Robert Linhart, avec philosophie...
Le 5 avril 2023 sortait le film L'établi, de Mathias Gokalp. Le 7 avril, Robert Linhart était l'invité de Géraldine Muhlmann, dans son émission Avec philosophie, sur France Culture. Sans doute la plus poignante et la plus étonnante de toute sa carrière. La plus magnétique, de part en part découverte, déroutée par ces silences, ces vides radiophoniques qui l'absorbaient et que Géraldine Muhlmann sut accueillir avec bienveillance et un immense respect. Mais...
Que fallait-il prendre avec philosophie ? Les longs silences de Linhart, très peu intéressé par le discours d'autorité, sinon disciplinaire, de la philosophie, qui semblait du coup en panne sèche devant l'événement ?
«L'expérience des anciens établis, interrogea Géraldine Muhlmann, avait-elle encore quelque chose à nous apprendre aujourd'hui ?» Une question sans détour, fleurant son pharmakon, pariant encore et toujours sur l'efficience du discours philosophique et son aptitude à rendre le vrai non seulement disponible, mais énonçable. Comme s'il existait comme objet de pensée déjà là, en attente de son interprétation.
Pour y répondre, Géraldine Muhlmann avait invité Robert Linhart, sa fille et deux philosophes dont un, spécialiste du travail, qui ne nous apprit strictement rien, faisant du silence des Linhart la matière même avec laquelle débattre, sinon se débattre.
La question liminaire, négligeable sinon obsolète, improductive à tout le moins, pour se saisir d'un vocabulaire qui depuis L'établi n'a cessé de dévorer nos vies, s'égara sous le manque de pression de la parole, laborieuse -au plein sens du terme-, de Robert Linhart. Il y avait tant à dire pourtant. Mais ses silences défiaient la prétendue présence de ce qu'il restait à dire sous la langue du philosophe...
Qu'on se rappelle tout de même son livre éponyme, cette grève échouée qui concernait précisément ce avec quoi nous sommes aux prises aujourd'hui : travailler plus pour gagner moins, voire : pour perdre nos vies.
La question de Géraldine Muhlmann rebondit en circonspections plus vaines encore, autour de cette fameuse barrière de classes entre Robert et les ouvriers. Barrière ? Non, répondit-il magistralement, pour s'emporter contre l'intérieur bourgeois qu'on lui avait machiné dans le film, pour mieux exhiber sans doute cette fameuse barrière qu'il récusait. Classe ouvrière et bourgeois pouvaient-ils s'entendre ?, répétait Géraldine Muhlmann... Mais non, vraiment, là n'était pas le propos, ni du livre ni de Robert Linhart, ni moins encore celle de l'expérience qu'il avait vécue. Mais Géraldine Muhlmann y revenait sans cesse, classant plutôt qu'identifiant. Cette Gauche Prolétarienne «infiltrée» dans les usines, dites-moi... Évoquant burlesquement au détour de l'entretien «les» Black blocs, pour ne révéler qu'une chose : c'est qu'elle ne savait pas de quoi elle parlait en les subsumant sous cette forme conspiratrice, alors qu'il s'agit d'une tactique de manifestation qui aura vu tout au long de l'année 2023 le cortège de tête s'allonger incroyablement et s'épaissir de toutes les couches sociales et de tous les âges de la vie dont une société est faite, battant en brèche, pour qui savait le voir, les discours sur les factieux qui sont, eux, la contingence des Droites illibérales.
Mais Géraldine Muhlmann devait inlassablement revenir à son idée, construite comme originaire et sous laquelle organiser le sens de l'expérience de Robert Linhart, celle contre laquelle cogner ses silences têtus pour qu'au-delà de la réponse administrée (le pharmakon) il ne restât plus rien à penser. Trans-classe, c'était cela le mot l'ultime, le fondement de ce qui pouvait être pensé, le référent suprême et tant pis si le mot était anachronique : il logeait assez bien la spéculation philosophique du moment. Il déposait même plutôt aimablement la réflexion pour laisser place à sa contemplation : trans-classe, et tout était dit... Elle y revint donc encore une dernière fois pour évoquer, assurément, la douleur intérieure du militant normalien si loin du monde ouvrier, construit sur le modèle exotique de l'éloignement culturel.
Curieusement, personne sur le plateau ne réalisa que le film avait abusivement fait de Robert Linhart un philosophe, sinon Robert Linhart lui-même, s'emportant contre ces dernières images qui le montraient, de retour de son établissement, rétabli dans son statut de professeur de philosophie : le film l'exhibait professant un cours magistral sur Hegel. «Je n'ai jamais fait ça», affirma Robert Linhart, à qui l'on n'avait pas même posé la question. Personne pour s'interroger sur le fait que, philosophe de formation, il s'était fait sociologue. Personne pour tenter de comprendre sa sortie de la philosophie. Comment sort-on de la philosophie ?
En 2023, on faisait donc rentrer Linhart dans le rang. Le rétabli... En oubliant allègrement les débats qui avaient agité les années 60 autour, justement, de la question de la sortie de la philosophie !
Personne pour rappeler le grand débat Derrida/Lévi-Strauss, sur ce thème. Personne pour se rappeler que le second avait choisi de n'être plus philosophe. Personne pour se rappeler Foucault, Benvéniste, Bourdieu, qui tous avaient déserté le champ autoritaire que traçait autour des philosophes leur discipline. On ré-assignait à résidence philosophique Linhart ! Sans l'entendre. Sans entendre cette simple petite phrase énoncée en cours d'émission.
Personne pour se rappeler qu'Althusser, qui fut non seulement son professeur mais son ami, avait lui aussi choisi de se méfier des accommodements de sa discipline (au sens de ces petits arrangements qui fondent aujourd'hui l'exercice public du métier), d'interroger à tout le moins l'arrière-plan social et sociétal que convoquait la figure du philosophe, tout comme les procédures argumentatives de sa parole, qui en faisait une drôle de parole d'évangile : abaisser, refouler... Tous avaient oublié combien la langue philosophique pouvait être celle de la violence, celle d'une société sans «différance», incapable de s'interroger sur ses préjugés comme sur les logiques dans lesquelles s'inscrivent ses concepts (re)fondateurs, moins innovants (on dit disruptifs dans la novlangue du pouvoir) qu'obscurantistes.
Peut-être parce que depuis, une génération de philosophes postiches s'est emparée de la perruque du sens pour oublier d'en interroger l'esprit... Peut-être parce que ces pseudos philosophes de plateau ont réussi : parvenus au bout de leurs efforts, ils savent tenir leur rôle d'astreinte réactionnaire nécessaire dans une société de souffrances et de révoltes toujours sur le fil de l'étincelle...
