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La Dimension du sens que nous sommes
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L'Algérie en guerre (1954-1962), un historien face au torrent des images, Benjamin Stora

16 Octobre 2024 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #essai, #essais

L'essai de Benjamin Stora fait le point sur la profusion et la nature des images de la Guerre d'Algérie, un point rubriqué en médias : photographies, cinéma, magazine, documentaire, etc.

Premier constat : c'est qu'il en existe beaucoup plus qu'on ne l'imaginait. Du moins, qu'on en avait le sentiment. Alors pourquoi ce sentiment ? La faute tout d'abord à la situation politique dans laquelle nous nous trouvions : censure et autocensure ont invisibilisé ces guerres perdues qui humiliaient le sentiment national d'alors (Indochine, puis Algérie), et dont les images portaient en outre en elles-mêmes une charge morale très violente contre la barbarie d'une guerre qui voulait absolument taire son nom. Ensuite parce que ces deux guerres ont été recouvertes rapidement par les images de la Guerre du Vietnam, qui eut comme un effet de masquage. Enfin, parce que les images de la propagande française ont déséquilibré les flux pour les rendre profondément inégalitaires : si la propagande militaire française a pu disposer de tout l'appareil d'état pour générer par millions les images de sa guerre, le maquis algérien, lui, ne put en proposer qu'avec une extrême parcimonie. De même les images de l'Algérie rurale, essentiellement sous contrôle de la photographie européenne.

Le grand mérite de cet essai, c'est donc déjà de tenter de rétablir l'équilibre en pointant les fonds disponibles aujourd'hui, méthodiquement, scrutant et proposant aux recherches à venir ceux qui pour l'heure restent peu ou pas dépouillés. Une vraie mine !

Au passage, Benjamin Stora fait comme l'effort d'une passation, dessinant les contours et convoquant sources des possibles chantiers à venir.

De la photographie aux images cinématographiques qu'il analyse avec un rare talent, il ouvre enfin les portes au cinéma algérien trop peu fréquenté sur cette documentation de la guerre, et dresse encore le bilan des essais cinématographiques trop rares sur une histoire qu'il reste encore beaucoup à explorer, alors qu'elle nous est commune.

 

Benjamin Stora, L'Algérie en guerre (1954-1962). Un historien face au torrent des images, éditions de l'Archipel, octobre 2024, 336 pages, 22 euros, ean : 9782809847765.

 

#jJ #joeljegouzo @storabenjamin4 @editionsdelarchipel #librairieletabli #essai #guerre_d_algerie #1962 #batailledalger #imagesethistoires #alfortville94 #histoire #historiens

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Ce que vous trouverez caché dans mon oreille, Mosab Abu Toha

9 Octobre 2024 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #poésie

Publié en 2022, réédité en 2024, ce qui trouble, c'est l'actualité du recueil, l'actualité du désespoir, de la souffrance palestinienne face à la barbarie. « Comment dire la vie à Gaza ? », s'interroge Mosab Abu Toha. Tellement documentée aujourd'hui, Gaza anéantie, entièrement détruite, les villes, les champs, les routes, les infrastructures, les écoles, les hôpitaux si méthodiquement anéantis : seule l'ampleur de la catastrophe semble avoir changé, cette fois, Gaza n'est plus, sinon un abîme au bord duquel se tient, le nez bouché, l'occident qui vient de signer sa totale faillite morale.

« Où est mon pays ? », chancelle-t-il : « dans l'ombre des arbres » déracinés, calcinés sous la voûte de nuits éclairées par les missiles israéliens.

Il n'y a pas de mots pour faire ne serait-ce que semblant de combler cette béance ouverte dans le monde. Juste les sanglots des palestiniens, étouffés, car en Palestine, nous dit Mosab Abu Toha, il faut sangloter sans bruit, de peur de voir la soldatesque exciter sa cruauté à la vue de ces larmes.

Mosab Abu Toha est né dans un camp, où son propre père est né, où son grand-père a dû -on n'ose ici parler de refuge tant ce serait immonde que de l'imaginer- venir y survivre après que des soldats lui ont volé sa maison à Jaffa (« Mon grand-père était un terroriste : il s'occupait de son champ »). Trois générations de palestiniens forcés de vivre dans des camps ! Et aujourd'hui, il faut apprendre aux enfants à se cacher dès qu'un drone pointe au-dessus de leur tête.

La Palestine que le poète décrit ressemble déjà beaucoup à celle que nous ne pouvons pas faire semblant d'ignorer : celle d'aujourd'hui, rasée à 80%... Où chaque jour la population civile subit des bombardements assassins sans parvenir souvent à enterrer ses morts, tant ils sont nombreux.

« Nous méritons une mort meilleure », écrit à ce propos Mosab Abu Toha : « Nos corps pourrissent sous le soleil brûlant », et les maisons se transforment « en un ragoût de béton et de sang».

Le recueil est suivi d'un entretien, au cours duquel Mosab Abu Toha évoque le miracle de sa survie, d'avoir été remarqué par une université américaine qui lui a permis d'échapper au massacre de ses pairs. De la Poésie palestinienne, il donne la vraie raison d'être : non pas une forme littéraire qu'il faudrait suivre ou combattre, mais une émotion qui ouvre à toutes les formes possibles. Est-ce pour cela qu'elle est si forte et si riche ?

