en lisant - en relisant
L’IMPOSSIBLE (L’AUTRE JOURNAL)
L’Impossible est un journal. D’un autre genre, cela va sans dire. Un journal pour tout dire impossible, qui prétend marier la qualité à la profondeur, réinventée tout juste vingt ans après l’expérience de L’Autre Journal, qui devait tant à Deleuze.
Un journal en forme de manifeste, bien au delà de sa première livraison au demeurant, par nature, programmatique.
Un journal qui invite ses contributeurs, écrivains, personnalités de la culture, rédacteurs occasionnels, à creuser, creuser sans cesse sans jamais se défaire d’une exigence d’écriture portée à l’improbable des temps neurasthéniques que nous venons de traverser. Tout l’inverse de ce qui se pratique aujourd’hui en France, où la superficialité s'apprête d’une trivialité sans nom. Une utopie donc. Invitant à la création d’une communauté de lecteurs et d’auteurs. D’une communauté engagée dans un travail de réflexion et d’écriture sur ce qui fonde et le sens de notre vivre aujourd’hui, et les raisons d’en désespérer. Des hommes, des femmes, qui se promettraient de repenser nos droits et tous les droits, de ceux des glaciers à ceux des animaux, des minorités à ceux des citoyens de seconde zone. Des hommes, des femmes, qui ne détesteraient rien tant que la lourdeur de notre monde à simplement exister. Des hommes, des femmes, qui ne renonceraient ni à l’intime de leur vie, ni à l’universel de leur être. Des citoyens qu’une impossible jeunesse tarauderait. Ardente contre la banalité du Mal et contre le temps qui passe et ce pire qui nous dévaste, ce peu de choix qu’on nous laisse. Il s’agirait donc d’élargir l’offre des possibles aux frontières de cet impossible que de sots dirigeants nous assignent. Et en parler entre nous pour briser l’entre-nous qui nous assassine.
Les temps sont impossibles. The time is out of joint, affirmait Hamlet. C’est cela. Oui. Il faut dégonder les portes de ces temps assassins. Devenons impossibles ! Rendons-leur la vie impossible à notre tour, jamais rassasiés d’égalité, de liberté, de justice, jamais vaincus, pas du tout prêts à déposer nos possibles à leurs pieds. Qu’un secret mot d’ordre nous habite : rentrons en politique, notre destin. Ne respectons plus les puissants de ce monde, n’interrogeons plus les experts, palabrons ! --joël jégouzo--.
L’Impossible, n°1, février 2012, 5 euros, mesnuel, 128 pages, en Kiosque depuis le 15 mars, en librairie depuis le 22 mars 2012.
William T. Vollmann, Fukushima –dans la zone interdite
A l’aéroport de Frisco, Vollmann s’embarque avec un dosimètre : on n’en trouve plus au Japon. Il enregistre la température radioactive : 0,1 millirem. 5 rems, c’est la dose maximale admissible par un organisme humain. A sa descente d’aéroport, à Tokyo, la mesure indique 1,2 millirem. Le 20 mars 2011, dans un rayon de 10km autour de la centrale, il fallait 3 minutes pour recevoir la dose maximale admissible. Vollmann s’adresse aux autorités dès sa descente d’avion : qu’est devenue l’eau radioactive ? D’où venait-elle ? Combien de mètres cubes d’eau radioactive se sont déversés et où ? Ni les ingénieurs de Tepco, ni les autorités gouvernementales ne savent lui donner de réponses. C’est cette ignorance qui frappe tout au long de son enquête. Une ignorance partagée massivement. Aujourd’hui encore. Sur des questions pourtant fondamentales de santé publique. Nul ne sait, nul ne connaît l’étendue des dégâts, des dangers. Aujourd’hui encore. A 250 km de la centrale, son dosimètre enregistre une belle progression des radiations. La mer est-elle contaminée ? Personne ne répond à