Au lourd délire des lianes, Francis Mizio
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Hénaurme1 !
Un immense exercice de liberté dont on peut souhaiter qu'il rencontre en miroir le même affranchissement de ses lecteurs, de tous les codes qui enferment d'ordinaire leur lecture dans les tribulations malingres des genres trop lustrés pour être honnêtes. C'est que Mizio a fait feu de tout bois : glossaire, bibliographie, webographie, cosmogonies fabuleuses, mythologies inventées, cultures controuvées, modes de vie fantasques, tout est vrai, tout est faux, une encyclopédie, encadrée par un appareil critique imposant, des catégorisations du monde pas si abracadabrantes au vrai avec leurs réalités déclinées tout au long du roman comme prismes à travers lesquels en comprendre l'action, du monde dur au monde flou en passant par le monde métro (métropole), et bien évidemment avec une mise en garde linguistique savante, des notes de bas de page à hurler de rire qui n'en finissent pas de proliférer, bref, vous ne tenez pas entre les mains un livre mais un bouillonnement, un pic, un sommet, un promontoire plutôt qu'une proéminence à la protubérance pourtant exceptionnelle, mieux : un rhizome dont nul ne peut empêcher qu'il n'ait pas de fin tant cette fiction déborde ses propres excès : voyez les bonus sur instagram...
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Alors l'histoire, le pitch... puisque vous y tenez...
Nous abordons en terres marécageuses chez les @tribuMacroqa : oui, ils disposent d'un compte twitter et vous pouvez suivre leurs aventures, qui ne s'arrêtent jamais, sur leur compte. Et pour vous rassurer, imaginez que vous êtes dans Clochemerle revisité. Le chaman-Jean-François Macroqa vient de débarquer (enfin, il a pris l'avion, survolé déjà nos préjugés, leur a tordu le cou, ratiociné et débarqué quoi), de Paris, au sortir du centre pour toxicos dont il était le patient, à cause d'une addiction ruineuse au pastis. Il retourne au pays fort d'une révélation qui l'a foudroyé net le Jour du Dépassement (mais si, vous savez de quoi il s'agit : GIEC) et décidé à ne vivre que pour le projet grandiose qu'il a conçu : faire de sa tribu une communauté écologique exemplaire, dans cette Guyane où jusque là, il s'agissait moins de préserver l'environnement que de s'en protéger. Las, le village vaniVani campe juste en face du sien, et il est habité par des sortes de crétins des Alpes, mais amérindiens. Les vaniVani, eux, voudraient développer le tourisme autour d'un projet non moins pharaonique, celui de croisières à bord du Jungle River Boat, un rafiot retapé à grand frais, naguère flambeau à l'abandon dénommé le Charles de Gaulle... Le ton est donné. Heinrich Filipon Petit-Lézard, le chef vaniVani, n'a à la bouche que des affabulations marketings et le vocabulaire qui va avec. Le décalage est d'un drôle absolu mais pas si drôle qu'on oublierait par exemple que ce sabir est celui qui ruine nos consciences. La guerre fera donc rage entre les deux tribus. Chaman Jean-Louis, qui découvre qu'il n'a hérité d'aucun don particulier, tout comme son père et le père de son père, et le etc., mais de la certitude de ses ancêtres que le chamanisme n'est qu'un tissu de bobards, finira tout de même, contraint, par convoquer le Grand Yolok, au pouvoir de ouf, pour faire le Grand Ménage (une sorte de Jour du Dépassement qu'on ne peut plus dépasser) : se débarrasser des voisins qui de toute façon de tous temps et de tous lieux ont toujours fait chier. Je ne vous en dirai pas plus, ni rien du Grand Ménage qui ne ménagera pas les esprits sensibles que nous sommes, pour n'évoquer que le fond sur lequel tout cela fait fond : l'Europe à son naufrage. Ce là-bas (ici) de désolations où l'on ne parle que de sobriété des pauvres pour sauver la planète, quand ces pauvres n'ont jamais connu que la misère – la sobriété serait donc pour eux comme un progrès, non ? L'Occident va disparaître, nous l'avons bien tous compris, tandis que les Macroqas resteront à la pointe, finalement, d'une civilisation qu'on peine à appeler humaine.
Vous aimez lire ? Bien !... Alors oubliez tout ce que vous avez lu jusque-là : Mizio réinvente le lecteur et le libère de ses habitudes. Lisez tout, ou parties, in extenso ou quasiment, voire à l'estime, ou bien encore prélevez ce que bon vous semblera : ce roman n'a pas d'équivalent et mérite que le lecteur soit sans équivalent.
1Pour reprendre le mot de Flaubert, et parce qu'il y a du Bouvard et Pécuchet là-dedans, voire l'ironie flaubertienne du catalogue des «opinions chics», ce regard distancié sur le monde qui chaperonne, littéralement, la construction de personnages perçus comme des créatures grotesques, sans parvenir à dissimuler l'affection qu'il leur porte... De l'ironie donc, mais aussi cette jouissance de désobliger que Flaubert partageait avec Baudelaire, qui nous vaut un avertissement au lecteur gratiné à l'égard des gougnafiers qui voudraient lui reprocher d'avoir moqué des peuples trop longtemps moqués en choisissant la Guyane «profonde» pour cadre romanesque.