Quand il se penche sur son enfance, Mosab Abu Toha réalise que peu de photos de famille circulent en Palestine : les bombardements incessants depuis 76 ans en sont venus à bout, le souvenir ne peut plus exister qu'en images littéraires, en récits, une odyssée orale qu'il faut sauver pour que ces souvenirs ne se perdent pas.

 

Mosab Abu Toha, Ce que vous trouverez caché dans mon oreille, éditions Julliard, traduit de l'anglais par Eve de Dampierre-Norisay, octobre 2024, 186 pages, 20 euros, ean : 9782260056485.

#jJ #joeljegouzo #poesie #palestine #gaza #editionsjulliard #poesiepalestinienne 

@mosab_abutoha

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En attendant le Déluge, Dolorès Redondo

4 Octobre 2024 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #en lisant - en relisant

Bible John, ainsi que la presse le surnomma, assassina en 1968 au moins trois femmes de la région de Glasgow, avant de disparaître. L'affaire fit grand bruit. En 1983, de nouveaux meurtres rappelèrent son mode opératoire. Mais il restait introuvable. En 1996 Donald Simpson crut pouvoir l'identifier enfin et publia un ouvrage pour proposer sa solution. D'autres meurtres, des disparitions, semblaient le confirmer. En vain. Plus tard encore, en 2023, de nouveaux assassinats semblaient porter sa signature. De nouvelles hypothèses furent nouées autour d'un nouveau Bible John. Sans convaincre. L'affaire, ré-ouverte, le resta, irrésolue jusqu'à nos jours.

 

Été 1983. L'autrice est adolescente. Elle a l'âge de sa première victime. C'est là que commence le roman de Dolorès Redondo : elle imagine que Bible John a repris du service. L'énigme Bible John l'a hantée trente-neuf ans durant. Elle mit plus de vingt ans à l'écrire.

 

Harmony Cottage, un lac près de Glasgow. Johny est un ado tourmenté, «le garçon» dans le texte, élevé rudement à la campagne par trois femmes solitaires et toxiques. Autour d'un bac d'eau, il s'affaire sur un tissu imprégné de sang, de pourriture. On a compris. Un peu plus loin dans le roman, on le voit flairer une adolescente pubère comme un animal...

 

Glasgow, 1983. Si l'on n'a pas compris, l'inspecteur Noah Scott Sherrington est là pour nous éclairer. Il piste Johny qu'il soupçonne d'être Bible John. Il le piste un jour d'orage, de déluge plutôt, sa voiture presque dans les roues de celle de Johny, dans le coffre de laquelle il y a un cadavre de jeune femme. Voilà, on sait tout. On sait aussi que le trait commun à toutes ces morts touche à un vrai tabou de nos sociétés : les humeurs, tout ce qui sort du corps de l'humain, là, en l'occurrence, toutes les femmes assassinées avaient leurs règles le jour de leur supplice.

 

La tempête fait donc rage. Un moment, Johny s'arrête sous les éclairs, les bras en croix, mystique, tutoyant le ciel, les dieux. Puis il creuse l'argile boueuse pour y enfouir un nouveau corps face au Loch. Là où il fouille la boue, la tempête a raviné le sol, exhumé des bras, des jambes, dix-neuf cadavres de femmes : son cimetière marin à lui. Noah se jette sur lui, mais au moment de lui passer les menottes, fait un arrêt cardiaque. Johny se sauve, laisse Noah pour mort, Noah dont on retrouvera le corps, sinon le cadavre, le lendemain. Et contre toute attente, déclaré mort, il revient à la vie, pour apprendre que Johny s'est enfui, que l'enquête lui est retirée, qu'il est mis à la retraite parce que son espérance de vie se compte en mois désormais. Survivant, mais il n'est plus flic. Il ne pourra pas arrêter Johny, qui a disparu.

 

Tout tout le récit va alors se focaliser sur l'acharnement de Noah, bien décidé à rendre justice aux femmes assassinées avant de mourir. Sa rage va le conduire sur les traces de Johny, d’Écosse en France, puis en Espagne : Bilbao. L'essentiel va se jouer là. Sous de nouvelles identités, et pour le meurtrier et pour le flic. Avec en arrière plan, mais très léger, la guerre des indépendantistes, irlandais d'un côté, basques de l'autre, et au milieu, un flic espagnol venu à la rescousse de Noah tout comme une psychiatre, qui l'accompagne dans son appréhension de la mort qui vient en lui. L'occasion de dérouler tout le lexique des maladies coronarienne, ainsi que celui du deuil, de la maladie, quand elle est mortelle, et très sommairement, autour des menstrues sous l'angle du point de vue masculin : qu'est-ce que ça fait aux hommes cette charge de sang ? L'occasion de réélaborer magistralement le concept de stress post-traumatique et de faire semblant d'avoir trouvé une conclusion à une affaire qui aura marqué l’Écosse : l'autrice nous fait croire en fait qu'elle a résolu l'affaire, mais ne fait que cela : nous faire croire, tant la fin est tragique, sombre, littéralement désolante. Car le final opère dans une apocalypse. Par deux fois la tempête fait rage dans ce roman : pour l'ouvrir et pour le clore. Le Déluge. Non pas biblique et soutenu par l'espérance d'un renouveau, mais comme le reflux de la Chute, dont on ne peut rien attendre.

