Les rosées de l’exil, Emma Peiambari (Iran)

Dossier Océan, Claudine Aubrun

Eclats de vie – Histoires persanes, Emma Peiambari
Des bribes. Najmeh, étoile en persan. Son nom d'enfance. En prison, on l’avait nommée Nasserine. Elle commença plus tard à écrire sous le nom de Homa Dejam, avant de s’exiler en France pour prendre le nom de son mari et à la mort de celui-ci, celui d’Emma, en souvenir de l’Emma Bovary de Flaubert. C’est un peu ce chemin de Najmeh à Emma que ces fragments de vie nous content, dans le flottement constant d’une identité qui a vacillé un jour en Iran. Des parcelles de terres promises, celles de l’enfance en particulier, sauvées du désastre entre l’ici et un ailleurs qui n’existe sans doute pas, plus. Avec en outre sans cesse la nécessite de se recréer soi-même. De l’enfance de Najmeh en Iran, pourtant, de minces écarts nous différencient. La bourgeoisie iranienne ne vivait guère autrement que nous à Paris. Tout juste les quartiers pauvres de la périphérie paraissent à peine plus indigents que les nôtres. Pour le reste, la même légèreté d’une enfance privilégiée, le même appétit de savoir et l’école pour rythmer les jours. Vision sereine d’un ordinaire arrimé à la fluidité du récit. Peut-être tout juste cette tradition de se marier jeune, le rêve prématuré bien souvent de quitter au plus vite les terres de l’enfance quand chez nous on y campe indéfiniment. Mais bientôt le paysage politique change, arrachant les familles à elles-mêmes. Partout Najmeh côtoie des enfants de prisonniers politiques. L’exil ouvre ses tranchées, engloutit les vies dans l’éparpillement des amis de jeunesse. Déjà s’avance l’âge des regrets. Il ne reste bientôt que les bribes de la mémoire recomposée, des instants échoués, le compte des temps révolus, des amis perdus. Et l’exil, l’inquiétude pour les siens restés au pays, le dur labeur d’avoir à vivre l’espoir dans une autre langue que la sienne.
Eclats de vie – Histoires persanes, Emma Peiambari, L’Harmattan, février 2014, 124 pages, 12 euros, ISBN : 978-2-343-02670-1.
Les Bonnes gens, Laird Hunt

«TOUJOURS EN QUELQUE LIEU L’ON TUE»
MIKLÓS RADNÓTI écrivit son dernier recueil de poèmes alors qu’il se trouvait dans un camp de travail. Fuyant l’avancée soviétique, les nazis poussèrent leurs prisonniers dans une marche forcée qui dura des mois. Une marche de l’épuisement.
«La mort, dans la poussière / ardente de la Voie Lactée /, marche et poudre d’argent / ces pauvres ombres qui trébuchent.»
Une marche imposée par le boucher nazi vers une destination de longtemps mûrie, celle de la mort bestiale. A la première halte, 500 prisonniers sont massacrés. Il en reste 400. Les tueries se succèdent.
«Toujours en quelque lieu l’on tue : au sein d’une vallée aux cils clos, sur une montagne fureteuse, n’importe…»
MIKLÓS RADNÓTI écrit encore, les pieds ensanglantés :
«Du mufle des bœufs coulent sang et bave, / tous les prisonniers urinent du sang, / nous piétinons là, fétides et fous, (…)», et meurt.
Marche forcée, MIKLÓS RADNÓTI , Œuvres 1930 – 1944, traduit du hongrois et présenté par Jean-Luc Moreau, éd. Phébus, avril 2000, 190p., 19 euros, EAN : 9782859406080
PONGE, LE PARTI PRIS DES MOTS
"Parler les choses", dit Ponge, et non parler des choses.
Reprendre ce parti pris des mots connaissant la clôture du langage, dans l’illusion de dire les choses, sans rajouter à leur monde le raccommodage du nôtre, ravaudé au fondement du mot. Pour n'exprimer peut-être ni vérité ni quelque souffrance, et se contenter de travaller simplement la langue dans son matériau, comme dans cette sorte de peu mallarméen -que Mallarmé finit par disperser au-dessus de nos têtes ("ce n’était donc que cela, la création littéraire, un pur jeu formel ?").
A quoi relier le langage ?
Ou bien chercher, à l’intérieur du même, dans ses recouvrements bêlants, une épaisseur,
creuser jusqu’à la matière sensible, l'analogue inaccessible des choses ?
N’y aurait-il que du tragique à prendre le parti des mots ?
(Quid de la jouissance ?).
Mieux vaut retourner les mots encore, défigurer le beau langage comme le conseillait Ponge.
Refuser la fermeté péremptoire des cénotaphes.
Le parti pris des choses, donc. Qu’un galet nous remonte au Déluge -(Paulhan s’en agaçait, prétendait que Ponge confondait (il le dira), poésie et méditation).
Méditer, alors.
Méditer l'appel des choses dans leur secret mot d’ordre, loin du ravissement citadin, comme si les mots pouvaient avoir partie liée avec la nature. Le brin d‘herbe, le coquelicot, que risquer à le dire ? Il faut de toute façon s’arracher à la rumination langagière ambiante.
