Mascarade, Robert Coover
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«La cohérence narrative, c’est le peu de vérité qu’il nous reste.»
Tout est dit, ou presque, dans cette phrase jetée au détour d’un dialogue parmi d’autres, dans ce penthouse où l’on ne sait plus qui est l’hôte, ni même s’il y en a un, ni qui sont les invités qui, pour la plupart, ne savent pas, plus, n'ont peut-être jamais su et ne sauront jamais ce qu'ils font là, ce qu'ils y vivent lors de cette fête étrange et carnavalesque.
Une mascarade, certainement, une fable déglinguée, grinçante, hilarante et funèbre, où l’on ne sait plus très bien si l’on entre dans un roman ou dans la fin de la littérature elle-même. A l'image de ce penthouse new-yorkais qui se présente comme un espace impossible : ouvert à tous mais fermé sur lui-même, lieu de circulation constante, où chacun parle, interrompt, s’évanouit – où le langage s’épanche jusqu’à l’épuisement. Coover y met en scène une polyphonie : chaque voix se fait narrateur.rice, si bien qu'il vaudrait mieux employer le pronom iel pour parler de Mascarade Open House, et ce ne serait pas faire un choix militant : ce serait reconnaître la nature même du texte, sa fluidité radicale, sa résistance aux fixations, son refus d'être réduit à un genre. Iel comme miroir fidèle d’un roman qui fait éclater les catégories et qui, dans son carnaval permanent, nous regarde rire — pour disparaître derrière un nouveau masque.
Est-ce pour autant le roman de l’identité en miettes ?
Le « je » narrateur.ice n’est plus ici que la forme verbale d’un pronom errant. Poreux, traversé de récits inachevés, qui se laisse contaminer par les paroles des autres. Tous les personnages semblent raconter la même histoire, ou son écho disloqué. La même phrase revient : « Je crois que je suis déjà venu ici. » Formule anodine avec son redoublement déictique ? Non. Elle est le miroir brisé du sujet contemporain qui ne se pense qu’à travers des récits discontinus, des souvenirs reconstitués, des phrases qu’il n’a pas choisies. Coover joue avec les philosophes de l’identité narrative — Ricœur bien sûr, mais aussi Dennett ou Butler : l’identité n’est pas donnée, elle est fabriquée, toujours en train d'être racontée. Sauf que dans Mascarade Open House, plus personne ne semble vraiment tenir la plume. Ce « Je » qui s'éreinte est comme vidé de sa substance, indécidable, comme l'est le pronom iel. Un je (jeu?) vidé de sa substance mais traversé de souvenirs qui n’ont peut-être jamais été vécus, d’intuitions croisées, de répliques volées, qui peine à incarner cette intuition centrale de la pensée contemporaine, selon laquelle il n'y aurait d'identité que narrative. Car ici, il ne faut pas l'entendre comme d'une possibilité que chacun aurait de pouvoir raconter sa vie, mais au sens où la narration est le seul dispositif par lequel un sujet peut encore énoncer quelque chose, peut-être, plus ou moins, de lui. Mais l'énoncer dans une narration sans cesse interrompue, diffractée, dispersée. Que reste-t-il alors de l’identité ? Des lambeaux de phrases, des restes d’histoires, des paroles échouées dans des bouches étrangères.
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C’est ainsi que revient, sans cesse, obsédante, la même phrase : « Je crois que je suis déjà venu ici… » – répétée de personnage en personnage, de bouche en bouche, contaminant tout le texte comme un virus mémoriel, creusant dans le corps narratif une spirale d’échos qui ne débouchent jamais sur un centre.
L’espace même du récit épouse cette logique. « Je » le redit : le penthouse est un labyrinthe où les couloirs mènent à des portes qui n’ouvrent sur rien ou sur des lieux que l’on croit avoir déjà traversés. A la lecture, il paraît conçu sur le modèle des arts de mémoire, un lieu mental, peut-être d'abord parce que syntaxique, mimant la structure du récit comme espace de l’égarement. Les pièces se répètent, se transforment. L’on croit descendre, on monte. L’ascenseur – un personnage à part entière – incarne ces incessants et souvent faux mouvements. Et surtout, iel n’arrive jamais à destination. L'ascenseur remonte, redescend, vibre, gémit et recommence sans cesse, tel un Sisyphe mécanique. L'ascenseur est sans but réel, sans fin, révélation du livre lui-même : il n’y aura pas de fin. Aucune résolution. Pas même une explication. La dernière phrase du texte – « Bref, j’ignore ce que je vais faire » – clôt le récit comme une suspension presque naïve.
On pense alors à Beckett, à Gombrowicz – à leur façon de tourner autour du vide sans jamais céder à l’abîme, de faire de l’incohérence une fête (Mariage, de Gombrowicz), et de la répétition un mode d’habiter la parole. Mascarade Open House n’est pas un roman à proprement parler : c’est un chantier narratif, mais un work in progress sans progrès. Un théâtre sans scène. Un livre où l’auteur semble avoir abandonné les personnages à leur sort comme on jette les dés d’un jeu truqué.
Mascarade Open House serait alors une sorte d'effondrement jubilatoire du récit ?
« La cohérence narrative, c’est le peu de vérité qu’il nous reste. »
Curieuse assertion qui fait mine d’éclairer, qui brille comme une bribe de lucidité dans ce grand bazar d’apparences.
Avec Mascarade Open House, Robert Coover signe un texte étranger, migrant loin de cette littérature qui nous fait accroire qu'il existe bel et bien une identité narrative : lui, rouvre les frontières, nous entraîne dans un penthouse impossible, suspendu au sommet d’une tour new-yorkaise, où se joue un théâtre délirant et drôle. Le lieu, encore une fois, est tout entier un dispositif narratif – un générateur de fiction chaotique, où chaque pièce semble réécrire celle qu’on vient de quitter. Parcouru. D'invités, de convives, d'intrus, de maîtres des lieux sans lieu, où personne ne sait vraiment ce qu’il fait là. Comme le roman, qui semble dérouler sa propre impossibilité : ce n’est pas une narration, c’est un effilochage. À mesure que l’histoire avance — si l’on ose encore employer ce mot —, les scènes se répètent, les phrases migrent de bouche en bouche, les personnages glissent d’un rôle à l’autre. Le texte ressasse, recycle, iel est sa propre boucle. C’est un texte autophage : pas de salut dans le roman. Juste la persistance d’un désir d’écrire, maintenu au bord du vide.