 

On regrette toutefois à le lire, que l'autrice n'ait pas su questionner ce tabou des menstrues. La résolution de l'énigme est simplifiée : Johny était la victime de ses tantes au moment de leurs règles. Il y avait pourtant beaucoup à creuser sous le tabou des humeurs féminines. Mais l'autrice a fait un autre choix : documenter médicalement son roman autour des maladies cardiaques, des premières greffes du cœur.

 

Pour autant, on n'en ressort pas déçu. Deux partis pris lèvent l'enthousiasme à sa lecture. La reconstitution minutieuse du Bilbao des années 1980 tout d'abord. Loin de toute folklorisation elle nous fait vivre un monde ouvrier, populaire, révolutionnaire, disparaissant. Dans le détail de ses bars, de ses joies, de ses révoltes, de ses lieux si parfaitement incarnés. Et quant à l'autre, il touche aux personnages du roman, tous submergés par leurs faiblesses. Ils sont tous faibles, fragiles, comme tout cet univers qu'elle reconstruit, emporté par une force supérieure, ces deux orages en sont la métaphore, en même temps que la résolution du récit, dantesques, ténébreux, sinon eschatologiques et prophétiques : l'humanité engloutie sous des trombes d'eau...

 

Dolores Redondo, En attendant le Déluge, traduit de l'espagnol par Isabelle Gugnon, série noire Gallimard, août 2024, 558 pages, 21 euros, ean : 9782024022814.

 

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pour que le monde puisse encore, là-bas, se jouer

27 Septembre 2024 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #poésie

 

Le texte :

Le petit anthropos se sert de ses mains pour triompher de l’idiotie du réel.

Le petit anthropos est comme ça : il danse, bouge.

Il remue et place toute son attention dans le montage de ce qu’il expérimente : des gesticulations d’abord imprécises, inadéquates, et puis des gestes qui finissent par dessiner un mouvement.

On le voit s’affairer dans le monde avec beaucoup de fébrilité et beaucoup d’obstination. Dès le début.

Bien sûr, ses tentatives se révèlent tout d’abord erratiques. Il tourne autour d’un geste, le pose en équilibre devant lui, le contemple.

Où trouve-t-il la force de parvenir à bâtir avec autant de méthode l’architecture de sa réalité ?

La curiosité de l’enfant devant les gestes que le monde lui offre est à peine croyable.

Plongé dans le bruit de la vie, il n’en finit pas de recomposer en lui ce qui s’est joué à lui d’une façon souvent anodine.

Tout joue devant lui, là-bas, sans que l’on sache si ça joue pour lui ou non, sans que l’on sache si ça joue pour que tout puisse se rejouer ensuite en lui, ou bien s’il ne fait que jouer lui-même dans l’ignorance de ce qui s’est joué, pour que le monde puisse encore, là-bas, se jouer.

Alors il bouge. Et chacun de ses gestes est doublé d’un bruit, peut-être un son, demain un mot qui saura le remplacer. Car les mots proférés vont bientôt creuser son destin et dans leur triomphe, le geste corporel deviendra pour ainsi dire et malheureusement inutile.

Pourtant, ce geste manquant ne cessera d’affleurer, de remonter à la surface pour devenir à son insu la vraie profondeur : la berceuse et son balancement, l’enfant au bout d’un bras, enroulé dans son rythme corporel.

La librairie l'établi (Alfortville) offre à la lecture, en vitrine, des ponctuations urbaines poétiques (PUP Fiction). La première : une méditation poétique d'un père à son fils. Soit un temps de lecture incongru sur le trottoir, dans ces lieux où le pas presse par trop, et au regard distrait des passants une affiche signée par le studio Marguerite de la Friche (d'Alfortville), qui intègre si bien le texte dans son graphisme qu'il passe pour une image forte d'une présence inouïe, où arrêter le temps pour se couler dans la rêverie qu'elle énonce : un lieu où retrouver ce plaisir des attentions flottantes, peut-être, au fond, le lieu où lire revient à se dire.

#jJ #joeljegouzo #pupfiction1 #librairieletabli  #pupfiction  #studiomargueritedelafriche  #editionsdenotorietepublique #lesrdvdeletabli  #litterature #poesie #affiche 

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Colère chronique, Louise Oligny

13 Juin 2024 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #en lisant - en relisant

55 ans, virée. Trop rémunérée, maugréent ses patrons. Qu'elle se fasse auto-entrepreneuse et vive de clopinettes. Comme tout le monde dans la start-down nation. Virée donc, du jour au lendemain. Ses droits ? Nos droits... Sur le papier ça semble tenir la route, mais dans la réalité, les patrons n'en ont rien à fiche. Patrons de presse qui plus est : Diane est journaliste. Enfin : photographe de presse. Pour les patrons de la dite presse, c'est pas journaliste. Mais elle, avec carte de presse. Une emmerdeuse. En colère. Comme désormais tant d'économistes, atterrés sinon en rage, d'infirmier·ères sidéré·es, d'électeur·ices catastrophé·es, de citoyen·nes révolté·es, avec ou sans gilet jaune, etc. Qui pourrait bien ne pas l'être ? La (f)Rance frappée d'éréthisme nerveux presque porté à son comble...

