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La Dimension du sens que nous sommes
Articles récents

Soyez réalistes, demandez l’impossible, de Mike Davis

21 Septembre 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #Politique

Mike-Davis.jpgLe titre est idiot, oubliez-le. Les Prairies ordinaires publient tout de même un petit recueil très réconfortant du sociologue américain Mike Davis, vieux briscard de la lutte anti-capitaliste des années 60, qui est tout, sauf un vieux schnock donneur de leçons.

Une suite de réflexions donc, plutôt que de conseils, offertes aux jeunes générations engagées à leur tour dans la lutte –c’est drôle, sinon bouffon, comme l’histoire se répète… Mais peut-être pas finalement : Occupy Wall Street, malgré ses airs de sixties, ne répète pas le Flower Power de Woodstock, sinon dans ces grandes largeurs qu’une presse à court d’image fantasme. Un mouvement qui occupe une grande partie des pensées de Mike Davis, qui dure, qui dure malgré le silence radio que nous impose des médias stipendiés, et dans lequel notre sociologue voit pointer l’un de ces contre-mouvements de civilisation dont seuls les States ont le secret, et qui a bien de quoi surprendre en effet –s’il ne meurt pas demain. D’abord parce qu’il est issu de la rue, pour la première fois depuis une bonne cinquantaine d’années. Ensuite parce qu’il recompose toutes les composantes des mouvements de contestations qui ont traversé les Etats-Unis (et le monde) depuis ces cinquante dernières années justement –et qui tous, à un moment où un autre, se sont échoués faute de perspectives, sur les plages grotesques de l’individualisme bobo (pour faire vite), qui a pris sa pitoyable réussite pécuniaire pour un progrès de l’Esprit quand elle n’était qu’un égotisme d’héritier à la remorque des marqueurs des classes huppées… Ensuite parce que, hétéroclite, il pointe le seul vrai horizon dépouillé par les soins d’un néolibéralisme colonisateur : la question de la richesse et de sa répartition.

Et Mike Davis, d’un ton très enjoué, de convoquer pour sa démonstration les films de John Carpenter dont son Invasion Los Angeless de 1988, un bijou cinématographique qui dépeignait au vitriol l’ère Reagan, coup d’envoi de la mondialisation néolibérale dont on mesure aujourd’hui l’escroquerie. Dans ce film, on y voyait alors la classe ouvrière condamnée à vivre sous des tentes. C’est fait. Mais elle finissait par piquer une vraie grosse colère pour botter les fesses des banquiers. Ça reste à faire.

Certes, Occupy Wall street n’a pas encore découvert son programme, ni ses stratégies, et sa colère peace and love est bien en deçà de la révolte que mériterait la question sociale telle qu’elle se pose à nous aujourd’hui. Mais symboliquement déjà, elle lève un lièvre énorme : ils ont libéré un arpent de terrain là où le foncier est le plus cher du monde ! Et disposé une agora en plein cœur de leur sanctuaire privé. Qu’on y regarde de plus près enfin : l’auto-organisation militante, sur place, peut bien paraître chaotique, elle est ce dont nous avons le plus besoin politiquement pour récupérer notre souveraineté confisquée.

Et Mike Davis a raison d’affirmer qu’il faut instruire enfin le procès de ce capitalisme dévastateur, qu’il faut dénoncer le massacre économique auquel il se livre et qui se facture en vies humaines. Une dénonciation effective, plutôt que politicienne, et Mike Davis a toujours raison d’affirmer que le problème n’est pas d’augmenter les impôts des plus riches, mais de conquérir une meilleure répartition de la richesse créée. Car, on l’aurait presque oublié, il NOUS revient de décider, politiquement, ce que nous voulons en faire en termes de dépenses sociales ou d’emploi par exemple, tout comme de retraite ou d’éducation, plutôt que de voir nos richesses filer sous la forme de dividendes iniques dans des poches que rien ne légitime politiquement.

  

 

Soyez réaliste, demandez l’impossible, de Mike Davis, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Anne Meyer, Les prairies ordinaires, collection Penser/croiser, août 2012, 72 pages, 9 euros, ean : 9782350960579.

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Enig Marcheur, de Russel Hoban

20 Septembre 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

enig.jpgLe Kent post-holocauste nucléaire. Des êtres y ont survécu dans l’étroite limite d’une frontière intrigante. Dont Enig Marcheur, pour nous conter plus que nous raconter cette histoire, dans l’imparfait d’une forme grammaticale qui ne saurait pas vraiment si la chose relève du passé ou bien si elle s’invente jour après jour, là, sous nos yeux, cherchant le temps juste pour l’exprimer.

Un dit, quelque chose comme une légende en train de s’écrire, un récit fondateur, le journal aussi, d’Enig Marcheur.

Le Dit de quelque fondation improbable, qui ne cesserait de s’élaborer, de se ré-élaborer sous cette plume invraisemblable, heurtée, affrontant la difficulté d’un langage à peine fixé et se cherchant encore, tout comme d’un monde dont on ne reconnaîtrait plus l’histoire, ni les limites, frangé d’inquiétude et d’énigmes.

Un dit qui s’inventerait sous nos yeux dans un dialecte très peu assuré de lui-même, loin des sophistications linguistiques d’un Tolkien par exemple, dans un parler littéralement arraché, sauvé à ce qu’il reste du monde et de ses langues, copeau par copeau, les phrases que l’on entend s’organisant non sans peine autour de graphies singulières.