Car l'action se passe en Guyane, c'est-à-dire nulle part, pour reprendre cette fois l'Ubu de Jarry. Et à propos de Pologne, celle d'Alfred entendons-nous, songez que son «nulle part» n'était au fond que celui des Tatras chères à Witkiewicz : celui du baroque sarmate qui vit naître les textes les plus ahurissants de la littérature polonaise, voire de la littérature mondiale tout court, comme ceux de Pasek ou de Witkacy, de vraies farcissures romanesques qui donnent à penser que dans cette tradition littéraire, le roman de Mizio, traduit en polonais, saurait toucher plus de lecteurs qu'il n'en dénombrera (hélas) en France.
Mais finissons-en avec les références, assez tartiné de culture tartuffe, d'autant que Mizio se réclame de Swift, quant au style aussi bien que de l'imaginaire et non sans de solides raisons littéraires. Cet inutile commentaire ne signale au vrai que la pitié d'une acculturation toujours bancale, prisme, si l'on veut, à travers lequel on croit lire ou écrire, toujours insuffisant, incapable de voir qu'il y a du Mizio là-dedans et tant pis pour Flaubert,voire même Swift ! Tout ça pour dire qu'on lui ferait un procès injuste à convoquer la Guyane plutôt que ce «nulle part» ubuesque où ses indiens Macroqas (on met un « s » au pluriel?), inventés par ses soins, offrent le plus parfait miroir, comme il l'écrit dans son avertissement, du monde absurde où nous vivons.
Francis Mizio, Au lourd délire des lianes, éditions Le niveau baisse, avril 2022, 560 pages, ean : 9782958225209.
Retrouvez les aventures de la tribu Macroqa sur instagram : @tribumacroqa
ou sur leur site : Tribu Macroqa – Site du roman "Au lourd délire des lianes" (francismizio.net)
ou sur twitter @TribuMacroqa
site de Francis Mizio : Francis Mizio's Pink Flamingo – Site parano bas carbone : Écriture – Vies vraie et numérique – Jobs – Méthode de pilates littéraires – Flamants roses
et sa propre présentation du roman, sur Youtube :
Au lourd délire des lianes : une recension farfelue - YouTube
@miziofrancis @TribuMacroqa #Macroqa #Guyane #climate #littérature #roman #roman #picaresque #baroque #baroquesarmate #Witkacy #Gawęda #JanChrysostomPasek #Clochemerle
L'obsolescence de l'homme, Günther Anders, T. II, Sur la destruction de la vie à l'époque de la troisième révolution industrielle...
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Il faut lire et relire ce philosophe allemand émigré aux Etas-Unis dans les années 1930, plus d'actualité que jamais, qui fit de l'obsolescence le paradigme de sa pensée, pour «que nous ne nous retrouvions pas à la fin dans un monde sans hommes»...
On le voit, rien n'est plus urgent en effet, à l'heure où les scientifiques du monde entier se rebellent et s'alarment de l'inaction criminelle des gouvernements face à la tragédie climatique qui arrive à grand pas.
Dans ce tome II de son œuvre philosophique, publié en 1980 soit 24 ans après la parution du Tome I, Günther Anders tente de cerner les responsabilités et les causes de l'effroi que nous avons fini par nous créer : la logique systémique du néo-libéralisme, qui est devenue le sujet du monde à la place de l'être humain.
Cette logique néolibérale, Günther Anders l'a analysée comme «le temps de la fin». Déjà, au sortir de la guerre de 39-45, il avait compris vers quoi tendait notre société : Donnez-nous aujourd'hui notre consommation quotidienne était devenu le nouveau credo d'un système qui ne peut survivre que par son absence de sobriété : la finalité de son monde est de fabriquer des produits, pas du Bien Commun, ni moins encore du bonheur. Des produits donc, Et si possible, à l'obsolescence programmée. «Le mécanisme de notre monde industriel consiste désormais à produire de l'obsolescence». Avec pour idéal manufacturier celui d'élaborer des produits réalisés par d'autres produits, les produits de consommation devant générer quelque chose en retour pour que la chaîne ne s'arrête jamais : de la frustration, des déchets, des cancers, etc. Ce quelque chose évidemment, apparaît aussi bien comme situation dans laquelle il devient nécessaire de produire de nouveaux objets de consommation courante : des médicaments par exemple pour soigner les cancers, de la médecine donc, ou du désir. Les consommateurs humains n'y importent qu'en tant que par leurs actes de consommation, ils veillent à la bonne marche de la machine de production. Et le meilleur des produits, bien sûr, et parce qu'il ne sert qu'une fois, c'est la balle des fusils...
A grande échelle, l'humanité s'est ainsi donnée les moyens de produire sa disparition. Par la bombe H aux yeux tout d'abord de Günther Anders, Hiroshima ayant constitué pour lui, avec Auschwitz, le dessillement majeur. Par le réchauffement climatique pour nous aujourd'hui.
«Nous travaillons chaque jour à la production de notre disparition», ajoute même Günther Anders : nous ne vivons plus une époque nouvelle, mais un délai conclut-il. Un délai, puisque l'homme s'est transformé en matière première périssable elle-même, elle-même obsolescente. Car tout doit devenir obsolescent dans le système capitaliste : les objets produits, les machines, les êtres humains, la liberté : l'être humain d'aujourd'hui est moins important que les objets dont il dépend. Nous avons ainsi déjà disparus en devenant non pas les bergers de l'être, mais ceux des dividendes.
