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La Dimension du sens que nous sommes

en lisant - en relisant

Le pays lointain, de Jean-Luc Lagarce, comme par inadvertance…

13 Juin 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

pays lointainAgé bientôt de quarante ans, à quelques temps de mourir, Louis débarque sans crier gare dans la famille qu’il quitta naguère comme un voleur. Comment faire le récit de toutes ces années où il n’a plus donné aucune nouvelle de lui ? Comment expliquer, s’éprouver dans ce retour dont les justifications sont tout à la fois si minces et si terribles ? Comment ne pas céder à l’hypocrisie d’une mesure que l’on sait fausse, quand jamais l’on avait songé à adosser son existence à celle des autres qui, eux, n’ont cessé de mesurer la leur à la vôtre ? Revenir en arrière, dans l’inconfort d’une langue qui n’est plus commune. Louis croyait pouvoir tenir dans sa main tout le chemin parcouru. Mais sa main ne se referme que sur le vide de cet éloignement du pays de l’enfance. S’expliquer ? Louis parcourt le récit de son échec : la douleur affleure, que l’on ne partage pas, que l’on ne peut pas partager, c’est trop tard, la vie est allée ailleurs porter ses errances. Mais l’essentiel ne pourrait-il justement pas se laisser entrevoir dans ces moments d’inadvertance où l’on ne prend plus garde à rien ? Et puis de toute façon, au bout du compte le compte est fait, pacifiant ce qui est arrivé. Il y a quelque chose de fascinant dans l’écriture de Jean-Luc Lagarce : elle ne cesse de composer avec des restes, des personnages peu assurés de leur langue et projetés dans le désarroi d’avoir à revenir toujours sur leurs pas. Et ce n’est peut-être pas le moindre des bonheurs, ni la moindre des surprises, que tout, en définitive, ait pu être dit sans que l’on y ai songé… --joël jégouzo--.

Le pays lointain, de Jean-Luc Lagarce, Les Solitaires intempestifs, déc. 2005, coll. Bleue, isbn : 2846810885.

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L’indignation gronde, Ibycus contemple son moi minuscule et veule

10 Juin 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

ibycus.jpgNevzorov vit dans un quartier de Pétersbourg qui empeste le pâté bon marché. Seule lecture : les potins consacrés aux aristocrates. Au détour d’une ruelle, une diseuse lui prédit l’avenir. Un destin ! Il sera riche et célèbre. De fait, voici que le hasard lui tombe dessus sous la forme d’un gros meuble écrasant un ami, antiquaire… Des bandits viennent de dévaliser sa boutique. L’antiquaire agonise sous son meuble. Par chance, Nevzorov sait où est caché le magot, que les bandits n’ont su trouver. Il s’en empare, jette sur le mourant un regard indifférent et s’enfuit. Le voilà riche ! Il se fait aristocrate, mais tombe aussitôt sur une vraie grue qui le plume, tandis que la révolution gronde dans les rues. Il ne cessera dès lors de fuir, de monter des plans plus foireux les uns que les autres et d’être le jouet d’aventures qu’il n’a pas voulues. Le voici comptable d’une bande de brigands. En 1919, il atteint Odessa, fait par hasard main basse sur leur trésor, fuit de nouveau. Rêveur impulsif, il ne cesse de marcher "la tête en l’air à la rencontre du danger", imprimant au roman sa structure picaresque emboîtant les aventures, structure appliquée à un personnage qui, au fond, ne rêve que de mettre fin au récit de ses aventures. Le type même de la personnalité contemporaine des gens de pouvoir, riche, jamais mieux engagée qu’auprès d’elle seule malgré les détours démagogiques, se prétendant libérale quand elle n’est qu’ordurièrement lige du bon vouloir des nantis, ou socialiste quand elle n’est occupée qu’à créditer leur encours, sans morale, sans autre ambition que la sienne ni meilleure espérance, centrée sur un moi minuscule et veule. A croire qu’Ibycus ne vaut rien, même comme héros de roman, ainsi que l’affirme son auteur. Il finira tout de même riche, bookmaker de courses de cafards dressés. Ecrit en 1924, ce roman picaresque féroce, dessinant sans complexe les traits de la personnalité moderne de l’homme occidental de pouvoir, passerait aujourd’hui pour une gentille fable, tant ces gens là ont su parachever le destin d’Ybicus et nous faire prendre leurs trahisons pour des lampions de fêtes. --joël jégouzo --.