Des mots qu’il faudrait entendre plutôt que lire, ou les lire pour les entendre et en percevoir enfin le sens, réchappé d’un cauchemar à peine audible.

Une langue qui dirait plus qu’elle ne signifierait, à court de mots, de figures, tournant autour du monde sans prétendre l’enfermer, donnant à entendre ce qu’il reste des langues quand le monde n’est plus, ou ce qu'il en coûte de parler quand on veut faire monde, de nouveau. Une langue obstinée donc, étourdie, entêtée, centrée sur l’essentiel quand il s’agit de survivre : la dénomination, et faisant pourtant usage de ce mauvais pointeur qu’est la dénomination pour ouvrir à l’être une échappée au monde, mais l’ouvrir dans ce mal des mots, mortification, épreuve, concours impossible quand ils tentent d’agripper autre chose que les choses.

Un journal de bord mais d’un bord extrême, celui d’un monde débordant de toute part, menaçant, inconnu.

Une langue que l’on imagine tout d’abord volontiers impuissante à signifier autre chose que les actions simples du manger et du boire, les gestes de la survie du monde. Car c’est d’emblée ce qui frappe, cette langue : face au monde, terrifiée mais tentant de s’en dégager pour faire monde, dans un monde qui n’est pas fait pour l’accueillir. Une langue comme à son début, tout comme l’est cette histoire d’un monde post-apocalyptique où l’homme a survécu. Un monde dont il ne reste presque rien, si peu à raconter au fond, les langues en usage dans le monde d’avant le Grand Boum disparues, et celle-ci qui se fabrique sous nos yeux, qui se recouvre à peine, rendant de l’un à l’autre la communication difficile, mais ô combien décisive.

Un récit fondateur qui ne serait pas encore écrit donc, que l’on écrirait, qu’Enig Marcheur écrirait, là sous nos yeux, avec des bribes de récits collectées ici et là, des histoires enchâssées les unes dans les autres, s’emboîtant mal parfois.

Le Dit de quelque civilisation –mais ce n’est pas le mot : des hommes, simplement, qui ne font pas encore civilisation, rescapés d’une histoire ancienne dont ils portent l’amer moire.

Un parler beau comme jamais dans sa franchise à renommer le monde. Métaphysique, forgeant l’accès de cette chose en nous, la conscience, dans son improbable profusion nous excédant de toute part. Une conscience qu’Enig décrit comme "abandonnée" en nous, tombée et non confiée. On ne sais trop d’où ni pourquoi. Livrée à elle-même, solitaire.

Enig Marcheur. C’est son nom. Marchant au devant de l’énigme d’être sans rien savoir de où il va, mais tenant langue de cette aventure.

Enig Marcheur comme une allégorie de l’écriture : faut-il un but pour écrire ? Et quand bien même on en aurait un, il resterait d’écrire, qui nous emporte toujours au-delà de toutes nos intentions.

En marche depuis toujours, sans commencements, ignorant des buts. Embarqué dans une sale histoire : la vie humaine, toute de guingois, obscure, jamais transparente à elle-même, donnée pour rien, rafistolée avant même que d’avoir été vécue, mais magnifique dans son obstination.

Comment exprimer du coup la moindre pensée sur l’homme qui puisse tenir la route ? Il y a bien les Affaires, son père mort, les responsabilités qu’il doit assumer, un peuple, une tribu à conduire, des horizons à tracer, et là-bas, au bout du monde physique, des fanges inconnues à déchiffrer. Mais comment faire quand on ne dispose plus, ou à peine, d’une langue capable de rendre compte du monde et de soi dans le monde ? Quand déjà ce monde est peuplé de chiens-gens, de signes, de mémoires, de chroniques aussi effrayantes que celle selon laquelle tout le savoir humain viendrait d’un regard de chien ?

Il faut entrer dans le texte, déroutant dès la première ligne, la première phrase, y entrer comme on n’entre jamais dans un texte à l’ordinaire, trop habitué que l’on est des formes du discours qui ne nous apprennent jamais plus rien.

Il faut le lire comme quelque Dit d’une civilisation disparue, l’Histoire d’Eusa, le seul écrit restant dans l’univers des hommes, et encore, à peine élaboré, réécrit sans cesse, sans cesse corrigé. Eusa l’homme sage qui déclencha la grande bataille nucléaire. Et l’histoire de Monsieur Mallin et celle d’Adom, l’homme des bois qui avait pratiqué LA BOMBE, Adom le Ptitome, compagnon du grand Boum.

Il faut passer du temps au Mystère qui s’écrit, où lire comme narrer relèvent chaque fois de la responsabilité individuelle. Il faut accepter de passer ce temps pour comprendre Enig, son père mort, Enig devenu un guide pour sa nation sur le toit du partage, ne sachant trop comment s’y prendre mais dès son premier Contact, affirmant qu’Eusa rêve les hommes…

La traduction française est proprement géniale, qui doit inventer son propre vocabulaire, sa grammaire, sa graphie, ses récurrences, régularités, laissant entrevoir ça et là nos vieilles racines latines et grecques, désarticulées comme pour mieux donner à entendre ce monde que nous savons si mal vivre.

 

E N I G M A R C H E U R, de R U S S E L L H O B A N, préface de WILL SELF, traduit du riddleyspeak (Anterre) par NicolasRichard, éditions Monsieur toussaint Louverture, à paraître 20 septembre 2012, 304 pages, 20 euros, ean : 978-2953366471.

