraite à la vue du public, la recouvrant d'un drapé conforme aux décisions du Concile de Trente, qui fit interdire toute représentation nue du Christ. Un voile jeté sur la nature humaine en somme, aux conséquences désastreuses. Or, dans le petit village de montagne où l'on a caché la sculpture, un évêque s'est mis en tête de restaurer l'original. Il veut faire enlever le drapé qui masque le sexe du Christ, même au risque d'abîmer cette nature et de devoir en sculpter une nouvelle... Mais jusque là, aucun sculpteur n'a trouvé grâce à ses yeux. Sauf ce dernier, artisan plus qu'artiste, homme des bois habile de ses mains, passeur dans cette région frontalière par pure humanité, contraint à l'exil lui-même, d'avoir refusé de prendre de l'argent aux migrants pour les aider... Quelles ingrédients dans ce roman de Luca !
C'est l'histoire de ce passeur d'âme que l'auteur conte et mille autres qu'il faudrait suivre toutes tant elles lèvent d'horizon de lecture - je vous laisserai le plaisir. Donc celle d'une sculpture dont il interroge le sens dans une approche autant théologique que philosophique ou littéraire : existentielle pour tout dire -qui n'a écouté Erri de Luca à la Maison de la Poésie, à Paris, contant avec une érudition toujours émouvante ce que la lecture de la Bible peut nous offrir d'éblouissant ? Courrez s'il y revient.
Du Christ en Croix, cet «absent inévitable» selon Pouchkine, Luca construit une réflexion patiente à travers les rencontres que fait son personnage : un rabbin et un ouvrier musulman ! Les trois religions sont ainsi convoquées au chevet du sexe du Christ, jusque dans la puissance de ce sexe plutôt que sa virilité, puissance toute humble des veines gonflées défiant la mort et sans laquelle, le martyre de la Croix ne serait qu'un supplice. Dans cette érection, l'artiste voit la vie exprimer son signe ultime. C'est «ça» qu'il veut restituer, travaillant et la couleur et le toucher du marbre pour que «la torture de la position crucifiée culmine dans cette partie» et qu'elle demeure la vie même, à sa gloire. Et quant à lui, qui sculpte la scène et la recompose, acharné au labeur, il s'y décèle amoureux mais vieil homme déjà soupesant son propre corps qui lui semble être devenu ce compromis entre le charnel et l'ombre à laquelle nous sommes tous promis.
C'est l'ouvrier marbrier musulman qui lui remettra le petit bloc de marbre dans lequel sculpter cette nature. Lui demandant, en le lui confiant, d'en faire un chef d’œuvre. Et quant au rabbin, lui aussi remet du sens à son labeur, lui récitant le cantique de l'amour : «Tu es un jardin fermé, ma sœur, un jardin fermé et une fontaine scellée», etc. … Où la plus grande crainte des hommes est de se voir exclure de «l'enceinte».
(Certains mystiques juifs affirment qu'Eve ne fut pas créer d'une «côte» d'Adam, mais d'un os disparu dans l'espèce humaine : l'os pénien, que nombre d'animaux possèdent. En en privant l'homme, Dieu remit à la femme les clefs du désir charnel, dont l'homme ne pouvait que faire un mauvais usage...
C'est l'anatomie d'une résurrection qui nous est rapportée au final, à travers mille histoires qui s'entrelacent et dont cet immense conteur qu'est Erri de Luca a le secret et le talent. Luca est magistral dans la description de nos vies défaillantes qui ne savent désirer sans le soutien des mots.
«Qu'à de moins puissant la réalité par rapport à la fiction ?», affirme Erri de Luca.
C'est la question où nous logeons...
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Erri de Luca, La Nature exposée, traduction Danièle Valin, Folio Gallimard, F6, avril 2022, 158 pages, ean : 9782072824982.
Défense de Louise Michel
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Le 22 juin 1883 avait lieu le procès de Louise Michel à la Cour d'Assise de la Seine. Elle y fut condamnée lourdement, ainsi qu'elle s'y attendait, à une peine de six années de prison, assortie de dix année de «surveillance» pour «incitation au pillage»...