Théâtre d’ombres fuyantes. Tout paraît recommencer plutôt que se poursuivre. Tout peut recommencer, à l’infini. (Beckett ?). Le penthouse, ce lieu de prestige, devient l’ultime bunker du non-sens à mesure que les personnages s’égarent dans son espace sans plan — où l’ascenseur devient un personnage sadique, où les portes ne mènent jamais au même endroit. C'est que l’enfermement n’est pas spatial, mais structurel. On ne dira d'ailleurs jamais assez la grandeur grotesque de cet ascenseur. Il est le symbole le plus comique et le plus tragique du roman. Toujours en mouvement, jamais arrivé. Comme une promesse d’élévation qu’on sait déjà vaine. Il parle parfois. Se tait souvent, bloque et vomit les uns et les autres là où ils ne voulaient pas aller. Il est l’inconscient du bâtiment, comme ce roman est celui de la fiction moderne. Inutile d’essayer de monter : on est déjà au sommet, et ce sommet est vide.
Et puis vient la fin. Ou plutôt l’absence de fin. « Bref, j’ignore ce que je vais faire. » Une échappée naïve. Comme si ce chaos obscène et magnifique ne visait qu’à cela : admettre qu’on ne sait pas. Et que cette ignorance était l’acte littéraire suprême : ne pas donner de forme. Gombrowicz tentait, lui, d'échapper à toutes les formes en les rejouant à travers un faux journal, un faux roman policier (Cosmos), un faux roman d'éducation (Ferdydurke), etc., déclamant l'oxymore le plus inutile pour fonder la seule vérité humaine : l'homme est à la fois maître et esclave de sa forme. Et grimaçant suprêmement. Ne pas donner forme, juste témoigner de la désagrégation de la forme elle-même : le roman n’achève rien. Iel recommence le chaos.
Mascarade Open House est donc un livre impossible. Un roman qui n’en est pas un, une farce noire, une méditation éclatée sur la disparition du sens, sur la vanité du récit, sur le peu de vérité qu’il nous reste. Mais ce peu, c’est encore de la littérature. Fragile. Chaotique. Vivante.
Mascarade Open House est un livre déroutant. Farce métaphysique ? Testament littéraire ? On sait l'auteur mort avant sa parution. Portrait crépusculaire de la société américaine ? Allégorie de l'hyper ego américain ? Carnaval post-moderne ? Spectacle littéraire ?
La critique française semble avoir perçu Mascarade Open house comme un roman ultime, drôle et sombre, offrant le spectacle sans fin de la vanité narrative. Les voix s’y entrechoquent, l’espace craque, l’identité se défait, et dans cette ruine joyeuse, Coover aurait signé une œuvre postmoderne « terriblement » actuelle. En France, Mascarade Open house semble devoir être lue comme une somme romanesque au tragique burlesque, un roman sur la fin du sujet (vieille histoire tout de même, déjà), et la vacuité du langage. Coover y devient une sorte de philosophe déguisé en farceur, héritier du rire noir européen.
Dans le monde anglophone, Open House est plutôt lu comme une expérimentation narrative poussée à l’extrême, une machine littéraire brillante, opaque et jubilatoire, sans intention morale affirmée. Lecture philosophique versus lecture formelle...
En France toujours, Mascarade est lue comme traversée de méditations sur l’identité narrative, la déconstruction de la subjectivité. Ce «je» polyphonique, cette circularité obsessionnelle des phrases, cet espace mental labyrinthique du penthouse — tout cela est lu comme un miroir de notre époque post-identitaire décomposée. Il y aurait aussi une charge politique dans ce texte : satire du capitalisme, vacuité de l’ascension sociale (l’ascenseur), perte de repères dans une société de faux-semblants. La critique convoque Buñuel, Beckett, Borges, pour penser son grotesque comme lieu critique du monde contemporain. On évoque une morale du grotesque.
La critique anglophone évacue cette portée morale. Coover y apparaît comme le maître du chaos narratif, un auteur ludique certes déroutant, et dont le livre est perçu comme un défi de lecture. L’effet y serait plus cérébral que tragique : Open House est lu comme une expérimentation formelle, une extension radicale de la métafiction américaine. Cette critique se concentre sur les jeux narratifs, les structures éclatées, la performance stylistique, sans forcément chercher un sens profond au-delà du dispositif textuel.
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Les deux traditions s'accordent à saluer la maîtrise de l'écriture. Mais la réception française insiste sur sa lecture crépusculaire : le texte signe la fin du roman. Mais combien cela fait-il d'années que cette fin a été signée déjà ? En anglais, le texte se lit comme un jeu qui tourne en boucle, brillant, déconcertant, mais pas forcément tragique : une performance, pas un adieu. Là où les critiques françaises cherchent la vérité de l’effondrement, les anglo-saxons observent le plaisir de l’effondrement. Coover, lui, ne tranche pas. Il laisse tourner l’ascenseur.
Comment conclure, s'il faut conclure ?
« Je » disait plus haut que le pronom iel semblait fait sur mesure pour parler de Mascarade Open House, tant ce roman se joue des catégories, des identités assignées, tout autant que de la linéarité du récit. Iel — à la fois il et elle, et ni l’un ni l’autre, incarne cette ambiguïté fondamentale que le texte cultive et exalte. Utiliser iel pour désigner ce roman (et peut-être aussi ses personnages qui se dissolvent dans le flux narratif) reviendrait finalement à reconnaître que cette œuvre n’est ni roman ni théâtre, ni farce ni tragédie, mais tout cela à la fois, dans un mouvement de métamorphose incessante.
Un corps textuel pré-queerisé : entre masque et mutation ?
La critique américaine l’a bien perçu : Coover a écrit un roman qui déconstruit les normes de la narration. Les critiques comme Brian McHale ou Linda Hutcheon rattachent Coover au postmodernisme et à ses jeux de déstabilisation : mais dans Open House, ce n’est pas seulement la structure du récit qui est attaquée, c’est aussi celle des corps, des rôles sociaux.
Quel avantage y aurait-il à parler d'un texte pré-queer ?