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OUI, IL EST POSSIBLE DE GOUVERNER FACE AUX MARCHES FINANCIERS

19 Septembre 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #Politique

genereux.jpgDe plus en plus de voix s’élèvent contre la folie du néolibéralisme mondial qui voudrait mettre à genoux les peuples au prétexte de sauver ses banques. De plus en plus de volontés se font jour qui dénoncent l’iniquité des politiques menées, en Europe en particulier, où l’injustice des sacrifices exigés, du peuple grec par exemple, est proprement ahurissante.

De plus en plus d’intelligences se révoltent contre la prétendue impuissance des états face à la crise financière et l’hystérie de l’argument d’une mondialisation tout autant incontournable que providentielle, qui ne laisserait pour seul alternative que l’aventure solitaire du repli sur soi ou la promesse d’un monde meilleur jour après jour repoussé dans un futur hypothétique.

De plus en plus de personnalités crient au scandale d’un mensonge entériné autant par les médias que par les hommes politiques, qui ne peuvent plus cacher que cette politique d’impuissance des états relève en réalité d’un choix qu’ils ont fait de protéger les spéculateurs plutôt que les nations.

De plus en plus de citoyens découvrent, horrifiés, l’absurdité de cette théorie selon laquelle le néolibéralisme serait l’horizon indépassable de notre pensée.

Précarité, misère, il y aurait nous dit-on encore, comme une fatalité des politiques qu’il faut conduire, de sacrifice, nécessairement, et contre lesquelles il serait fou de s’opposer tout comme il serait fou de vouloir légiférer dans son petit coin de planète l’utopie d’un marché plus équitable… Mais au final, ce que l’on a voulu nous faire avaler, c’est l’idée selon laquelle il est plus sage de suspendre la démocratie quand la pression des marchés est aussi forte –car il serait fou de vouloir confier aux peuples européens le choix politique de leur avenir... 

Jacques Généreux, économiste, professeur à Sciences Po, ne passe ni pour un illuminé, ni pour un extrémiste. Il est du nombre de ceux que ces mensonges exaspèrent, donnant de la voix dans son salutaire essai pour dénoncer les supercheries et le scandale d’une pensée qui prend l’eau de toute part, mais ne renonce pas, même travestie aux couleurs socialistes.

La mondialisation ?, nous dit-il, un mythe ! Commode pour les libéraux, dérangeant pour les socialistes, puisqu’il a fondé le retournement de leur pensée politique.

L’intégration à l’Union Européenne ? Un piège désormais. Et là encore, un embarras pour les socialistes qui voulaient y voir le moyen de restaurer la démocratie mise à mal dans les états souverains. Un piège qui se referme sur les peuples européens. Leur tombeau. Voyez la Grèce, voyez l’Espagne. L’UE est devenue l’instrument de soumission des peuples européens aux lois des marchés financiers. Et face à leur diktat, l’UE n’a rien trouvé de mieux à faire que de confisquer la conduite des politiques nationales… Quelle infamie, quand on y songe !

Ce court mais pertinent essai s’affirme aussi comme un avant-programme de tout projet de transformation sociale. Il ne suffit pas de s’indigner : des solutions sont possibles. A prendre de toute urgence même, si l’on veut réellement s’en sortir. Et notre économiste de lister clairement les mesures prioritaires qui rendront possible une nouvelle voie de développement économique.

Parmi celles-ci, des mesures morales presque, pourrait-on dire, comme celle de refuser l’idée selon laquelle nos gouvernements sont impuissants à changer quoi que ce soit. Pour mémoire, dans les années 1980, ce sont ces mêmes gouvernements qui ont fait voter les lois et autres accords européens qui nous livraient aux marchés financiers. Toutes les règles mises en place depuis les années 1980, l’ont été parce qu’elles étaient l’expression d’un choix politique duquel il découle que la mondialisation n’aura pas été autre chose que la privatisation de la Puissance Publique au service des oligarchies financières. Dans cette exacte continuité idéologique : les prétendus plans de sauvetage, qui n’ont fait qu’aggraver la situation, liant les peuples à des états stipendiés.

Alors qu’on ne nous pose plus la question de savoir s’il est possible de gouverner face au marché. La réponse est oui. Oui, on peut stopper la course folle du néolibéralisme sauvage qui entraîne l’économie mondiale dans une spirale destructrice. Oui, on peut reprendre le contrôle. C’est même très simple : il n’y a rien d’autre à faire que d’appliquer les lois déjà en place. Comme en matière d’évasion fiscale par exemple, où derrière l’écran de fumée des listes grises, noires, tout le monde sait qu’aux plus hauts sommets des états européens, personne n’a jamais voulu appliquer les règles pourtant votées. Aucun tribunal, en France moins que partout ailleurs, n’a jamais eu le droit d’instruire la moindre enquête sur le sujet.

Les mesure sont simples, de l’instauration d’une vraie banque centrale européenne à l’annulation pure et simple de cette partie des dettes souveraines qui a été créée artificiellement du fait du défaut de cette banque, de l’obligation des états à emprunter sur le marché privé aux taux dudit marché, et de l’existence d’instruments financiers de spéculation sur les Dettes souveraines, qui ont transformé l’Europe en vulgaire pompe à fric. Les solutions sont simples, encore faut-il en avoir la volonté politique, plutôt que de nous distraire avec des négociations internationales qui campent sur la confiscation des souverainetés populaires.

 

Nous, on peut ! : Manuel anticrise à l'usage du citoyen, Jacques Généreux, Points, septembre 2012, édition revue et corrigée, 205 pages, 6 euros, ean : 978-2757829790 .