Günther Anders, L'Obsolescence de l'Homme, T. II : Sur la destruction de la vie à l'époque de la troisième révolution industrielle, traduit de l'allemand par Christophe David, éditions Fario, 2022, 31 euros, ean : 9782953625820.
Topographie, Benoit Colboc
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Le vieil homme s'est pendu. Libre enfin de ses défaites. Je ne dirai pas lesquelles. Pas tout de suite. Recouvrant paradoxalement une sorte de dignité à pendre comme un porc à l'abattoir, au bout de sa corde.
Le vieil homme, c'était un nom dans la campagne. Un monsieur respecté. N'imaginez pas un fermier : un administrateur plutôt. Ne rêvez pas non plus d'une enfance campagnarde. On parle ici d'un couple de retraités à qui l'on «prêtait» chaque semaine le petit garçon d'une famille amie.
Le vieil homme vivait agrippé aux tremblements de sa maladie : Parkinson. «Décousu», écrit l'auteur. Un homme incapable d'atteindre ses envies, recommençant sans cesse, s'acharnant. Tentant de se dé-chaîner sans jamais y parvenir, aimant peut-être, au final, ses chaînes qu'il enroulait au cou du petit garçon prêté. Un vieil homme juste «seul», enfermé dans ses tremblements, sa femme à ses côtés, cette femme qu'il aura «aimée» d'un bout à l'autre de son abjecte vie. Un homme seul tout de même, sans que personne ne puisse concevoir ce que revêtait cette solitude d'homme reclus dans ses sordides tremblements.
Lui, le garçon, à sa mort, a lu les lettres que le vieux écrivait à sa femme. Un pacte de sincérité. Odieux.
Là, maintenant, tout ça si loin et pourtant si présent. Il se rappelle. Compile les gestes, hachés, jetés ici et là, impossible à décrire c'est-à-dire à ordonner dans des phrases accomplies qu'il ne finit presque jamais du reste. Comment achever ? Comment parachever ce qui est revenu atrocement à la mémoire, s'est répété, ce monde des habitudes, récollection d'objets impitoyablement douloureux ?
Chaque vendredi, le couple de retraités venait l'emprunter à la sortie de l'école. Pour jouer à être ses parents. «On», disait qu'ils le traitaient comme un enfant roi, à décider de ses repas. Il devait juste choisir d'être... Non, ce n'est pas le mot, vraiment. De n'être pas puisqu'il était leur jouet, tantôt le fils, tantôt la fille, abusé, au pied de leur lit. Jusqu'à ses treize ans.
Voilà. L'ouvrage d'un coup vous prend aux tripes. L'enfant prêté raconte ensuite sa sœur, l'aînée de neuf ans. Secrète. Indépendante. Mariée un jour, divorcée trois mois plus tard et qui lui avoua qu'elle avait été jalouse... de sa liberté à lui... D'avoir pu chaque vendredi sortir de sa famille d'origine.
Voilà. Le texte. D'anaphore en anaphore, s'enfuit le spectacle des atrocités. Reste à inventer les mots pour raconter cette histoire. Reste à emprunter le chagrin des autres pour dire la mise en terre du « lubrique malheureux peureux ». Reste qu'il ne peut y avoir de consolation.
«A l'écriture de ne pas fuir l'enfant prêté»...
Benoit Colboc, Topographie, édition Isabelle Sauvage, coll. Singuliers pluriel, juin 2021, 15 euros, ean : 9782490385256.
Tremble, Benoit Colboc
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« La main sur l'autre pour l'empêcher de battre »...
Du tremblé de l'enfance au tremblement du vieillard. Non : plutôt au tremblement de l'adulte enivré. Toujours saoul. Dans le brouillard. Troublé. Pas même quand l'habitude. Fou peut-être. Aliéné. C'est cela, oui, aliéné à cette main qui ne cesse... Comme l'empan qu'on ne commande plus, le branle plutôt que le trémolo, l'ébranlement plutôt que le saisissement.
Les mots cousus à ce passé d'alcool. A lire comme un poème. Comme un poème possible. Des poèmes cousus, non, intermittents. L'histoire d'un ivrogne ? Non. Celle d'un être hagard qui s'empare des mots comme il le peut, sens dessus dessous, dans cette édition troublante, poignante, en feuillets qu'il faut recomposer.
Tremble dans ses mains le verre impatient...
Quelle justesse dans l'effet de cette édition en feuillets.
Quelle acuité (pourtant) dans l'impact de cette syntaxe ricochée et sans ponctuation. Vivre au rythme de ces tremblements : l'aveu si simple mais sans lendemain, qu'il faut deviner presque, repérer ici, plié en quatre entre les feuillets, comme un pli que l'on adresse avec l'espoir, sans doute, que les mots rassemblés ici et là finiront par toucher quelqu'un, quelque part.
Benoit Colboc, Tremble, édition Isabelle Sauvage, coll. Pas de côté, mai 2021, 5 euros, ean : 9782490385287.
Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j'y fasse ?, Günther Anders
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«La tâche morale la plus importante aujourd'hui consiste à faire comprendre aux hommes qu'ils doivent s'inquiéter et qu'ils doivent ouvertement proclamer leur peur légitime».
Peur du réchauffement climatique, quand le CNRS annonce qu'il sera pire que prévu en France.
Peur du climat politique, quand la classe politique française a glissé presque d'un seul homme à la droite la plus extrême.
Peur du climat médiatique, quand la presse comme un seul homme s'est mise au service des idées les plus rances.
