en lisant - en relisant
Underground Railroad, Colson Whitehead

Les enchères à Ouidala, et puis la longue traversée de l’Atlantique. Quand la peste couvait à bord des vaisseaux négriers, on y mettait le feu et l’on regardait brûler les esclaves. En Amérique, on achetait par lots ses «négrillons». Puis on les troquait, les revendait, et quand une ferme faisait faillite, les esclaves se voyaient saisis comme des biens meubles. Il arrivait même qu’on en perde, les vieux surtout, parmi les meubles entassés dans les hangars en attendant leur séquestre. La Géorgie. Domaine Randall. 175 esclaves. Certains achetés pour la reproduction. Ils vivent là sur des générations, dans un coin de la propriété qu’on appelle le Hob : le village des esclaves. Dont Cora, 16 ans. Fille, petite fille d’esclave. Avec Caesar, elle veut fuir comme sa mère a fui malgré les risques : la mort au bout, portée par les chasseurs de fugitifs. Cora et Caesar filent donc. Ils ont entendu parler du chemin de fer clandestin. Une organisation clandestine mise en place à travers le Sud pour en finir avec cette honte de l’esclavage. C’est de toute cette histoire dont témoigne le roman. Une épopée grimaçante à travers la Caroline du Sud, sous l’emprise de la folie marchande, à travers la Caroline du Nord, plus viscéralement raciste encore, où le passe-temps du dimanche, après le culte ou la messe, est de pendre un nègre ou le fouetter à mort sur la place publique. C’est cette histoire immonde des colons blancs qui ont fui l’Europe autoritaire qui nous est contée. Des colons qui étaient partis construire en Amérique un pays libre, plein d’idéaux qu’ils n’accordèrent qu’à eux-mêmes. L’histoire de la terreur blanche, de l’enfer noir, avec partout en filigrane l’écho d’une Déclaration d’Indépendance qui ne fut que la déclamation hypocrite d’une liberté qui n’existait pas. Un roman qui nous fait vivre, littéralement, l’horreur négrière, qui n’est pas sans rappeler étonnamment les récits des camps de concentration de l’Allemagne nazie : la même horreur, la même terreur, la même violence inouïe des hommes contre les hommes. Prix Pulitzer 2016, mérité.
Underground Railroad, Colson Whitehead, Albin Michel, traduit de l’américain par Serge Chauvin, août 2017, 398 pages, 22,90 euros, ean : 9782226393197.
Golden Hello, Éric Arlix

Golden Hello… Ou signing bonus : ce petit cadeau de prise de fonction fourni aux cadres supérieurs en reconnaissance de leur acceptation généreuse d’un emploi. Rappelez-vous ces 4 millions d’euros de prime d’entrée en fonction offerts au nouveau directeur de Sanofi. C’est à cela que renvoie, par dérision, le titre générique d’un ouvrage qui commence justement par l’enlèvement d’un cadre supérieur. « Georges vient de kidnapper Christophe ». Voilà. Tout est dit. C’est normal, d’une normativité sans conséquence. Oh, pas enlevé proprement, mais avec assez d’efficacité pour y croire. En fait, il l’a kidnappé pour le déradicaliser. L’aider à rompre avec sa foi en la croissance, peut-être. L’entraînant dans ce tour d’Europe qu’il se propose d’effectuer, d’une Europe rongée de ruines, piquée de bidonvilles, hérissée de barbelés pour barrer la route aux migrants. Un enlèvement politique, sinon idéologique ? Non. Dérisoire. C’est