Et puis Robert Linhart s'est tu. A quoi bon ?
«Je ne dirai rien de la philosophie» énonce Descartes dès la première partie de son Discours de la méthode.
Quand le philosophe remplace le prêtre, comment ne pas sortir de la philosophie ? S'il ne reste qu'à clarifier ce sens là, clarifions alors, jusqu'à le rendre diaphane, émacions-le, qu'il en devienne étique, ce qu'il est du reste, décharné, sec comme une trique, assommoir et casse-tête, à l'image de ces violences qui ont fondé le nouveau pouvoir des nouveaux philosophes que Robert Linhart combattit dès leur apparition à travers son récit écrit littérairement plutôt que philosophiquement -question que personne ne se posa non plus.
Restent ses silences qui témoignent de ce que seul le suspens du sens, en longs détours odysséens, nous offrira les naufrages à tout prendre préférables à l'effondrement que les discours d'autorité nous promettent.
liens vers les articles précédents écrits autour de L'établi :
L'établi, un film de Mathias Gokalp et Nadine Lamari
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Classé dans le genre «drame» et sous-genre «historique», le film semble tout entier construit autour d'un hiatus, d'une défaite et de l'élaboration d'un martyrologue... Et pourtant, quels espoirs dans ce film sans espoir, quelle espérance, quelle résonance en outre aujourd'hui sous l'ère illibérale d'un Macron, à condition de garder à l'esprit la révolte des Gilets Jaunes méprisées par la classe intellectuelle et ces mêmes intellectuels aujourd'hui effarés devant les dérives policières pourtant prévisibles de Macron...
Le hiatus, c'est la différence de classe qui sépare l'établi normalien de la classe ouvrière, enfermée tout à la fois dans ses préjugés (la scène de la réunion maoïste dans l'appartement des Linhart, racontée par cette militante lâchée par ses «collègues» ouvriers, calomniée, brutalisée par les mêmes), une classe enclose dans son être, privée de tout devenir, de toute échappée quand lui, l'intellectuel, sait pouvoir compter sur un avenir plus clément.
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Le film insiste lourdement sur ce qui sépare Robert Linhart de ses camarades ouvriers, pour nous le dépeindre en bourgeois plastronné dans un appartement digne de «modes et travaux» devait fustiger dans un entretien à France Culture sa fille, Virginie Linhart. A de nombreuses reprises, cette différence est exhibée, amplifiée, brodée à travers des ajouts au livre de scènes qui n'y figurent pas pour mieux «montrer» et insister sur le fait qu'une «sortie» de crise attend le normalien, que l'on voit même en fin de parcours administrer un cours besogneux sur Hegel, alors que Linhart, reprenant un poste somme toute modeste à l'université, n'a plus jamais donné de cours de philosophie -un point sur lequel il reste à s'interroger et à interroger la philosophie sur ce dont elle est le nom dans un monde sans partage qui reste plus que jamais à «transformer», dixit le jeune Marx...
Et tout cela alors que les camarades de travail de Linhart ne l'ont jamais vécu comme étranger à leur monde dès lors qu'il s'y tenait. Alors certes, ça et là le film le laisse transparaître, dans au moins deux scènes : celle de l'aveu de ses origines lors d'un midi festif, et celle de la sortie d'un petit chef à son encontre, révélant sa vraie identité sociale, scène inventée pour les besoins de la cause prolétarienne, oserai-je. Piètre rachat.
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Les établis, affublés des oripeaux de la bourgeoisie, passeront ainsi à travers ce film pour des révolutionnaires d'opérette, poussant à la révolte des hommes et des femmes qui avaient plus à perdre qu'eux. Certes : pour partie, grande si l'on veut ne tenir le compte que des établis parisiens, ces jeunes gens étaient issus de la bourgeoisie et ne firent pour certains d'entre eux qu'un petit tour cavalier dans les usines pour y exhiber leur superbe. Encore que : les maos eurent tout d'abord la sagesse de reconnaître leur échec et de dissoudre un mouvement pensé sur de mauvaises bases. Et avant cela, c'est oublier que la lutte des classes traversa aussi le mouvement maoïste français, tel «dirigeant» remis en cause pour son mépris de l'argent abandonné au patron au moment de son licenciement, telle ville, Grenoble pour ne pas la citer, nommant un ouvrier à la tête d'un mouvement qui s'était structuré sur un modèle par trop stalinien. Le film, du reste, ne sait pas parler de l'organisation maoïste derrière le mouvement des établis et ne sait donc pas comprendre les enjeux politiques, moraux, idéologiques, culturels de l'établissement. Ensuite ce n'était pas si simple de s'établir et d'en vivre la condition une année pour les uns, plusieurs pour les autres. La répression du patronat était féroce à l'égard de ceux qu'il parvenait à démasquer, isoler, jeter en vindicte et livrer aux représailles. Sans parler de l'absolue mépris qu'ils durent encaisser des intellectuels «bourgeois» pour le coup, qui refusaient de se mêler au Peuple de près, tout en le glorifiant du plus loin qu'ils pouvaient. Enfin et surtout peut-être, personne n'a écrit l'histoire du derniers tiers d'établis et de ce que ce dernier tiers, souvent des lycéens, loin de la figure caricaturale campée dans le film, a porté. Leur établissement fut pour la plupart d'entre eux sans retour possible, un renoncement qu'ils durent transformer en accomplissement. Dans les usines, dans les champs, ceux-là incarnèrent une raison, celle de la révolte contre les injustices sociales dont beaucoup, Mai 68 passé, voulaient enterrer à la hâte la violence inouïe. Ils furent le pont, d'un mouvement l'autre, du front des luttes féministes à celui des luttes contre le nucléaire en passant par les combats contre la maltraitance carcérale, ils furent le pont d'un discours qui n'a pas cessé, malgré le renoncement des années 80, 90, de hanter la société française. Ceux-là sacrifièrent beaucoup, bravant ensuite les chimères des années 80, 90, jusqu'à ce que l'aujourd'hui leur donne raison : il n'y a pas de hiatus, sinon entre l'extrême petit nombre des nantis et leurs dogues, et «nous», les classes rançonnées, qui sommes le nombre et la justice.