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Un voyage en Inde, Gonçalo M. Tavares

18 Septembre 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

 

Tavares.jpgLisbonne. Un premier chant ouvrant à quelque Ulysse portugais. Bloom plutôt, quelque chose de Joyce, de Bartleby, du roi caché, Sebastiao, évanoui un jour de bataille dans les brumes portugaises, sa statue, seule, scrutant l’horizon mutique. Londres, Paris. Bloom a décidé de fuir Lisbonne. Parce qu’il y a tué son père pour venger son aimée. Il fuit vers les Indes. Goa. Trouver un sens à sa vie, errant, mélancolique, cherchant à donner de la valeur à ce qui est mortel et qui ne sait d’ordinaire en prendre qu’à se projeter dans ce qui ne l’est pas. Loin de Gizeh donc, de Stonehenge, de Jérusalem, de la Pierre noire de la Mecque. Il s’en va arpenter le monde, lui restituer sa taille –les bras écartés dans le désert et rien de plus.

L’histoire est simple : un homme fuit la police et s’en va chercher ailleurs, loin, une femme qui lui ferait oublier l’aimée, assassinée par son propre père.

L’histoire est lapidaire : il y a un duel, un homme tombe, pas l’autre, qui décide de s’enfuir.

C’est l’épopée d’un homme, encore que le terme ne convienne pas. Il n’y a plus d’épopée possible, il ne reste dans le monde que des espaces à parcourir. Pas d’horizon chimérique, d’exaltation poétique -Bloom fuit jusqu’à cette "religion excessive" de la poésie que nous avons érigée pour oublier que nous étions si désespérément contigus au limon.

Londres, Paris, la ville voluptueuse lui assure-t-on, où chaque vie se résumerait à un style littéraire. Le stéréotype nous irait bien, n’était que nous ne pouvons plus vivre de stéréotypes. Et que nous n’avons que faire d’une ville qui suinterait la métaphysique par tous les coins de ses rues. L’esthétique est morte. Il ne reste que l’argent. Paris n’est rien d’autre désormais, qu’une ville façonnée par l’argent. Même si les parisiens veulent encore des histoires pour croire à la leur. Que Gonçalo leur sert jusqu’à plus soif. Trop peut-être. Peut-être pas : il croit si peu en la culture que nous finissons par nous amuser des stéréotypes qu’il brandit et de cette ville en carton pâte où il n’est plus indispensable de penser. Exit la culture, qui n’aura servi qu’à connaître l’adresse du diable.

Bloom étreint d’autres étendues. Ses histoires de famille, ce nombre invraisemblable de femmes qui les traversent. Mary. L’une d’entre elles. Assassinée par son père au prétexte qu’elle ne pouvait convenir à son fils : trop pauvre, issue des classes trop peu favorisées. Alors Bloom a tué son père et il cherche à présent une femme qui lui fera oublier Mary. Mary qui ne cesse, dès lors que le récit l’a nommée, de le hanter, d’en constituer le seul terrain. Mais Mary est morte. Inutile désormais. Elle ne fait que dessiner cette vacance de l’être où s’apporte le récit, qui va s’usant jusqu’à la corde comme une machine incapable de s’arrêter. Avec le monde tout autour, qui poursuit lui aussi obstinément sa marche. Un vide tel, qu’on voit bien comment le récit se relance, rhapsodiquement, convoquant chaque fois le meurtre du père, l’assassinat de la bien-aimée pour repartir, tours détours, en cercles concentriques qui n’en finissent pas de ramener au point de départ. Il est du reste beaucoup question de géométrie dans ce roman, de proportions. Peut-être parce la vie elle-même n’est qu’une chose difforme, peinte d’une manière féroce dans nos mémoires et qu’on aimerait qu’elle fût géométrique, de proportions plus avisées. De celles par exemple dont la Renaissance italienne nous gratifia, organisant l’espace depuis le compas humain.

Bloom s’en va en Inde. Pourquoi l’Inde ? A cause de la distance : "il convient d’arriver fatigué à l’endroit où l’on veut vieillir", car sinon, un nouveau départ pourrait s’amorcer et on raterait son but. Alors Bloom fatigue, d’une escale l’autre, dans cette épopée contemporaine dégarnie où l’on ne peut que parcourir des distances : il n’y a pas tant de mondes que ça dans notre monde et quant au cosmos, il faut bien reconnaître que nous ne nous croisons guère, lui et nous.

En Inde, Bloom perdra le Ciel. Le reste se dénoue peu à peu. Sa quête, posée sur un chemin indécis, tandis qu’à l’intérieur du corps l’inexplicable demeure intact, s’obstine. L’espace est un non lieu. Il n’y a plus de terres secrètes, l’Inde ne lui apprend rien : la moitié des grandes vérités qu’un homme peu affronter dans sa vie n’est qu’une somme de petits mensonges. Bloom décide de revenir à Lisbonne : le monde campe dans les environs du néant. Reste le temps, ce fossoyeur, qui finit par nous enfermer dans la matière, jusqu’à ce moment où, commençant le grand voyage de la mort, nous ne faisons qu’introduire une inquiétude de plus dans le monde.

On ne peut qu’être saisi par la forme prise par ce roman, entre L’Odyssée de Homère déployant ses chants ahurissants et le Teste de Valéry coupant court à toute chimère pour enfermer sa voix dans une boîte bien étroite, celle du parler humain, sans cesse en déroute de ses restes et de ses excédents.