drôle, mais pas à en mourir : l’auteur a voulu chasser toute émotion de son texte. C’est donc juste dérisoire, cet enlèvement au mobile tout de même improbable. Improbable… Comme l’est toute notre société passée au crible des séquences qui ponctuent le livre. Une société sans rêve, sans utopie, une société d’images vides. Evidées. Improbable monde jusque dans l’exceptionnel dont il voudrait nous travestir, ces aventures qu’il nous jette en pâture à la télé-réalité. Un show. Qu’Arlix déplie, de ces courses que nous perpétrons dans nos supérettes de quartier –ticket de caisse détaillé pour aveu- aux traversées mortelles des migrants égrenées sans conviction. En gros, toute la panoplie triste des usages sociaux du monde… D’un monde vidé de sa substance. Le tout enserré dans les mailles d’une écriture meublée de reprises anaphoriques. Obsédée, de devoir sans cesse porter secours aux signes qu’elle émet comme pour s’assurer que les choses énoncées -un plat, un projet, une situation-, existent vraiment. Mais non : rien de cela ne tient. Il faut sans cesse les convoquer, les nommer, les répéter, sur un modèle rhapsodique. Et plat : seule la neutralité de l’énonciation pourrait donner à croire que cela est. Presque objectivement. Mais les seuls objets qui apparaissent finalement dans le champ du propos, ce sont des paysages urbains sans vie, traversés d’individus sans illusion. Pas d’illusion donc. Arlix ne raconte pas d’histoire. La vie est une blague, pour ne pas dire une fumisterie. Et la vie politique une farce. C’est pourquoi il en célèbre le dérisoire, la vanité, la comédie.
Golden Hello, Éric Arlix, éditions Jou, octobre 2017, 11 euros, 126 pages, ean : 9782956178200.
Te laisser partir, Clare Mackintosh, Audiolib

Un soir de demi-brume, un petit garçon de cinq ans est écrasé par un chauffard qui prend la fuite aussitôt. Et puis plus rien. Quelques secondes. Tout a basculé et rien. Pas un indice. Rien. Jenna à tout jamais jetée à ses propres pieds. Terrassée. Submergée nuit après nuit. Mais pas la moindre piste. Ray Stevens, en charge de l’enquête, ne trouve rien. Jenna s’enfuie alors. Loin. Au Pays de Galles. Mais un an plus tard, Kate, inspectrice à la crim’, ré-ouvre l’enquête. Choc. Le rythme change, les surprises abondent, brutales. Vous ouvrent les yeux de force. Affolent. A la fluidité de la plume succède le halètement de l’intrigue. L’auteure sait de quoi il retourne, qui a été douze ans dans la police. Tout sonne juste. Et lourd. S’assombrissant de page en page… Jusqu’à l’insupportable. Porté à deux voix dans cette lecture cette fois encore parfaitement pensée. Joséphine de Renesse incarnant à merveille son personnage, d’une voix moins douloureuse que plaintive, pleine cependant d’une haine farouche qui perce parfois en une hargne déstabilisatrice. A elle seule, elle ébranle le texte et ses brutalités vous tombent dessus sans crier gare, augurant une grande incertitude quant aux convictions que vous auriez pu nourrir à l’égard du roman...
Te laisser partir, Clare Mackintosh, éditions Audiolib, traduit de l'anglais par Mathieu Bathol, lu par Joséphine de Renesse et Philippe Résimont, août 2017,1 CD MP3, ruée d'écoute : 11h36, prix : 23.90 euros, ean : 9782367624334.