Peut-être pour avancer que ce roman ne se fixe jamais. Chaque personnage est un masque qui performe. Les figures traditionnelles, père, mère, enfant, amant, sont détraquées, traversées, jamais fixées. Ce texte, dans sa manière d'être écrit, fait exploser les codes de la famille nucléaire, fait exploser les binarismes. Iel ramène de l'indécision au cœur du sujet, lui donne un corps, mais un corps impossible à assigner : le texte mime une logique de rêve et de carnaval : on s’y habille, on s’y travestit, on s’y cache. Dans ce cadre mouvant, le pronom iel devient la seule désignation adéquate.
Alors oui, Open House est une Mascarade. Une mascarade consciente d’elle-même. Le mot même renvoie à la mascarade de genre décrite par Joan Riviere en psychanalyse, et plus tard développée par Judith Butler : à la féminité comme masque, comme performance instable, imitation d’un idéal impossible. C’est exactement ce que fait le texte de Coover : iel mime les codes, les travestit, les sabote. Chaque scène est une répétition absurde, une boucle infernale, un sketch qui ne mène nulle part. Et c’est précisément dans cette répétition grotesque que s’ouvre la vérité crue du théâtre social : il n’y a pas d’essence, seulement des rôles.
Et encore...
L’un des traits les plus frappants du roman est cette alliance entre lyrisme et vulgarité. Le style est souvent poétique, mais bousculé par l’irruption du trivial, du sexe, de la violence gratuite, comme si chaque élévation devait s’écrouler sous le poids d’un rire sale. Le récit épouse cette dynamique : il s’élève pour mieux tomber. L’élan lyrique devient grimace, le souffle devient rot. C'est peut-être dans cette discordance même que Coover fait œuvre de lucidité, « ce peu de vérité qu'il nous reste »...
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Robert Coover, Mascarade, traduit de l'anglais (États-Unis) et préfacé par Stéphane Vanderhaeghe, Quidam éditeur, collection L'Américaine, octobre 2024, 168 pages, 18 euros, ean : 9782374914015
Les Ponctuations Urbaines Poétiques à la librairie l'établi
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Les éditions de notoriété publique ont publié six PUP fictions, affichées tout à tour dans la vitrine de la librairie l'établi d'Alfortville. Qu'en dire ? Les éditions de notoriété publique voulaient, à travers ces ponctuations, offrir du temps au pas pressé des citadins, peut-être même suspendre ce pas, avec des affiches qui ne communiquent pas, au sens où le vocabulaire contemporain entend définir malheureusement ce mot depuis le lexique commercial : des affiches qui ne savent pas se vendre (degré zéro du marketing), des affiches qui ne font qu'espérer que leur regard sera croisé.
Quelque chose d'intime en somme, dans le genre urbain.
Et c'est ce qu'il y a de remarquable dans ce projet éditorial : on a des images qui ne sont pas faites explicitement pour être remarquées, mais rencontrées. Et cette rencontre ne peut être qu'intime.
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Des affiches qui témoignent chaque fois d'une intention discrète, porteuse de textes souvent longs, qu'un simple coup d'œil ne peut distinguer de l'image qui la porte, moins métaphorique du texte au demeurant, qu'affirmant la prégnance visuelle de l'objet : c'est ce stimulus visuel qui s'impose à leur perception. C'est là le second aspect remarquable de ce projet : le texte s'insère dans l'image dans une parfaite cohésion plastique. Avant que d'être "lus", ces textes sont faits pour être "vus", plus exactement, pour s'insérer dans la trame d'un regard. Mais c'est pourtant moins une hiérarchie de lecture que ces affiches composent, qu'une sémiotique : les formes, les textures, la composition portent du sens indépendamment du langage verbal. l'effet obtenu est ainsi une sorte d'effet de gestalt, la perception globale d'une forme avant d'accéder à l'analyse de ses détails. L'affiche est dès lors porteuse d'une esthétique de la réception : elle est conçue, encore une fois, pour être rencontrée dans l'espace urbain, pour susciter une expérience sensible.
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Redisons-le autrement : ces affiches ne cherchent pas à “communiquer” au sens commercial du terme, mais à provoquer une rencontre. Le texte s’y fond dans l’image dans une cohésion plastique telle qu’il devient indissociable de sa matérialité graphique. D'une certaine manière, on peut dire qu'elles obéissent aux codes de la communication visuelle urbaine, où la lecture d’un texte affiché s’opère selon une hiérarchie perceptive au sein de laquelle la dimension iconique et plastique précède l’accès au contenu linguistique. Avant d’être lu, le texte est d’abord appréhendé comme une forme visuelle globale — une “image-texte” — dont la composition graphique, la typographie, la couleur et la mise en page suscitent une réaction perceptive immédiate. Cette phase de perception pré-cognitive conditionne l’attention du récepteur et oriente son engagement interprétatif.
Impossible, dans ce champ de communication, de réduire l’affiche à un simple vecteur de message textuel. Elle s’inscrit d’abord dans une logique perceptive où la réception du texte est médiée par sa matérialité graphique. Avant d’être lu, le texte est vu, on ne le répètera jamais assez. Mais cette primauté du regard sur la lecture engage une éthique de la rencontre cette fois, car ici il ne s’agit pas de capter l’attention par des stratégies de marketing visuel, mais de susciter une disponibilité sensible, une suspension du rythme urbain, une rencontre avec une image-texte.
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Les PUP fictions se caractérisent ainsi comme des objets sémiotiques hybrides, où le texte n’est pas surimposé à l’image mais fusionné à elle dans une cohésion plastique. Cette intégration rend le contenu linguistique inséparable de son support visuel et appelle une lecture différée, précédée d’une phase de contemplation. En cela, ces affiches relèvent d’une poétique de la visibilité plus que d’une rhétorique de la lisibilité.
Une poétique de la visibilité, c'est dire qu'elles s'éloignent dans le même temps de la communication visuelle contemporaine, où le texte des affiches se réduit souvent à un outil de transmission rapide, efficace, voire mesurable. En fait, les PUP proposent une rupture radicale avec cette conception instrumentale de l'affiche et du discours contemporain, en provoquant des rencontres sensibles, intimes, non sollicitées ! Du coup, elles invitent à repenser la temporalité et la nature même de la réception du texte dans l’espace public.
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Avant d’être lu, un texte affiché est d’abord vu. Cette évidence perceptive repose sur une hiérarchie cognitive bien documentée : la perception visuelle précède toujours l’analyse linguistique. Le regard capte d’abord la forme, la couleur, la texture, la composition — autant d’éléments relevant de la sémiotique plastique (Groupe µ) — avant d’accéder au contenu sémantique du texte. Dans les PUP, cette primauté du regard est revendiquée : le texte s’insère dans l’image dans une parfaite cohésion plastique , rendant toute dissociation entre fond et forme impossible.