Une grosse colère donc, que ses médecins soignent à coups de médocs, refusant d'écarquiller grand leurs yeux pour voir qu'il ne s'agit pas de maladie, mais de colère sociale légitime. Diane avale quand même ses médocs, mais pas les couleuvres qu'on lui sert de tous côtés. Trop, c'est trop. Et côté couleuvres justement, son roman est une énorme machine à déballer les foutaises qui nous tiennent lieu de raisons politiques. Si on peut encore qualifier de raison l'affligeant délire qui nous tient lieu de maxime, au rabais. Un élément de langage que cette raison-là, quand il ne reste qu'une funeste loupiote pour toute lucidité sociétale.

Or de cette colère Diane tient la chronique. Le roman est même l'agenda de ses longues journées à attendre que quelque chose d'un peu éclairant arrive. Un agenda où elle consigne ses rêves, pas si incongrus que cela, comme celui de voir crever Dufaye, le big boss, puis le DRH, puis Villeneuve, etc. Diane rêve de tous les tuer, « Et voilà, (que) tout le monde est mort », annonce l'incipit... Sériale killeuse ? Peut-être bien... L'intrigue brouille les pistes, multiplie les interrogations. On ne voit pas le coup venir, sinon que Diane devrait cesser de rêver qu'elle assassine, puisque ses rêves se réalisent. Se peut-elle qu'elle soit... ?...

Diane boit beaucoup et ne se souvient de rien, s'esquive, s'interroge, plonge à corps retrouvé dans une aventure ahurissante avec le flic de la crim' qui devrait enquêter sur elle et qui finit par s'interroger lui aussi, la quitter, la retrouver, tandis qu'elle part dans tous les sens, nous épate et s'esbroufe, jusqu'à se retrouver en prison, apaisée et drôlement riche soudain, filant son aventure de trompe-l'oeil en rocambole, menant inlassablement l'enquête à la remorque toujours du meurtre suivant qu'elle a peut-être commis... par omission de l'autrice ?

C'est adroit, furieusement social, éperdument cocasse, pêchu et fou en bref, à lire.

 

 

@olignylouise #louiseoligny #jJ #joeljegouzo #roman #polar #colere #lelivredepoche #alfortville #presse #mediamainstream #media #drh #librairie #librairieletabli

 

 

Louise Oligny, Colère chronique, Le livre de poche, juin 2024, 314 pages, 8.90 euros, ean : 9782253245537.

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Le ruisseau que je suis, Emma Peiambari

9 Juin 2024 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #en lisant - en relisant

Une enfance iranienne. Avant la grande démolition des corps, des cœurs, des esprits.

Une enfance écrite le plus souvent au présent, comme une récollection amoureuse de la vie. Avec néanmoins, au gré des souvenirs qui remontent, cette vulnérabilité, qu'Emma Peiambari a fini par transformer en force.

Le ton est dépouillé, presque factuel : voici, ici, là, sans rien vouloir conclure, sinon la joie toute métaphorique d'évoquer le joob, ce ru qui court pour irriguer la ville. Une vraie métaphore en effet que ce ru, celle de l'intimité citadine pour qui a connu ces villes écrasées de chaleur où murmure un mince filet d'eau aux pieds des maisons, la vie, encore.

On se laisse bercer au gré des évocations, le mûrier de la grand-mère ou telle immense place de sable chauffée à blanc l'été, les camarades de classe, l'entrée en sixième, la famille avec la mère aux allures de princesse. On découvre sans fard ni trivialité l'aventure d'une fillette se révélant à elle-même femme, bientôt. On accompagne l'adolescente jaillie cette fois par la lecture de Kafka. Les grands auteurs, les mêmes, ici que là-bas, pas un autre monde : le nôtre, en partage.

De ce récit, Emma Peiambari nous dit qu'il est un rite de passage. Les lieux de cette enfance heureuse ne sont plus, tant elle sait désormais ne plus y retourner. En la lisant, je songeais à l'autobiographie de Bertrand Badie, Vivre deux cultures. La même incroyable tolérance, la même stupéfiante humanité. Peut-être parce que tout comme lui, elle n'a pas fait l'impasse sur sa fragilité. Une souffrance ancienne mue en espérance.

Connaissant ses origines, je pensais lire le récit du temps des humiliés. J'ai lu en fait celui de l'humain retrouvé. Non pas une sagesse vide et creuse qu'une fausse sérénité habiterait, mais la richesse d'un ancrage qui n'est pas une fin. Peut-être est-ce cela, répondre à l'appel de l'écriture, cet appel qui traverse de part en part son témoignage.

 

#emmapeiambari @emmapeiambari #jJ #joeljegouzo #récit #autobiographie #lharmattan #iran #poesie #joob #perse #litterature

 

Emma Peiambari, Le ruisseau que je suis, préface de Claude Lorin, L'Harmattan, mars 2024, 234 pages, 24 euros, ean : 97882336441399.

