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La Dimension du sens que nous sommes

en lisant - en relisant

Afghanistan –récits d’une guerre d’allégeance…

21 Septembre 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

afghanistan.jpgC’est pour la forme littéraire de la bande dessinée que les éditions FLBLB ont convoqué six auteurs, qui ont tous l’âge des soldats français, à peindre cette guerre résolument égarée. Humour, cynisme, émotion. La guerre en Afghanistan a beau avoir été travestie en opération de police pour ne pas nous effrayer, soixante-neuf soldats français ont payé de leur vie ce servile engagement de leur Etat. Curieux du reste, cette constante de la diplomatie française à déguiser les guerres en opérations de police, depuis la Guerre d’Algérie… Une guerre affreuse, on l’oublierait presque, comme toute guerre quand elle a pour théâtre le monde des civils. Une guerre dont les auteurs nous restituent l’invraisemblance, la dureté, l’insoutenable malgré la distance du récit, comme dans ce passage, poignant, ponctué en cases mornes, où l’on voit tout d’abord deux soldats tirer un missile sur un village. Beau tir. L’objectif, pensent-ils, a été plutôt bien renseigné par l’état-major. Il devrait donc être vide de toute population civile. Mais voilà qu’il en sort de partout brusquement. Ainsi qu’une voiture blanche, signalée aussitôt comme potentiellement ennemie. L’alerte est donnée. La voiture est interceptée. Stoppée, longuement, minutieusement fouillée. Son chauffeur est sommé de s’agenouiller. On le voit stressé, malheureux comme une pierre. Pressé d’en finir, mais nul ne veut prendre le risque de le laisser partir trop tôt. La fouille est consciencieuse mais ne donne rien. Les soldats le laisse partir. Y avait quoi dedans ? -au téléphone la patrouille répond : rien. Des gosses. Brûlés. Il les conduit à l’hôpital. Z’étaient vivants ? Sais pas. J’ai pas vérifié. No comment. L’armée française aura été engagée dans une sale guerre d’allégeance au précédent président américain. Ses effectifs sont encore de 4 000 hommes. Fin 2011, elle devrait quitter le pays. Sans gloire : le succès de l’opération aura été finalement nul. Cette guerre est restée sans issue. Une défaite, donc. Diplomatique, militaire. Une défaite. Qui n’aura servi à rien. On s’en va sans être parvenus à rétablir un semblant de démocratie dans le pays. Ou d’unité. Ou de paix. Le site des Affaires Etrangères parle pourtant toujours d’un enjeu capital de la lutte pour la démocratie et la paix dans cette région. Sur le terrain, les populations n’ont vu que des troupes étrangères d’occupation, dont elles avaient peur. Les gens se sont cachés, les fouilles humiliantes ont achevé de les blesser. Pour le plaisir de l’Oncle Sam. --joël jégouzo--
 
Afghanistan – récits de guerre, éd. FLBLB, septembre 2011, 208 pages, 15 euros, ean : 978-2-39761-030-9.
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Le David Crockett de toutes les enfances : une crapule…

19 Septembre 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

david-crockett---copie.jpgLes éditions Cartouche publient, comme à l’accoutumée, des textes touchant au destin tragique des amérindiens absolument sans aucun recul, sans appareil critique, sans distance, nous livrant une bibliographie en fin de compte édifiante à force de cécité. Ici, les mémoires de David Stern Crockett, héros de toutes les enfances, qui naquit un 17 août (1786) au bord de la rivière Nola Chucky. Chasseur dès son plus jeune âge, aimant volontiers faire le coup de poing en compagnie des rudes rouliers de cette brutale Amérique naissante, David se maria à Winchester l’année qui vit débuter la guerre d’extermination des Creeks. Saisissant l’opportunité, il s’engagea aussitôt dans l’armée pour "défendre le pays", écrit-il sans rire, quand il ne s’agissait que d’exterminer les indiens… Sa troupe franchit le Tenessee, pénétrant en territoire Creek. David saisit une nouvelle fois sa chance, se fait commando de chasse, traque le "gibier" indien dans les bois, fait du renseignement et gagnent en notoriété grâce aux coups tordus qu’il réussit avec quelques huit cent autres volontaires en quête de sensations fortes : ils encerclent la ville indienne de Black Warrior’s Town, la rase, y mettent le feu, enfermant dans leurs tentes femmes et enfants pour les brûler vifs et croquer ses exploits dans la plus parfaite insouciance d’une plume désinvolte, consignant sans état d’âme l’atrocité banale d’une escouade formée au massacre de masse… "On a brûlé la ville", répètera-t-il à longueur de pages, égrenant un périple tout simplement assassin, de villages en villages semant la mort et la terreur sans jamais en concevoir le moindre mal, avant de devenir trappeur et de consacrer sa retraite à forger sa légende, pour le plus grand plaisir des marchands d’innocence…--joël jégouzo--