Quelques mois auparavant, Louise Michel avait participé à une manifestation de «sans-travail», aux Invalides. Le 9 mars, lors d'un meeting organisé en bonne et due forme par le syndicat des menuisiers, quelques milliers de parisiens étaient venus manifester leur colère. La police les avait tout d'abord dispersés, mais la manif s'éparpilla pour mieux exister. Des milliers d'entre eux marchèrent sur l'Élysée. Plusieurs centaines d'autres, dont Louise Michel, se dirigèrent vers le quartier latin. Louise Michel brandissait un drapeau noir sur le manche duquel on pouvait lire : «Du pain ou la mort». Sur son partage, le cortège cassa le mobilier urbain, les vitrines des grands magasins, pilla les boulangerie et les rôtisseries. C'est à l'occasion de la mise à sac de la boulangerie de Monsieur Augereau au 13 rue du Four, que Louise Michel fut appréhendée.
Louise Michel comparut donc aux Assises pour avoir volé du pain... Sa défense, puisqu'il s'agit de cela, est mince. C'est qu'elle ne se fait aucune illusion sur l'issue du procès. Louise Michel dénonce dans une adresse vibrante à la Cour la misère et la répression que subissent les ouvriers parisiens, rappelant la Commune. «J'ai vu les généraux fusilleurs», les massacres de prisonniers, les charniers dans Paris, et la faim aujourd'hui : «Nous sommes en pleine misère, (...et) ce n'est pas là la République». On y parle de liberté, mais c'est le bagne qu'on agite. «Le peuple meurt de faim», mais il n'a même pas le droit de le dire. Elle ne voit qu'une chose, toujours tellement vrai aujourd'hui encore : la bourgeoisie ne cherche qu'à perpétuer l'Empire, si arrangeant pour ses affaires. L'extrait «aux communaux» rédigé en 1874 par les proscrits de la Commune et placé à la suite de sa défense vaut la peine d'être évoqué, tant la situation perdure : «Les autres déguisent du nom de République la forme perfectionnée d'asservissement qu'ils veulent imposer au peuple»... Chacun s'y reconnaîtra.
Louise Michel condamnée sera graciée en janvier 1886 par Jules Ferry. Jamais elle ne cessera son combat.
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Défense de Louise Michel, édition Dernier Télégramme, coll. ZA, printemps 2023, 22 pages, 6 euros, ean : 9791097146535.
La propagandiste, Cécile Desprairies
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La propagandiste, c'est la mère. Collabo fermement attachée à l'idéologie nazie, elle opéra à la Propaganda puis toute sa vie, resta fidèle à son engagement pétainiste. Enfin, sauf au moment de la Libération... Son histoire est racontée par sa fille, née en 1957, devenue historienne de la propagande sous l'occupation... Une position qui brouille les genres. L'éditeur écrit «roman» sous le titre, donnant à lire le texte comme une pure fiction : «et si ma mère avait été collabo ?»... Mais nombre d'attestations contraignent à le lire comme un document. L'énonciation elle-même l'y rangerait. Entre document et auto-fiction peut-être, le «romanesque» venant remplir les trous d'une mémoire, celle de la mère, qui s'est toujours refusée à tout révéler, le « comme si » lui tenant toute sa vie d'après la collaboration lieu d'oubli.
En historienne, Cécile Desprairies reconstitue avec tout le sérieux du métier le contexte historique, donnant à comprendre ce choix que nombre de français ont fait, de collaborer. La généalogie familiale est implacable passée à ce tamis, non pour excuser ce qui était tout sauf un égarement, mais comprendre ces français qui ont voulu saisir l'aubaine de la présence nazie pour jouir leur vie et vécurent ainsi l'occupation comme un conte de fées...
Écrit au présent, le récit est accablant, qui révèle l'insouciante légèreté de ces familles bourgeoises qui ne ressentirent aucun état d'âme à s'emparer des biens spoliés, à vivre dans les appartements spoliés (sa mère), à négocier les meubles spoliés (sa tante), à dépenser frivolement l'argent volé à ceux qu'on envoyait jour après jour dans les camps pour les exterminer.