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Anthologie de la poésie palestinienne d'aujourd'hui, Abdellatif Laâbi

6 Juin 2024 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #poésie

«Fait rare dans l'histoire de la littérature, écrit Abdellatif Laâbi, le nom d'un pays, en l'occurrence la Palestine, est devenu en soi une poétique». Comment ne pas voir en effet, la force aveuglante de la Palestine dans le monde ?

 

Être palestinien, compose le poète Ashraf Fayad, «ne signifie qu'une chose : / que le monde entier est ton pays». Dispersés aux quatre coins du monde, rejetés non par les peuples, la solidarité des nations envers le peuple palestinien en témoigne désormais, mais par les états et leur clique confortablement installée sous les lambris de républiques indignes, être palestinien écrit encore Ashraf Fayad, «c'est tout perdre», sauf l'essentiel : son humanité. C'est là que gît la force aveuglante de la Palestine : son humanité. Cette grandeur d'âme ignorée des causes mercantiles. «L'Histoire, nous dit Asmaa Azaizeh, poétesse palestinienne, était un chien enchaîné à un arbre». Oui, mais pas n'importe quelle Histoire : la nôtre de ce côté-ci de la Méditerranée, un chien déchaîné de loin en loin au gré de nos «conquêtes».

Comment ne pas entendre la force morale d'un peuple martyr ? A l'heure de la découverte de charniers à Gaza, Colette Abu Husseïn écrit combien l'idée de la mort la hante. «Mon cœur est une fosse commune, ô mes aimés», ajoute-t-elle. Pour nous, cette histoire qui se déroule sous nos yeux est juste à dégueuler. Pour elle, être palestinienne c'est assumer la force d'une présence aveuglante sous les bombes. C'est «s'entraîner à toutes les formes de mort», mais aussi, invraisemblablement, se relever toujours pour «pratiquer toutes les formes de vie».

Écoutez ces voies ahurissantes -«les oiseaux dans notre ville / sont des chiens errants»-, capables de réinventer la poésie face à la barbarie. Entendez leur chant, celui de ces innombrables poétesses explorant, dévisageant l'écriture poétique pour lui ouvrir des horizons nouveaux. Pourquoi écrire encore de la poésie ? Comment peuvent-elles en renouveler le champ avec tant de lucidité ?

Déjà en 2022 la publication de cette anthologie revêtait un caractère d'urgence. Inviter aujourd'hui en France la poésie palestinienne revêt un caractère absolu d'urgence.

 

 

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Anthologie de la poésie palestinienne d'aujourd'hui, textes choisis et traduits de l'arabe par Abdellatif Laâbi, réunis par Yassin Ahman. Points Seuil, mars 2022, 218 pages, 7.90 euros, ean : 9782757895009.

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A deux pas de l'enfer, Abdellatif Laâbi

5 Juin 2024 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #poésie

Le recueil s'ouvre sur le titre Paroles sous la cendre. Abdellatif Laâbi ne savait pas alors combien cette image, surgie dans tout son être en 2023, hanterait l'aujourd'hui, ni de quel tragique écho : celui d'une Palestine ensevelie sous les décombres. Il ne savait pas non plus qu'il faudrait fourrager beaucoup cette cendre pour y trouver quelques braises capables de ranimer la société française, saisie de lâcheté devant le massacre des enfants palestiniens dont elle ne cesse de détourner les yeux. Pire, il ignorait que ses institutions allaient faillir, y compris culturelles, à tant se vautrer dans son agenouillement : on vient d'apprendre que le marché (sic) de la poésie n'accorderait aucune place l'an prochain aux poètes palestiniens pourtant pressentis pour y donner à entendre leur génie !

 

A deux pas de l'enfer, cantonne la société française. À cajoler la Bête immonde et cantonnant au sens presque strict de l'expression : dans un lieu encore incertain, qui n'est ni une démocratie ni son contraire, mais juste cet état gazeux où fermer les yeux c'est imaginer les ouvrir.

 

Du spectacle du monde Abdellatif Laâbi avait saisi déjà des instants redoutables. Mais dans ce recueil plus que dans tous ses précédents, on voit s'opérer la montée en puissance d'une inquiétude : Abdellatif Laâbi voit advenir une tragédie mondiale. Si le poète doit se faire voyant, nul doute qu'il ne le soit, lui, érigé en phare d'un monde qui court à sa perte sans gloire, sans conscience, sans remords même. «Nous irons tous en enfer», écrit-il, observant partout se préparer l'immense champ d'empoigne. «Je vis dans un pays perdu» constate-t-il. Tous les pays le sont désormais. Les uns de mourir sous des bombes pas si aveugles que cela, les autres de laisser par milliers des êtres mourir sous ces bombes. Nous irons tous, car nous l'avons tous un peu mérité, non ? «Ayant entendu distinctement / le cri des suppliciés / leurs appels au secours / sans lever le petit doigts».