 

David Stern crokett, Vie et Mémoires authentiques, éditions Cartouche, mars 2010, 188 pages, 10 euros, ean : 978-2-915842-58-6.

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LE LIVRE A VENIR –DE L’EFFACEMENT DE SOI…

23 Juin 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

testament-de-sable.jpgWatson nous raconte dans ce livre une bien curieuse enquête de Holmes. Un souvenir plutôt, tant Holmes se refuse à livrer toutes les conclusions de son enquête. L’histoire d’une investigation qu’il dut mener dans un couvent français, à propos du vol d’un testament. Pas n’importe quel testament bien sûr : celui d’Isidore Ducasse, comte de Lautréamont !

Ce dernier aurait fait retraite dans un couvent de clarisses, quelques mois avant sa mort. Homme doux et pieux, selon l’abbesse, il aurait consacré son temps à rédiger, nuit et jour, son testament. L’objet fut ensuite adressé à Charles Cros, qui ne put l’ouvrir que vingt ans après la mort de Lautréamont… Mais les clarisses ne veulent être sûres de rien, elles affirment que le testament a été volé, qu’il n’est plus aujourd’hui, qu’elles ne savent rien d’autre. Enquêtant chez Charles Cros, Holmes découvre que ce dernier appartenait à une mystérieuse confrérie de Frères Terminateurs. Des illuminés qui ne recrutaient leurs membres que parmi les plus grands écrivains. Des mystiques à la recherche d’une voie vers la sincérité absolue, loin des arrangements littéraires, ces petits meurtres entre amis que l’on prend trop à l’envi pour l’horizon le seul, de notre humanité la plus accomplie. Pour mener à bien cette initiation, les Frères Terminateurs avaient conçu un incroyable exercice spirituel : celui d’un livre que chacun devait écrire au terme de sa vie tout en sachant qu’après vingt ans de repos, toute trace d’écriture aurait disparu de ses pages. Redevenu vierge, l’ouvrage était ensuite confié à une autre plume. Cela faisait ainsi quatre siècles que l’exercice se poursuivait. Holmes, tenace, finira par tenir entre ses mains l'un de ces livres, inauguré en 1455 et dans lequel s’étaient succédés, entre autres, Pascal, Voltaire et Nerval... Dans cette superbe variation sur le thème de la mémoire, l’auteur nous offre un encourageant devoir de mémoire, le seul sans doute, qui fasse autorité, anamnèse prodigue dans le renoncement à tout autre devoir que celui qui affirmerait que notre mémoire est devant nous, pas derrière… --joël jégouzo--.

 



Le testament de sable, de Jean-Claude Bologne, éd. Du Rocher, sept. 2001, 110p., 7,50 euros, ean : 978-2268040400.

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Le pays lointain, de Jean-Luc Lagarce, comme par inadvertance…