sa question. Partout les traces bien visibles encore du tsunami. Et celles tremblement de terre. Spectaculaires. Mais pas de traces de contamination visible à l’œil nu, évidemment. A 60 km de la centrale, Vollmann entre dans une zone militarisée. La démocratie suspendue. Nécessairement, lui explique-t-on. Certes, mais la démocratie est suspendue. Des lois d’exception sont entrées en vigueur, la libre circulation des personnes n’est plus d’actualité. C’est une des raisons de son opposition au nucléaire. L’autre, c’est que la période de stockage des déchets radioactifs excède tout cadre de référence des civilisations humaines. Vollmann en est sûr à présent : le nucléaire est l’horizon du pire. Il relit comme à haute voix les études de sécurité qui avaient motivé le gouvernement japonais à certifier à son peuple que Fukushima était sûre : les ingénieurs de la Tepco avait travaillé sur l’hypothèse d’un tsunami de 5,7 mètres de haut. La vague en fit 14. Ce n’était pas normal. L’océan est donc fautif…
Partout Vollmann croise des gens qui, dans l’ignorance des vrais dangers, finissent par ne plus savoir que penser. La catastrophe nucléaire est invisible. Son manque de visibilité nuit à toute prise de conscience. Même l’explosion des réacteurs est passée inaperçue : les gens alentours lui racontent qu’ils n’ont rien vu, rien entendu vraiment, sinon à la télévision. La mort, pour eux, c’était le tsunami. Puis le tremblement de terre. Pas le nucléaire. Et puis, commente un grand nombre de japonais habitant près de la centrale : la région est peut-être contaminée, mais nous ne savons pas où aller. Ils savent qu’ils tomberont peut-être malade. Mais chacun espère passer au travers. De toute façon, pas avant vingt ans. C’est loin vingt ans. Ça n’existe pas. On ne peut pas vivre pendant vingt ans en attendant la mort. Autant oublier donc. A 170 km de la centrale, son dosimètre fait un nouveau bond. Puis il ne cesse de révéler une augmentation constante de la radiation. Il se rapproche de la zone interdite. Le cercle d’évacuation forcée. On ne parle ici que de contamination, pas de radioactivité. Le vocabulaire gomme la réalité du danger, sa nature. Le gouvernement s’est d’ailleurs employé à diffuser largement ce seul message : "il n’y aura pas d’effet immédiat sur votre santé". Ce que tout le monde peut observer en effet. Tout va presque bien donc. Les gens reviennent. Les plus modestes en fait, qui ne savent où aller. Et puis les vieux. Qui sont restés. Qu’on a laissé. Dans des villages vides. Désertés. Sans lumière. Des villages fantômes. A 20 km de la centrale, la route est bloquée. Par l’armée. Un chien erre. Le chauffeur du taxi de Vollmann veut bien pousser plus loin. Il faut simplement payer un peu plus. Pour le danger. Qu’il ne sait pas vraiment apprécier. Et l’un et l’autre finissent par croiser dans la zone interdite de plus en plus de monde. Des gens revenus chez eux, et les travailleurs volontaires du nettoyage de la centrale. Des chômeurs pour la plupart, des fins de droits, des sdf, heureux de travailler pour un salaire qui reste de misère. Le nucléaire ? Ils savent pas. On raconte qu’en 45 on prétendait que pendant 50 ans il y aurait de la radioactivité dans la région des bombes. Mais bien avant ces cinquante années, les gens sont revenus. Ils ne sont pas tous morts. N’ont pas tous développé un cancer. Alors on ne sait pas vraiment. On verra bien…
Fukushima –dans la zone inetrdite, William T. Vollmann, éditions Tristram, traduit de l’américain par Jean-Paul Mourlon, février 2012, 92 pages, 9,80 euros, ean : 9782907681957.