Peur du climat social, quand nous ne savons plus espérer que dans la révolte de la jeunesse pour nous sauver de nos échecs. Voyez les lycéens en grève, jetés seuls en pâture aux forces d'un ordre barbare.
Peur du climat syndical, quand à force de compromis, presque toutes les centrales se sont vendues à l'ordre patronal.
Peur de la misère, peur du chômage, peur de la précarité, peur.
Alors il est grand temps de lire ou de relire ce philosophe juif allemand réfugié aux Etats-Unis dès l'accession de Hitler au pouvoir, qui comprit très tôt, quand toute la presse occidentale encensait le chef nazi (relisez les magazines et journaux de l'année 1933, ceux de France, ceux d'Angleterre, ceux des Etats-Unis, etc. ...), qu'il n'y avait au bout de ses lèvres que la destruction gourmande de l'humanité à savourer.
Günther Anders, c'est aussi et surtout l'homme qui a compris comment fonctionnait le libéralisme capitaliste, cette machine à broyer les vies et aux yeux de laquelle, «les armes sont les marchandises idéales» : les munitions ne servent qu'une fois et contraignent au rachat et à la production.
Lisez Anders, conscient de l'aveuglement dans lequel la civilisation bourgeoise aime à se bercer, son «telos blind» savamment entretenu et qui nous rend incapables de nous représenter ce que nous sommes vraiment.
Lisez Anders, dont la pensée fut marquée par l'irruption soudaine dans le champ de l'humanité, de sa destruction possible : Hiroshima et, déjà, la crise climatique qu'il pressentait à travers la destruction méthodique de l'environnement.
Sur ce dernier point, notait Anders, l'humanité était désormais confrontée à l'ultime impératif : non plus transformer le monde, mais le sauver...
Günther Anders, Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j'y fasse ?, éditions Allia, traduit de l'allemand par Christophe David, septembre 2010, 1ère édition janvier 2001 pour la France, 6.10 euros, ean : 9782844853899.
Le monde n'est plus géopolitique, Bertrand Badie
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Affirmation déconcertante, alors que la guerre fait rage aux portes de l'Europe. Cependant... Bertrand Badie avait pensé ce tournant en 2019, alors que de Bagdad à Santiago, partout les mouvements sociaux bousculaient les relations internationales. Le social, à son sens, venait de conquérir cette scène chère à nos éditorialistes «patentés» comme à tout le personnel politique, toujours en quête d'étouffer la clameur des peuples sous le poids d'analyses étourdissantes... Partout il est vrai, et plus encore depuis, la misère, la pauvreté, les inégalités, la souffrance sociale imposaient une nouvelle lecture du monde contemporain et de ses enjeux. Partout les sociétés s'exprimaient directement sur cette scène internationale accaparées par les élites bien pensantes, qui avaient décrété depuis la Paix de Westphalie (1648), que la conception moderne des états ne pouvaient qu'être tributaire du jugement géopolitique, non des dynamiques sociales. Et toujours, seuls les marqueurs westphaliens avaient droit de cité : les frontières, les constructions politiques, la finance internationale, le marché... Repères commodes privant les peuples de leur autonomie.
De la Conférence de Westphalie, qui avait duré trente ans, avait émergé une structure nouvelle : celle de l'état, chargé d'exercer sa souveraineté sur tous les acteurs non étatiques de la société. Avec l'état avait aussi surgi l'idée d'intérêt national, seule rationalité acceptable, aux définitions et redéfinitions toujours plus arbitraires, vidant de son sens siècle après siècle l'idée de souveraineté nationale, pour clairement articuler l'intérêt national à sa seule raison d'être : l'intérêt des classes privilégiées.
Pour conserver la suprématie du politicien sur la société, les états n'ont cessé dès lors de réfuter et refuser cette sortie du système westphalien, tandis que le XXème siècle vivait la longue agonie de ce modèle à travers les innombrables mobilisations sociales qui tentaient d'en secouer le joug. Mais nos élites n'ont rien compris à cette évolution et ont agi à contresens, déployant par exemple la bannière fétide de la religion du marché comme ultime rationalisation de leur folie, religion qui n'est que la poursuite du modèle westphalien sous sa forme la plus immonde et la plus immorale.
Depuis 2008, tous les continents ont été traversés par les crises sociales. Depuis trois quinquennats en France, les mouvements sociaux se sont inscrits dans la durée. Partout le monde craque et partout les souffrances sont les mêmes, les enjeux sont les mêmes, les coupables sont les mêmes : ces Princes installés dans leur pompe et leur ordre politique devenu rageux et dangereux.
Partout les états, contre la menace économique, contre la menace politique, contre la menace sanitaire, contre la menace climatique, qu'ils soient prétendument démocratiques ou des dictatures, n'ont su apporter que des réponses militaires à ces menaces, alors que leur traitement ne peut être que social.
Comment réveiller la responsabilité sociale des états ? Il n'y a d'autres solutions, nous le savons désormais, que dans les mouvements sociaux.
#gépolitique #social #climatecrisis #chômage #pauvreté #politique #manif #grève #westphalie #crisesociale #inégalités #misère #marché #économie #CAC40
Bertrand Badie, Inter-socialités, Le Monde n'est plus géopolitique, CNRS éditions, octobre 2020, 228 pages, 20 euros, ean : 9782271134806.