Dans l’Ombre, Arnaldur Indridason, trilogie de sombres, tome 1

Reykjavik, été 1941. Les troupes américaines occupent l’Islande, après celles du Royaume-Uni. En face, le Danemark, occupé par les nazis. Des sympathisants nazis, l’île en compte évidemment, à renifler la pureté de leurs origines… Pureté souillée à leurs yeux par la présence de trop d’étrangers. Américains surtout, venus diffuser leur mode de vie ravageur qui fait tourner la tête des filles… Il n’est pas jusqu’au crime qui n’entre sur leurs talons dans une société jusque-là épargnée. Celui d’un commercial en l’occurrence, tué d’une balle dans la tête et sur le front duquel une croix gammée a été tracée avec son sang. Flovent enquête. Comme il peut sur une île où jusque-là la criminelle s’occupait comme elle le pouvait, c’est-à-dire de tout, sauf de crimes de sang... Assisté de Thorson, américain d’origine islandaise. Pas moins novice en la matière. Pas simple en outre d’enquêter dans ces débordements que les soldats américains ne cessent de promouvoir. Le jazz déferle, on danse, on boit, on drague. Bousculée, la population autochtone ne parle plus que de ça : la « situation », qui semble devoir passer par-dessus tout ce que l’Islande a connu. Avec pour levier le comportement des femmes, sensibles aux charmes de l’american way of life. Elles viennent de toute l’île tenter leur chance. Les blanchisseries se multiplient, les plus jeunes n’hésitent pas à braver la nuit polaire pour se jeter au cou des soldats de l’oncle Sam. La ville est littéralement sens dessus dessous. Tandis qu’au loin l’armée allemande écrase sordidement la vieille Europe. Alors pensez : ce commercial assassiné avec une arme américaine… Règlement de compte ? Infiltration SS ? Nos deux novices improvisent. Et nous baladent à travers ce paysage fabuleux habités de contrastes, tout comme à travers son histoire, bien réelle et trouble, d’une période qui vit l’Islande chahutée avant d’entrer dans l’orbite de la culture américaine. Sous l’égide des femmes, des femmes surtout, farouchement décidées à s’émanciper. Une volonté que décline avec ferveur Philippe Résimont, dans une lecture tout à la fois sobre et « virile » -pour témoigner peut-être de l’inquiétude qui passe à travers le roman de cette émancipation dévastatrice des femmes bien décidées à hâter le cours de l’histoire islandaise…
Dans l’Ombre, Arnaldur Indridason, éditions Audiolib, traduit de l’islandais par Eric Boury, lu par Philippe Résimont, août 2017, 1 CD MP3, durée d’écoute : 9h03, prix : 23,40 euros, ean : 9782367624297.
Take-Off sans retour pour Fox Tango, Jean-Pierre Larminier

Le vol China Airlines : Taïpei-Beijing. 147 passagers à bord. Ils n’atteindront jamais leur destination. Parmi eux, peut-être, Fox Tango. Personne n’en sait rien, personne ne veut en parler. Sa femme recrute alors Jean, qui bossait pour la même société que Fox Tango : Riskvaluation. Trois salariés, quinze milliards de chiffre d’affaire… Tous les autres employés sont vacataires, dont Jean et Frédéric, alias Fox Tango. Et théoriquement, aucun d’entre eux n’a de relation avec les autres. C’était mal connaître Jean de la part de ses employeurs, qui a fini par lever le voile sur Fox Tango. Riskvaluation… Une CIA privé en fait, qui évaluent toutes sortes de risques, toujours au détriment des victimes, potentielles ou réelles… Pour l’heure, Jean doit évaluer les risques d’un manuscrit compilant nombre de sales coups de la République française. L’occasion pour l’auteur de convoquer une mémoire toujours prise en défaut par le personnel politique français et ses journalistes à la solde d’une éthique peu recommandable. De l’affaire Robert Boulin à Pierre Allia, en passant par Jacques Foccart le fondateur du SAC qui n’aura été en fait, mettons les points sur les i, que la branche armée d’une Vème République parfaitement répugnante, c’est toutes les basses besognes de notre histoire récente que l’auteur passe en revue avec un rare sérieux. Mais son personnage, Jean, ne se fait pas d’illusion: l’ouvrage ne verra pas le jour. On est en France, pays fossoyeur des libertés et de la démocratie. Rédigeant sans état d’âme son rapport, il en profite pour enquêter sur le crash de la China Airlines. Comment faut-il le lire ? Se profile alors un projet déjà dans les cartons de pas mal de gouvernements, celui d’une technique déjà observées ici et là d’ensemencement du ciel, pour faire tomber la pluie là où elle ne tombe jamais, voire carrément modifier le climat… Derrière, un lobby qui ne reculera devant aucun crime pour engranger des milliards. Derrière, la finance et l’armée expérimentant de nouvelles armes capables de faire par exemple exploser des poches sous-marines de méthane… N’imaginez pas que nous soyons ici dans l’ordre des théories fumeuses du complot. C’est déjà notre présent. Un présent sur lequel nous n’avons aucune maîtrise et que seuls des romans courageux savent dénoncer, quand les médias à la botte des puissants nous ont ramenés aux temps des pires propagandes staliniennes !