Anka, de Guillaume Guéraud -une jeunesse immigrée
Deux flics cognent à la porte d’entrée. Marco ouvre : Ta mère est morte… Marco ne percute pas. Morte ? Vous voulez dire quoi ? Rien. Elle est morte, voilà tout. Et ils repartent. Quelques instants avant que sa mère arrive… Celle qui est morte, ce n’est pas sa mère, mais une femme que son père avait épousée. Une dizaine d’années plus tôt. Et dont ce père ne se rappelle plus. Ou mal. Une sans papiers. Un mariage blanc. Qu’elle avait payé 1 500 euros. Le prix de son incinération aujourd’hui, à charge d’un père pas même déconfit. Gêné, certes. Mais surtout agacé d’avoir à régler ces 1500 euros pour une femme qui n’a jamais compté dans sa vie. 1500 euros que ses parents avaient empoché dix ans plus tôt, croyant réaliser une bonne affaire. Une roumaine. Dont son père ne sait quoi dire. Ni comment elle vécut ces dix années en portant son nom, ni comment elle est morte. Marco n’en revient pas. Ses propres parents ! Juste agacés par cette femme dont ils ne savent rien, sinon qu’il faut régler son incinération aujourd’hui. Le père choisit une urne. La moins chère. Dépose Marco à l’école, qui ne peut se résoudre, qui veut savoir, qui sort de ses gonds, de sa classe, court les rues sur les traces de cette femme morte dans le plus grand dénuement, la solitude la plus crasse, morte d’une tuberculose ! Roman coup de poing asséné encore une fois par Guillaume Guéraud. Mais moins de dénonciation que d’indignation. Moins brutal qu’à l’ordinaire aussi, d’une écriture volontiers poétique, trouvant les mots, le rythme d’une phrase, dégageant sobrement l’émotion qui en traverse le fil. Roman tout en patience presque, relevant les traces, la mémoire d’une image qui entre comme par une porte dérobée dans la fiction pour n’en plus jamais ressortir et laisser à la fin l’énorme vide de son absence.
Anka, de Guillaume Guéraud, éd. du rouergue, coll DoAdo Noir, janvier 2012, 108 pages, 9,50 euros, Dimensions : 14cm x 20,6cm x 0,9cm, EAN : 782812603020.
HIBAKUSHA : DES SURVIVANTS DE NAGASAKI A CEUX DE FUKUSHIMA…
Le monde est devenu une arène où ceux qui peuvent souffrir sont immolés. Fukushima, c’était il y a un an déjà. La centrale explosait dans le pays champion toute catégorie de la technologie. Le plus fiable. Un désastre. Avec lequel les japonais n’en ont pas fini. N’en finissent pas. La seule chose qui ait pris fin, ce sont les feux de l’actualité. A peine de nouveau braqués aujourd’hui sur une commémoration vide de sens, vide de résolutions. Le pire arrive toujours dans le nucléaire. Le pire nous arrivera. Ce n’est qu’une question de temps. Fukushima. Un séisme de magnitude 9, le plus fort jamais enregistré au Japon. Relayé par un tsunami. Le séisme coupa l'alimentation électrique externe de la centrale et de ses six réacteurs, la privant de son système de refroidissement principal. Personne ne voulait croire possible un pareil scénario. Un raz-de-marée privant la centrale de sa sécurité ! Allons !… Alors aussitôt les autorités mentirent au Peuple japonais. Comme les autorités américaines avaient menti aux peuples américains en leurs temps de catastrophe nucléaire, comme les autorités russes après eux, et les autorités françaises, à jurer qu’aucun nuage radioactif n’avait franchi nos frontières. Une habitude dans la manière de gouverner : ne jamais hésiter à mettre en danger les populations. Une tradition politique.
Là-bas, la mort semble avoir cessé d’enfermer les épaules des enfants dans un sort immobile. Elle s’est mise à trotter dans les campagnes, dans les villes, courant sa chance, plus insidieuse désormais, cherchant son passage dans les organismes fatigués, exposés. Un nuage passe, un nuage est passé. L’infime clématite et la haie emmêlée, la terre s’élance, un papillon près du sol à l’ombre éveillée. Enveloppée de douleurs, l’angoisse envahira l’Histoire. Le ciel nous offrira juste la possibilité du gouffre dans nos tempes. Là-bas, des eaux louches ont vacillé au souffle d’une lumière blanche. Ici, tout va bien. Même si dans l’air quelque chose est passé, venu du bout du monde, le monde partout à nos portes. Quelque chose est passé. Rien, nous a-t-on assuré, sinon que les mouvements de l’air ont pris figure humaine. Sinon que l’eau des rivières peut bouillir et l’homme s’absenter du monde, le ciel nous offre déjà ses rudes nourritures, son linge flottant au vent de nos ténèbres.