  

 

Un voyage en Inde, de Gonçalo M. Tavares, traduit du portugais par Dominique Nedellec, éd. Viviane Hamy, sept. 2012, 494 pages, 24 euros, ean : 9782878585759.

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ADORNO contre la naïveté épique et l'illusion critique...

17 Septembre 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #essais

Réédition d'une série d'articles et d'essais, dont certains ouvrirent de salutaires polémiques dans le champ de la théorie de la littérature. Ce fut le cas en particulier de l'étude de 1958 : L'essai comme forme, qui prenait pour cible le redoutable théoricien marxiste G. Lukàcs. A la base de la conception d'Adorno, l'idée d'un hiatus entre les mots et les choses. Ce hiatus se manifeste spectaculairement entre l'oeuvre d'art et le discours qui prétend en saisir la réalité. Du coup, il ne s'agit plus, pour le théoricien, de chercher à comprendre l'oeuvre, mais bien plutôt son caractère incompréhensible. Le malentendu, l'erreur, la mauvaise compréhension constituent désormais l'état naturel dans lequel se trouve le critique au moment de commencer sa recherche. La méthode qu'il va employer, dès lors qu'il s'agit pour lui de saisir un terme non conceptuel qui reste caché à lui-même, ne pourra être que paradoxale et relever d'une intention utopique. Dans cette conception, l'essai représente un défi à l'idéal de la claire conscience, de la perception distincte, tout comme à la certitude intellectuelle. De fait, la théorie de la connaissance sur laquelle s'appuie Adorno, s'élabore depuis une critique radicale des règles cartésiennes qui fondent le Discours de la méthode.
La Dialectique négative qu'il construit affirme ainsi d'emblée le primat du non-identique de l'objet. Le rapport qu'entretient le sujet avec l'objet est un rapport mimétique. L'essai en explicite la position à travers sa fonction épistémologique : il a pour tâche d'exprimer la non-identité, c'est-à-dire de "se rapprocher de l'ici et du maintenant de l'objet", que le concept ne peut restituer. Il se trouve ainsi placé devant le paradoxe d'utiliser le concept en le retournant contre lui. C'est d'ailleurs en cela qu'il n'est pas une forme artistique, comme le croyait Lukàcs : il est une forme de la philosophie.
Si le non-identique mobilise la vérité de l'essai, alors sa fonction critique est d'obliger l'oeuvre à se rappeler sa propre non-vérité, par exemple ce paraître que contient le langage dans lequel elle se déploie. L'essai adornien abolit du coup le concept traditionnel de méthode. Il doit atteindre la chose au-delà du concept, mais ne peut y aller qu'au moyen du concept… La question de la méthode se référera alors à celle de savoir comment s'approprier le concept. L'essai ne peut s'en remettre pour cela à une définition de ceux qu'il manipule : seuls leurs rapports réciproques peuvent les préciser. L'image qu'Adorno donne de cette situation est désormais célèbre : c'est celle de l'expérience que chacun peut faire de l'apprentissage d'un vocabulaire qui lui est inconnu, en pays étranger. De sorte que jusque dans sa manière d'exposer ses découvertes, l'essai ne peut avancer comme s'il s'agissait de réduire peu à peu son objet. Comme la réalité, la pensée est faite de ruptures. La parataxe devient ainsi une figure privilégiée de l'essai, qui désavoue la déduction stricte au profit des chemins de traverse. Ou encore : la vérité ne peut être déduite comme une chose toute prête. A la fin de la recherche, la forme que l'essai prend, traduit seulement le fait que le conflit entre les mots et les choses a trouvé provisoirement un langage.
Une telle conception ne pouvait laisser indemne l'oeuvre d'art. Dans un autre essai, La naïveté épique, Adorno repère les petits accidents grammaticaux qui viennent briser "le flux amorphe du mythe", dans le texte homérique. Le récit laisse remonter à sa surface des impuretés. Si bien qu'aucun récit "ne saurait jamais avoir part à la vérité s'il ne jette un regard vers l'abîme où sombre le langage qui voudrait s'effacer lui-même dans le nom et l'image.". L'oeuvre est immergée dans un contexte d'aveuglement. Qu'y faire ? Sa situation dans le monde est aporétique : plus elle est communicable, portant ainsi en elle une certaine efficacité sociale, plus elle se dégrade. Car l'oeuvre vraie est toujours critique, donc politiquement inefficiente. Sa logique ne peut être qu'une logique de décomposition. Partant, sa forme constitue quelque chose comme sa faillite virtuelle. L'artiste, quant à lui, ne peut plus être considéré comme un créateur. Il est un médiateur, celui qui, par son travail, devient une sorte de "vicaire du sujet social global". Cette conception instrumentale du génie artistique conduit Adorno a rejeter l'idée d'oeuvre majeure, reflet d'une hypothétique totalité. A méditer. C'est d'ailleurs ce que lui reproche J. Habermas (cet horizon spéculatif) : il faudrait aller jusqu'au bout et penser le système de l'oeuvre dans son autonomie radicale, en dehors de toute philosophie de la conscience. Ce que Niklas Luhmann fera quelques années plus tard. Mais c'est une autre histoire.


Theodor Wiesengrund Adorno, Notes sur la littérature. Paris: Flammarion, coll. "Champs Flammarion Sciences", mars 1999, 438 p., ISBN-13: 978-2080814302.