Le dégoût vous saisit devant tant d'ignominie. On croise sans fard les personnages aujourd'hui et hier, comme la grand-mère hier, empochant une montre en or tendue par un désespéré qui espérait en échange un simple verre d'eau qu'elle ne lui donna pas. On pleure devant le récit de l'oncle journaliste grimpant dans l'appartement des grands-parents tenter de faire une ou deux photos originales du Vel d'Hiv', juste en face... On enrage des non-dits d'après guerre de la famille lavant à peu de frais ses horreurs assénées pendant la Collaboration, pudiquement voilée sous le terme générique de «guerre».
Au delà des membres d'une famille opportuniste, on croise du beau monde dans ce roman. Céline, à vomir, aux conférences du Professeur Montandon. Un bénédictin fasciste, Doriot et on jette par dessus l'épaule de la narratrice un œil sur les revues destinées à l'édification de la jeunesse française et dans lesquelles travaillait la mère, comme ce «Youpino» à gerber, dont elle confectionnait les slogans, sans parler de Signal et de ses unes franchouillardes exaltant la France des vieux viticulteurs à béret...
La propagandiste... C'était le nom que les nazis avaient donné à sa mère. Et tout ce petit monde, fidèle à sa veulerie, s'en sortira bien la défaite consommée ! La mère fera du zèle auprès des militaires américains, les suivant jusqu'aux States pour se refaire une virginité, ou l'oncle journaliste passant en Suisse pour y jouer les résistants, tout comme le père, pétainiste de cœur, se déguisant en résistant lui aussi les derniers jours.
Tout un monde infâme, mort très récemment, jamais disparu : l'après-guerre ne les a pas changés. Leurs convictions sont restées et tout un peuple de collabos a survécu longtemps. «Ce serait comme si» la Libération n'avait rien changé en profondeur, ou si peu. C'est donc plutôt comme si : ils ont fini par ressurgir. L'extrême droite a droit de cité, le racisme, plus que jamais à son ordre du jour... Ce «comme si» qui était devenu après la Collaboration le mode d'être de sa mère et dans lequel la narratrice a failli s'épuiser, est devenu le nôtre. Vertige : raconté à l'indicatif, le récit laisse grammaticalement émerger ce qui a été et qui aurait dû ne plus être. Comme un retour, mieux, ce temps du récit, c'est déjà celui de notre présent...
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Cécile Desprairies, La propagandiste, Seuil, août 2023, 218 pages, 19 euros, ean : 9782021523720.
Les Ciels furieux, Angélique Villeneuve
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Quelque part en Russie. Henni ne sait pas bien où, ni d'ailleurs où s'arrête vraiment le shtetl où sa famille, les Sapojnik, habite. Que s'est-il passé ? Elle vivait là, heureuse dans cette famille nombreuse où la mère ne se relevait d'une couche que pour enfanter un nouveau bébé que ses aînés prenaient à tour de rôle en charge. Et son tour était venu, le père s'affairait à faire rentrer du matin au soir l'argent pour nourrir la famille, la mère se reposait, et elle tenait à présent le dernier né, Avrom, dans ses bras. Que s'est-il passé ? Henni vivait heureuse, admirative de sa grande sœur qui savait tout sur tout, élevée par leur grand-mère qui n'avait cessé de tout lui transmettre, un savoir précieux que Zelda transmettait à présent à Henni. Que s'est-il passé ? Un jour des hommes fanatiques sont entrés dans la maison, ont tout cassé, tout détruit. Des hommes ordinaires poussés par quoi ? Le père a hurlé : «Fuyez !», alors ils ont fui sans savoir trop ni comment ni où. Que s'est-il passé ? Les gens du village du bout du shtetl sont devenus une milice enragée. Ce qui s'est passé, Henni l'a juste subi, l'a mesuré autour d'elle en découvrant les maisons des juifs dévastées, brûlées, leurs biens volés, les femmes, les hommes, les bébés jetés au feu par ceux qu'elle ne sait nommer autrement que «les brigands». Les brigands sont venus, ceux qu'on croisait hier dans le village et ils ont tout dévasté. Ce qui s'est passé, Henni n'en connaît même pas le nom, sinon que tout un village s'est rassemblé pour tuer les juifs, sa famille, ses amis, pour tout détruire et tout brûler. Et nulle part où fuir au long de ces vingt-quatre heures d'une violence innommable qui encadrent le récit. Ce qui s'est passé, c'est que les juifs ont tenté de fuir comme chacun le pouvait, à marche forcée dans la neige, la boue, la peur au ventre, les chiens lancés à leur poursuite. Ce qui s'est passé, c'est l'histoire d'un pogrom dont les livres ne pèsent pas la densité de chair, de souffrance, et dont le roman d'Angélique Villeneuve témoigne pour en saisir l'horreur et la grâce, oui, la grâce de ce personnage, Henni, qu'elle a refusé d'enfermer dans la