Take-Off sans retour pour Fox Tango, Jean-Pierre Larminier, éditions Jeanne d’Arc, coll. Polar, 2ème trimestre 2017, 254 pages, 10 euros, ean : 9782362620652.
La fille d’avant, J.P. Delaney

Jane emménage dans une maison d’architecte. Epurée, splendide. Pour un loyer dérisoire. Une condition : accepter toutes les prescriptions de l’architecte. Cela va de la nécessité de répondre régulièrement à des questionnaires passablement intrusifs, à celle d’accepter d’y recevoir les visiteurs que lui envoie son créateur. Au fil des semaines, Jane découvre que la locataire précédente, Ema, y est morte dans des conditions troublantes. Peu à peu, elle croise les mêmes personnes qu’Ema, s’installe dans la même anxiété et sans pouvoir s’en détacher, réalise que la maison elle-même est comme instruite pour la remodeler… Jane sombre alors insensiblement dans un délire psychologique imparable, rejoignant Ema dans le tragique de leurs disparitions communes. Deux femmes. Deux voix pour les dire «ensemble». Quelle intelligence dans le parti pris d’Audiolib ! Deux voix qui se partagent le même texte, le tissent, l’habitent non pour s’y répondre mais pour l’animer d’infimes écarts de tons, de timbres, de registres. L’une volontiers légère, l’autre plus chaude, mais à peine et cet à peine produit clairement un effet de trouble à l’oreille. Non que cette lecture gémellaire déconcerte : c’est plus subtil, le trouble s’installe sans crier gare, accompagnant la progression dans la folie des personnages du roman et jetant son emprise sur l’auditeur avec une réussite absolue ! Du grand art dans cette interprétation à deux voix !
La fille d’avant, J.P. Delaney, Audiolib, lu par Ingrid Donnadieu et Floriane Muller, traduit par Jean Esch, 11 octobre 2017, 1 CD MP3, durée d’écoute : 9h22, 23.90 euros, ean : 9782367624471.
Double piège, Harlan Coben

Maya a installé une caméra de surveillance dans son salon, pour surveiller la baby sitter. Lorsque surgit à l’image Joe, son mari, théoriquement mort, et enterré... Choquée, Maya enquête. Administrativement, toutes les traces de la mort de son mari ont disparu… En poussant plus avant, elle découvre que l’arme qui l’a tué a aussi tué sa sœur, Claire… Militaire de carrière, atteinte de stress post-traumatique, les découvertes de Maya ne vont rien arranger à son état. Est-elle folle ? Tout comme les pressions de sa belle-famille, les Burkett, une dynastie puissante et dévouée à son nom, prête à tout pour parer aux scandales qui pourraient l’affecter. Très Harlan Coben tout ça… L’humour et l’action enfilés comme des perles pour asseoir une fiction au style fluide et aux nombreux rebondissements taquinant à loisir son lecteur, nécessairement perdu en conjectures. Les fans du genre s’y retrouveront. Les autres se consoleront d’une fin plus décalée que d’ordinaire, bien amenée par la lecture sobre et légèrement ironique qu’en donne Marie-Eve Dufresne, interprétant à merveille la retenue devant l’inouï.
Double piège, Harlan Coben, lu par Marie-Eve Dufresne, Audiolib, traduit par Roxane Hazimi, 11 octobre 2017, 1 CD MP3, durée totale d’écoute : 9h55, 22,90 euros, ean : 9782367624372.