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La défaite. C'est celle d'une grève échouée, sinon ratée. Échouée sur les pavés d'une plage qu'on ne cesse toutefois d'entrapercevoir, d'une grève qui ne cesse de déchirer l'épais tissu mortifère jeté comme un linceul sur le beau mois de Mai. Inutile donc d'en chercher les causes, qui ne sont surtout pas à relever d'une quelconque direction d'un mouvement qui aurait été mal conduit -et par qui ? Linhart n'est fort heureusement (encore que) pas vraiment présenté comme le meneur, bien que son personnage soit encombré par la culpabilité d'une responsabilité qui n'était pas la sienne mais celle de tous : celle de cette minorité, le comité de base, qui un jour a pu dire non. Un non jubilatoire, libérateur, et c'est cette jubilation que le film, parfois sur un mode mineur tant il veut nous donner à croire que l'établi, avec ses airs gourmands quand la grève s'enclenche, s'est hasardé dans une aventure qui le dépassait, c'est cette jubilation seule qu'il faudrait retenir comme vraie victoire qui laissa des traces positives. Ou plutôt cherchons les causes de l'échec du côté du patronat, du côté du gouvernement, du côté des forces de réaction si puissantes et promptes à écraser toute rébellion à son ordre mortifère. Et retenons pour leçon qu'aucune lutte n'est gagnée, mais que toutes les luttes sont gagnables : on doit toujours se révolter. Qu'on réalise : trois mois à peine se sont écoulés depuis les accords de Grenelle que Citroën veut faire payer aux ouvriers les concessions salariales de Mai 68 ! Qu'on réalise un peu à l'aulne de ce que nous vivons aujourd'hui : ce si grand bond en arrière que Macron et son gouvernement veut nous faire accomplir pour nous ramener à la France de Vichy après avoir enterré les conquis de Croisat !
Le film s'achève sur des raisons d'espérer, mais dans l'orbe d'horizons privés. Face à l'échec de l'émancipation collective, il ne resterait pour salut que la solution individuelle : Linhart de retour à la fac, Christian (il n'y a pas de traître dans le récit de Linhart) les yeux grands ouverts sur son destin de meneur d'hommes. C'est là toute sa limite et toujours l'obstacle majeur aujourd'hui, celui par exemple des bifurcations qu'ici et là les élèves des grandes écoles entendent embrasser. Il n'y a pas d'issue quand il n'y a que soi pour seule issue au monde.
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Le martyrologue, c'est autant celui de la classe ouvrière que celui de Linhart qui nous est composé. Le climat pesant, même lissé du film, donne à sentir l'oppression qui règne non seulement sur la chaîne, mais dans la vie des protagonistes. La tonalité est pessimiste. Une chape de plomb repose sur la condition ouvrière. Qu'on y songe : rien n'a su l'en débarrasser, sinon l'INSEE en nous faisant croire qu'elle n'existait plus, cette condition. De Sarkosy à Macron, en passant par Hollande, les socialistes furent les plus acharnés à nous faire croire à la disparition de cette condition d'opprimés, préparant le terrain au fumeux concept de «start up nation», qui a fait long feu. Son martyrologue a fini par s'écrire en lettres de sang, yeux crevés, mains arrachées, des millions jetés dans la misère. C'est cette misère que l'on sent éclore dans le film, qui nous réjouit tout de même de tirer un trait sur la parenthèse sociale-démocrate qui faillit nous enterrer tous. La grève réprimée, il reste les ouvriers à la rue et Linhart dépouillé comme de lui-même, témoin, au sens fort de l'étymologie grecque du mot, où le témoin est un martyr, oscillant entre expiation et rédemption, sauvé in extremis par une lettre qui n'a jamais existé.
L'établi, un film de Mathias Gokalp et Nadine Lamari, 5 avril 2023, 117 minutes, Production Antoine Rein, Fabrice Goldstein et Antoine Gandaubert, sociétés de production : Karé Productions, Scope Pictures, France 2 Cinéma, Auvergne-Rhône-Alpes Cinéma, société de distribution : Le Pacte (France), pays de production : France, Belgique.
Guerre, texte de Lars Norén mis en scène par Christian Benedetti, Théâtre Studio, Alfortville
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Celle des Balkans. La guerre oubliée, gommée par celle d'Ukraine, comme si elle n'avait jamais existé. Occultée surtout. La guerre honteuse. Rappelez-vous Srebrenica, juillet 1995, dans une ville déclarée «zone de sécurité» par l'ONU, 8 000 hommes et adolescents massacrés. Rappelez-vous le comportement des armées amies : 400 casques bleus néerlandais présents sur les lieux, refusant l'appui aérien au prétexte qu'ils pouvaient subir des dégâts collatéraux. Rappelez-vous surtout : 50 000 femmes bosniaques violées, la mise en place de camps de viols...
Rappelez-vous Tadeusz Mazowiecki en 1995, l'expert de l'ONU démissionnait avant d'envoyer son 18ème rapport, en expliquant que l'ONU avait failli à refuser d'empêcher l'épuration ethnique à Srebrenica comme à Zepa, enclave pourtant sous sa protection. Rappelez-vous ses paroles : «Je ne peux participer à un processus fictif de défense des droits de l'homme.»
Rappelez-vous encore cet homme, qui aura rendu audible la question du viol en temps de guerre et oubliez la guerre : ces viols ont été commis par toutes les armées présentes, y compris les casques bleus des Nations Unies. Oubliez la guerre : les armées amies ont profité, c'est le mot, de l'extrême fragilité dans laquelle se trouvait les populations victimes pour satisfaire sur les femmes leurs jouissances pourries : les femmes qu'ils ne violaient pas servirent comme prostituées.
Le sujet est au centre de la pièce de Lars Norén. Mais peut-être pas la guerre, finalement...
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La guerre est atroce, la guerre est prépotente. Elle contamine vainqueurs et vaincus, agresseurs et agressés. Mais qu'on ne mette pas en avant les traumatismes qu'elle génère comme autant de fils qui permettraient de «comprendre» les usages que l'on fait des comportements les plus aveugles, tel la cruauté post-traumatique ou le sadisme égotique. Ici, le retour d'un soldat mutilé. Traumatisé. Certes. Aveugle. La symbolique a son importance : à quoi est-il aveugle ? A quoi avons-nous été aveugle face à cette guerre ? Qu'avons-nous refusé de voir ? De quoi, de qui avons-nous détourné la tête ? De qui ?