monstruosité du pogrom révélé. Les massacreurs n'existent du reste pas dans le récit, ils restent indistincts, une masse indifférenciée, inarticulée, proprement inhumaine et congédiée à son néant vertigineux. Quelle focale que celle de cette enfant dont nous apprenons les rires, les joies, les soucis, jamais dépossédée de son humanité même au plus abject de la saleté du monde. Tout se passe au cours de ces vingt-quatre heures comme si l'horreur était une contiguïté incompréhensible qu'on ne pouvait ni absoudre, ni comprendre, une rupture de la trajectoire humaine dans la continuité d'un monde pourtant passablement vil déjà. «Ce qui s'est passé», Henni ne peut le comprendre. La question revient dans le texte comme un leitmotiv entêtant, ouvrant démesurément à l'incompréhension des hommes et se dressant comme un mur contre lequel est venue s'écraser l'innocence d'une très jeune fille.
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Angélique Villeneuve, Les Ciels furieux, éd. Le Passage, août 2023, 210 pages, 19 euros, ean : 9782847425048.
L'indésir, Joséphine Tassy
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« Un petit deuil boiteux »... Au retour d'une soirée arrosée, au petit matin, Nuria se réveille un homme à ses côtés et le téléphone qui ne cesse de l'alarmer. C'est Jeanne qui appelle : « Maman est morte ». La première idée qui lui vient, c'est le type à côté d'elle. « J'ai pas fait exprès », lui semble une raison suffisante. Que maman soit morte ? Qu'elle l'ait ramené chez lui ce type ? Elle ne la voyait plus de toute façon, sa mère. Jeanne, c'est sa grand-mère. Le gars dans son lit se nomme Abel. La crémation a lieu le matin même. Nuria invite Abel à l'accompagner. Histoire de faire connaissance. Lors de la crémation, Nuria est intriguée par la foule d'inconnus qui se presse autour du cercueil. En fin de cérémonie, elle est abordée par un très jeune homme : Félix. Il se présente comme l'amant de sa mère. Enfin, il «sortait» avec elle. Du moins : il l'aimait. Il les embarque chez lui. Intarissable sur la défunte, que Nuria découvre. Plus tard déboule Arnaud, son oncle et frère de sa mère, avec sa femme Constance qui, elle, ne se cache pas de n'avoir jamais aimé la défunte. Qui n'aimait au fond personne semble-t-il. Les uns et les autres se perdent en anecdotes, dans toutes ces histoires qu'on se raconte en famille les jours de deuil pour éclairer la vie éteinte. Une femme téléphone, une inconnue que Nuria a aperçue lors de la cérémonie de crémation : Salomé. Elle a trouvé le porte monnaie de Nuria et l'invite à passer le chercher dans le club où elle officie. Salomé, insolemment belle, sensuelle, impudente. Danseuse de cabaret, qui aimait sa mère à la folie. Tout ce monde caché dresse en creux le portrait d'une femme outrageusement désirée. Mais Nuria réalise aussi que sa mère ne l'a pas aimée. Qu'elle n'a pas voulu ses enfants, qu'elle n'a peut-être désiré personne, aimé personne. De l'inutilité d'aimer à l'inconvénient de l'être, s'allonge une étonnante galerie de renoncements. Ou de subtils arrangements : chacun a vu la vie depuis ce qu'il, elle, était, non telles que les «choses» (de l'amour?) étaient... On songe presque à une éthique à la Cioran : «L'art d'aimer ?, écrivait-il, c'est savoir joindre à un tempérament de vampire la discrétion d'une anémone». Nuria n'a rien su de la vie d'indésir de sa mère, que nombre de vampires entouraient, à tout le moins, elle même vampirisant ce monde. Tout juste a-t-elle peut-être vécu l'amour comme une invraisemblance dont elle a su quoi faire : son entourage... « L'amour, écrivait Niklas Luhmann, n'est pas seulement une anomalie, mais une invraisemblance tout à fait normale ». De l'Amour, ce dernier posait qu'il était une sorte de réponse prémonitoire à la logique de déliaison à l’œuvre dans toute liaison. Une branche à laquelle se raccrocher. L'amour libre, souverain, lui semblait s'être par trop confondu avec la quête de l’autonomie personnelle, et comme exprimant avant tout la "validation de la présentation de soi". La Passion, c'était les autres qui la portaient, pas sa mère. Nuria au fond, paraît tout proche elle-même de vivre dans l’érection de ce Moi somptuaire où chacun, laissé seul face à lui-même, se trouve aux prises avec un problème de communication obscur, sinon improbable : comment aimer ? Comment tomber amoureux depuis ce Moi somptuaire dressé pour parer à ce genre d'éventualités ? Sauf à accepter de prendre le risque d'en découdre avec lui, d'abord. Un risque que sa mère n'a jamais pris. Ce risque où les révélations faites autour de son cercueil ont plongé désormais Nuria. La question se repose alors : de quoi faire le deuil, plutôt que de qui ?