Elles ne cherchent pas à capter l’attention, elles espèrent un regard. Mieux : que l'on croise leur regard. Cette posture éditoriale engage une éthique de la rencontre, où l’affiche, comme événement visuel discret, presque furtif dans le flux urbain, ne s’impose pas : elle se propose. Cette logique s’oppose frontalement à la rhétorique de la visibilité dominante, et rejoint les théories de l’esthétique relationnelle de Bourriaud, voire une poétique de la discrétion.
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Elles relèvent d’un genre hybride : celui de l’image-texte. Le texte n’y est pas superposé à l’image, il en est une composante. Cette fusion rend la lecture impossible sans une phase préalable de contemplation. D'autant que le texte, souvent long, ne se livre pas au premier regard : il exige du temps, de l’attention, une disponibilité intérieure. En cela, ces affiches suspendent en effet le rythme du citadin pressé, et offrent du temps au pas pressé des citadins.
Les Ponctuations Urbaines Poétiques nous rappellent que l’affiche peut être autre chose qu’un support de communication : elle peut être un lieu de rencontre, un espace de suspension, un fragment de poésie urbaine. En réhabilitant la primauté du regard sur la lecture, elles nous invitent à reconsidérer notre rapport au texte dans l’espace public — non plus comme un message à décoder, mais comme une présence à accueillir.
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contact éditeur : denotorietepublique@aol.com
les posters des affiches sont en vente à la librairie l'établi d'Alfortville
Je vois le genre #1, Lucas Delafosse
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Les éditions de notoriété publique publient un petit livre amusé de Lucas Delafosse, du studio marguerite delafriche. Une œuvre de graphiste, dont l'objet est autant l'écriture que le dessin, l'une et l'autre sarcastiques, doux amers parfois, enjoués la plupart du temps. Le principe est simple : il s'agit de marier par paires des expressions pour en faire des paronymes. Fusionner, détourner des locutions connues en utilisant toutes les ressources de la langue, de la fusion phonétique à la confusion volontaire, pour produire un effet comique. Le résultat ? Des calembours paronymiques en quelque sorte, à la condition de ne pas confondre un calembour bien tourné avec un calembour bifuré. Lucas Delafosse fait ainsi valser les mots, jusqu'à les faire tomber dans les bras d'un autre sens. Ses paronymes sont complices d'une malice ancrée dans la langue, la nôtre en l'occurrence, le transformant, lui, en artisan du glissement sémantique.
Mettre les mots en jeu. On reconnaît bien là la qualité de cette maison d'éditions, qui sait ne pas confondre la pensée éthique avec la panse étique, parce que philosopher n'est pas juste ruminer des idées, c'est digérer le réel avec l'estomac du doute et l'intestin du concept. On ne vous en dit pas plus : l'ouvrage est consultable. et non un outrage qu'on sable. Cela, encore une fois, parce qu’entre lire un livre et sabrer sa critique, il n’y a parfois qu’un mot qui dérape. Sur les étals de la librairie l'établi d'Alfortville, donc, ce petit opuscule s'ouvre avec curiosité, puis se referme avec effervescence. Dans les deux cas, on trinque à la liberté d’expression. Loin cependant d'un mirage confortable : lire, ce n’est pas fuir dans le connu, c’est affronter l’inconfort du sens. Le livre n’est pas un coussin, c’est une secousse, ce que Lucas Delafosse anime avec passion et légèreté.
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Je vois le genre #1, Lucas Delafosse, studio marguerite delafriche, éditions de notoriété publique, juillet 2025, 8 euros, ean : 9782919275076.
contact éditeur : denotorietepublique@aol.com
Dans La Clairière de l'être, Joël Jégouzo
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Les éditions de notoriété publique publie ce texte dans une collection baptisée "méditations poétiques". Méditations... Voilà qui donne à penser qu'il y a de la philosophie en suspens. Et de la poésie. L'éditeur confie qu'il voulait en effet publier des textes qui construiraient en écho une réflexion philosophique, de celle que l'on aime : de nature à intriguer la pensée. Mais comme un pendant nécessaire à la poésie qui, elle, intrigue le langage. Un texte qui saurait ainsi ouvrir à l'une et l'ouvrir encore avec l'autre, pour ne jamais clore un acte qui ne peut être que de pensée.
De quoi nous parle ce texte ? De nos vies avant la naissance qui la date, comme l'écrivait Pascal Quignard dans Les Ombres errantes. « Il y a un monde avant le monde où il surgit. (…) Il y a un infans avant le puer »... Quignard, intéressé à cet avant de l'identité que surplombe pourtant déjà la scène où accueillir, peut-être pour s'en défaire, cet avent.
Mais qu'est-ce qu'un enfant pour celui qui le désire ? Une énigme. L'enfant est une énigme qui s'ancre dans une histoire qui n'est pas (encore) la sienne et dont il est détaché. Séparé. Par son silence d'infans, quelles que soient les paroles qui l'annoncent. Or la venue de cet enfant au monde est aussi la rencontre avec cette énigme, une énigme sur laquelle les deux parties butent. Où se jouera leur rencontre ? Nul ne peut le prédire. Ni le texte qui s'écrit, ni la lecture qui en sera faite. De l'infans à l'enfant, son inscription (script?) dans la communauté humaine, ne suit aucune logique linéaire.
Pourtant, dans la clairière de l'être, même si trébuche et sonne une langue que d'aucuns jugeront trop précoce, avant même que d'être né, l'enfant dit, parlé, est saisi dans les mailles du langage, plongé, immergé, attendu. Empreintes, traces, cicatrices, c'est de cela qu'il est question. De cet en-deçà, ou au-delà, du désir d'enfant... Sur lesquels peu à peu l'enfant construira ses propres identités.
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Dans la clairière de l'être, Joël Jégouzo, éditions de notoriété publique, juillet 2025, 8 euros, ean ; 9782919275069.