 

A ceux qui ne peuvent physiquement combattre, Abdellatif Laâbi décline sa Lettre à un vieil ami poète. Comme s'il s'écrivait à lui-même au fond, reprenant ses questionnements antérieurs dans un long poème à forte intertextualité, évoquant Anise Koltz, qui actualise les lieux de notre combat si loin des théâtres d'opérations : «Oui je fais partie de l'Intifada », celle des pierres contre les tanks, car il nous reste toujours des mots à jeter à la face du monde.

 

Certes : words, words, words, disait Hamlet... Mais des mots à hurler comme Abdellatif Laâbi écrit ses poèmes, «pour ne pas salir mes yeux / et garder les mains propres».

Le reste est en effet littérature, le souci de la trace dont il n'a que faire, lui le poète du présent, de l'inconditionnel présent, qui avec son lecteur a passé pour seul pacte «le partage de l'expérience de l'écriture», un voyage périssable, «Le voyage, j'imagine», où seule suffit la rencontre, quand on l'ose : la Poésie, Toute, de l'inconditionnel vivant.

 

 

#abdellatiflaabi #jJ #joeljegouzo #poesie #poesiefrançaise #poesiecontemporaine #poésie #lecastorastral #lecastorastral

 

 

Abdellatif Laâbi, A deux pas de l'enfer, Le Castor Astral, juin 2024, 16 euros, 150 pages, ean : 9791027803804.

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Nous n'étions pas des tendres, Sylvie Gracia

3 Juin 2024 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #en lisant - en relisant

Meschonnic, dans sa Critique du rythme (1982), affirmait que c'était le rythme qui donnait la signifiance du texte. La chair du texte, dans son essai, ouverte par sa dédicace «à l'inconnu», cet imprévisible auquel nous sommes si souvent fermés.

Dans le roman de Sylvie Gracia, la mort est prévisible. Mais aussitôt qu'annoncée (le premier accident de voiture du père, les deux cannes qui supportent Rosie, la plus belle femme de la région quand elle avait vingt ans et que le père aimerait retrouver comme à ses vingt-ans, n'était l'appui irréparable de ses deux cannes), la mort s'évanouit dans l'inconnu, cédant la place à cette «(...) opération que réalise le poème : non pas exemplaire d’un genre mais invention d’une parole par un sujet, d’un sujet par sa parole.» (Maïté Snauwaert, voire infra).

 

Ce qui frappe dès l'abord dans ce roman, c'est son rythme. Un continu aurait dit Meschonnic. Régulier comme le pouls sous la peau, égal sinon étal, à peine quelques temps forts, deux ou trois et encore, des «ça suffit la nostalgie» auxquels on ne croit guère puisqu'il n'y a pas de nostalgie dans cette écriture mais une lucidité coriace (qui serait le «n'être pas tendre» ?), malgré, aussi, quand bien même déposé sur le papier et par deux fois, le mot «colère», qui n'advient pas non plus. Tout comme malgré «l'urgence de vivre» et de vivre jusqu'au bout, ainsi que le père en fait la démonstration, amoureux, toujours, jusqu'à ce qu'il soit fauché dans le sang de l'accident qu'il n'a pas versé tout d'abord.

 

Ce qui s'empare de la lecture de ce récit donc, c'est son rythme. Celui d'un pouls régulier qui mène jusqu'à la fin sa ligne indéfectible : l'art est la sortie du signe, l'art de couper court à la logique binaire du signe...

Le sujet de l'art, affirmait Meschonnic, tient dans ce que ce qu'il réalise n'existe pas encore. Sans doute parce que ce qu'il réalise, c'est l'émotion de tout ce par quoi l'être fait sens au terme de son parcours.

 

Rien de serein pourtant dans ce parcours apaisé. Rien de vraiment joyeux, ni de triste.

Les deux premières phrases du récit le donnent à entendre, ambivalentes. Il y a tout d'abord l'évocation de ce père si vite endormi. Dormir, rêver, dormir, mourir peut-être ? (Hamlet). Et puis la phrase suivante qui voit Hélène grimper, non pas comme dans l'expression quatre à quatre d'on ne sait quelles marches d'escalier, non, grimper comme on le ferait depuis une fosse, certainement commune quand on y songe, pour ouvrir en grand volets et fenêtres d'une pièce trop longtemps close, comme après l'agonie, pour laisser s'envoler l'air moite des poumons gorgés d'eau.

Et ce finalement qui fait la césure entre les deux phrases, articulant clairement la fin dès le commencement.

A ces deux phrases répondent l'adios en dernier mot qui volette incongrûment, partagé au cœur de ce qui n'est ni retrouvailles ni vraiment rencontre entre Hélène et Patrick, mais qui résiste à tout ensevelissement, «même quand le corps ne suit plus».

Et entre ce finalement et cet adios, un rythme à l'accord continu, cette manière de fluer la voix du récit, que l'on nommerait acceptation pour un peu. Pourtant pas une attente, non : qu'y aurait-il à attendre ? Peut-être pour nous lecteur, cette dernière conversation entre le père et sa fille dont nous ne saurons rien, sinon qu'il s'agissait d'aller. Ou plutôt, de savoir comment l'on va. Plutôt que où. Car où, tout le monde sait. Et ce n'est guère important. D'autant que sur la fin, ce que l'on a tendance à voir, ce sont tous les chemins fermés et non les sautillants sentiers ouverts dans l'inconnu qui nous absorbe.