Je me suis pris à imaginer un tel jour, le moins défendu, un ciel piqué d’été inaugurant le dernier cachot de la terre –(nos pas si lents à l’espérance). Même si tout est parfait ici, à Paris. Les arbres, les mains, les yeux, les rires des enfants. Mais cette ombre au-dessus de nos têtes… A quoi devons-nous donc de voir cette vaste étendue subitement racornie ? C’était l’espace et le ciel était mort. La race souffrante des hommes a essayé la servitude, le mensonge, le carnage, aujourd’hui la catastrophe si peu naturelle… Il flotte comme une représentation vaine de ces choses : le martyre, cette tradition des temps barbares. Le Dr Takashi NaGaï (1908-1951) et son fils Makato Nagaï (1935-2001) ont connu tous deux l’effroi de Nagasaki. Et du martyre. Le 9 août 1945, le souffle d’une bombe puissante emportait leur vie vers son ailleurs, dont ils n’avaient rien décidé. Un médecin et son jeune fils. Qui consacrèrent ensuite leur vie à consoler leurs semblables. Makato avait dix ans à l’époque. Il devint journaliste, publia en 1959 un récit de souvenirs. Son petit-fils, Tokusaburo Nagaï, directeur du Musée Nagaï Takashi, fit paraître en français le livre de son père en 2004. L’explosion nucléaire de 1945 terrifia le monde. Takashi l’évoque dans ses souvenirs. Spécialiste en radiologie, le 9 août 1945, à 11 heures du matin, il était dans son laboratoire. Une lumière blanche sembla traverser d’un coup les murs du laboratoire. Le noir ensuite. Le monde noir, d’un coup. Et le bruit d’une immense catastrophe : tout s’embrase et s’écroule, n’en finit pas de craquer et de tomber, de s’abattre. La bombe vient d’exploser à 400 mètres de la cathédrale de Nagasaki, à Urakami. Sa carotide est tranchée par un éclat de verre, mais il s’en sort, se précipite au chevet des blessés. On dénombre les morts par centaine de milliers. Les blessés aussi. Il écrira tout cela. Témoin. "Dans ce qui avait été notre cuisine, tout de suite je découvris quelques débris chauds et complètement calcinés : tout ce qui restait de mon épouse Midori. Mais tout près brillait la chaîne de son rosaire, et sa petite croix." Attaqué par une leucémie, le Dr Nagaï mourra le 1er mai 1951. A son enterrement, 20 000 personnes brandiront son livre le plus célèbre : Les Cloches de Nagasaki.
Son fils publiera en réponse Le sourire des cloches de Nagasaki, paru en France en 2004. Il raconte sa vie d’enfant confronté au souvenir des cendres de sa mère et à la leucémie de son père. Il raconte le drame que le Japon vit toujours. Non pas Hiroshima et sa colonne de flammes. Non pas Fukushima et ses trombes d’eau. Car rien n’est comparable. Il n’y a pas d’équivalence, sinon l’entêtement des autorités à nous exposer au pire.
Aujourd’hui aura lieu la première commémoration de la catastrophe de Fukushima. On tentera de nous faire croire que les autorités sont désormais soucieuses de notre passé comme de notre avenir. Commémorons donc. Comme ont été régulièrement commémorés les bombardements de Hiroshima et de Nagasaki. Il sera bon alors de rappeler les circonstances de ces tragiques événements. Comme on l’a fait de ces bombardements. Le nom du bombardier américain, celui de la bombe, les estimations du nombre des victimes, sans parler des survivants ("hibakusha "), marqués à vie dans leur chair, leur esprit et leurs relations sociales. Avant que ne retombe l’épais silence des médias en attendant de commémorer de nouvelles catastrophes. Il flotte décidément comme une représentation vaine de ces choses : le martyre, cette tradition des temps barbares.