Dans le parti pris de mise en scène, les acteurs détournent beaucoup la tête du public. Ou bien c'est l'inverse plutôt, dans ce dispositif scénique qui nous contraint à ne les voir que de biais, que depuis ce biais qui mate leurs regards, étouffe leurs paroles. Nous aurions du reste sans doute préféré ne rien voir, ne rien entendre de ce qui se dit dans ce théâtre et ne se «joue» plus... Il faut pourtant, dans ce biais, autant physique que théâtral, puisqu'on est au spectacle après tout, prêter notre attention à ce qui se dévoile. Ai-je bien vu ? Ai-je bien entendu ? Non pas un théâtre de retenue, mais d'attention, d'une attention insoutenable. Franchement, c'est insoutenable.
Les femmes sont sur cette scène à trois âges de leurs vies. Trois âges qui ne leur appartiennent pas, tracés, compilés, déterminés, inscrits dans les fantasmes du mâl(e). Leur vie est l'enjeu, leur mort. La mort des autres dans cette pièce. La mort des autres. Sidérant : l'effet de sidération est constant, qui du plateau aux fauteuils où le public croit pouvoir s'installer envahit l'espace de la représentation, le suffoque. Ai-je bien vu ? Ai-je bien entendu ?
La mise en scène de Christian Benedetti s'y déploie dans son accoutumée : une diction rapide entrecoupée de longs arrêts brusques. Silence sans échappée possible. La fin de la proposition est brusque, terrifiante, qui vous étourdit et vous plonge dans un malaise que les applaudissements ne peuvent rompre. La fin est brusque : ai-je bien entendu ce qui vient d'être dit ? Je n'ai pas même le temps de reprendre mon souffle que le noir est tombé, que la lumière est revenue, que les acteurs dépouillés de leurs oripeaux sont là au centre de la scène, qu'il me faut applaudir, que faire d'autre ? Convoqué, le public se retrouve au centre de la scène. Sans répit. Mais il n'y a pas de face à face. Nous ne sommes pas «ensemble», nous sommes laissés, là, en plan, sur le bord d'un gouffre. Que s'est-il passé ? Que se passera-t-il ? Qu'en ferons-nous ? Je ne sais que conclure. Peut-être, surgie d'un gouffre elle aussi, cette phrase du récit Nuit d'Edgar Hilsenrath qui fait retour «Le crépuscule tombait. Encore un jour absurde qui touchait à sa fin»...
Le spectacle est fini. Christian Benedetti a pris grand soin de l'encadrer dans le temps d'un moment théâtral qui ne parvient pas, cependant, à prendre fin, nous renvoyant chacun dans la nuit nous débrouiller avec ça, comme les personnages l'étaient, en prise avec... ça !
Guerre, Texte de Lars Norén mis en scène par Christian Benedetti, Théâtre Studio, Alfortville, 16 rue Marcelin Berthelot, du 18 au 29 avril 2023, durée : 1h45, téléphone : 01 43 76 86 56.
Le silence, Dennis Lehane
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Boston en 1974. La ville est administrée autoritairement, par décrets. Tout près : Harvard. Mais à Boston, Dennis Lehane a choisi d'évoquer deux quartiers de misère pour parler de cette page sombre de l'histoire de la ville, celui du ghetto noir et celui des irlandais autour de la cité de Southie. South Boston donc. Deux quartiers qui se touchent, épaule contre épaule, mais qui ne s'épaulent pas. Peu avant l'été 1974, le Juge de Boston a décidé que ces deux quartiers devront se plier à sa Loi sur la mixité : des bus iront chercher les enfants noirs pour les emmener dans les écoles blanches. Pour Mary Pat, qui bosse à Harvard mais habite Southie, cela n'a pas de sens de décider autoritairement que pour échapper à son trou du cul du monde noir, on atterrisse dans le trou du cul du monde blanc. La décision, forcément, attise l'amertume de ces deux communautés également livrées au désespoir, engendrant beaucoup de ressentiment du côté des blancs, révélant le racisme qui structure leur communauté comme un garde-fou à leur colère sociale. Mary découvrira bientôt que ce ressentiment des blancs est attisé par la pègre irlandaise qui règne sur leur monde. Cela les arrange bien en fait, eux qui ont fait main basse sur Southie. C'est ça la grande affaire du roman : en plus d'être victimes de l'injustice sociale programmée par Boston, blancs et noirs sont la proie d'hommes peu scrupuleux qui bénéficient de la protection de la police blanche pour asseoir leur domination sur un monde pauvre, sans horizon.
Mary Pat va le découvrir peu à peu, tout comme elle découvrira, elle le croit du moins, qu'elle a enfanté un monstre en la personne de sa fille, brusquement mêlée au meurtre sordide d'un jeune noir qui a commis l'erreur de tomber en panne de voiture dans Southie. Mais cette fille elle-même a disparu. 17 ans, on la retrouvera assassinée, coulée sous une chape de béton parce qu'elle s'est approchée de trop près du boss de la pègre irlandaise. On suit l'enquête, dure, acharnée, de Mary, assistée par un flic que les exactions de la police dégoûtent, et les parents de la jeune victime noire.
Superbe personnage que celui de Mary, pont entre les deux communautés, qui poussera jusqu'au sacrifice sa lucidité vengeresse. Sublime d'humanité, d'intelligence, de volonté, Mary Pat est la seule à comprendre que «les riches font en sorte qu'on continue à se battre entre nous comme des chiens qui se disputent les miettes pour qu'on ne les attrape pas en train de se tirer avec le festin».
Le 12 septembre 1974, dans les annales cette fois réelles de la ville de Boston, des flics anti-émeutes accompagneront le bus des élèves noirs dans un lycée blanc, déserté par ses élèves. Le bus sera caillassé. La misère pourra reprendre ses droits et l'humanité, sa pente mortifère.
Dennis Lehane, Le silence, éditions Gallmeister, traduit de l'américain par Francis Happe, avril 2023, 444 pages, 25.40 euros, ean : 9782351783221.
Macron ? Une poubelle de retard, mais beaucoup de casseroles d'avance...
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Dans les poubelles de l'Histoire, Macron apparaîtra comme le vieil enfant d'une présidence incongrue qui porta à bout de bras les idées d'un autre temps, celles du libéralisme autoritaire qu'un Léon Daudet, qui dirigeait alors l'Action Française, avait thématisé dans les années 1920 et qui inspirèrent Carl Schmitt, théoricien du nazisme. Nous verrons cela.
Sur le plan économique, là aussi, il faudra fouiller dans les poubelles de l'histoire et en ressortir le vieux Reagan et son consensus de Washington, pour comprendre comment ce vieil enfant a conduit la France à la faillite économique en appliquant stupidement les recettes des années 1980...