Nuit, Bernard Minier

Mer du Nord. Tandis qu’une tempête fait rage, un hélico dépose Kirsten Nigaard sur une plateforme pétrolière. Un meurtre y a été commis, et un homme manque à l’appel : Hirtmann, ce double grimaçant de l’inspecteur Martin Servaz, son meilleur ennemi… Au dos d’une photo d’enfant retrouvée, cette seule inscription : Gustav, qui a le don d’interloqué Servaz. L’intrigue est lancée, Servaz est de nouveau aux trousses de Hirtmann, plus inquiétant que jamais. Pour leur ultime affrontement ? Peut-être… Retour à Saint-Martin-de-Comminges, où tout a commencé. Qui est Gustav ? La traque s’organise, de la Norvège au sud-ouest de la France. Longue, multiple, interminable… façonnant le récit en page turner plus ou moins efficace. Hugues Martel s’en sort bien, confronté à ce volumineux pavé. Plaintif souvent, il s’interroge et nous laisse entendre ses écarts, se relançant avec chagrin, prolongeant de silences superbes des phrases qui ne mènent nulle part, du coma de Servaz au mystère de Gustav, né quelques mois après la disparition de l’amante de Servaz… Des phrases qui ne servent qu’à prolonger indéfiniment ce jeu du chat et de la souris. Car le piège en place, Servaz semble être le seul à ne pas le voir. Il faut alors tout le talent du comédien pour sauver ce long récit de son manque d’intérêt. Au point qu’on ne sait que dire au final, sinon que le comédien choisit pour interpréter ce roman plutôt convenu, a déployé un talent prodigieux pour rendre l’écoute palpitante et échapper au conformisme du style déployé. Comme lorsqu’il joue avec ces sacro-saintes phrases courtes du polar français exsangues de tout verbe, ce style tout en élisions qui finit par lasser, qu’il suspend en silences ahurissants.
Nui, Bernard Minier, lu par Hugues Martel, Audiolib, septembre 2017, 2CD MP3, durée d'écoute : 15h52, 24,90 euros, ean : 9782367624303
Ragdoll, Daniel Cole

Londres. Un cadavre. Six ADN… Six corps démembrés, puis remembrés en un seul, grotesque… Les médias ont appelé ce corps improbable « Ragdoll » : la poupée de chiffon, recousue, raccommodée, rapiécée… L’inspecteur Wolf mène l’enquête, secondé par l’inspectrice Baxter. Wolf est autant bourru qu’elle, est enthousiaste. Pas le temps de s’émouvoir sur le destin de ce cadavre recomposé : une journaliste reçoit une lettre contenant la liste des six prochaines victimes qui composeront le corps à venir. Dans cette liste : Wolf… Qui vient juste de réintégrer les services de la crim’ : c’est que l’homme est border line, mis en congé pour avoir à moitié tué son précédent coupable… Or, la tête du présent cadavre n’est autre que celle de ce précédent coupable… Un message, oui, sûrement. Mais comment l’interpréter ? Pas le temps là encore, c’est la force du récit : Il faut faire vite car le tueur est déjà entré en action. Et une et deux… Déjà les victimes tombent sous ses coups. Il semble tout prévoir, tout anticiper… N’être jamais là où on l’attend. Il est un, il est mille, se jouant de tous, poursuivant son fil sans trop se préoccuper de ses poursuivants. Un peu à la manière dont Damien Ferrette lit le roman ! Embarquant le lecteur sans tiédir, le jetant dans les méandres des rêveries de Wolf tentant d’organiser sa pensée. Un Wolf moins assagi que désabusé, averti dans le brouillard qui l’entoure et nous enclot sans jamais laisser retomber cette tension où Damien Ferrette nous a perché.