L'indésir, Joséphine Tassy, L'indésir, L'iconoclaste, août 2023, 382 pages, 2090 euros, ean : 978-2378803735.
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Lu sur épreuves non corrigées. Et cela a son importance : le texte est hachée typographiquement dans ces épreuves. J'ignore s'il l'est dans la version finale, s'il s'agissait donc d'une intention et non d'erreurs de mise en page. En outre j'aime à laisser irrésolue ma lecture : il y a dans le manque de logique à l'œuvre dans ces erreurs un manque de réalisation qui laisse ouvert la question du deuil, qui restera ainsi boiteux.
Et vous passerez comme des vents fous, Clara Arnaud
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Trois vies, trois rêves, trois destins, qui vont passer en effet comme des vents fous, avec ces gestes de suppliciés au-dessus de leurs têtes qu'un Antonin Artaud prophétisait et que nos temps, comptés, accomplissent. Trois destins ? Non, un seul, le nôtre dans celui d'un monde qui s'éteint. Mais celui de Jules avant cela, rampant au printemps 1883 dans la tanière d'une ourse qu'il a guettée tout l'hiver, sortie chercher de quoi nourrir sa progéniture, pour lui voler une femelle de quelques mois : depuis toujours, Jules veut se faire montreur d'ours. Celui de Gaspard ensuite, de nos jours, néo berger qui aimerait conduire encore longtemps ses bêtes à l'estive comme à l'ancienne, en trois longues journées de marche qui faisaient du berger un nomade, au lieu qu'on les charrie désormais en camions par souci d'économies. Celui d'Alma enfin, docteure en biologie comportementale qui tente, sur les terres de Gaspard, de réconcilier les hommes avec les ours dans ces Pyrénées centrales qui de mois en mois se consument et se vident de toute vie. Jules vit l'ourse, Alma l'étudie et Gaspard l'épie, traumatisé par ses attaques l'année précédente, qui lui valut de perdre trop de brebis. Avec passion, l'autrice nous livre ces regards croisés sur ce qui fait au fond la matière et la perspective de son roman : le monde sauvage. Plus qu'un paysage, plus qu'une scène, la trame même du vivant que jour après jour nos sociétés s'efforcent de conjurer sinon d'anéantir, parce que le monde sauvage est trop peu prévisible... Les ours sont le prétexte pour arpenter les plis de cet univers, sans lesquels il ne serait qu'une surface lisse, vaine et insipide. Particulièrement documenté, sur l'estive, l'éthologie des ours, la montagne, l'autrice nous donne par son roman à vivre, littéralement, tous les cycles du vivant. Ou ce qu'il en reste. Déréglé, la vie en sursis à travers ses troupeaux qui ne cessent de monter toujours plus haut dans la montagne, toujours trop tôt, à la recherche des pâturages qui demain ne seront plus. «Le monde est en proie à une lente combustion», écrit Clara Arnaud. Sa montagne tout près de se taire pour tourner notre page, pour refermer le pitoyable chevet que les hommes griffonnent en bordereaux imbéciles. C'est nous qui passons comme des vents fous, repus et terrassés.