Le Royaume de la Dernière Page, J. Da Nang
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Un conte ! Invraisemblable, gaillard, exubérant, impossible à résumer : ce serait le ramener à bien peu. Mais essayons tout de même : dans un royaume idyllique où tous les héros de contes vivent en paix après la fin de leur histoire, une étrange naissance bouleverse l’ordre établi : celle de la Princesse Parataxe, qui parle un langage incompréhensible. Cette singularité menace l’équilibre du royaume, car elle annonce la possibilité d’une nouvelle histoire, donc d’une nouvelle page. Le roi de ce royaume, inquiet mais lucide, décide de quitter son trône — événement inédit — pour chercher conseil auprès de la Reine de la Première Page. Commence alors une aventure hors du temps, entre satire, merveilleux et méditation...
Le contre est à hurler de rire. Dès la première page, où la première note est « contée » comme quatrième... C'est dire qu'il en existait trois avant elle, que l'éditeur a décidé de supprimer. Mais, l'auteur a refusé qu'on en perde trace et l'éditeur a dû se fendre d'un mot, manuscrit (!), pour expliquer les raisons pour lesquelles la première note est « contée » quatrième, contraignant le lecteur à imaginer ce que pouvaient être les trois premières... La dernière page n'est pas moins désopilante, celle des remerciements : « merci » est-il sobrement expédié...
On aurait tort cependant de n'y voir qu'une farce. Certes, tout le début se lit sous l'empire d'un ton narratif volontiers didactisant et ludique comme il est d'ordinaire avec les contes. Donc drôle à souhait, naïf et faussement naïf. On voit de quoi on parle, on a tous en mémoire ces histoires qu'on nous lisait enfant, truculentes et incluant des leçons de vie propre à rassurer nos parents, assis sur le bord du lit. Cependant, la voix narrative évolue insensiblement, même si le bourdon reste constant. Outre qu'elle interpelle le lecteur avec désinvolture, masquant ainsi la progression du léger au grave, au fur et à mesure que nos comparses découvrent le monde presque réel : le nôtre, le style léger cède peu à peu la place à une atmosphère plus sombre, moins sentencieuse, plus philosophique. C'est que, également, l'auteur révèle avoir entamé une trilogie. Or ce premier volume n'est rien moins consacré qu'à la question du règne et du royaume, du paradis et de sa finalité sans fin. Tandis que le second parlerait de puissance et le dernier de gloire... Le règne, la puissance et la gloire, voilà qui devrait avertir assez : la référence à la fois aux évangiles et à Agamben est lumineuse, la lecture, plus équivoque : le texte est crypté. Qui joue en outre de tous les registres. On y trouve autant de notes incroyablement savantes que de personnages désopilants et ce, d'un bout à l'autre du conte. Qui n'est ainsi pas fait pour rire en apprenant, ou le contraire, mais pour s'interroger sans en avoir l'air, sur tout ce qui fonde notre relation au monde. Mais, encore une fois, sans en avoir l'air... Qu'est-ce à dire ?
Revenons-en à notre bon roi et à sa quête. Un roi débonnaire, naïf, traversant les contes pour les remonter de page en page jusqu'en leur début, et découvrant leur réalité : car de quoi ça parle vraiment, un conte, quand on ne l'a pas affadi à la sauce disniais ? La réalité de cette littérature est autre. Celle que l'auteur prend à bras le corps pour en révéler les rouages. Mieux : c'est la réalité humaine tout court qu'il finit par embrasser, ahurissante. Le conte se fait alors tragique en plus d'être drôle. Tragi-comique dirions-nous volontiers, et philosophique en plus d'être poétique. Littéraire, en plus d'être mathématique ! Et d'une imagination invraisemblable. A foison. C'est à foison, oui, que ce texte est écrit, débordant ses propres limites narratives avec une audace folle.
On a parlé à son propos de roman picaresque. Voilà qui nous aide à l'inscrire, sinon le loger, dans une tradition qui nous est familière, de Don Quichotte à Pantagruel. L'auteur ne renie pas cette filiation. Il en abat une autre, comme on le dit au poker, lorsqu'il s'agit de surprendre son adversaire. Celle du sarmate, ou baroque polonais, évoquant Witkiewicz et son Adieu à l'automne, une vraie farcissure littéraire pour le coup, ou Les Mémoires de Jan Chryzostom Pasek, le livre de chevet de Witold Gombrowicz, qui nous livra dans cette foulée un Feyrdydurke mémorable. Pasek ? Les mémoires hirsutes d'un petit nobliau polonais, capable de passer dans le même paragraphe de considérations de géopolitiques fines à d'incessantes plaintes contre la fermière voisine, incapable de tenir ses bêtes. C'est rien moins que ces horizons baroques que brasse l'auteur avec un appétit féroce, une ironie mordante, un intelligence salubre. Plus qu'un exercice de style, c'est une philosophie de l'écriture qu'il nous délivre, affranchie de toute contrainte, mais moins autocentrée que foisonnante, moins expérimentale que jouissive, cocasse mais jamais dupe, savante mais jamais pontifiante. Bref, un paysage littéraire qui ouvre à une vraie aventure de lecture !
J. Da Nang, Le Royaume de la Dernière Page, éditions de notoriété publique, juillet 2025, 418 pages, 24 euros ean : 9782919275021.
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Et je mangeais ma peur, Marc Verhaverbeke, 3/3
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J'ai enfin tenté d'appréhender le texte de Marc Verhaverbeke sous l'angle des figures de style les plus récurrentes. Avec prudence quant à l'interprétation : il n'entrait pas dans l'intention de l'auteur de composer son texte à partir de cet horizon, lesdites figures de style ne furent déployées que sous l'emprise d'une nécessité poétique.
La plus fréquente est l’anacoluthe, dont la fonction dans le texte de Marc Verhaverbeke s'entend à mon avis comme figure de la disjonction existentielle. L’anacoluthe, qui est une rupture de la syntaxe logique, manifeste ici une discontinuité intérieure. Elle n'est ainsi pas qu'une forme grammaticale : elle est un symptôme ontologique. L’être ne peut plus se dire dans une phrase linéaire, car le temps, la mémoire et la douleur ont désaxé sa pensée. Aussi reflète-t-elle à mon sens un je fragmenté, qui tente de survivre à l’intérieur même du langage. Et au final, chaque phrase qui déraille devient un geste de vérité, le refus de l’illusion d’unité. L’anacoluthe y devenant la syntaxe d'un traumatisme, le rythme d’un corps désaccordé.