 

C'est au fond à cet inconnu qu'ouvre le récit, bien inscrit dans notre vivre et non hors de lui. Accessoirement, il ouvre à l'invention de Sylvie Gracia par elle-même, mais plus décisivement, à l'invention d'un sujet par sa parole, et à cette liberté qu'elle nous offre en partage : ce que l’œuvre fait à la langue. A toute langue. Au travers de mots simples. D'un style sobre qui ne met pas en scène quelque chose qui serait la figure hiératique de l'auteur, ni même celle, sympathique, de l'individu qu'elle est, mais qui bat simplement le rappel d'une activité qui devrait nous être chère : celle d'une parole où faire corps.

 

Le rythme est corporel, affirmait encore Meschonnic. Sylvie Gracia ne cesse d'aborder aux corps du récit et de nous en faire retour. Et c'est ce rythme corporel qui dessine dans le silence de nos lectures individuelles ce que la parole fait à l’œuvre : la possibilité d'un corps commun.

 

Rappelons ici que le récit de Sylvie Gracia venait clore un cycle de manifestations consacrées à la littérature jeunesse et young adult, intitulé corps e(s)t politique.

Et qu'elle nous parle d'avancer dans les âges de la vie. Or la vieillesse est un âge politique. Elle le dévoile assez. Non cette maladie qu'on voudrait nous faire croire, de corps exhaussés par des flopées de cachets, pastilles, capsules, comprimés, gélules, par toute la pharmacopée du subsister, du demeurer, du se maintenir à tout prix. La vieillesse n'est pas une maladie mais un âge politique. Il était bon de conclure ces manifestations par ce qui ne nous conclut même pas : la vie achevée n'est jamais close.

 

Le corps est politique donc, ce n'est pas la moindre des qualités de ce roman que de nous y amener, là où partout autour de nous la société voudrait nous voir «vieillir sans être vieux» (Franck Damour, voir infra), là où partout autour de nous l'on voudrait considérer la vieillesse comme «un état de la médecine» et non un âge de la vie. Sylvie Gracia s'en fiche comme d'une guigne du «bien vieillir» qui tant effraie, pour nous débusquer un regard de l'intérieur du temps qui a passé déjà, montrant qu'au fond, «la vieillesse n’existe que dans le regard de ceux qui ne sont pas encore vieux – comme un anti-monde». (Franck Damour).

 

Quand Winnicott griffonna son autobiographie qu'il n'acheva jamais, dans un coin de l'un de ses brouillons il consigna cette prière : «Ô mon Dieu ! Fais que je sois vivant au moment de ma mort !» ( «Oh God ! May I be alive when I die ! »).

Ainsi d’Évariste, le père d'Hélène dans ce roman, fauché en pleine romance amoureuse, libre, toujours. Son fils a beau hurler à la perte de l'autonomie du père et suggérer de médicaliser sa fin de vie, Évariste le devance, ailleurs, dans l'échappée de ses émotions. Le fils soupçonne-t-il un Alzheimer, il ne témoigne que du «poids du modèle cognitif qui nous fait prendre pour des dysfonctionnements ce qui est une autre façon de penser » (Damour), incapable d'imaginer son père heureux, car désirant.

Vulnérable ? Certes, mais qui ne l'est ? Il faut donc applaudir à cette vision où faire corps depuis la vulnérabilité de chacun, et que cette manifestation initiée par la librairie l'établi n'a cessé de mettre en avant.

 

 

 

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Sylvie Gracia, Nous n'étions pas des tendres, éd. L'Iconoclaste, novembre 2023, 232 pages, 20.90 euros, ean : 9782378804183.

L'incipit :

«Mon père a été vite endormi, finalement. J'ai grimpé à l'étage et j'ai repoussé les volets de ma chambre.»

 

Maïté Snauwaert, Le rythme critique d’Henri Meschonnic

DOI: https://doi.org/10.58282/acta.7129

 

Franck Damour, Études 2016/4 (avril), pages 39 à 50,  La vieillesse, un âge politique | Cairn.info

 

Henri Meschonnic, Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Éditions Verdier, « Verdier poche », [1982] 2009, 713 p., ean :  9782864325659.

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Héroïne n'est pas le féminin de Héros

25 Mars 2024 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #essai, #essais, #LITTERATURE

(A propos de la manifestation initiée par la librairie l'établi d'Alfortville, « Corps e(s)t politique », autour des littératures jeunesses)

 

 

Je retiendrai de cette semaine que nous a proposé la librairie l'établi et ses partenaires, une question, posée par une lycéenne sur ce que devenait la place des garçons dans la littérature ado et jeune adulte, étonnamment féminisée ces cinq dernières années, au point que l'on peut parler d'un véritable basculement.

Rappelons tout d'abord qu'une étude réalisée en 2005 avait mis en lumière la domination absolue des personnages masculins au sein de cet univers éditorial et qu'en outre, les ouvrages publiés renforçaient les stéréotypes de genre, en particulier concernant les professions, les hommes relevant de métiers diversifiés et socialement gratifiant, tandis que les femmes se voyaient toujours réserver les registres des soins et de l'éducation.