13 Juin 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

pays lointainAgé bientôt de quarante ans, à quelques temps de mourir, Louis débarque sans crier gare dans la famille qu’il quitta naguère comme un voleur. Comment faire le récit de toutes ces années où il n’a plus donné aucune nouvelle de lui ? Comment expliquer, s’éprouver dans ce retour dont les justifications sont tout à la fois si minces et si terribles ? Comment ne pas céder à l’hypocrisie d’une mesure que l’on sait fausse, quand jamais l’on avait songé à adosser son existence à celle des autres qui, eux, n’ont cessé de mesurer la leur à la vôtre ? Revenir en arrière, dans l’inconfort d’une langue qui n’est plus commune. Louis croyait pouvoir tenir dans sa main tout le chemin parcouru. Mais sa main ne se referme que sur le vide de cet éloignement du pays de l’enfance. S’expliquer ? Louis parcourt le récit de son échec : la douleur affleure, que l’on ne partage pas, que l’on ne peut pas partager, c’est trop tard, la vie est allée ailleurs porter ses errances. Mais l’essentiel ne pourrait-il justement pas se laisser entrevoir dans ces moments d’inadvertance où l’on ne prend plus garde à rien ? Et puis de toute façon, au bout du compte le compte est fait, pacifiant ce qui est arrivé. Il y a quelque chose de fascinant dans l’écriture de Jean-Luc Lagarce : elle ne cesse de composer avec des restes, des personnages peu assurés de leur langue et projetés dans le désarroi d’avoir à revenir toujours sur leurs pas. Et ce n’est peut-être pas le moindre des bonheurs, ni la moindre des surprises, que tout, en définitive, ait pu être dit sans que l’on y ai songé… --joël jégouzo--.

Le pays lointain, de Jean-Luc Lagarce, Les Solitaires intempestifs, déc. 2005, coll. Bleue, isbn : 2846810885.

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L’indignation gronde, Ibycus contemple son moi minuscule et veule

10 Juin 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

ibycus.jpgNevzorov vit dans un quartier de Pétersbourg qui empeste le pâté bon marché. Seule lecture : les potins consacrés aux aristocrates. Au détour d’une ruelle, une diseuse lui prédit l’avenir. Un destin ! Il sera riche et célèbre. De fait, voici que le hasard lui tombe dessus sous la forme d’un gros meuble écrasant un ami, antiquaire… Des bandits viennent de dévaliser sa boutique. L’antiquaire agonise sous son meuble. Par chance, Nevzorov sait où est caché le magot, que les bandits n’ont su trouver. Il s’en empare, jette sur le mourant un regard indifférent et s’enfuit. Le voilà riche ! Il se fait aristocrate, mais tombe aussitôt sur une vraie grue qui le plume, tandis que la révolution gronde dans les rues. Il ne cessera dès lors de fuir, de monter des plans plus foireux les uns que les autres et d’être le jouet d’aventures qu’il n’a pas voulues. Le voici comptable d’une bande de brigands. En 1919, il atteint Odessa, fait par hasard main basse sur leur trésor, fuit de nouveau. Rêveur impulsif, il ne cesse de marcher "la tête en l’air à la rencontre du danger", imprimant au roman sa structure picaresque emboîtant les aventures, structure appliquée à un personnage qui, au fond, ne rêve que de mettre fin au récit de ses aventures. Le type même de la personnalité contemporaine des gens de pouvoir, riche, jamais mieux engagée qu’auprès d’elle seule malgré les détours démagogiques, se prétendant libérale quand elle n’est qu’ordurièrement lige du bon vouloir des nantis, ou socialiste quand elle n’est occupée qu’à créditer leur encours, sans morale, sans autre ambition que la sienne ni meilleure espérance, centrée sur un moi minuscule et veule. A croire qu’Ibycus ne vaut rien, même comme héros de roman, ainsi que l’affirme son auteur. Il finira tout de même riche, bookmaker de courses de cafards dressés. Ecrit en 1924, ce roman picaresque féroce, dessinant sans complexe les traits de la personnalité moderne de l’homme occidental de pouvoir, passerait aujourd’hui pour une gentille fable, tant ces gens là ont su parachever le destin d’Ybicus et nous faire prendre leurs trahisons pour des lampions de fêtes. --joël jégouzo --.

 

 

Ibycus, Alexeï Tolstoï, traduit du russe par Paul Lequesne, édition L’esprit des péninsules, dessin de couverture de Pascal Rabaté, mai 98, 206p, 18,30 euros. Isbn : 2910435539.

Ou chez Rivages, mars 2005, 6,99 euros, ean : 978-2743613860.