L’oxymore, ou la coexistence des contraires. L’oxymore abonde dans le texte : « silence plus vulnérable que la parole », « foule dans l’œuf », «solitude bavarde» n'en sont que des exemples. Elle n’est pas un pur jeu d’esprit : elle exprime une expérience de l’ambivalence fondamentale. C’est une figure du paradoxe existentiel : vivre, c’est souffrir et aimer à la fois. C’est désirer la lumière tout en étant traversé d’ombre. Or l’oxymore suspend le jugement, en accueillant, sinon recueillant les contradictions qui traversent le vivant. Outre son caractère existentiel, elle est aussi la figure poétique du réel tel qu’il est : instable, inclassable, tremblant.
La métaphore filée de l’eau : devenir, mémoire et dissolution. L’eau parcourt le texte comme une matière intérieure : mer, pluie, fleuve, inondation, miroir, sable, soif... Cette filiation tisse une vision du monde fluide, insaisissable, sans fixité. Elle paraît incarner une mémoire vive, mais qui se déroberait comme l’eau entre les doigts. Mais surtout, elle est l'écriture, au risque de son effacement. L’eau est une ontologie du flux, qui s'empare du sujet énonçant comme emporté par un fleuve qui le roule et le transforme.
La synesthésie : trouée sensible dans la matière du monde. Rare dans le texte de Marc, mais marquante. Ses synesthésies (« bouche de bronze », « musique peinte », « sable devient soif ») ouvrent des instants de fusion sensorielle. Le monde n’est plus divisé : les sensations se mêlent, s’échappent des catégories. Philosophiquement, il me semble que la synesthésie traduit une perception unifiée, archaïque, qui précède la séparation des sens et des mots. Elle est un reste d’enfance, un éclat de monde premier, toujours vivant, qui dit que le corps perçoit plus que la langue ne peut dire.
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L'hypallage. Figure rare, mais subtile. C'est sur cette figure de style que je voudrais conclure. Elle est, dans Et je mangeais ma peur à la fois discrète et bouleversante. Elle intervient trois fois, mais chacune de ses apparitions déplace intensément le rapport du sujet au monde. Rappelons ce qu'il en est de cette figure de style : l’hypallage consiste à attribuer à un mot ce qui devrait être attribué à un autre, souvent dans une construction nominale. Elle déplace un adjectif ou un qualificatif de son lieu « naturel » vers un autre mot du groupe — créant un effet de surprise, de trouble, voire de malaise. J'ai relevé trois occurrences caractéristiques dans le texte de Marc Verhaverbeke :
-
« Les matins de plâtre traînant un manteau trop lourd »
Ce n’est évidemment pas le matin qui porte un manteau. Le plâtre ici fige le temps. Le matin devient lourdeur vécue, fatigue transférée au monde. -
« Le miroir brûle toutes les rumeurs ». Ce ne sont pas les rumeurs qui brûlent, ni le miroir qui est actif au sens propre. Le miroir, lieu de reflet passif, devient ici un agent destructeur, qui crée un effet de violence étrange.
-
« Une plainte brandie comme pour abattre les oiseaux à contre-ciel ». Là encore, ce n’est pas la plainte qui brandit. Et cependant la plainte devient geste armé, presque apocalyptique. Elle prend chair active, une puissance qui n’est pas la sienne.
L’hypallage transfère l’affect du sujet au monde, poétisant la matière : ce ne sont plus les humains qui sentent, mais les matins, les miroirs, les voiles, les mots. Ce qui a pour effet d'abolir la frontière entre intérieur et extérieur : le monde devient symptôme de l’état du sujet. L’hypallage permet alors de relire le monde comme miroir animé du moi. Mais dans le même temps, l'hypallage trahit la perte de contrôle du sujet sur sa propre parole. Il ne « possède » plus les gestes, les émotions, qui passent, presque contraints par sa formulation, par les objets, les décors, les éléments. Brossant alors une ontologie flottante : les qualités glissent, les identités se déplacent. Poétique de l’aliénation douce, l'hypallage devient alors l’expression stylistique d’un moi dépossédé de lui-même, dans un monde animé, où les objets semblent dotés de conscience ou de mémoire. C'est là rejoindre une vision pré-cartésienne du monde, où la parole circule entre les choses et les êtres.
L’hypallage dans Et je mangeais ma peur y devient ainsi une figure de transfert et de trouble, comme si les choses parlaient à la place du poète, peut-être à travers lui. Elle dit un monde poreux, où le langage ne fixe rien, renversant la logique du sujet maître de ses affects, au profit d’un être en dialogue avec la matière sensible. Elle est l’écriture d’un monde hanté (le cimetière englouti).
Toutes ces figures de style, anacoluthe, oxymore, métaphore aquatique, synesthésie, hypallage, forment le style-pensée du poème. Elles ne décorent pas : elles portent la pensée elle-même. Elles disent un être qui tente de survivre dans le tremblement, entre la mémoire et le silence, entre la perte et le désir. Et sont, en elles-mêmes, une philosophie de l’écriture comme expérience existentielle.
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Et je mangeais ma peur, Marc Verhaverbeke éditions de notoriété publique, juin 2025, 12 euros, ean : 9782919275083.
contact éditeur : denotorietepublique@aol.com
illustration : Juan Miro : René Char, Le Marteau sur la tête, Paris, vent d'Arles, en hommage à Marc Verhaverbeke qui, de René Char, découvrit et aima tant la poésie.
Et je mangeais ma peur, Marc Verhaverbeke – 2/3 : « Dans »
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J'ai voulu lire le texte un peu autrement qu'on ne le ferait, en partant de « réalités verbales » statistiques... C'est la raison de ce « nuage » des mots clefs, les occurrences les plus frappantes de son texte. Comme on peut le voir, c'est le mot « Dans » qui revient le plus souvent. Et c'est écrasant quand on lui accole toutes les prépositions de « localisation ».
DANS...
Apparemment banal, il semble ici d’une importance capitale. Qu’il soit le plus utilisé dans Et je mangeais ma peur n’est pas anodin : il constitue à mon sens une clef philosophique de l’œuvre.
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Ce « Dans », finalement, construit un équilibre toujours fragile entre le dehors et le dedans, entre soi et le monde, entre silence et langage. Il désigne une épreuve de l’immanence, mais aussi une volonté d’habiter pleinement l’expérience : celle du corps, de la mémoire, du deuil, de la parole. Et l'extraordinaire, c'est qu'on a ici un mot philosophique discret, presque chétif, mais central. Qui ne désigne plus une position, mais une condition d’existence, que ce texte explore avec une intensité rare.