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Cet obscur objet du dégoût : la question du désir (2)

14 Septembre 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #essais

belle-et-bete.jpgJulia Peker relevait la scandaleuse ambivalence du concept de dégoût, neutralisant presque la raison, désarmant sa logique, au delà, sans cesse, de l’art de raisonner, l’enjambant pour verser toute pensée hors d’elle, tyrannisant le concept en le saturant bientôt d’images, de sensations, submergeant l’esprit par les émotions de la chair. Il y a, en effet, bien une sorte de scandale logique du dégoût, qui ne peut jamais s’en tenir au conceptuel mais campe sur les frontières de ce que penser prétend. Car il y a dans le dégoût une puissance qui aimante. Quid, par exemple, de la fascination de l’horreur ensanglantée ? Celle de la transgression ? Mais n’est-ce pas une réponse trop hâtive, convenue pour tout dire ? Qui ne peut que poser aussitôt la question du désir, du plaisir. Qu’est-ce que le plaisir, superbe dans sa bassesse ? Peut-on éprouver de l’allégresse à agir par dégoût ? Tel saint Augustin confessant ses larcins. Ou aujourd’hui, ce spectacle des cadavres où notre société a recyclé une partie de son plaisir, dirigeant les nôtres vers ces objets sinistres…

Y aurait-il donc une érotique du dégoût ? Où nous pourrions enfin vomir le désir comme un spectre qui nous déborde… Car peut-on contenir le désir ? Quel cadre de valeurs ériger pour le soustraire à ses excès, quand sa loi même relève de ce que Heidegger nommait la réquisition, le désir constituant sa propre et unique finalité ? Une finalité qui nous ouvre toujours à son renouvellement tout autant qu’au nouveau, aux parfums autres, aux voluptés étrangères, là où campe par exemple le suprême raffinement de l’art culinaire, son haut-goût bousculant volontiers le code des saveurs pour en explorer les limites aux frontières du dégoût –ces viandes faisandées, quel délice ! Voyez l’exercice périlleux du désir sexuel. La Belle et la Bête, où l’objet du désir doit devenir le désir de l’objet. L’érotisme ne tourne-t-il pas autour d’un vide, constitutif même de l’objet du désir ? Ainsi s’apaise le désir, dans une jouissance provisoire, projetant déjà l’ombre de son inassouvissement. Rappelez-vous Lacan : "il n’y a pas de rapport sexuel", l’objet du désir est un mirage, la sexualité, une tension qui tient en elle ses propres excès. Différé, altéré, le désir n’est-il pas jamais lui-même que dans son altérité radicale ? Ainsi, désir et dégoût se féconderaient (la Bête). Ils ne seraient pas les termes d’une opposition, analyse superbement Julia Peker, mais ceux d’une dialectique où le dégoût s’opposerait au désir sans en être la négation. Le dégoût ? Un désir négatif en somme, au sens où dans les mathématiques il existe des valeurs négatives. Conception qui éclairerait in fine l’ambivalence du mot forgé par Freud : celui de libido, ce concept importé de l’idée d’une faim, d’une pulsion qui s’affirmerait dans la contrariété, où le dégoût s’affirme dans l’orbite du désir…

 

 

Cet obscur objet du dégoût, de Julia Peker, éditions Le Bord de l’eau, janvier 2010, 194 pages, 20 euros, ean : 978-2-35687-053-7.

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Cet obscur objet du dégoût, Julia Peker (1)

13 Septembre 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #essais

degout.jpgDu dégoût, on connaît les symptômes : la nausée. C’est dire s’il prend au corps, soulevant le cœur, retournant l’estomac. On en connaît aussi la pédagogie, essentiellement négative, cette discipline du corps dont l'équivoque porte ses plus beaux fruits dans l’ordre du langage, où la transgression verbale ouvre un curieux champ de jouissance. Une ambivalence qu’explore Julia Becker, observant que l’enfant qui joue du mot "caca" plutôt qu’avec ses matières fécales, apprend autant à les expulser qu’à transgresser cette expulsion. Fabuleuse leçon sur le discours humain, où la discipline du corps dresse l’esprit à l’art de l’esquive et de l’allusion, où la pudeur et la honte s’épaulent pour tracer notre intrigant chemin de liberté.

L’enfance passée, force est de reconnaître que cette mise en scène d’un monde aseptisé échoue : il n’est que de réaliser son recouvrement quotidien par nos déjections verbales…

L’insupportable est ainsi un objet aux contours flous, tant socialement qu’anthropologiquement. Sinon intellectuellement : une philosophie de la merde reste à écrire, bien que l’auteur s’y soit sérieusement coltiné ici, explorant consciencieusement un possible cadre conceptuel à l’intérieur duquel rendre compte de cet objet qui ne se laisse pas réduire conceptuellement. Car de quoi s’agit-il avec l’immonde ? Rien moins que d’exclure tout un pan de notre réel. L’immonde occupe de fait une fonction ontologique où désigner dans ce réel qui nous abrite une part d’insupportable. L’entreprise est sérieuse, on le voit, puisqu’il s’agit de tracer les limites de notre monde, cette frontière où puiser la possibilité d’être -humain. Mais une frontière si mouvante, si brumeuse qu’elle laisse constamment entrevoir l’existence de cette zone obscure où ne pouvons pas vivre, où nous n’existons plus. Une zone qui habite notre monde même. Et qui est l’univers du grouillement, de la confusion, du visqueux qui ne peut trouver sa place dans notre monde sans le compromettre décisivement. C’est dire combien notre monde et notre existence sont fragiles, rongés qu’ils sont par le trou noir des cabinets. Un vrai trou noir cosmique que celui de l’immonde. Celui de l’informe, qui n’est pas ce qui ne fait pas monde, qui n’est pas ce qui est hors du monde, mais ce qui ne cesse d’y entrer par effraction, pour le défaire. Car l’immonde est ce qui ronge de l’intérieur et nous apprend à tout jamais combien notre situation est inconcevable –celle que nous soyons ! Il est ce qui ouvre à une métaphysique de l’horreur : la conscience d’être, si peu en même temps, tellement menacé dans cette histoire invraisemblable de l’univers en expansion. Il est ce qui nous renvoie sans cesse à l’horreur que nous ne pouvons pas vaincre : la dégradation universelle, notre devenir charogne.