Les Cloches de Nagasaki, Takashi Nagaï, 1962, épuisé.
Le sourire des cloches de Nagasaki, de Makoto Nagaï, Tokusaburo Nagaï et Marie-Renée Noir, éd. Nouvelle Cité, août 2004, coll : Récit, 123 pages, 16 euros, ISBN-13: 978-2853134644.
DE LA VIOLENCE DES PETITS BLANCS D’AMERIQUE -UN LONG SILENCE…
1976. Gary Gilmore est emprisonné. Pour meurtre. Il exige que l’Utah rétablisse la peine de mort. De fait, il sera bientôt exaucé et… fusillé. Cinq balles. Dans la poitrine. Son frère cadet enquête. Des années plus tard il s’empare de nouveau de cette histoire. De son histoire. Comment en est-on arrivé là ? Il enquête sur son frère, sa famille ivre de haine, tout droit sortie d’un roman de Faulkner, avec ses petits blancs repus de misère, d’humiliation et de violence. L’histoire se dessine peu à peu. Non sans mal. C’est que Mikal, devenu rédac chef de Rolling Stone Magazine, ne veut pas expliquer, mais raconter. Montrer. Les années 50, une ville américaine moribonde avec sa voie ferrée à l’abandon, qu’aucun train ne semble avoir jamais empruntée. Une ville de revenants. De moribonds. De brutes. De brutes qui meurent de maladies agressives. Alcool, tabac, cancers expéditifs qui vous cognent jusqu’au plus profond de la nuit. Une Amérique obscure, réfugiée chez elle, éternellement. Une histoire dont on sent le poids aujourd’hui encore. Et sa difficulté à raconter la genèse de cette violence, de ce trop plein de violence. Des meurtres, toujours, partout, dans chaque maison, chaque famille. Que Mikal ne veut pas chercher à comprendre, mais montrer. Il y en a trop de toute façon, pour que cela puisse faire sens. Trop d’incompréhension. De tous devant tous. "Je suis le frère d’un homme qui a assassiné des innocents". Condamné à mort en 1977. Cela faisait dix ans qu’il n’y avait pas eu d’exécution. Mais lui, le condamné, avait su convaincre la résistance des autorités. Norman Mailer en fit une histoire –Le chant du bourreau. Et lui, Mikal, le frère du condamné, tente à présent d’écrire l’histoire des origines de cette violence. Celle d’une Amérique profonde. Celle des petits blancs d’Amérique. Faulkner. Une histoire de fantômes. De gamins habillés en cow-boys, mais armés de vrais pistolets. Un autre espace-temps. Une histoire qui est aussi celle des Mormons. Une population égarée, décimée, persécutée, qui a cru ne devoir son salut qu’à la violence qu’elle mettrait à survivre. Une population, la sienne, les siens, qui a tout au long de son histoire cultivé la fatalité du meurtre, nous dit-il. La culture du meurtre. Le livre du Mormon en toile de fond. Bible familiale. Mille ans de violence. D’une tribu aux origines bibliques, embarquée sur un bateau de fortune, une arche sans alliance, voguant jusqu’en ces terres nouvelles pour croire en un quelconque destin aussitôt biffé par la mort prématurée de son fondateur, confiant sa succession au cadet de la famille, au mépris du tourment des aînés, jaloux, qui n’auront alors de cesse que de vouloir se venger contre ce frère préféré… La violence depuis. Jusqu’à celle de Dieu les condamnant à avoir l a peau rouge… La guerre entre les familles. La violence comme principe purificateur. Non la confession des péchés : la violence. Et le Livre du Mormon que Mikal tient en main et qui projette la vision d’une Amérique en proie à la destruction, à la folie meurtrière. En guise de terre promise, une terre soumise à la peur et à la violence. Au souvenir des années 1830, celles de la grande répression des Mormons, chassés des villes qu’ils avaient construites par des milices d’Etat féroces qui les incendièrent, violèrent leurs femmes, assassinèrent leurs enfants. Des milices blanches. Qui les gavèrent d’une violence inextinguible. Dont jamais ils ne purent se rassasier…
Un long silence, Mikal Gilmore, traduit de l’américain par Fabrice Pointeau, éd. Sonatine, févr 2011, 565 pages, 22 euros, ISBN-13 : 978-2355840517.