En 2010, 57% des ouvrages édités mettaient toujours en scène pour personnages de premier plan des héros masculins, et 36% seulement des héroïnes... Bref : le modèle du héros masculin continuait clairement de structurer la littérature jeunesse.

Or, en 2020, l'étude de Laurie Agnello (voir infra), révélait un basculement spectaculaire, puisque le sexe des protagonistes de premier plan s'était complètement inversé : à 64,3%, les héroïnes étaient désormais majoritaires ! Au demeurant, toujours selon la même étude, plus de la moitié des ouvrages désormais publiés présentaient une déconstruction des stéréotypes de genre.

Certes, les descriptions des corps semblaient toujours véhiculer des stéréotypes de genre : garçons grands et musclés, filles belles et minces. Et quant aux scolarités, les filles se dirigeaient toujours vers des cursus littéraires et les garçons vers des cursus scientifiques. Mais dans l'ensemble, on pouvait observer que les stéréotypes des années 2005 se voyaient partout pris d'assaut et reculaient phénoménalement, au point que 7% seulement des stéréotypes les plus insupportables demeuraient inchangés.

 

Reste à comprendre ce qui évolue, en particulier dans la fabrique des valeurs qui structurent les personnages. Quoi de ce héros masculin moribond, mais surtout, quoi de la construction de l'héroïne, des valeurs qui la structurent ? Quelles vertus s'épanouissent là, que n’hypothéquerait pas l'héritage masculin ?

Ainsi il semble que la littérature «jeunesse» ait pris à bras le corps la question. Il était temps. Celui de rappeler au demeurant qu'héroïne n'est plus le féminin de héros, et tout d'abord que le mot lui même n'est apparu que deux siècles après l'inscription dans la langue française du masculin «héros» ! Soit au XVIème siècle : l'entrée de Jeanne d'Arc dans le panthéon des héros français... Avec bien entendu des caractéristiques calquées sur le modèle masculin, «dépréciatif des qualités féminines ordinaires» (Jean-Pierre Albert).

 

Quid alors du héros masculin ?

«Mourir le plus haut possible», écrivait Malraux dans La Condition humaine... De quels desseins ?

Achille courant à la mort, presque immédiatement après avoir déchiré Hector ? Pour embrasser quoi ? Cette «grande fraternité qui ne se trouve que de l'autre côté de la mort» ? (Malraux, L'espoir, chapitre 6).

Quoi de réel dans ce fantasme de mort glorieuse, sinon le goût de la guerre apocalyptique ?

On a dit de Malraux qu'il était resté un éternel adolescent. Et du héros qu'il était adolescent par nature. Ne pourrait-on donc dessiner une autre adolescence que cette Figure grandiose appointant à sa mort, et sa résurrection ?

 

Du champ de la grandeur, les schèmes de l'héroïsme trahissent pourtant à mi-mots leur endroit : si on doit reconnaître aux héros quelques vertus, c'est de s'être battus contre des gouvernements indignes de leur mission, pour qu'advienne, mais qu'advienne seulement, la possibilité d'une société plus juste.

 

Changeons de paradigme donc, pour que «héros» devienne le masculin d'héroïne, créatrice de mondes encore fictifs où le mérite crucial ne serait pas cette fraternité morbide que loue Malraux, mais une pédagogie de la solidarité.

 

 

«Malheur au peuple qui a besoin de héros», affirmait Hegel. Honneur au peuple qui a besoin d'héroïne !

Changeons de paradigme. Optons pour l'héroïne, débarrassée des scories masculines, opératrice d'une mise en récit plus saine de la nation, ce que la littérature jeunesse et young adulte semble avoir compris, et qu'elle défriche. Ce faisant, nous nous intéresserons à cette reconstruction sociale du concept de masculinité que son positionnement débroussaille. A suivre donc...

 

Sources :

Sexisme, stéréotypes de genre et littérature pour adolescents - AGNELLO.pdf (uliege.be)

Sexisme, stéréotypes de genre et littérature destinée aux adolescents Analyse de romans francophones publiés en 2020 et comparaison avec les parutions de 2005 Auteur : Agnello, Laurie sous la direction de : Delbrassine, Daniel, Faculté de Philosophie et Lettres de Liège, Master en langues et lettres françaises et romanes, 2021-2022.

http://hdl.handle.net/2268.2/16093

 

document (cnrs.fr)

Les personnages féminins et leur parole dans la construction des stéréotypes de genre en littérature jeunesse, Maëla Le Corre, Littératures, 2018, CNRS, dumas-02548489

 

KIMMEL Michael, BRIDGES Tristan, Masculinity, Oxford Bibliographies, août 2020.

https://www.oxfordbibliographies.com/view/document/obo-9780199756384/obo-9780199756384 0033.xml (03/02/2022).

Les masculinity studies sont des études qui s’intéressent à la construction sociale du concept de masculinité.

 

La fabrique des héros - Du martyr à la star - Éditions de la Maison des sciences de l’homme (openedition.org)

Jean-Pierre Albert

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