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Le Saint Julien de Flaubert -de moins en moins de matière…

8 Juin 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

saint-julien.jpgIl est invraisemblable que le mot puisse atteindre quoi que ce soit de vrai. L’ironie de Flaubert tient précisément à ce que, l’ayant compris, il ne cesse d’en mimer l’illusion : déroulant l’inventaire des signes à travers lesquels le monde nous est offert, le texte qu’il écrit n’atteint que lui-même. Mais sans doute n’était-il destiné qu’à cela : non l’amertume mallarméenne d’Igitur mais le désir du texte. Ironie de la réalité défunte aussi bien, où le verbe s’épuise dans l’inventaire roboratif du mot juste, le mot contre le souffle au fond, celui du comédien, à bien des égards.

Ce serait donc une erreur que de vouloir monter à la scène un tel texte. Est-ce bien sérieux cependant d’en parler ainsi, quand la critique nous le ferait passer pour l’ascèse d’un Flaubert aux prises avec la création –comme si l’affrontement quasi charnel aux mots portait en lui seul toutes les possibilités de dignité du théâtre…

Dans le dispositif scénique que l’on pourrait en faire, j’imagine comment la petite musique des mots pourrait faire craquer la langue : car ce texte est sublime de son vide que l’on entend partout. Peut-être faudrait-il tout retirer, le plateau, les éclairages, la musique, disperser le public dans une salle trop grande et poser au loin un comédien comme une présence incongrue, immobile et presque muet, car le moindre faux pas assourdirait le texte : c’est la syllabe qui fonde la scansion du saint Julien. C’est l’absence du monde qui fonde sa présence, si bien que l’ébauche d’un geste, si mesuré soit-il, l’éparpillement du son gênerait.

Il n’y a pas, en définitive, cette possibilité du corps à corps sensuel et violent de l’acteur au texte dans le Saint Julien. Tout juste le pari d’en provoquer le heurt. Armé de ces béquilles, l’acteur s’avancerait en un lieu où le texte ne dit plus rien. Il conterait Julien sous des murailles forcées déjà, le promènerait sans inspiration quand le texte ne cesse d’en produire l’absence. Le corps à corps du comédien se fonderait ainsi sur une  méprise. «Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière », écrivait Flaubert (lettre à Louise Colet). C’est cela sa légende : de moins en moins de matière, les mots comme une récollection d’objets morts, le néant au bout, rien d’autre. A cet évidemment, l’acteur oppose naturellement son éloquence, un phrasé attentif à son propre écho -puisqu’il ne reste que lui-même, aux prises avec sa voix. Etrange intimité du coup, entre le public et ce dernier, qu’un vide indéfinissable menace, l’un et l’autre toujours sur le point d’y tomber et toujours retenus sur le bord de tomber par un geste, un bruit, si minime soit-il. Pesant déséquilibre, où ce que l’on partage est moins l’intimité d’une expérience commune que l’appréhension de voir tout cela rater. Dans la nudité de l’acte théâtral, souvent le regard traîne en quête d’une consistance qui se dérobe. Mieux vaudrait ne pas l’entendre ce texte et cependant il reste qu’à l’entendre on peut mieux prendre la mesure de l’absorption du réel dont il procède. Malgré lui si l’on peut dire, ou malgré le paradoxe d’un jeu sobre qui le maintiendrait sur les bords de tout personnage, quand le comédien réussit à nous donner le vide à entendre par le fait même qu’il le remplit. Qu’il dise où ça ne parle pas, en définitive, ne parviendrait pas à taire le silence de la machine flaubertienne. --joël jégouzo--.