Clara Arnaud, Et vous passerez comme des vents fous, Actes Sud, août 2023, 374 pages, 22.50 euros, ean : 9782330182250.
Un simple dîner, Cécile Tlili
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Etienne reçoit. A dîner. Pas si simple, ni si modeste. Certes pas de grande cuisine, mais tout de même : Claudia, sa compagne, a mis les petits plats dans les grands -l'expression est triviale, mais Claudia se sent bien dans cet état d'esprit pour honorer le couple convié : les amis d'Étienne. Un dîner en forme d'examen de passage donc pour Claudia, qui ne sort ni d'une grande école, ni d'une grande famille. Rémi est arrivé. On attend Johar, sa femme, le clou de la soirée. Tailleur sombre, chaussée Louboutin -on l'espère du moins. Ou Clergerie, plutôt que Charles Jourdan ou Dior, trop quelconques désormais. Johar à qui tout réussit. Grande classe, femme de tête, une ancienne camarade d'Étienne. Enfin : camarade n'est pas le bon mot évidemment. Elle sonne ; C'est charmant chez vous. Entrée, long couloir illuminé, salon, salle à manger, terrasse rue des Saints-Pères. Elle, c'est boulevard Raspail, pas loin de la Fondation Cartier bien sûr. Flatteries d'usage entre vieux amis qui ont réussi : Étienne est avocat d'Affaires. Vanités en apéritifs, tandis que Claudia, kiné de profession, campe dans la cuisine. Premier impair : ça sent partout l'odeur tenace de curry du plat exotique qu'elle a conçu. Fille de psychiatre tout de même, cette Claudia, et d'une gynéco. Pas la classe moyenne quoi. Et du coup ça sonne un peu faux sociologiquement parlant... Bon, mais on parle vacances. L'île de Ré. Sauf Claudia, qui ne parle pas. Trop intimidée. On se demande pourquoi. Complexée sans doute, en retrait. La star, on l'a dit, c'est Johar, sortie de nulle part pourtant, qui a gagné au mérite sa place parmi les nantis. Elle va prendre la tête d'une entreprise côtés au CAC 40, forte de 100 000 employés. Un vrai rêve américain en somme... Qui sonne bien faux dans la France de Macron, et même celle d'avant, tout comme sonnent fausses les trajectoires des uns et des autres, à l'image de celle de Rémi, «petit prof», de prépa tout de même. Bon, là, agacé par le ton, les stéréotypes, une conversation qui se voudrait élégante et bobo à souhait entrelardée de culture et de visions sociétales mais qui n'est que banale, on a juste envie de refermer le livre et pour passer au suivant. La rentrée n'en est pas avare. La comédie du dispositif effare, tout sonne la méconnaissance du milieu bourgeois parisien cultivé. J'ai poursuivi tout de même, curieux : pourquoi ce roman ? Johar se souvient de son enfance tunisienne, de la faim, des dortoirs improvisés chaque soir dans la salle à vivre, des matelas qu'on ramasse au petit matin, Rémi de ses parents commerçants, certes à Reims, Étienne de la vaste bibliothèque à échelle de ses parents... Et puis, bon : c'est un huis clos. Peut-être quelque chose à en tirer. Étienne apprend que Johar vient donc d'être nommé à la tête d'une multinationale. Courbettes. Rémi laisse tomber son smartphone qui affiche un message de son amante, que Claudia découvre. Claudia qui ne parvient pas à exister. Elle ne sait même plus comment apprendre à son compagnon qu'elle est enceinte... Et finit par faire une fausse couche dans les toilettes. Le drame se noue. Johar affronte cette pitoyable comédie, annonce qu'elle n'acceptera pas le poste alors qu'Étienne, avocat d'Affaires en délicatesse, l'a déjà annoncé à ses chefs pour redorer son blason. Rémi voit Johar partir, pour de bon, le quitter, partir quoi, définitivement. Étienne voit Claudia partir. Définitivement elle aussi. Le temps des ruptures s'invite dans le huis clos, et ça en est jubilatoire. Ne reste que le vide des vanités masculines.
Cécile Tlili, Un simple dîner, Calmann Lévy, août 2023, 180 pages, 18 euros, ean : 9782702188408.