LA PENDULE ARRETEE, Wanda Miłaszewska (1929)
L’Euro de football va déferler sur nous et convier à ce regard sans pareil sur des régions d’Europe dont on s’étonne qu’elles soient encore si mal connues : l’Ukraine, la Pologne. Les commentateurs iront exhumer ces visions des guides touristiques d’un autre âge pour en parler, et parler de coutumes, de mentalités, de traditions qui n’existent plus ou qui peinent à survivre. Qu’importe : l’Europe doit plonger ses racines dans le vieux monde à tout prix, puisqu’elle l’est. Et la Pologne demeurer fidèle à sa réception, exotique, étrangère, incarnant quelque génie campagnard défunt chez nous. On nous montrera sans doute des charrettes tirées par des chevaux de traits, comme on n’en peut voir que dans les coins les plus reculés du pays. J’espère me tromper, mais je n’en suis pas certain, tant la volonté d’agiter le mythe des origines est fort encore, ou l’idée de la pureté des nations. Alors, tant qu’à exhumer des vieilleries, sombrons de suite, en ce qui concerne la Pologne, dans ces belles pages oubliées d’une littérature de terroir aux usages désormais triviaux. Littérature de hobereau campagnard, telle qu’elle existait dans les années de l’entre-deux guerres. Arrêtons les pendules, le compte européen ne sait que soustraire le temps au temps. La Pologne éternelle donc, demain l’Ukraine pittoresque, puisqu’il faut bien ne rien apprendre, même si Wanda mérite mieux que son enterrement de seconde classe. Et enfuyons-nous en courant : l’Europe est au prix de notre fuite, notre gueule entre les mains, aurait dit Gombrowicz.
"J’ai passé le jour des Morts presque tout entier au cimetière.
Le soleil brillait, mais il y avait du vent et il faisait froid. Les dernières feuilles jaunies et pourries, qui avaient recouvert les tombes étaient déjà balayées et ramassées en tas. De temps à autre, l’une d’elles entraînée et chassée par le vent courrait, courrait avec un doux bruissement par les sentiers sablonneux, jusqu’à ce qu’elle tombât au pied des murs du cimetière (…).
Profond silence. Silence et abandon. Les vivants sont partis. Ils ont laissé aux morts d’humbles marques de souvenir. Sur plus d’une tombe tremble et vacille la lueur débile d’une lampe en verre de couleur ; sur l’herbe morte de plus d’une tombe tranche une fraîche couronne de sapin. Quelqu’un a apporté un bouquet de fleurs en papier et l’a enfoncé dans la fente d’une croix qui penchait vers la terre (…).
J’ai aussi apporté mes couronnes. Je les ai tressées, en me piquant les doigts aux branches des pins que Téos m’avait procurées la veille. Je les ai étalées de manière à presque recouvrir les épitaphes aujourd’hui noirâtres et effacées.
(…) Si le passant veut savoir qui sont ceux qui reposent dans ce caveau, il peut lire en s‘approchant une longue suite de noms dont quelques uns ne résonnent plus que dans quelque vieux corps attendris.
(…) On devine, plutôt qu’on ne lit, les derniers mots.
(…) Ainsi je portais ce deuil étrange et laid ; la robe trop étroite, l’étoffe rugueuse, avec mon visage mince et pâlot, je ressemblais à une orpheline d’asile. Mes cheveux étaient lissés sur le front avec une brosse mouillée pour les empêcher de friser.
(…) Pendant cet automne triste et gris, qui se prolongea, interminable, jusqu’au milieu de l’hiver, je me sentis un être digne de pitié.
(…) Le Jour des Morts est le plus douloureux souvenir de mon enfance, car ce fut ce jour (que) la mort de ma mère tomba sur moi comme la foudre d’un ciel serein.
(…) Elle se tut et porta son regard sur moi. N’avais-je pas mauvaise mine ?
Au commencement du mois d’octobre, elle restait de préférence dans sa petite chambre, assise dans le fauteuil que tante Euphémie avait ordonné d’y porter.
(…) ses phrases se perdaient dans le fond de la maison.
Vers le crépuscule, ma mère avait des joues vermeilles. De temps en temps elle relevait la tête et de ses yeux brillants fixait la clarté du jour qui s’éteignait derrière la fenêtre, puis elle reportait son regard sur moi.
(…) Je m’enfuis en courant (…). Je ne savais au juste ce que je redoutais le plus, (…) cette horrible vision peut-être, d’un malheur suspendu au-dessus de ma tête comme un voile noir, prête à tout moment à tomber et balayer devant mes yeux la lumière du jour…
(…) Le seul changement apporté par la dernière semaine du mois d’octobre, fut que ma mère garda le lit.
(…) Désormais elle demeura silencieuse, résignée, les mains croisées sur la couverture. Si je restais trop longtemps dans la chambre, elle m’engageait à sortir.
(…) Et puis tout devint subitement calme dans la maison."
La Pendule arrêtée, de Wanda Miłaszewska, éditions Perrin, 1929, 258 pages, sans mention du traducteur. Jamais ré-édité à ce jour.
Wanda Miłaszewska (1894-1944) fut l’une des grandes figures de la littérature polonaise de l’entre-deux guerres, cultivant àloisir cette littérature de manoir que Gombrowicz méprisait tant. Une littérature pourtant charnelle, de hobereau campagnard, saisie par les paysages, les arbres et les forêts, le terroir certes, mais au-delà de ce paysage, par sa force d’être, l’esse qui remontait de la Terre quand il venait à nous manquer. Une écriture en quête de sa chair. Wanda avait d’ailleurs fait des étude d’arts plastiques à l’Académie de Peinture de Cracovie. Mariée à Stanislaw Miłaszewski, essayiste, traducteur, elle trouvera la mort avec son mari lors de l’insurrection de Varsovie.