Mais revenons à Carl Schmitt (1888-1985). Le 23 novembre 1932, il fut convié à Düsseldorf par un parterre de patrons, à prononcer un discours de validation du plan emploi de Von Papen, qui venait de démissionner quelques jours plus tôt tandis que dans la coulisse, Hitler trépignait. Ce plan emploi ressemblait fort à ceux imaginés par Macron et les siens -mais imagination n'est pas le mot, Macron et sa clique en manquant gravement. Crédits d'impôts pour les employeurs, baisse des salaires pour les employés, austérité pour les plus modestes, ruissellement pour les plus riches, Schmitt disserta sur la nécessité de contrôler l'opinion en faisant main basse sur la presse, dénonça l'égalitarisme qui avilissait les énergies créatrices et bien évidemment, condamna la démocratie parlementaire qui ne pouvait être qu'un frein à l'enrichissement du pays. Il préconisa donc de se défaire du parlementarisme, pour s'orienter vers ce qu'il nommait l'état «total» (sans jeu de mot), dont l'Administration serait confiée aux grandes entreprises (Total ?). Encore une fois, ces idées lui étaient venues à la lecture de Léon Daudet... On est ici en plein dans le bain sémantique et culturel du président Macron, non ?
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Schmitt appelait donc de ses vœux un état autoritaire, entre les mains d'un seul homme, débarrassé du pluralisme politique (Macron a tenté d'y parvenir, recrutant à « gauche », débauchant à «droite» puis au «centre», avant de renifler du côté des sirènes du RN). Il fallait à tout prix se débarrasser de la démocratie, le pouvoir politique ne pouvant tenir aux yeux de Schmitt qu'à la condition de n'avoir d'autre légitimité que la sienne... Dès lors, la seule question valide restait de savoir envers qui cet état devait être autoritaire : en gros, il s'agissait de construire un état fort avec les faibles, faible avec les forts (Total, LVMH, etc.). Un état capable de légiférer sans rendre de comptes, quand bien même 90% de la population lui serait opposée...
Macron a suivi cette ligne politique. A terme, Hitler vint.
Or ce que Macron n'a pas compris, c'est qu'on ne construit pas une République de mille ans sur les ruines de la démocratie...
L'effondrement de la légitimité de sa gouvernance l'atteste. Quand bien même elle est devenue la source d'une immense violence, du fait même qu'elle est illégitime désormais. Et là encore, c'est l'idéologie de Léon Daudet qui soutient ce «projet» : vers une guerre totale (on a entendu un député «Renaissance» l'évoquer ces derniers jours) contre ce qu'il veut désormais appeler «l'ennemi injuste» et non «intérieur». «Injuste», c'est-à-dire tout autant «ingrat» qu'illégal, «factieux», justifiant qu'on le mutile, qu'on lui crève les yeux. Un ennemi pour tout dire, déshumanisé. Yeux crevés, mains arrachées. Un ennemi contre lequel brandir sa police érigée en caste violente, chargée de sous-traiter cette violence pour donner à croire qu'elle ne viendrait pas de l'état lui-même, mais d'hommes de mains à peine contrôlables (Mussolini). Une police commettant ainsi une violence dont l'état ne serait pas responsable, traçant un odieux trait d'union : violence pour violence, qu'ils s'arrangent entre eux et que le plus violent l'emporte... Mais au centre de cette arène, il y a la société française. Affrontée à cette transformation des paramètres de la guerre : ne nous y trompons pas, la police est mieux équipée que notre armée. Les années 30 ne nous ont jamais quittés. L'état autoritaire de Macron est une dictature à bas bruit. Celle d'une bourgeoisie sans scrupules qui, en termes gramsciens, en imposant sa terreur, avoue qu'elle n'est plus capable de diriger le pays, mais juste de le violenter.
Le Monde ne sera plus comme avant, sous la direction de Bertrand Badie et Dominique Vidal
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Avec force, Bertrand Badie dénonce les mirages et les dangers de la croyance en un éternel retour, de la guerre en Europe, de la Nation, des frontières, du religieux, etc. Les thuriféraires des temps présents, à prêcher ce retour, ne font que nous embarquer dans de fausses réponses qui pourraient nous êtres réellement fatales. Il nous faut au contraire «saisir la nouvelle grammaire des relations internationales», affirme Bertrand Badie, nous ouvrir aux décalages, aux inédits, aux surprises du monde mondialisé dans lequel, partout, le social a repris ses droits. Assez étrangement, mais en accord avec la vision qu'il nous propose, son approche se fait volontiers plus sociologique qu'historienne. C'est que ce «nouveau monde est plus social que politique». Pour preuve, ces insurrections qui de la France à l'Amérique latine bousculent le conservatisme que brandissent de pseudos élites en place, pour s'en faire rempart. Une classe dominante et non plus dirigeante aurait dit Gramsci, qui ne dirige plus rien mais tente de soumettre les populations à ses rationalisations absurdes, pour tenter de sauver l'illusion de sa légitimité. Ce sont ce que Bertrand Badie nomme les inter-socialités qui ont pris le pas sur la géopolitique westphalienne. Et tandis que les médias mainstream et les diplomaties ringardes tentent encore de nous faire croire à l'utilité d'une diplomatie campiste, force est d'observer que dans la réalité, ce à quoi on assiste c'est à la confusion d'une diplomatie «attrape-tout». Mais non, la classe politico-médiatique court toujours à la remorque d'un mauvais rêve, qui à peu près partout en Europe débouche sur le même ressentiment d'une culture nationale-réactive mortifère, chassant le pauvre et l'immigré pour en faire les figures de leurs pogroms à venir.
Or partout les peuples se lèvent : la réinvention sociale du monde est en marche. Mais un Macron ne peut le voir : l'horloge du vieil enfant s'est arrêtée sur ces nuances de gris qui agitaient les époques terribles des jupes de ses mères.
L'Ukraine, par exemple, est une fausse guerre froide. Les guerres, du reste, quand on les examine, nous disent les collaborateurs de Bertrand Badie, ne sont plus inter-étatiques, mais intra-étatiques. Cela parce que ce que l'on observe, c'est «l'effondrement de la légitimité de la gouvernance» des personnels au pouvoir, un effondrement qui se traduit partout par la même montée en puissance de la violence policière des états contre leur peuple. Les vrais enjeux sont là. Ne laissons pas ceux qui nous dominent nous maintenir dans leur ignorance criminelle.
Le Monde ne sera plus comme avant, sous la direction de Bertrand Badie et Dominique Vidal, éditions LLL, coll. Le monde d'après, novembre 2022, 332 pages, 22 euros, ean : 9791020911346.