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JIPENNSHA IKKÛ, A PIED SUR LE TÔKAIDÔ

7 Juin 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

A_PIED_SUR_LE_TOKAIDO.jpgVoyager à pied. Un genre au Japon. Un genre philosophique même. A l’époque d’Edo s’entend. Par millions, jetés sur les routes, les japonais voyageaient. Un genre littéraire aussi bien, celui du récit de voyage, sur la route d’Ise en particulier, celle du fameux monastère. Des routes noires de monde, femmes, enfants, vieillards, gens d’armes, de maison, journaliers. En 1793, Jippennsha décide de descendre à Edo. Le long de la côte pacifique, il clopine sur le Tôkaido. Trois serviettes, un grand foulard sur la tête, un éventail pliant, quelques pinceaux, de l’encre, du papier de soie, Jipennsha part à l’assaut des cinquante trois relais de la route. Ecrit en forme de guide touristique à l’adresse des amateurs de spécialités régionales, il moque en fait ce Japon traditionnel que tous portent aux nues, transformant l’épopée en cavale littéraire, égrenant les bourdes, les calembredaines, les quatre cent coups en somme, accompagné d’un ami plus fantasque encore, dans l’absolu non-sens de leur virée. Très vite, le voici qui rompt de fait avec la philosophie du voyage, qui se fait égrillarde sous sa plume. Rétif au labeur littéraire, bâclé pour couvrir ses dépenses, il s’adonne plus volontiers au pétrissage frénétique de la pâte à nouilles pour mettre un peu de beurre dans ses épinards, laissant la phrase s’étirer à l’envi, diverger et nous égarer. Fuyant cocher de porche en porche, une voile plantée au milieu des fesses pour courir plus vite, il sème partout sa joyeuse pagaille et vide les fonds de ses poches sur des comptoirs de fortune, impécunieux, toujours, cultivant même cette impécuniosité constitutive de la liberté qu’il s’offre de pouvoir toujours se tenir dans le dire le plus loufoque qui soit et de n’être jamais que là, dans la désinvolture d’une langue à tout jamais déliée, inventant au passage mille expressions picaresques toutes plus hilarantes les unes que les autres, des expressions qui durent imposer à ses traducteurs le plus réjouissant labeur qui se puisse imaginer ! --joël jégouzo--

 

 

A pied sur le Tôkaidô, de Jippensha Ikkû, roman picaresque traduit du japonais par Jean-Armand Campignon, Picquier poche, 394 pages, 10,50 euros, janvier 2011, ean : 978-2-877-303613.

 

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PETRARQUE : L’ASCENCION DU MONT VENTOUX

25 Mai 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

pétrarqueDans la mythologie du Tour de France cycliste, le mont Ventoux occupe une place singulière, sans doute parce que la mort, sans fard, s’y est livrée à la curée de l’exploit. Les coureurs ne le gravissaient pas sans l’inquiétude de l’homme solitaire qui, à bout de forces, doit encore découvrir que «la voie lactée est (peut-être) une rue barrée» (Antoine Blondin). Et tandis que l’œil blafard des caméras fixait l’antique souffrance des forçats chancelants sur leur route, au loin montait comme un vertige l’indicible horizon.

Il y a, dans cette lettre de Pétrarque, quelque chose, justement, de notre sensibilité moderne repue d’exploits sportifs et d’orgueil brisé. Ce n’est certes pas déjà Georges Bataille gravissant les pentes de l’Etna, «saoul de fatigue et de froid», mais un moment de crise où s’égare la sensibilité européenne. L’ascension du mont Ventoux fonctionne bien encore comme l’ascèse médiévale du passage du sens physique au sens spirituel : il s’agit de se transcender au travers de l’épreuve physique de la souffrance, d’aller à Dieu en pénitent ivre de fatigue et de froid. Mais, ayant transgressé ses limites, Pétrarque tombe littéralement en arrêt, stupide, ahuri devant le paysage qui s’ouvre à lui et qu’il ne peut contempler. Le sentiment du sublime est tout prêt de l’anéantir. Pétrarque voit au loin le sillon du Rhône qu’il peut embrasser d’un regard, mais il vacille, s’en détourne et se jette dans la lecture de Saint Augustin. Cette altérité radicale du paysage ne peut éveiller en lui que des résonances maléfiques. Il craint de s’égarer en quelque lieu stérile et baisse les yeux, effarouché par l’audace de son propre regard posé sur un monde vierge : dans l’égarement du sommet conquis, où l’âme pourrait-elle prendre sens ? En lecteur d’Augustin, il sait le danger de cet abandon au monde. L’usage ordonné des beautés sensibles, seul, peut ramener la jouissance contemplative vers sa seule justification aux yeux d'Augustin : Dieu. Mais de retour de son ascension, Pétrarque, toujours inquiet et nerveux, se jette sur son cahier d’écriture où il couche son aventure, décrit son premier paysage, inaugurant sans le savoir, bien que ne faisant que pousser à l'extrême la conception aristotélicienne de la rhétorique, cet excès moderne de la littérature sur la vie. --joël jégouzo--.