Ragdoll, Daniel Cole, traduit de l’anglais par Nathalie Beunat, Audiolib, septembre 2017, 23.40 euros, 1 CD MP3, durée d’écoute : 12h24, ean : 9782367624440
Cox ou la course du temps, de Christoph Ransmayr

La baie de Hangzhou. Cox débarque en Chine, pour répondre à l’invitation de l’empereur Qianlong, passionné d’automates et d’horloges. Il sera le premier occidental à franchir le seuil de la cité interdite. Ce qui ne le trouble guère : il a répondu en fait à l’invitation pour tenter de surmonter son chagrin : Abigaïl, sa fille, est morte il y a peu. Elle avait 5 ans. Il ne s’en remet toujours pas et n’a plus touché à une horloge depuis, sinon pour construire celle dite «de vie», qu’il dédie à sa fille et qui aujourd’hui orne sa tombe. Une horloge dont le mécanisme subtil est œuvré par la fertilisation de la terre par son corps. Sur le chemin qui mène hors du temps c’est donc elle qui fait battre le cœur de cette horloge. La cité pourpre… L’empereur veut une horloge. Lui, le maître du temps. Une horloge capable de mesurer le temps suspendu, labile, subjectif. Il veut une horloge capable de mesurer le cours variable du temps. Cox, aussitôt, songe à Abigaïl. L’enfant qu’elle était, ses journées enjambant les siècles. Il relève l’épreuve, bien décidé à offrir à l’empereur son temps à elle, comme mesure. L’idée lui saute aux yeux : il construira une jonque d’argent, une horloge dont le mécanisme se nourrira d’un moindre souffle. Une horloge de la taille d’un oreiller, dressée dans les métaux les plus rares, les pierres les plus chatoyantes. Mais bientôt l’empereur l’interrompt : avant le temps de l’enfance, il veut une horloge capable de mesurer le temps d’un condamné à mort. Cox songe à la muraille de Chine, ce dragon qui enserre les confins du royaume. Ce sera son boîtier, tandis qu’il imagine une combustion lente pour source d’énergie : une horloge qu’un ruissellement de cendres mettra en mouvement. Il poursuit néanmoins la confection de la jonque, insérant un second mécanisme dans l’horloge d’Abigaïl, dissimulé, secret. Un mécanisme capable d’accorder son temps à celui de l’horloge de vie d’Abigaïl : le sien propre. Mais Cox n’a pas le temps de finir à Beijing ces horloges : une révolte contraint la cour à se déplacer en Mongolie. Jehol. Mongolie. Tout va s’y conclure. L’Empereur veut cette fois une horloge capable de mesurer l’éternité ! perpetuum mobile… L’horloge des horloges. Cox songe à diverses propulsions, jusqu’à parvenir à la seule capable de passer toute contingence à ses yeux : la pression atmosphérique. Mais les conseillers de l’empereur tentent de l’en empêcher : l’empereur n’est-il pas le maître du temps, sinon le temps lui-même ? En construisant cette horloge, Cox se ferait non seulement son égal, mais surplomberait ainsi le temps. Impensable. Il faudra beaucoup d’intelligence à Cox pour se sortir de ce danger… Christoph Ransmayr, dont Les effrois des ténèbres et de la glace m’avait plongé dans une profonde méditation intérieure, nous livre cette fois encore un roman à l’imaginaire puissant. Moins symbolique qu’il n’y paraît toutefois, car moins tourné vers la métaphore que porté par un souffle narratif qui laisse chacun libre de vagabonder aux confins de l’idée de temps, ou d’imaginer ces machines pensées par l’homme pour domestiquer un univers qui est resté plus grand que lui. Car Christoph Ransmayr ne campe pas sur les berges du philosophe. Romancier, il ouvre en grand au plaisir du littéraire, auquel il suspend l’Idée pour la contraindre à n’être qu’un événement perdu que seule la littérature nous permet d’éprouver. La littérature, notre consolation. Sans doute.
Cox ou la course du temps, Christoph Ransmayr, Albin Michel, traduit de l’allemand par Bernard Kreiss, août 2017, 318 pages, 22.50 euros, ean : 978-2-226-39630-3