Ponge situait le lieu où les choses étaient au Chambon-sur-Lignon, croyant toucher à l’illumination rimbaldienne en caressant le rhum des fougères, ces fougères, enracinées dans son regard.
Ni ceci ni cela pourtant, la conscience épouse par trop la raison pour occulter les choses et le sensible de l’émotion. (Moins panthéiste qu’on a voulu le croire cependant, l’ami Ponge, plus chrétien qu’il ne l’a avoué dans ce renversement des arrogances quand refait tout le chemin de l’évolution vers la cellule, en réserve de l’humain).
Les façons du regard alors. Ponge dit l’œil, cette supplication "aux muettes instances que les choses font qu’on les parle pour elles-mêmes, en dehors de leur signification".
Ne resterait qu’à se lancer, décrire la sympathie universelle comme il l’écrit en 1953, cette "motion que procure le mutisme des choses qui nous entourent". Franciscain, Ponge. S'épinglant au premier brin d’herbe venu pour découvrir qu’il n’y a rien à entendre : la feuille ne dit que l’arbre.
Parler les choses, s'y efforcer, et jouir de l’énoncé.
Parler les choses, non pas décrire leurs qualités –cela, c’est l’affaire des botanistes. Mais contempler leur reflet en nous. Peut-être même pas : se reposer en elles, accomplir cette sorte de retour vers la douceur immanente des choses, que Ponge appelle raisons de vivre.
En 1947, Ponge donne une conférence : "tentative orale", au cours de laquelle il fomente une forêt dont les "troncs gémissent, (… les) branches brament". Elle rend un son, cette forêt. Alors Ponge de se rappeler Malherbe, qui savait muer la raison en réson. La résonance. Dans quel vide de pensée la faire tenir ? L’arbre de Ponge nous en dit-il quelque chose ? Que la forêt ne soit plus une métaphore ! Le sens se donne et se retire, dans sa copieuse foliation.
Mais son De natura rerum, au fond, bruissait peut-être encore de trop de l’infime manège du verbe des salons. L’évasion en fin de compte, plutôt que la contemplation, voilà ce qu'il nous faut : le poème comme phénomène, exclu de la Cité.
LINGUA FRANCA, L’USAGE METISSE DU FRANÇAIS
Pendant des siècles, les échanges entre riverains de la Méditerranée se firent dans une langue étonnante : la lingua franca. Méprisée, ignorée par les universitaires. Les travaux de Jocelyne Dakhlia (EHESS) viennent aujourd’hui en révéler l’importance. Cette langue a surgi dans un contexte complexe, au sein de cet espace méditerranéen fragmenté en mille familles linguistiques, romanes, sémitiques, slaves, etc., articulant des clivages religieux sévères. Elle apparut semble-t-il dès le XIIème siècle, au Proche-orient, pour connaître son apogée à l’époque moderne. A quoi devait-elle son succès ? A la simplicité de son apprentissage, certes, indique Jocelyne Dakhlia, mais tout en soulignant ce qui, au fond, était sa caractéristique majeure et pour nous la plus intéressante : l’absence de dimension identitaire dans sa structure même, laissant le grain des voix filer comme il le voulait entre les rives de ces mondes allochtones.
Aucune des cultures concernées ne se l’appropria. Essentiellement parlée, sa forme resta labile, ouverte aux apports, sans cesse renouvelés. Une langue qui ne connut pas non plus le phénomène de la créolisation. Mais pour le monde cultivé d’alors, un jargon. Dépréciée mais efficace, avec son socle roman, franco-provinçal plus exactement, italien sur les versants du Levant, espagnol au Maghreb, s’enrichissant de mots arabes, turques, etc. Il n’est pas jusqu’à Molière qui ne s’en soit fait l’écho dans ses pièces, comme dans Le Bourgeois gentilhomme.
Une langue dont l’usage, étudie Jocelyne Dakhlia, ne se limitait en outre pas aux seuls échanges entre maîtres et esclaves, comme on a pu le croire longtemps, mais partagées entre esclaves razziés de tous les coins du monde, l’apprenant pour communiquer entre eux, elle permit d efaire surgir un espace où témoigner de leur condition. Langue des marchands et des populations urbaines, elle poussa même ses mérites jusque dans les négociations diplomatiques.
C’est la colonisation française qui mit fin autoritairement à cette expérience linguistique. Au départ, on fournit aux soldats de l’Expédition d’Alger (1830) des lexiques en lingua franca. Mais très vite son usage fut interdit, pour être remplacé par celui du français. Ironie du sort, de nos jours, une lingua franca s’invente de nouveau en Algérie, dans les relations marchandes entre algériens et… chinois. Ailleurs, en Afrique par exemple, un français s’invente, truculent, comme dans le cas des romans de Janis Otsiémi, spectaculaires, véritable indigénisation de la langue française, la déployant dans de nouvelles ressources langagières, trépignant de trouvailles, inventives à l’extrême et ne gaspillant jamais son français en formulations marmoréennes. Une chance pour nous qui parlons trop souvent notre mauvais français d’apparat : l’espoir d’un monde plus complexe !