L'œuvre-vie d'Antonio Gramsci (1891-1937), Romain Descendre, Jean-Claude Zancarini
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Le fruit de dix années d'études consacrées au problème d'une œuvre toujours renouvelée mais dispersée entre notes théoriques, articles journalistiques et courriers militants. Dix années d'un séminaire qui s'est largement bâti autour des apports de la recherche italienne contemporaine, exhumant de très nombreux inédits qui auront permis de mieux comprendre les raisons de l'approche gramscienne du marxisme pour rendre compte, des années de formation à Turin jusqu'à sa mort à Rome, de l'incroyable originalité de cette pensée à travers un processus d'élaboration complexe, qui lui imposait d'inventer des concepts nouveaux pour décrire le monde tel qu'il changeait. Non pas un terme au demeurant, les études gramsciennes allant aujourd'hui de découverte en découverte, documents, lettres, notes exhumés ici et là, en Europe comme en Russie. Dix années consacrées au penseur de la Révolution le plus fertile et le plus lu après la chute du communisme, trop souvent certes réduit à ces quelques phrases étincelantes que tout le monde a en tête («Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres», tellement, tellement appropriée à notre situation!) -et pourquoi du reste, devrait-on se couper des fulgurances de sa pensée ?
C'est à l'articulation de cette pensée en prise avec la vie, d'une pensée qui n'aura jamais renoncé à se faire, se défaire, avancer, que nos auteurs se sont affrontés, dans un essai d'une richesse absolue. Un travail qui éclaire de façon saisissante les concepts désormais majeurs de la pensée de Gramsci, de celui d'hégémonie à celui de Praxis, pour dessiner une tout autre figure d'intellectuel que celles que nous continuons d'adorer, idolâtrant des icônes qui passent leur temps à faire rentrer par la fenêtre cet autoritarisme que l'on a voulu chasser par la porte.
Une maïeutique pour tout dire, éloignée de tout cours magistral, luttant de toutes ses forces contre le principe d'autorité qui règne sur nos castes d'instruits. C'est ainsi tout son itinéraire intellectuel et de vie qui nous est reconstruit dans une sorte de corps à corps avec les idées de son temps, reconstituant le parcours d'un combattant qui n'a jamais cessé de penser le monde dans l'instant de ce monde.
Une leçon !
Romain descendre, Jean-Claude Zancarini, L'œuvre-vie d'Antonio Gramsci (1891-1937), éditions La Découverte, avril 2023, 568 pages, 27 euros, ean : 9782348044809.
black bloc, histoire d'une tactique, Camille Svilarich
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Rappelons d'emblée que le black bloc n'est pas un groupuscule mais une tactique, «une formation historique contingente» comme l'écrit l'auteure, qui s'est inventée et se réinvente aujourd'hui encore dans ce que les manifestants français ont fini très justement par nommer le cortège de tête : une manière collective et spontanée de s'organiser pour faire face aux flics dans une configuration fluctuante. Une tactique qui a une histoire, que Camille Svilarich analyse.
Une histoire qui plonge ses racines dans les mouvements d'extrême gauche du début des années 70, en filiation directe avec ceux que l'on a appelé les maos spontex en France, délaissant la théorie pour la pratique et affirmant avec force la capacité à s'émanciper et à se libérer individuellement. Or ce ne sont pas les français qui ont inauguré cette tactique, mais les «opéraïstes» italiens, héritiers des maos spontex, et ce dès l'année 1973, au moment où les maos français liquidaient la Gauche prolétarienne. Les «Spontis» constituèrent alors des réseaux sur les restes du mouvement maoïste, organisés en cellules fluides et autonomes, chargées de penser la riposte à la répression policière. Très vite, ils découvrirent que la tactique ne pouvait être que « spontanée », à remodeler chaque fois pour faire face à des situations chaque fois nouvelles. Et bien que leur devise ait été de rester imprévisibles, à cause de leur ancrage universitaire, ils n'y parvinrent jamais. Le mouvement se réorienta du coup vers la création de squats. Mais ces squats étaient pensés comme leur propre fin et non un moyen. Malgré leur relatif échec, les Spontis ouvrirent la voie aux mouvements anti-autoritaires des années 80, dont les autonomistes antifascistes italiens furent les héritiers.
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Les autonomistes allemands récupérèrent ensuite leurs idées en réinvestissant cette fois les luttes sur le terrain de l'écologie. Dans ce contexte apparurent les premiers Schwarzer Blocks, autour de militants autonomes. Hélas, l'état d'urgence décrété en Allemagne en 1977 mit fin à cette émergence. Ce sont les allemands qui mirent en place le dress code noir du black bloc.
L'appellation black bloc, quant à elle, apparut une première fois à Seattle, lors de la marche du 26 janvier 1991 contre la guerre du Golf. Et c'est toujours cette même ville qui en consacra le mythe, lors de véritables batailles qui y furent menées entre le 30 novembre et le 3 décembre 1999, en une démonstration magistrale. Seattle était bouclée. Une immense chaîne humaine se mit en place pour encercler ce bouclage. Et dès la première nuit, les militants se constituèrent en petits groupes autonomes qui détruisirent toutes les vitrines des banques. Le lendemain eurent lieu les affrontements directs avec la police.
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En France, c'est la loi Travail de 2016 qui contraignit les manifestants à récupérer ce savoir militant, face à une police encouragée par le gouvernement socialiste à les violenter. Par la suite, les Gilets Jaunes durent affronter une violence inouïe à leur tour, laissant la Nation désemparée, à l'exception d'une poignée de jeunes militants qui installèrent définitivement le black bloc dans le paysage de la contestation française.
Face à l'ensauvagement de la police française, il s'agissait alors pour le cortège de tête de rester humain en usant d'une violence rationnelle, en refusant de la prendre pour une fin en soi, ce qu'elle était devenue pour ladite police. Au printemps 2016, le terme s'installa définitivement dans l'imaginaire collectif, mais aussi et surtout dans le vocabulaire répressif, en se substituant à celui d'ultra gauche. La presse l'utilisera désormais au pluriel, les Blacks Blocs, pour désigner un groupe imaginaire, fantasmé, alors qu'il ne peut s'employer qu'au singulier : le black bloc, encore une fois, est une tactique, pas un groupe terroriste. La confusion était bien sûr volontaire, donnant à croire à la constitution d'une ultra gauche terroriste, et permettait, jusqu'à aujourd'hui, d'éviter d'avoir à reconnaître que dans le cortège de tête il n'y avait plus seulement l'ultra gauche, mais des citoyens éclairés, en colère. La figure du casseur, au passage, semble désormais n'appartenir qu'au vocabulaire ahuri du népotisme médiatique.