 

 

L’ascension du mont Ventoux, de Pétrarque, traduit du latin par Denis Montebello, préface de Pierre Dubrunquez, éd. Séquences -125, rue Jean-Baptiste Vigier, BP 114, 44 402 – Rezé Cedex, 46 pages, déc. 98.

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DAN WELLS -JE NE SUIS PAS UN SERIAL KILLER

24 Mai 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

killerMrs Anderson est morte. Depuis trois jours. Paisiblement, certes, mais pas dignement. Elle a fini par puer la charogne. Sur les six derniers mois, elle est bien la dernière à être morte de mort naturelle à Clayton Country. Chaleur de fin d’été. Dans le funérarium de la famille Anderson, la mère s’active autour de la table de dissection. La vieille est dessus. Mais un autre corps doit débarquer, celui de Jeb Jolley. Assassiné. Le ventre à l’air. Voilà qui séduit davantage John, le fiston de la famille, quinze ans, qui n’aime rien tant que cette morgue familiale. Pour l’heure il aide sa mère à préparer la vieille. Du coton sous les paupières pour conserver au visage sa ressemblance, la colle à mandibules pour clore les lèvres. On finit par la position «je suis mort», jambes tendues, bras tendus, mains à plat ou jointes sur le ventre. Fixer la physionomie générale avec du formaldéhyde…

A l’école, John écrit les meilleurs rédactions de la classe. Exclusivement sur les psychopathes qui ont décrié l’actualité. Il les connaît tous. Ça lui a du reste valu une convocation chez un psy, qui le suit régulièrement. Alors le meurtre de Jeb Lolley, un vrai cadeau qu’il sait apprécier à sa juste valeur dans cette petite ville qui gît à côté de la voie rapide comme une grosse charogne sans âme. John croit que le destin l’appelle à devenir tueur en série. Il s’est donc construit des règles pour résister à cet appel. Comme de ne jamais regarder une personne trop longtemps. Et s’il enfreint cette règle, il dispose en réserve d’une règle d’évitement : ne pas revoir la personne pendant au moins une semaine. Avant, il disséquait des animaux pour voir ce qu’il y avait dedans. Il se l’interdit aujourd’hui. C’est sa règle numéro trois : ne pas approcher des animaux. Surtout domestiques. Et si l’envie lui prend de transgresser l’une de ses règles, il en a d’autres en réserve, comme de s’efforcer de tourner toujours un compliment aux gens qu’il rencontre. L’ennui avec ces règles, c’est qu’elle le contraignent à passer sa vie en compromis. Et à tout étudier, son comportement comme celui des gens. Tout. Les émotions aussi bien, dans de gros dicos médicaux. Parce que lui, il n’en éprouve jamais.

Le corps de Jeb est donc arrivé en morceaux. John découvre qu’il y manque un organe. En étudiant minutieusement le cadavre, il est convaincu d’être en présence d’un tueur en série. John jubile. L’actualité lui donne vite raison : un second meurtre, puis un troisième, puis un autre, etc., terrifient la région. Et chaque fois, un organe nouveau a disparu. La police panade. John s’interroge : qui, à Clayton Country, pourrait en être capable ? Un marginal ? Il cherche tout d’abord parmi les marginaux de la ville, mais réalise qu’il fait fausse route. Il espionne tout le monde désormais, la nuit surtout, rôdant derrière les ombres, jusqu’à découvrir le tueur. Un être d’apparence humaine, qui ne peut survivre qu’en se régénérant… Le récit bascule dans le fantastique, mais sans jamais cesser de s’inscrire dans une trame tout à la fois noire et policière. L’intrigue cavale, s’amplifie d’un souffle nouveau, une prouesse, une réussite, construisant des personnages denses, sensibles, proches de nous, et travaillant l’intrigue à fronts renversés : le monstre s’humanise, nous instruit du malheur ontologique qui pèse sur lui, citant volontiers William Blake, ouvrant à une vraie métaphysique de la condition humaine, égarée dans son manque, incapable de se remplir, sinon de la vie d’autrui. Un Faust à l’envers, où le monstre veut vieillir, mourir, par amour, n’endosser qu’une identité, fragile, démon à bout de force dans le festin du cadavre qui gît auprès de lui, plein d’affection pour John et découvrant, lui le monstre, le lien émotionnel qui le relie aux hommes, dans cette agonie hallucinée, consumée dans l’échange que l’on pressent, John délivrant sa ville, mais à quel prix ? --joël jégouzo--