De Mirdidingkingathi Juwarnda à Sally Gabori : l'«unique apparition d'un lointain, si proche soit-il» (Walter Benjamin)
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Lorsque j'ai pris en photo cette toile, l'IA de mon smartphone a identifié l'image comme étant celle d'un paysage de montagne, avec glace et neige. D'une certaine manière, l'œil de mon Leica a vu juste. Certes, l'IA s'est trompée, il ne s'agissait ni de glace, ni de neige, ni d'un paysage de montagne mais, oui, d'un paysage tout de même. Re-certes, ce paysage, l'objectif (si peu objectif...) l'a vu de face, alors que Mirdidingkingathi Juwarnda le représentait vu du ciel...
Cela dit, quant à moi, malgré toutes les explications données par les médiateurs de la Fondation Cartier, je l'ai bel et bien vu de face moi aussi et j'y ai bien cru voir en effet un paysage de montagne, abstrait, avec des repentirs exceptionnels qui lui donnaient une profondeur et une sensualité incroyables...
De récentes études menées par des chercheurs de l'université polytechnique de Moscou ont montré que, bien que l'IA ait curieusement plus de facilité à «reconnaître» les humains qu'analyser les images de paysages, elle parvenait tout de même à les identifier. Non sans mal, car le fait qu'elle soit analytique cette IA, et sans couplage avec les caractéristiques de la physiologie humaine, l'éloigne beaucoup des particularités, sinon des différences, de la vision humaine. Les conclusions de cette étude ont été publiées dans les Actes du 7ème congrès international sur les technologies de l'information et de la communication.
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Dans ce rapport établi sous la direction de Vladimir Vinnikov, les chercheurs parlent d'une perception «machine» des images. Pour mener à bien leur étude, ils ont, entre autres, confronté les images de la perception humaine à des images d'illusions visuelles sur le service en ligne IBM Watson Visual Recognition. L'invraisemblable de l'affaire, c'est que l'IA parvient à reconnaître les images de la réalité, mais très peu de figures imaginaires. Or l'œil humain, toujours d'après les expériences réalisées, est par exemple capable d'identifier une remorque de voiture, de nuit, à la simple vue des feux de position qui brillent à l'arrière : l'homme perçoit les formes géométriques imaginaires en complétant les vides de l'image.
(Ai-je dit que je ne suis pas parvenu, à la contemplation des toiles de Mirdidingkingathi Juwarnda, à les «compléter» pour «voir» vraiment de quoi il s'agissait ?)
L'être humain peut donc voir des illusions. Mais à la condition de comprendre la logique des points référentiels qui les relient : pour achever d'y voir quelque chose, son cerveau complète les formes. Or, cet accomplissement est semble-t-il lié à une fonction singulière de notre anatomie : l'extrême mobilité des yeux, caractéristique majeure de la vision humaine. Dans les systèmes optoélectroniques, tout est agencé autrement. Le système de lentilles n'est pas mobile par exemple. L'IA ne parvient ainsi pas à compléter les lignes imaginaires qui relient entre eux les fragments d'une illusion géométrique. Ce qui manque à la machine, c'est une description vectorielle des images, qui lui permettrait de compléter les vides : une description en mouvement.
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Cela dit, l'IA a «vu» les toiles de Mirdidingkingathi Juwarnda. Les a reconnues. La perception machine des images construit ses algorithmes sur leur reproductibilité. C'est d'une certaine manière cette reproductibilité du tableau de Mirdidingkingathi Juwarnda dont je parle, qui a permis à l'IA de la reconnaître comme «paysage de montagne». Et non œuvre d'art. Sauf que le registre des formes qui ont permis ce regard de la machine relève d'une culture incapable d'identifier le fonctionnement des formes dans la culture aborigène Kaiadilt et c'est pourquoi l'IA n'a pu interpréter ces formes et ces couleurs qu'à partir de ses datas bien sûr, non d'informations en provenance de la culture aborigène. La reproductibilité de l'œuvre a ainsi mal été saisie et mal interprétée.
La reproductibilité... On ne peut pas ne pas songer à l'essai de Walter Benjamin ici... Benjamin n'avait certes pas songé à cet usage de la «reproduction mécanisée» : celle de l'IA des appareils photographiques des smartphones...
Avec l'IA, on a bien cette dimension sérielle qu'il évoquait à propos de la photographie, pour reprendre son vocabulaire, aujourd'hui applicable à toutes les images, quels que soient leurs objets, leurs provenances, et capables déjà d'identifier des Pollock ou d'une manière générale, de différencier les caractéristiques picturales de l'expressionnisme abstrait de celles des impressionnistes français, par exemple. Mais pas cette toile de Mirdidingkingathi Juwarnda. Pour les images de ses autres toiles, l'IA reconnaît cependant des «peintures». Elle les classe dans cette catégorie, comme l'a fait la Fondation Cartier.
Est-ce à dire que les unes seraient de l'art, et pas celle-ci ? Elle ne trouverait pas son intelligibilité dans le statut de l'image picturale ? Intéressant, car la Fondation Cartier, elle, en choisissant d'exposer Mirdidingkingathi Juwarnda, a doté ces œuvres d'un tel statut et particulièrement celle dont je parle, qui figure en bonne place dans la présentation de l'exposition, peut-être parce que c'est sa peinture (abstraite ?) la plus «achevée» formellement, c'est-à-dire la plus proche de nos standards d'appréciation esthétique.