L’immonde, chevillé au sein même de notre condition, a pénétré nos esprits pour nous révéler l’immense difficulté que nous avons à penser son existence, détruisant au passage les formes mêmes de la logique humaine par sa scandaleuse ambivalence : l’angoisse d’une distinction devenue invisible.

 

 

Cet obscur objet du dégoût, de Julia Peker, éditions Le Bord de l’eau, janvier 2010, 194 pages, 20 euros, ean : 978-2-35687-053-7.

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Les Lois fondamentales de la stupidité humaine

11 Septembre 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #essais

 

CIPOLLA.jpgL’Humanité est dans le pétrin. C’est peu de l’écrire. Rassurez-vous : elle l’a toujours été… C’est même une constante chez elle. Un caprice de la nature, dirait-on, son mystère même affirme Carlo Cipolla, qui n’a cessé d’en scruter les manifestations pour parvenir à cette heureuse conclusion qu’il s’agissait d’une constante anthropologique. Heureuse, parce que le fait social n’a rien à voir avec cela. Du haut en bas de l’échelle sociale, la stupidité rôde, touchant indistinctement tous les groupes sociaux, des élites aux plus défavorisés, avec toujours au sein de chaque groupe comme au sein de l’humanité elle-même, la même proportion de gens stupides. Descartes avait tort : ce n’est pas l’intelligence qui est la chose la mieux partagée au monde, c’est la stupidité. De là à en faire une sorte de discrimination génétique, il y a un pas, que franchit pourtant allégrement notre auteur : à ses yeux, c’est rien moins qu’un fait de nature… A tout prendre, on bichonnerait presque l’assertion pour ne pas avoir à désespérer de l’humanité : elle n’y peut rien, la Nature s’est jouée d’elle et ce, depuis ses commencements. Mathématiquement, la stupidité se répartit donc selon une proportion constante. Avec cependant, force est de l’admettre, un léger avantage pour les hommes. On ignore comment la nature est parvenue à un résultat aussi remarquable, mais c’est un fait : incontestablement, l’humanité est empêtrée dans sa propre stupidité. Les animaux, non. Peut-être parce qu’ils ont déjà beaucoup à faire les uns les autres avec leurs histoires de prédation. L’humanité, elle, s’est trouvée en son sein même une prédation sans pareille : sa propre stupidité. Et nul n’y échappe encore une fois, il est essentiel de l’observer. Prenez le fonctionnement des universités comme celui de nos grandes écoles par exemple : de l’administratif au savant, de l’étudiant de base à la bête à concours, la stupidité persiste et signe. Et à chaque niveau l’on trouve la même proportion de personnes stupides. Les Nobels ne font pas exception à la règle, pas davantage que Harvard ou Normal Sup’. Bon, cela dit, il faudrait tout de même savoir ce que l’on entend par là. La définition qu’en donne Carlo Cipolla est lumineuse : "est stupide celui qui entraîne une perte pour un autre individu ou pour un groupe d’autres individus, tout en n’en tirant lui-même aucun bénéfice et en s’infligeant éventuellement des pertes". Limpide ! Mais d’une limpidité qui nous plonge aussitôt dans des affres d’anxiété : confiez le moindre pouvoir à une personne stupide, immanquablement, c’est la société tout entière qui en pâtira… Et c’est bien ce que l’on peut observer jour après jour, puisqu’il y a la même proportion d’individus stupides dans les sphères du pouvoir que partout ailleurs dans la société ! On comprend pourquoi le monde va mal… Ce petit opuscule est un chef-d’œuvre de sophisme, qui mine de rien compose avec brio sur les prémisses de la pensée de l’économie politique, caricaturant jusqu’à l’excès les travers des discours du management. Cela dit, peut-être oublie-t-il le seul point qui puisse sauver à mes yeux la stupidité, qui ouvre à la plus profonde des métaphysiques, car seule la stupidité humaine est capable de nous donner une idée de l’infini…

  

 

Les Lois de la stupidité humaine, traduit de l’anglais par Laurent Bury, PUF, juin 2012, 7 euros, ean : 9782130607014.

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BECKETT, LA LANGUE DE L’INQUIETUDE -(OU BIEN).