Le black bloc a ainsi émergé en France quand la jeunesse a fini par réaliser qu'elle en avait assez de prendre des coups lorsqu'elle manifestait pacifiquement. Quant au répertoire d'action de la tactique, on le connaît bien à présent : destruction des symboles d'un modèle de société failli, vitrine de banques, mobilier publicitaire, etc. Affrontement direct avec la police, vigilance sur les nasses et désormais stratégie dite de guérilla urbaine, en réalité de mobilité et d'affliction pour épuiser sur le long terme les forces de répression. Manque une coordination réfléchie pour «piloter» le bloc.
Le black bloc à la française semble aujourd'hui se renouveler : on le sait, l'affrontement direct avec les forces de l'ordre n'est plus possible, la police française s'étant militarisée à outrance et déployant sur le terrain des armes de guerre. Reste la stratégie d'affliction que l'on a vu se concrétiser le soir de l'utilisation du 49.3, ou celui de la validation de la loi par le Conseil Constitutionnel : des groupes de manifestants dispersés dans Paris, avec toujours une poubelle d'avance sur des flics acculés à leur courir après. Ce genre de tactique est la forme politique «nécessaire pour penser l'époque contemporaine», celle qui révèle l'essence et la sclérose du pouvoir de la Vème république : la police, dernier rempart d'un pouvoir meurtrier, à la poursuite du Peuple français.
Camille Svilarich, black bloc, histoire d'une tactique, illustré par Fleuryfontaine, éditions excès, collection sciences humaines, mai 2022, 128 pages, 10 euros, ean : 9782958118815.
La Constitution de la Vème République : une relique qui non seulement infantilise la société française, mais l'étouffe.
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De législature en législature, d'année en année même, elle n'en finit pas de révéler son visage autoritaire et sa seule raison d'être : confisquer le pouvoir entre les mains d'une minorité. Immature, elle traduit le fanatisme de ses sectateurs, à commencer par leur grande défiance à l'égard d'un peuple déjà dépossédé de sa souveraineté, sinon leur mépris, tout autant que leur démence à croire que l'état ainsi défini surplomberait la société plutôt qu'il en émanerait, et dans lequel l'intelligence serait du côté de ses dirigeants. Mais les exemples abondent avec les quinquennats Macron, de leur immense bêtise !
Article 49.2 sur la survie du gouvernement en absence de majorité, article 49.3, le plus connu, article 38 du règlement du Sénat, article 47.1 écourtant les débats à l'Assemblée Nationale, article 45 et son huis clos de la CPM, article 16 proclamant les pouvoirs exceptionnels, article 26 interdisant la poursuite des membres du gouvernement, article 38 autorisant de légiférer par ordonnance, article 40 délimitant le périmètre des amendements, on n'en finirait pas de dénombrer la nocivité de cette Constitution, on n'en finirait pas de réaliser combien elle est un leurre fait pour nous abuser, ce dont nous allons encore avoir la démonstration dans les jours qui suivent avec le débat autour la motion de censure...
La minorité au pouvoir ne manquera pas, à l'occasion, d'affirmer que l'existence seule de cette possibilité de censure est l'expression d'une pleine démocratie. Mais elle taira qu'avec le dépôt des motions de censure, ce n'est pas la Loi sur les retraites qui sera mise au débat, mais tout autre chose. Mais elle taira que cette motion devra être votée à la majorité absolue pour espérer renverser le gouvernement, quant ses lois n'exigent elles aucune absoluité...
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Le grand constitutionnaliste français, Guy Carcassonne, dans son étude sur la Constitution de la Vème, parlait à propos du 49.3 d'une « arme » entre les mains du pouvoir. Une « arme » ! Se doutait-il en la qualifiant dans ce champ lexical policier, qu'il en révélait du même coup les vraies intentions ? Qu'il révélait la vocation des gouvernements sous ce régime né d'une guerre, de se tenir toujours sur le qui-vive, toujours prêt à affronter la société civile si celle-ci venait à ne pas accepter sa soumission ?
Il est piquant de relire les notes de Guy Carcassonne au sujet du 49.3, déplorant son usage intempestif, quand il n'aurait dû être qu'exceptionnel à son avis. Mais au regard de quelle morale puisque l'article existe ?
Guy Carcassonne déplorait l'usage qu'un Valls en avait fait... Il est mort trop tôt pour évoquer celui, banalisé, sous la présidence Macron.
Il est mordant de lire déjà l'ahurissant prologue de Vedel, exposant ses doutes sur la méthode choisie par Carcassonne, d'analyser cette Constitution article après article quand à ses yeux, chacun de ces articles ne peut être « compréhensible » que mis en rapport avec le dessein général de l'ensemble... Son dessein général ? Mais ce sont ces articles qui le révèlent justement, en en dévoilant le caractère autoritaire. Et Vedel de filer une invraisemblable métaphore musicale, parlant d' "opéra" à propos de ce texte. Un « opéra » jouit-il, ajoutant non sans rire que l'objet de cette constitution était de faire que le goût du pouvoir tourne « au service de la société et de ses valeurs » ! A son dommage plutôt !
Guy Carcassonne il est vrai ne s'épargnait aucune louange à l'égard de ce vieux machin qui mure la société française dans une immaturité politique sans nom. Et de rappeler à son tour comme tant d'autres les circonstances dans lesquelles elle naquit. Fort bien. Mais nous sommes en 2022, non dans l'horizon de la guerre d'Algérie... Lutter contre l'instabilité politique ? Vous trouvez que le chaos social provoqué par la stabilité politique de la Vème est à tout prendre meilleur ?
La Constitution de la Vème, à la vérité, est un verrou que nous devons faire sauter pour enfin moderniser notre vie politique ! Pour en finir avec les gamineries de sales gosses capricieux de nos dirigeants, forcément féroces, tant leur immaturité est grande. Pour en finir avec un pouvoir dont la seule finalité est le pouvoir. Pour en finir avec la vulgarité de ministres incompétents et dont le bras d'honneur est le seul mode de reconnaissance. Pour en finir avec un gouvernement qui devrait assumer ses responsabilités devant le peuple souverain, mais qui s'y dérobe honteusement. Pour en finir avec une assemblée qui n'est même plus une chambre d'enregistrement, ni une assemblée de godillots mais un salle d'aise meublée de playmobils. Pour en finir avec une situation dans laquelle le Président est souverain, et le parlement son représentant avili.