Mais revenons à Benjamin. Ce dernier, dans son essai, tentait de théoriser le statut de l'image. On sait qu'il proposait du même coup de redéfinir l'art en relativisant son «moment pictural». L'idée force de Benjamin était que la photographie modifiait la perception humaine. En d'autres termes, ce qu'il signifiait, c'est que le rapport à l'image ne peut être qu'une pratique historiquement datée. En outre, Benjamin, en historicisant la perception des œuvres d'art, tentait de se défaire des catégories habituelles de l'esthétique, exigence qui aurait dû conduire à reformuler une théorie de la perception. Mais n'est-ce pas ce à quoi nous engage magnifiquement Mirdidingkingathi Juwarnda ?
Bon, le propos de Walter Benjamin était plus ample et plus ambitieux. Il envisageait par exemple la nécessité de dissocier l'art de sa valeur artistique. Mirdidingkingathi Juwarnda ne nous y invite-t-elle pas ? Aux yeux de Benjamin, la photographie inaugurait une autre fonction, sociale et politique. Avec les œuvres de Mirdidingkingathi Juwarnda, nous y sommes en plein : ses tableaux sont essentiellement des cartes, celle d'un territoire dont sa communauté revendique la propriété territoriale -et culturelle.
Le plus fort de ce travail, à mon sens, c'est qu'il bouleverse notre perception sensible sans passer par une technique du genre de celles que Benjamin décrivait : la technique de Mirdidingkingathi Juwarnda est celle du peintre. La plus basique semble-t-il, aisément descriptible sinon routinière pour nous. On sait documenter son geste, le définir, le cerner, rien de «révolutionnaire» dans cette approche. Au-delà du geste, pour représenter sa terre, elle a choisi une grammaire de formes qu'à la limite, l'IA pourrait mémoriser. A la condition de bousculer l'écliptique du regard, pour voir de face ce qui présente une vue depuis le ciel. Soit un point de vue «pratique», pour reprendre la terminologie de Benjamin : sa force n'est pas dans son apparence, mais dans ce que cette œuvre instaure : les conditions d'un rapport pratique au monde, très singulier. Ici une baie, là une maison. Et sa fonction est bien politique, au sens le plus fondamental du mot. Or il faut relativiser la valeur artistique du tableau pour l'appréhender, mise en garde que la Fondation Cartier n'a cessé de mettre en avant, dès l'abord du questionnement du regardeur : que croyez-vous voir ? Une toile abstraite ou figurative ?
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L'art n'est pas fait pour être d'emblée, «vu»... Benjamin l'affirmait en contextualisant cette affirmation : voyez les dessins des enfants. Sans explication, vous n'y verrez pas grand chose la plupart du temps. Plus mystérieusement, il affirmait que ces images n'avaient d'importance qu'en «elles-mêmes»... Par le simple fait d'exister... Qui les faisait l'expression d'une technique, c'est-à-dire d'un certain rapport de l'homme à lui-même et au monde. Dit autrement : elles trouvent leur place dans un moment et un lieu de l'Histoire... C'est un prodige qui a fait venir les peintures de Mirdidingkingathi Juwarnda jusqu'à nous, dans cette distance que les mises en garde de la Fondation Cartier ne peuvent totalement recouvrir. Car la distance entre le regardeur parisien de ces œuvres et leur regardeur aborigène, n'est bien sûr pas du tout la même.
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Jusqu'ici, j'ai évoqué le travail de Mirdidingkingathi Juwarnda. Parlons de celui de Sally Gabori, le nom que le colon australien lui a donné. De force. Son nom de peintre d'une certaine manière : les médiateurs de la Fondation Cartier nous ont affirmé que dans son ethnie, il n'existait pas de tradition picturale. En découvrant la peinture, en l'apprenant comme issue d'une autre culture, Mirdidingkingathi Juwarnda est devenue Sally Gabori, peintre. Un pont jeté entre nous et le peuple Kaiadilt.
La force de l'œuvre (l'ouvrage?) de Sally Gabori, outre qu'elle pourrait nous aider à transformer notre perception (C'est quoi un paysage? C'est quoi voir le paysage depuis le ciel ?), c'est aussi qu'elle a travaillé au niveau de la construction de l'apparence : elle nous donne à voir une autre réalité dans cette visibilité qu'elle a construite, qui ne va pas de soi dans notre culture.
De Mirdidingkingathi Juwarnda à Sally Gabori, il y a donc ce pont de la peinture, qui ne permet certes pas de rejoindre le hic et nunc du tableau peint qu'évoquait Walter Benjamin et où l'œuvre d'art fonde son aura, cette aura qui manque, écrivait-il, «à la plus parfaite reproduction», à savoir : «l'unicité de son existence au lieu où elle se trouve». Mais un pont tout de même, qui permet d'entrevoir l'«unique apparition d'un lointain, si proche soit-il».
Le caractère de reproductibilité de l'œuvre de Sally Gabori, n'en doutons pas, se trouve aussi dans l'institution de cette dernière comme exposition de la Fondation Cartier, centre d'art contemporain prédisposant le regard à l'entrevoir depuis ce filtre muséal. Au risque de voir se multiplier les porosités entre sa valeur d'exposition et sa valeur culturelle... Un risque calculé pourtant, bien que sans cesse aiguisé sur le fil de regards qui menacent toujours d'entraîner la disparition de cette aura (Benjamin), de ce hic et nunc (Benjamin toujours), dont nous «savons» à présent beaucoup grâce à la médiation de la Fondation Cartier, mais dont nous n'éprouvons pas grand-chose au travers d'une expérience presque impossible : ce qui se cache, ce qui se cherche, nous n'en saurons que ce que nous parviendrons à saisir, dans un énoncé négatif. Reste l'unique apparition de ce lointain qui nous semblait d'abord si proche et dont on peut espérer qu'il ne nous laissera pas en paix, lovés dans le confort de nos consciences rassurées...