L’Autriche aura-t-elle la peau du loup (nationaliste) ?
Silence radio sur ce qu'il se passe en Autriche aujourd'hui. Rappelez-vous pourtant, il semble bien longtemps déjà, la Palme d’or décernée au réalisateur autrichien Michael Haneke pour Le Ruban blanc, explorant moins la genèse de la montée du nazisme que les soubassements culturels de la terreur à travers les dégâts de l’éducation protestante. Rappelez-vous encore ce prix d’interprétation masculine attribué à L’autrichien Christoph Waltz jouant un officier SS dans le film Inglourious basterds, de Quentin Tarantino... A l'époque, il semblait que l'Autriche revisitait son héritage nazi sans complaisance, mais la voici de nouveau en ordre autoritaire de marche. Une vieille tradition autrichienne, celle d'un pays qui réussit presque le tour de force de se faire passer pour victime au sortir de la dernière guerre...
Alors relisez ce roman, par trop passé inaperçu, qui avait déjà naguère emprunté ce difficile chemin de mémoire. Moins médiatique qu’une Palme d’or, plus difficile qu’un film virtuose signé Tarantino, La Peau du loup, mérite bien, aujourd’hui, d’être lu et relu. Et pas uniquement parce qu’il évoquerait le poids d’une mémoire accablante qui nous est de moins en moins étrangère : cette voix qu’il invente et parcourt a déposé son grain partout en Europe. Relisez-le, vous verrez bien assez, allez, de quoi il parle !
L'Autriche, elle, le sait, qui a pataugé longtemps dans le sang jusqu'aux chevilles, comme l’affirme Elfriede Jelinek. Pays d'amnésiques, l'accession au pouvoir de l'extrême droite y consacra "la faillite des hommes de nationalité autrichienne devant leur histoire". Mais peut-être aurions-nous dû moins voir dans l'épisode Haider l'homme qui fit honte à l'Europe, que celui qui fit sortir l'Autriche de son innocence. Il faisait un tel bruit autour du silence autrichien sur sa mémoire nazie !
Dans le village de Schweigein (silence), au bout du monde, un matelot se réveille en pleine nuit, en proie à un malaise indéfinissable. Il vient d'entendre un bruit qui a rempli toute la voûte du ciel. Une stridence qui paraît venir d'une vieille briqueterie en ruine. Inaudible d'abord, elle devient vite quelque chose de bestial. Un souffle à l’envers du souffle de l’Esprit, surplombant les hommes pour retomber sur eux comme ces couvercles de plomb sur les ciels de Baudelaire. Résonances sourdes de silhouettes, de figures sans image qui hantent la forêt. Figures dont on a confisqué l'image. Bientôt, des morts mystérieuses plongent le village dans l'ignoble. Tout tourne autour de cette briqueterie - un signe à déchiffrer. Sur le modèle du récit policier, le narrateur épie des objets qui se dérobent à la vue. Dans leur lente remontée au visible, il nous rend littéralement la vue. Mais la chose qui vient n'a tout d'abord ni visage, ni nom. "Il faut (même) se fabriquer des yeux d'oiseau de nuit" pour la voir, car elle est ignoble ! Seuls les cadavres, en Autriche, semblent parvenir à ouvrir les yeux. Cette trace sanglante qui encercle le pays et l'enferme, le matelot la piste, avant de "partir, loin de cette prétendue patrie".--Joël Jégouzo—
La peau du loup, de Hans Lebert, édition Jacqueline Chambon, 1998, 512 pages, ISBN-10: 2877111784, ISBN-13: 978-2877111782
Bréviaire des robots (Lem) 11ème voyage : la fable de la soumission…

Simone de Lion Feuchtwanger (l'éthique de la révolte)

MADELEINE DE SCUDERY, PROMENADE DE VERSAILLES
Ni ostentation, ni affectation, l’art de se ballader amoureusement en fait, le seul vrai talent que l’écriture devrait se reconnaître… "Un je ne sais quoi de doux et d’amer tout ensemble", où se congédier sans amertume.