La IV République tenait le Peuple à distance, la Vème l'a enfermé.
La démocratie ? Elle n'est plus qu'un élément de langage. Tout comme les Droits de l'Homme et du Citoyen.
« Une bonne Constitution, concluait Guy Carcassonne, ne peut suffire à faire le bonheur d'une nation. Une mauvaise peut suffire à faire son malheur ». Voilà, c'est précisément là où nous sommes.
Car la vérité d'un état démocratique réside en fait dans la nécessité d'un sommet contingent, labile. Cette déstabilisation fondatrice de la puissance suprême est l’essence même du caractère démocratique de nos sociétés, qui inclut dans le pouvoir politique la particularité de valeurs nécessairement opposées. De sorte que ce qui est fondamental, en politique, c’est la fonction d’opposition. Or en France, les derniers présidents de la Vème République se sont employés à mettre fin à cette vertu d’opposition, sans laquelle aucune démocratie digne de ce nom ne peut survivre. C’est pourquoi la rue a dû récupérer et devra récupérer demain ce principe d’opposition. Et devra mettre fin à ce régime présidentiel : la Constitution de la Vème République est devenue un outil obscène qui entrave la venue d’une société nouvelle.
La Constitution, introduite et commentée par Guy Carcassonne et Marc Guillaume, préface de Georges Vedel, 16ème édition, Points Seuil Essais, août 2022, 490 pages, 11.90 euros, ean : 9782757897034.
Pas dormir, Marie Darrieusseq
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Non pas « ne pas » : pas dormir. Qu'il faut peut-être entendre en effet dans son adresse enfantine. To Die, to sleep... viendrait trop tôt, trop vite clore une vie d'insomniaque. Pas dormir. Ne pouvoir jamais s'absenter ni se reposer. Mais en qui, que la formulation enfantine donnerait à entendre ?
Ne pouvoir jamais s'absenter. Demeurer Prisonnier de sa conscience. « Pas dormir : errer sans ombre », écrit encore Marie Darrieusseq. Si les mots ont un sens, « errer », « sans ombre » qui plus est... Je ne connais que le diable, qui erre sans ombre... Peut-être Peter Schlemihl, qui vendit son ombre à l'homme en gris... Encore qu'errer paraisse trompeur. « Trompeur » placé ici à dessein, dans l'horizon du champ lexical «démoniaque» ouvert par son texte : errer sans ombre y serait le sommet de la tromperie sans doute. Rôder eût été préférable, se traîner, sans but : son récit n'est pas une méditation et s'il emprunte des chemins, celui des sciences naturelles ou de de la littérature, il n'explique rien, ne cherche aucun sens à cette histoire, ne pointe aucune perspective. Marie Darrieusseq déambule sans but, ce qui n'est pas même un chemin, ni être en chemin. Etrange paradoxe quand on songe aux voyages qui émaillent sa vie et son livre. Qu'explore Marie Darrieusseq ? Ne dirait-on pas plutôt qu'elle reporte une mesure, la sienne, du pas dormir, des uns aux autres : Duras, Kafka, Woolf, Gide, Plath... Elle égrène, comme l'insomniaque compte les moutons. Enumère. Une cohorte où prendre place plutôt que sens, sous l'ombre tutélaire du grand Kafka, saint patron des insomniaques. Marie Darrieusseq construit des listes. Proust, Pessoa. N'interroge pas Freud, qui dormait du sommeil du juste. Qu'est-ce à dire ? De quoi est faite la psychologie de l'insomniaque ? La psychanalyse qu'elle repousse d'un coin de manche. Est-ce un trouble psychique ? Que nenni. Est-ce un problème de conscience ? Alors... Mourir... dormir, -dormir- écrit Shakespeare, rêver peut-être... Mais de quels rêves, poursuit-il, qui pourrait nous venir dans ce sommeil de la mort, quand nous sommes débarrasser de l'étreinte de la vie ? Par sommeil de la mort, j'entends : l'insomnie.
Dormir, ne pas dormir... Seuls dorment les abrutis, ont toujours pensé les intellectuels. Longtemps les écrivains se sont vengés des « sonneurs » en refusant l'assoupissement généralisé. Enfin, à ce qu'ils disaient... Car bien qu'elle s'y refuse, et note, à peine en quelques mots que l'insomnie traverse toutes les couches sociales, Marie Darrieusseq partage ce préjugé : la classe sociale intelligente ne dort pas. Elle veille. Mais ce serait lui faire un mauvais procès (Kafka ?) que de l'enfermer dans ce fantasme d'élection. Dormir, écrire, existe-t-elle réellement cette littérature d'insomniaque ? Marie Darrieusseq recense. Tout. Jusqu'aux, bien évidemment, rituels d'endormissement. Et tout ce qu'elle a essayé. Mais jamais encore une fois n'introduit à la psychanalyse. Qu'elle contourne tapageusement pour nous offrir de belles pages d'un possible essai sur la chambre dont on sait ce qu'elle n'est plus déjà : un lieu où l'on ne naît plus, ni ne meurt. A peine le lieu d'une sexualité qui l'a quittée depuis bien longtemps, à peine encore peut-être ce fameux lieu à soi des adolescent, ou des enfants. Un nulle part pour les adultes.
Nulle part : c'est peut-être là qu'elle pourrait en venir, au bout de sa réflexion sur ce temps qui fige la nuit des insomniaques dans un univers privé d'espace. Qu'est-ce que le temps privé d'espace, sinon celui que nous promet la soporifique rédemption, cette éternité au goût de grande tasse trop vite au soleil allée, et ce, malgré l'extravagante résurrection de la chair.
Peut-être l'insomniaque, enfermé qu'il est dans un temps à l'arrêt, ne fait-il qu'expérimenter l'immobilité du dormant plus qu'il ne le croit, mais comme jeté soudain dans cette lucidité d'Hamlet réalisant que la conscience fait de nous des lâches et, prisonnier lui-même de sa conscience, se sait prisonnier d'une lâcheté dont il ne pourra pas se défaire... Car dans cette veille qu'il récapitule, lui saute aux yeux la calamité de si peu exister encore ou plutôt, la conscience que l'on n'est jamais vraiment, même insomniaque. Aucune trêve ne peut nous être accordée. Etre en n'étant pas, telle est notre défroque dont rien ne nous dépouille, ni le sommeil, ni l'insomnie.
Pas dormir, Marie Darrieusseq, P.O.L., août 2021, 308 pages, 19.90 euros, ean : 9782818053645.
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