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Mirdidingkingathi Juwarnda - Sally Gabori, Fondation Cartier pour l'art contemporain, du 3 juillet au 6 novembre.
Images : détails de l'œuvre : Dibirdibi Country, 2012, Queensland Art Gallery, peinture polymère synthétique sur toile de lin 121x484 cm (4 panneaux, 121x121 cm chacun).
Fondation Cartier pour l'art contemporain - Fondation Cartier pour l'art contemporain
Sally Gabori — Fondation Cartier pour l'art contemporain (sallygabori-fondationcartier.com)
Sois zen et tue-le, Cicéron Angledroit
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«Cicéron»... Cicéron Angledroit. Ça commence comme ça. Par ce foutu prénom. Pour sa généalogie, franchement dingue, lisez donc ce roman d'un drôle absolu ! Quant à l'onomastique, elle est du même acabit jubilatoire.
Vitry-sur-Seine. Le centre commercial de l'Interpascher. Tous les vitriots connaissent cette galerie proche du commissariat, campée ici à peine plus pittoresque que dans la réalité. Cicéron y déboule, le chaos l'y accompagne : une bombe explose. Un attentat. A Vitry ! On imagine la scène. Non, on ne l'imagine pas, mais Cicéron en décrit l'absurde, la police chevrotant, les vigiles en perdition. Un attentat ! A Vitry ! Impensable et pourtant... On apprendra par la suite qu'il s'agissait d'une valise piégée, piquée par un SDF (!), programmée pour exploser dans l'heure, mais où, pourquoi, pour qui ? Incompréhensible. Cicéron, qui traverse une grosse loose habituelle, pas le moindre euro en poche, interroge ici et là. C'est un privé après tout, même privé de clients... L'occasion de nous régaler avec une galerie de portraits tous plus truculents les uns que les autres. Comme ce René, caddieman professionnel, qui sait tout et connaît tout le monde, développant sur le genre humain un regard acéré. La valise vient de la gare, où elle a été chouravée. On suit l'enquête au jour le jour, aux côtés de la vieille Ursule et de l'inspecteur Velu. A la valise succède une veste piégée. Ça meurt décidément beaucoup à Vitry. Mais pas de quoi faire entrer de l'argent dans les poches de Cicéron, qui accepte un boulot pour renflouer ses caisses : Mme Costa mère le recrute pour enquêter sur son mari, trépassé depuis un siècle presque, ce qui n'est pas du goût ni de sa fille, ni de son fils assureur -une crapule donc : le polar est affaire de mœurs.
Rédigé de bout en bout sans reprendre son souffle, le ton est jubilatoire, articulé à un sens féroce de la satire sociale. Il y a bien certes deux énigmes à résoudre, et l'auteur s'y emploie avec ruse sinon malice, distillant toutes les caractéristiques attendues du genre avec brio, entre peinture des lieux et folklore polardesque, sans oublier l'écart de l'humour et l'imaginaire surabondant qui fait de son roman une machine apologue (bah, on peut oser cette forme après tout, non?). Et si son imagination le loge souvent dans l'incongru, l'extravagance, l'efficacité narrative qu'il déroule est juste jubilatoire plus encore qu'efficiente.
Cicéron Angledroit, Sois zen et tue-le, Palémon éditions, janvier 2019, 276 pages, 10 euros, ean : 9782372600453.
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Cicéron Angledroit - Auteur de romans policiers (mais rigolos quand même) (ciceron-angledroit.fr)
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Ce genre de petites choses, Claire Keegan
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New Ross en octobre, sous la pluie. Furlong est marchand de bois. Il fait froid, précocement. C'est bon pour les affaires. Sa mère l'a eu à seize ans. Domestique de Mrs Wilson, qui généreusement paya l'éducation de Furlong. On est en 1985 et le village sue la misère. Une indigence digne du XIXème siècle, telle, que beaucoup émigrent. Le dénuement le plus extrême. Toujours. Encore. Furlong s'en sort tant bien que mal avec sa femme et ses nombreuses filles. L'une d'entre elle est fan de Freddie Mercury. Comme une sorte de coup de poing : on se croyait dans un roman de Dickens, on est dans le monde d'aujourd'hui...