J. Dakhlia, Lingua franca. Histoire d’une langue métisse en Méditerranée, Actes Sud, 2008, 591 pages, EAN13: 9782742780778.
Article du Monde du 17 février 2010, sur l’usage d’une langue cassée entre chinois et algériens.
NRP, septembre 2010, n°619, issn : 1636-3574, 7,50 euros
Janis Otsiémi, La Bouche qui mange ne parle pas, éditions Jigal, septembre 2010, 15 euros, ISBN 978-2-914704-73-1
Arthur Rimbaud géographe ? (1854 – 1891)
Rimbaud l’Ardennais doublait son appétit de savoir d’une féroce volonté d’exploration. Tout l’atteste dans ses écrits, le jeune Arthur déjà, défiait le grand espace vacant des plaines autour de lui et cette absence où il voyait, lui, affleurer partout un paysage étoilé. L’étroite vallée de la Meuse, la succession des forges qui font comme un écho au vacarme des enclumes, Rimbaud très loin dans les chemins déjà, allé… Heureux marcheur, rêveur à l’entrelacs des rivières et des forêts, contemplateur de leur ordre secret. La grande route par tous les temps, déroulant devant lui sa géographie sentimentale.
La société savante des géographes lui a donc consacré un colloque. Penchée sur ses écrits, elle a tenté pour nous d’en débusquer les paysages, savourant l’hydrographie des océans, de la Meuse ou de la flache, cette mare des forêts sombres où Rimbaud volontiers s’oubliait. Les géographes se sont disputés ses mérites, jusqu’à s’entendre sur le vrai sens de cette pulsion exploratoire toujours à l’œuvre dans sa vie, et qui offrit à la poésie son seul vrai horizon : non l’assurance de quelque bon mot, mais l’annonce d’un verbe enraciné au plus profond de l’être, jaillit pour «trafiquer dans l’inconnu» (lettre du 4 mai 1881). Rimbaud finalement en possession d’innombrables paysages, des plaines de Souabes à Jérusalem. Croyant un instant qu’il allait devenir géographe pour de bon, s’y employant avec méthode, la société de géographie se montrant même disposée à l‘aider. Rimbaud géographe ? Aucun doute pour les uns, une matière savante somme toute pauvre pour les autres. Rimbaud pourtant dont le nom se fait connaître d‘abord en Italie de son vivant, dans le milieu des explorateurs, qui ne savent rien de son passé poétique. Il partait simplement explorer les confins, osait des routes où personne avant lui ne s’était risqué. Et entre deux courses, rêvait d’écrire un ouvrage érudit sur le Harar ou les Gallas. Il publiera du reste un premier mémoire remarqué sur l’Ogadine. D’autres publications suivront, en Italie, en France, avant que sa renommée ne s’affirme avec la relation de son grand voyage de Tadjourah à Entotto, et de là à Harar et Zeilah, alors plaque tournante du commerce des armes et le plus grand marché aux esclaves d’Afrique. C’est que Rimbaud avait eu l’audace de défricher des routes encore inconnues. Partout en outre sa réputation le précède : il connaît toutes les langues pratiquées dans ses régions ! Rimbaud l’infatigable. «Un grand et sympathique garçon qui parle peu et accompagne ses courtes explications de petits gestes coupants de la main droite, et à contretemps», note de lui son employeur, Alfred Bardey. Rimbaud qui sera bientôt l’un des premiers à comprendre le positionnement géostratégique de Djibouti, à l’époque où ce n’est pas même encore un village. Il en fera part dans son deuxième rapport beaucoup plus étoffé que le précédent, publié le 20 août 1887 dans la revue Le Bosphore égyptien, à propos de son voyage du Choa à Harar. Il est alors entré enfin vraiment «au royaume des enfants de Cham», comme il l’avait écrit dans Une saison en enfer. «La marche, le fardeau, le désert, l’ennui et la colère», qu’importe la géographie désormais, Rimbaud voyage, partout trop à l’étroit. «Je ne puis rester ici, parce que je suis habitué à la vie libre. Ayez la bonté de penser à moi». («Rimbaud, Poste restante, Caire, jusqu’à fin septembre » (lettre 26 août 1887)). Nous l’avons, Arthur, cette bonté.
Société de Géographie, Colloque du 9 octobre 2004, retranscrit dans La Géographie, n°1519 bis, janvier 2006.
images : le bateau ivre, sur le mur de la rue Férou, à Paris.
En pleine figure, Haïkus de la guerre de 14-18

Diotima, Hölderlin
« Diotima, ô bienheureuse !
Âme sublime, par qui mon cœur
Guéri de l’angoisse de vivre
Se promet la jeunesse éternelle des dieux !
Il durera, notre ciel !
Liés par leurs profondeurs insondables,
Nos âmes, avant de se voir,
S’étaient déjà reconnues. »
(Hölderlin, Diotima – 1795-1798)
image : Isabella Rosselini par Robert Mapplethorpe