Si l’on connaît Madeleine de Scudéry pour sa Carte du Tendre, ou Clélie, le roman qui fut le plus grand succès de librairie de son siècle, on ignore généralement ses autres œuvres, dont les volumes de ses conversations, pourtant si essentielles à la compréhension de la singularité du modèle français de sociabilité des élites, et sa Promenade de Versailles, subtile thématisation de l’art du récit et de la fonction de la description au sein de cet art.
Le Mercure de France nous en a offert une introduction (seule est publiée en effet la première section de la promenade) qui, il faut le regretter, n’a pas su encourager les éditeurs à rééditer l’ensemble de l’œuvre de Madeleine de Scudéry.
"Il faut poser pour règle générale que l’Art embellit la nature", affirme-t-elle. Le baroque français, tout d’équilibre et de tensions dans l’exhibition de ses ornements, déployant la variété dans la redondance et déclinant subtilement ses dissymétries dans l’astreinte de régularités fictives, trouve dans le style de Madeleine de Scudéry le parfait écho de ses formes. Ses phrases, volontiers galantes, cheminent sans affectation, s’étirent sensuellement, étageant les perspectives en horizons ni trop vastes ni trop bornés, avec juste cette dilection désinvolte du courtisan qui sait enchanter l’imagination sans ostentation, ni lui sacrifier les vertus de l’exacte rigueur cartésienne. Mais au passage, quelle hardiesse à théoriser ce qu’écrire pourrait bien vouloir dire, à changer de focale au creux de ses longues périodes, pour y inscrire, dans la structure même de sa phrase, ce système des valeurs qui ont fondé cette sociabilité des intellectuels français, si détestable par ailleurs… --joël jégouzo--.
La promenade de versailles, Madeleine de Scudéry, Honore Champion, janvier 2002, coll. Sources Classiques, ISBN-13: 978-2745305916, épuisé.
IL ETAIT UNE FOIS LES CONTES DE FEES…
Publié à l’occasion de l’exposition éponyme conçue pour la BNF par Véronique Meunier il y a quelques années déjà, le catalogue co-édité par le Seuil et la BNF est sans conteste une remarquable réussite éditoriale. D’abord parce que c’est un superbe objet jusque dans la conception de la maquette, qui rassemble une iconographie tout à la fois pittoresque et savante. Ensuite parce qu’il nous livre des collaborations particulièrement éclairantes sur la constitution et l’histoire du genre. De Perrault à Andersen, en passant par Crébillon et la peu connue Madame Leprince de Beaumont, c’est vraiment l’occasion d’en découvrir toute l’étendue et toute la richesse. L’occasion de redécouvrir également un univers sans grands équivalents. Par sa structure métisse en effet, mystifiant les distinctions entre les genres, le conte merveilleux a su non seulement produire un nombre incalculable de récits, mais générer une énorme vitalité littéraire. Tolkien, bien qu’il ne soit pas directement rattaché au genre mais qui en fut le lecteur passionné, en est la meilleure illustration. Sans doute est-ce parce que le pacte de lecture qu’il suppose ouvre autant à l’autonomie de l’œuvre qu’à celle du lecteur. Flaubert s’étonnait de voir les français préférer Boileau à Perrault. Espérons avec lui que les adultes sauront retrouver non pas le chemin d’une lecture enfantine, mais celui de l’imagination créatrice ! --joël jégouzo--.
Il était une fois les contes de fées, sous la direction d’Olivier Piffaut, Paris, Seuil / Bibliothèque nationale de France, mars 2001, 573 pages, ean : 978-2020491846