Furlong s'en sort plus ou moins, parce qu'il a bâti une routine à laquelle il ne déroge jamais. Jusqu'au jour où il livre aux «bonnes sœurs» du couvent voisin leur bois de chauffage et tombe chemin faisant sur une jeune fille qui lui demande de le conduire à la rivière, où elle préfère se noyer plutôt que de retourner au couvent... Troublé, déstabilisé, Furlong s'interroge. Qu'est-ce qui compte vraiment dans la vie ? Faut-il ignorer le sort fait à ces enfants ? Le lendemain il découvre dans le local à charbon des sœurs une fillette enfermée là. Jean-Paul II est pape. Qu'on se souvienne. Un pape qui ferme les yeux sur les exactions commises par son église. Les viols, la pédophilie. Un «saint» («sanctus subito» exigea la foule au moment de sa mort sous les fenêtres du Vatican). Pas très regardant sur ces crimes. Les pages qui suivent sont juste insoutenables. On découvre les trafics auxquels sont mêlées les sœurs. Qui n'hésitent pas à soudoyer Furlong pour obtenir son silence. Et lui de réaliser qu'en fait, chaque année, les sœurs glissent dans la main de sa femme une enveloppe contenant un peu d'argent pour les fêtes... Le prix de quoi ? Furlong n'en dort plus. Sa vie bascule. Il s'interroge, enquête, interroge, apprend qu'il est probablement le fils illégitime d'un Wilson, les aristocrates du coin. « Fuir, là-bas fuir »... Mais l'hiver 1994 révèle bien d'autres horreurs... Furlong réalise du coup qu'il a trop longtemps vécu lui-même aveugle à cette lâcheté qui caractérise ce monde dans lequel il a accepté de vivre. Toute l'hypocrisie accumulée lui explose soudain à la figure. Que faire ? Peut-on vivre sans, au moins une fois dans sa vie, s'opposer aux usages les plus ignobles de la vie en société ? Ces petites choses qui finissent par constituer une vie...
Claire Keegan, Ce genre de petites choses, Le livre de poche, traduit de l'irlandais par Jacqueline Odin, mai 2022, 124 pages, 6.90 euros, ean : 9782253934776.
Première édition en 2020 chez Sabine Wespieser.
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La peau du dos, Bernard Chambaz
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Auguste Renoir rencontre par hasard Raoul Rigault dans la forêt de Fontainebleau, où le premier a posé son chevalet, et le second fui la police de l'empire. Rigault, futur commissaire de la Commune de Paris, futur procureur de cette même Commune, après vingt-deux mois de prison et dix condamnations, se lie d'amitié avec Auguste qui cherche cette nuance de jaune qu'il ne sait encore reproduire sur la toile. On est en mai 1870. Une époque où un peintre risque la prison s'il se refuse à peindre des sujets nobles ou se permet de représenter le faciès hilare d'un crétin de village. Alors imaginez Courbet, exposant au profit de femmes condamnées pour fait de grève -dont La femme au perroquet ! Les deux jeunes hommes se reconnaissent donc pour compagnons l'un l'autre, alors que Renoir vient de sauver Rigault de la police en le faisant passer pour peintre.
La guerre les sépare bientôt. Renoir est enrôlé et va peindre la fille du capitaine de son régiment, qui a une peau du dos qui «repousse la lumière».
Jaillit l'insurrection. La Commune s'organise. Mais Auguste est accusé de peindre les plans de Paris pour les transmettre aux Versaillais. Cette fois, c'est Rigault qui le sauve. Bientôt Paris brûlera, Rigault sera abattu, son cadavre exposé toute la journée dans la rue avant d'être jeté à la fosse commune. Il meurt à vingt-cinq ans. La dernière barricade tombe, déjà l'on agence un tourisme des ruines à peine la semaine sanglante achevée...
Tandis que Chambaz rend un hommage appuyé à Rigault.
Renoir, peint. Loin du désastre. La nature. Cette exigence que tente au fond Chambaz, comme fasciné à son tour et curieusement, moins par l'engagement de Rigault dont il signe pourtant une sorte de mémorial, que par la quête de Renoir, dont il transpose les études picturales dans le champ de l'écriture. Comment peindre ou décrire la nature ? Ut Pictura Poesis... Son motif à lui, Chambaz, c'est Renoir allant au motif. Pas Rigault. Ses objets sont ceux du peintre : un nuage, la colline, le bleu du ciel... La Commune n'est qu'une toile de fond, souvent perçu négativement, qui va du reste toujours vers son échec.
Certes, il est bien question de l'amitié aussi dans ce court récit, comme d'un thème qu'il emprunte sans vraiment l'approfondir, comme s'il allait de soi. Glanant son vocabulaire dans celui du XIXème siècle, Chambaz parvient à poser ce regard d'hommes libres qui ne sont plus la proie des choses et qui se sont reconnus. Sereins. Bienveillants. Souvent dans ce récit, qui aurait pu être chahuté par l'Histoire immensément monstrueuse, Auguste et Raoul ne font rien qu'être là, présents l'un à l'autre, détendus. Deux amis, pelotonnés dans le déversement d'une douce amitié.
Et tout se passe comme si tout ceci pouvait, ou devait, s'abstenir de mots, comme si plutôt les mots de l'Histoire ne pouvaient que se briser sur l'horizon de l'action citoyenne qu'ils dressent en effigies barbares du réel. Comme si la seule perspective possible du langage ne pouvait être que le silence où la peinture le plonge. Comme si l'objet du récit d'une amitié par essence inexplicable, ne pouvait être que la beauté, qui est précisément l'objet de la peinture. Chambaz déroule une sorte d'anti- Laocoon (Lessing), en affirmant sans cesse que la loi de l'écriture est celle de la peinture. En poète, il travaille l'œil, pas l'Histoire, ouvrant sans cesse son récit moins aux concepts qu'aux percepts, c'est-à-dire y construisant une esthétique dont l'objet est la perception sensorielle. Or à bien des égards, il y réussit.
Bernard Chambaz, La peau du dos, éditions du sous-sol, août 2022, 140 pages, 17 euros, ean 9782364686601.