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Et je mangeais ma peur, Marc Verhaverbeke éditions de notoriété publique, juin 2025, 12 euros, ean : 9782919275083.
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Et je mangeais ma peur, Marc Verhaverbeke (1/3)
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Et je mangeais ma peur est une traversée poétique de la mémoire, du corps et du langage, entre filiation blessée et soulèvement intime. Le texte déplie une parole sensuelle, fragmentée, hantée par la perte mais tendue vers la lumière. Il sculpte dans le sable et le silence une écriture en lutte contre l’oubli, la norme et la mort.
Les éditions de notoriété publique publient donc le dernier texte poétique que Marc Verhaverbeke ait écrit. Jamais édité à ce jour. Comme un adieu. Cependant, un adieu qui n'en serait pas un, qui ne clôturerait rien, tant le texte laisse flotter une impression d’érosion, d’un effacement abondant en traces, c'est-à-dire les déposant, les produisant. Pas vraiment un dernier texte en somme, bien que le dernier, mais comme la mise en scène de sa disparition, sous l'empreinte d'une trace persistante longtemps après la fin de l’écriture. Et puis aussi, une sorte de pensée du refus de la clôture, affirmant avec force que tout texte demeure toujours en suspens, sinon un suspens.
Ainsi, ce texte qui semblait le dernier en tant qu’adieu à l’écriture poétique, résonne en effet tel une mise en scène, même si le poète paraît s'y effacer dans son propre langage. Car l'un des éléments les plus frappants de cette mise en scène est la manière dont Marc Verhaverbeke se détache du langage : "Je dis les mots à côté, que je vais partir à nouveau du texte" . Certes, il ne s'agit pas ici d’un départ mais de partir du... Partir comme revenir au texte, mais partir tout de même, même s'il s'agit de partir du texte lui-même, dans toute l'ambiguïté de cette formulation, comme si au final, l’écriture devenait un lieu qu’il fallait quitter et non auquel revenir et poursuivre. "Viendra donc ce temps où ne m’accompagneront plus mes personnages." Voyez, on est comme face à une rupture, une séparation. A venir. Mais alors : il ne resterait plus ensuite que le vide à embrasser ? Ou bien n'est-ce qu'une forme de rouerie, le poète exhibant une pensée de l'effacement qui ne ferait que renouer avec l'habitus des siens en écriture, ces poètes qui ont nommé l'exil, fût-il intérieur, comme leur topos où, cessant d'écrire, il(s) ne s'y effacerai(en)t jamais.
Qui ? Eux les poètes ? Ou l'exil ? Ou tel poète, sinon tel p(o)ère à tel fils manqué...
Qu'est-ce que ce recueil orchestre ? La fin de l'écriture ? Vraiment ? Ou le début de la lecture ? La lecture comme résurrection de l'écriture, une fois qu'elle a abandonné son empreinte au bon vouloir de ceux qui, liront ou pas ?
"Je parle d’un cimetière au milieu du lac. Je parle de chevaux blancs." Image puissante de la mort engloutie, dissoute dans l'eau et donc présente, toujours là. Drôles d'eaux amniotiques dans cette métaphore filée qui n'est grosse que d'un cimetière disparu où disparaissent encore les noms de ceux jadis...
"Ce sera le septième jour", affirme le poète. Celui du repos, du vide. Qu'en dire ? En ne cherchant pas à fixer un savoir des autres jours, le poète prononce-t-il l'acceptation du vide ? Fait-il laisser être l'effacement ?
Peut-être alors faut-il de nouveau, ou vraiment, écouter le poème, revenir au poème et l'écouter plus que l'entendre, car peut-être est-ce du côté de son rythme que les choses sont dites dans un souffle musical.
"Je parle... Je parle..."
Il y a comme un effet incantatoire dans cette répétition qui martèle cette idée en en accentuant la progression émotionnelle. Avec dans l'alternance de phrases longues et brèves ( "Je parle d’un cimetière au milieu du lac. Je parle de chevaux blancs."), comme des points de rupture, de silence, marquant moins la fin du souffle que sa reprise. Ce, quand le souffle se reprend, se dissémine et revenante, la fin sans cesse rouvre ses propres traces dans une parole qui joue à s'effondrer sur elle-même, convoquant la fragilité du sujet parlant dans l'impossibilité d'un vrai retour, pour mimer le refus d'en maîtriser le sens. Un geste qui fait du poème un espace de dérive, non de résolution.
On a parlé de mort à sa lecture. Oui, le thème de la mort est profondément inscrit dans ce recueil, mais il n’est jamais abordé de manière frontale. Il apparaît ici et là, sous des formes symboliques liées à la transformation.
On a parlé de transformation, mais il faudrait l'entrevoir comme métamorphose :
"Le silex trouvé plus tôt dans le sable pourrait bien s’éveiller scarabée." Ici, la pierre inerte devient un être vivant, mais vers quelle forme qui serait réellement nouvelle ?
"Rejetés par une répétition de ressacs, tenus un temps en amertume, sur quelle île nous coucher, Ulysse, à la fin démaquillés ?" L’image d’Ulysse est étrange dans ce non retour qui ne cesse de convoquer l'enfance et ses souvenirs brefs. Ulysse démaquillé au pluriel, ce que j'entends, même si je sais l'énoncé autrement postulé. Dans l'effacement, Ulysse récupérant son identité : l'écriture, comme une vérité qui ne se révélerait qu'après le voyage, ou à sa relecture...
On a parlé de métamorphose, non comme une forme nouvelle, mais comme mémoire et comme trace :
"J’ai écrit dans les escaliers fréquemment mon nom troqué contre une pleine brassée d’épines."
De quelles traces parlons-nous ? De celles laissées dans le langage et qui persistent obsessionnellement dans cette langue congrue que Marc déploie ?
« Je parle d’un cimetière au milieu du lac. Je parle de chevaux blancs."
Quelle image encore une fois, que celle de ce cimetière enfoui sous l'écume.
"Viendra donc ce temps"
qui jamais n'est fixé, figé, qui fait circuler comme une métamorphose, celle de l'être au langage. Mutation lente, qui passe par cette « chienne » d'écriture à la laisse souvent trop courte... Notre héritage dit le poète, « réticence généreuse », où s'embrouille toute présence qui voudrait par trop s'arrimer, quand il n'y a au milieu du lac qu'une cavalcade blanche et liquide.