 

Je ne suis pas un serial killer , de Dan Wells, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Elodie Leplat, éd. Sonatine, avril 2011, 270 pages, 18 euros, ean : 978-2355840708. 

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FREDERIK EXLEY, LE DERNIER STADE DE LA SOIF

23 Mai 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

soif-exley.jpgLes Giants. Les bars de nuit, de jour, les bars famés de femmes intrépides, de bagarres entre ivrognes. Il y a du Joyce de l’Ulysse dans les pérégrinations de Frederik Exley, mort en 1992. D’un Ulysse confessant ses échecs, sexuels, amoureux, littéraires. Un livre sur l’écriture donc, dirions-nous obligeamment entre gens avisés. Sur l’alcoolisme, l’autodestruction, l’Amérique. Mais si loin de toute habileté narrative, refusant de recouvrir la matière verbale d’une couche d’intrigue adroitement menée, déballant plutôt son récit, rogue, griffonné de personnages controuvés. Exley est un taureau dans l’arène des lettres. Il ne minaude pas, confesse sans charme, s’emporte, effraie. Pas de sympathie, pas d’identification possible, pas de subterfuge stylistique, de prouesse syntaxique. Exley ne s’anime que de son besoin de conflit. Un homme rendu fou par l’alcool, par son ego, par ses échecs. Soi, jusqu’à la démence, habillant son monument de guenilles, et drôle avec ça, vautré dans sa luxure psychiatrique. C’est que le long malaise qu’est devenue sa vie l’a définitivement emporté sur la crispante lumière du dimanche.

Les Giants donc, comme antalgique intellectuel et à tout prendre, réconfort, consolation face à une culture qui ne sait rien affirmer, la nôtre, n’en doutez pas, emmaillotant sa banalité d’un luxe de détails répugnants -une vraie conspiration contre le genre humain. Qu’est-ce qui pourrait nous ramener à la vie face aux sirènes imbéciles du Tout culturel ? Les Giants. Ce terrain les hommes forcenés de l’engagement dur et violent, d’un autre âge.

Pochetron, hérétique et jacasseur, Exley maudit Manhattan. Couvert de dettes, il proclame son refus hystérique et infantile de reconnaître la validité des modes de vie qui lui sont proposés. Seule la dérive, loin des amis du parler consensuel, le satisfait : non pas devenir quelqu’un, mais être. Alors les cultures empâtées, vous pensez, lui qui avait vécu de chroniques littéraires et de leur charme bienveillant, assommé de lectures désespérantes, chacune brandissant son petit calicot à chercher le mot juste, si juste qu’il écœure de si bien savoir trahir ce pour quoi il aurait dû être fait… Les rêves de gloriole, d’autorité intellectuelle, l’université, les manuscrits, l’écriture, même, trop peu pour lui… Frederik refuse d’être l’acteur d’une farce bavarde. Et tandis que l’Amérique se met au régime et se convertit en douce à l’eugénisme, incapable de vivre dans cette société du tri, Frederik conspire à sa manière : rebelle dans le pays du jogging, en 1958, il reste six mois allongé sur son canapé… --joël jégouzo--.



Le dernier stade de la soif, de Frederik Exley, préface de Nick Hornby, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Aranson et Jérôme Schmidt, éd. Monsieur Toussaint Louverture, 446 pages, 23,50 euros, février 2011, ean : 978-2-953-366433.

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