10 Septembre 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #LITTERATURE

limbes"Bavasser" serait-il donc l’ultime langage de l’humanité ?
Beckett supposait l’échange verbal saturé de mauvaise compréhension.
C’était du reste une attitude qu’il partageait avec les philosophes allemands du langage, qui depuis le XVIIIe siècle avaient battu en brèche la claire compréhension cartésienne.
La "machine verbale", plutôt que d’accoucher de l’humanité, n’en finissait donc plus de produire des monstruosités et des significations débiles – nous en savons quelque chose désormais.
Et l’homme en souffrait. Tiré à hue et à dia , l’"ou-bien" le faisait vaciller : tel l’âne de Buridan, comment choisir entre deux significations fondamentalement privées de sens ?
Ne parvenant pas à éviter le marécage de l’entre-deux, nous bavassions depuis sans grande conviction…

L’hommage de Nancy Huston à Beckett n’est au fond qu’une leçon de langue beckettienne. Comme si cette dernière était une matière dont chacun pouvait disposer désormais. Sans doute parce qu'après Beckett, il est difficile d’habiter tranquillement sa langue… Bien qu'il semblait en rester une pour dire cette difficulté : celle de Beckett, précisément. Curieux paradoxe... Ou curieux aveuglement : toute langue ne se déploie-t-elle pourtant pas sur son manque de substance ? Si bien que faire de Beckett un idiome, ne revient-il pas à combler l’entre-deux qu’il avait pointé ? Et se mettre dès lors à parler une langue morte, de trop bien savoir l’exprimer... L’inquiétude qui avait poussé Beckett à parcourir une langue aux usages vacillants a disparu ici, pour faire place à une belle habileté d’écriture, trop convenue pour n’être pas, justement, l’empêchement de la langue que Beckett dénonçait.


Limbes/Limbo, Hommage à Samuel Beckett, Nancy Huston, Actes Sud /Leméac, coll. Un endroit où aller, nov. 2000, 58p.,
ean : 9782760921788.

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Négropolis, de Alain Agat

9 Septembre 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #LITTERATURE

 

négropolis"Dans la cité, les jeunes connaissaient Malcom X mais pas Franz Fanon".

 

 

Bad boys au garde-à-vous. Chacal fait son entrée. Maillot rouge des Chicago’s Bulls. Baggy noir, la jactance affermie aux biceps. Un gang, et puis un autre, Miko aux commandes et Joris le sage, ou peu s’en faut, au milieu de leur débandade. Une violence si grande est enracinée dans l’île, reconduite de génération en génération, blessées, toutes. Avec la drogue au centre de toute cette brutalité, économie parallèle, quand il ne reste que cela, dans les banlieues françaises comme dans ces lointaines îles que la France croit encore piloter. Les Antilles. De toute façon, la France ne leur a servi que cela sur un plateau : elle est le meilleur marché possible pour la drogue d’Amérique du sud. Chacal donc s’avance, au milieu de sa cour. Balais de twingos plutôt que de BM ou de Benz noire. Pour la discrétion. Que les flics ne leur collent pas au cul. C’est ça les gangs dans les Antilles d’aujourd’hui. Les Antilles… Dans toute leur modernité sordide. Du béton partout sous les pattes des natives, pour un horizon sans issue. Le béton, matrice de cette violence suicidaire, partout la même, celle que la Nation a offerte à ses pupilles. Le crack en sus avec ses machinations morbides. Pays en détresse. La gouaille us aux lèvres. Chacal a fait appeler Joris, l’enfant du pays, qui respire comme halète la forêt guyanaise, sauvage, brutalisée, anéantie mais forte toujours de ces ressources muettes. Il lui apprend que son frère était un dealer, qu’il vient de se faire buter en plein cœur de Paris en laissant un magot de cinq millions d’euros on ne sait où, et que ce magot, il lui appartient à lui, Chacal. Joris a mille services du coup à rendre à Chacal, qui décolle bientôt avec son gang pour récupérer son fric. Une première : aucun d’entre eux n’a jamais mis les pieds sur cette terre nourricière… Paris donc. Avec ses embrouilles de cité, ses gangs de banlieue, les familles d’immigrés des arrière-pays colonisés entassés dans des taudis pour y croupir comme des malpropres. Retour aux sources en quelque sorte, puisque c’est Paris qui leur a donné à tous, et pour l’éternité, leur identité d’immigrés. Les flics savent déjà, subodorent une guérilla urbaine, tandis que Joris découvre qui était réellement son frère et qu’il lui faut prendre à présent des décisions de chef de gang, qu’il n’a jamais voulu être. Bad boys et rappeurs de la horde noir scandent leur zouk d’uzi, loin, très loin du zouk love des radios abruties qui distillent sur les ondes nationales leur guimauve à deux balles. De partout rappliquent les ados des cités, prêts au combat tant ils s’ennuient. L’extrême-droite aux aguets, les politiques à deux pas, comme un mensonge auquel on demande aux gamins de croire. Et Joris, contraint d’affronter in fine Chacal et toutes leurs conneries de guerres à tous qui n’en finiront jamais. Joris, un monde de valeurs à lui seul, dans un monde qui ne peut plus en adopter aucune. Chacal meurt donc, assassiné, déclenchant la levée des armes, des exécutions sommaires, des lynchages sordides. Une vie de désespérée, taillée dans une langue volontiers lyrique pour dessiner la vision d’un monde qui a fini par pourrir sur ses propres pieds. Un monde détruit, celui d’une culture communautaire, celle des cités en particulier, qui s’est développée sur ses propres ruines, privée de ses racines, sans culture véritable : ils se prennent pour des blacks, écrit l’auteur, alors qu’ils n’en sont pas. C’est tout le drame de la diaspora française qui se joue là, cette diaspora doublement déracinée, de sa culture antillaise comme de sa culture française. Un constat amer, sans répit, sans issue.

 

Négropolis, Alain Agat, La Manufacture de livres, janvier 2012, 254 pages, 17,90 euros, ean : 9782358870313.

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