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Et je mangeais ma peur, Marc Verhaverbeke éditions de notoriété publique, juin 2025, 12 euros, ean : 9782919275083.
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Ainsi Font, PUP fiction #6
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Les éditions de notoriété publique affichent leur sixième Ponctuation urbaine Poétique (PUP fiction), dans la vitrine de la librairie l'établi d'Alfortville. Conçue et réalisée par Une Roserie, cette PUP fiction #6 propose un QR code renvoyant à la chanson créée et interprétée par Une Roserie, qui a donné samedi 21 juin dans la foulée un concert à la librairie, dans le cadre du mois des fiertés et de la fête de la musique.
Quelques mots sur ces PUP fictions.
Il s'agit d'affiches, offertes à l'inattention des passants, souvent affairés à des courses dont on ne sait pour quelles raisons elles leurs pressent toutes, et toujours, le pas. Du temps donné donc, pour qui saurait l'accepter. Car ces affiches ne font sens dans la ville qu'à la condition que ce temps-là soit pris, celui d'une suspension, toute affaire cessante. Des affiches qui vérifient pour ainsi dire et sans contrainte l'assertion de Marc Bloch : « L'Histoire, c'est la dimension du sens que nous sommes », du sens que nous prenons en l’occurrence le temps de faire advenir. Un sens qui dépendrait de chaque un, de chaque regard posé sur l'affiche, qui est elle aussi un regard placé sous celui, envisagé, des passants, offert à leur vue, plus tard à leur su, on l'espère : une connaissance, dans tous les sens y compris familier, que ce mot pourra prendre. Une connaissance qu'il s'agit encore une fois de faire lever, d'animer, d'éveiller, à laquelle donc porter secours, tant il faut sans cesse porter secours aux signes émis. Une connaissance discrète donc, qui n'impose en rien son urgence. Des images en somme -il y en a tellement!-, qui se soucient comme d'une guigne d'être ou de n'être pas : elles ne sont qu'à la condition que nous leur prêtions attention. Car il ne s'agit de rien d'autre que de les rendre visibles, de leur restituer leur visibilité et non de les exhiber, ainsi que se pavanent celles, habituellement obscènes, de nos cités, aux abois à se concurrencer l'une l'autre, à mendier ici une œillade, là le spectre d'un rêve frelaté.
Deux choses encore, qui se rejoignent au fond. Ces affiches ont donc été conçues tout d'abord comme des images. Le texte n'y est perçu qu'intégré à l'image et c'est l'image, elle, qui intrigue ou non le coup d’œil qu'on daignera lui accorder. C'est rallier là la conception que le théoricien de l'image, W. J.-T. Mittchel se faisait de ces objets de représentation : qu'est-ce que les images nous veulent réellement ? Dans la puissance inachevé de leur être, vers quoi font-elles donc signe ?
En second lieu, sous ces images un texte s'énonce, qui ne redit pas l'image, laquelle, au demeurant, n'a rien à dire mais à montrer. Un texte souvent intime. C'est le fait remarquable de ce projet. Un texte intime qui s'affiche. Qui s'extime.
L'extime. Il faut ici penser à ce concept forgé par Lacan et défini par Serge Tisseron. Une sorte d'extériorité intime (Lacan, 1959-1960, au cours du séminaire L'éthique de la psychanalyse, transcription Saferla). Songeons à cet extérieur (de l'image comme du texte) qui loge au-dedans de chacun de nous et nous porte de notre for intérieur au for extérieur de la cité. Comme un mouvement essentiel.
Songeons alors aux mots de La Roserie dans cette PUP fiction #6, se récupérant enfin comme sujet de son existence et le chantant. Reprenant corps dans ce mouvement d'extime. Comme on dit reprendre pied (puisqu'il y est question d'enfance). Songeons à cet échange qu'elle induit : que nous dit son image de ce que nous sommes en train de devenir ? Fragile symptôme d'une élévation commune, du spectateur qui a enfin vu l'affiche, à celle qui la lui a présentée, ce mouvement fait signe à notre humanité, intimement.
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Les barbares, mes intimes, Ghassan Zaqtane
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Poète palestinien de la génération de Mahmoud Darwich, de celle qui connut la première Nakba qui vit la moitié des palestiniens forcés de quitter leur terre, Ghassan Zaqtane signe un recueil bouleversant et cependant porté par une force invraisemblable, celle des palestiniens, jamais vaincus malgré 70 ans de martyre. Dans sa préface, son traducteur, Abdelatif Laâbi, note la difficulté à être, quand on est palestinien, qui se glisse jusque sous l'impossible formulation du pronom « je ». Comment se reconnaître en effet, depuis une telle négation orchestrée par l'occident rageur ? Ghassan Zaqtane le sait, qui ne peut constater que l'invraisemblance qu'il y a à ne pouvoir plus communiquer qu'avec des absents, assassinés, déportés, exilés. Des êtres disparus dans des lieux disparus écrit-il. Mais parler d'exil ici serait faible. Il ne s'agit pas de cela : les palestiniens n'ont jamais cessé d'être chassés, en départ forcé, construit méthodiquement, on l'a vu, on le voit à Gaza, sommés de se réfugier dans le Sud pour que les bombes les tuent, sommés ensuite de se rendre dans le nord, pour que les bombes les tuent. Que reste-t-il de Gaza ? « Qu'est-il arrivé aux exilés ? Qu'est-il advenu de leur visage ? Qu'est-il arrivé à leurs enfants ? »... On ne le sait que trop désormais. Ne reste que l'adresse du poète à ses lecteurs : « Raconte, ô étranger ! ». Alors racontons, avant que « les noms anciens » aient tous disparus, « derrière des métaphores », dit Ghassan Zaqtane. L'image est forte et vrai et terrifiante : il ne nous restera demain que ces métaphores pour évoquer le peuple palestinien, sacrifié, « alors qu'un sanglot gigantesque / submerge le monde ».
Tout cela est réel, c'est aujourd'hui, c'est maintenant. Ce n'est pas là-bas, c'est ici ici que « les morts s'assoient (…) / Ils veillent seuls / pensent à nous / et sans raison aucune / se mettent à attendre. »
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Les barbares, mes intimes, Ghassan Zaqtane, hors série de la revue Bacchanales, Maison de la Poésie Rhône-Alpes, traduit de l'arabe (Palestine) par Abdelatif Laâbi, juin 2025, 104 pages, 17 euros, ean : 9782367610450