 

 

Ibycus, Alexeï Tolstoï, traduit du russe par Paul Lequesne, édition L’esprit des péninsules, dessin de couverture de Pascal Rabaté, mai 98, 206p, 18,30 euros. Isbn : 2910435539.

Ou chez Rivages, mars 2005, 6,99 euros, ean : 978-2743613860.

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Le Saint Julien de Flaubert -de moins en moins de matière…

8 Juin 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

saint-julien.jpgIl est invraisemblable que le mot puisse atteindre quoi que ce soit de vrai. L’ironie de Flaubert tient précisément à ce que, l’ayant compris, il ne cesse d’en mimer l’illusion : déroulant l’inventaire des signes à travers lesquels le monde nous est offert, le texte qu’il écrit n’atteint que lui-même. Mais sans doute n’était-il destiné qu’à cela : non l’amertume mallarméenne d’Igitur mais le désir du texte. Ironie de la réalité défunte aussi bien, où le verbe s’épuise dans l’inventaire roboratif du mot juste, le mot contre le souffle au fond, celui du comédien, à bien des égards.

Ce serait donc une erreur que de vouloir monter à la scène un tel texte. Est-ce bien sérieux cependant d’en parler ainsi, quand la critique nous le ferait passer pour l’ascèse d’un Flaubert aux prises avec la création –comme si l’affrontement quasi charnel aux mots portait en lui seul toutes les possibilités de dignité du théâtre…

Dans le dispositif scénique que l’on pourrait en faire, j’imagine comment la petite musique des mots pourrait faire craquer la langue : car ce texte est sublime de son vide que l’on entend partout. Peut-être faudrait-il tout retirer, le plateau, les éclairages, la musique, disperser le public dans une salle trop grande et poser au loin un comédien comme une présence incongrue, immobile et presque muet, car le moindre faux pas assourdirait le texte : c’est la syllabe qui fonde la scansion du saint Julien. C’est l’absence du monde qui fonde sa présence, si bien que l’ébauche d’un geste, si mesuré soit-il, l’éparpillement du son gênerait.

Il n’y a pas, en définitive, cette possibilité du corps à corps sensuel et violent de l’acteur au texte dans le Saint Julien. Tout juste le pari d’en provoquer le heurt. Armé de ces béquilles, l’acteur s’avancerait en un lieu où le texte ne dit plus rien. Il conterait Julien sous des murailles forcées déjà, le promènerait sans inspiration quand le texte ne cesse d’en produire l’absence. Le corps à corps du comédien se fonderait ainsi sur une  méprise. «Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière », écrivait Flaubert (lettre à Louise Colet). C’est cela sa légende : de moins en moins de matière, les mots comme une récollection d’objets morts, le néant au bout, rien d’autre. A cet évidemment, l’acteur oppose naturellement son éloquence, un phrasé attentif à son propre écho -puisqu’il ne reste que lui-même, aux prises avec sa voix. Etrange intimité du coup, entre le public et ce dernier, qu’un vide indéfinissable menace, l’un et l’autre toujours sur le point d’y tomber et toujours retenus sur le bord de tomber par un geste, un bruit, si minime soit-il. Pesant déséquilibre, où ce que l’on partage est moins l’intimité d’une expérience commune que l’appréhension de voir tout cela rater. Dans la nudité de l’acte théâtral, souvent le regard traîne en quête d’une consistance qui se dérobe. Mieux vaudrait ne pas l’entendre ce texte et cependant il reste qu’à l’entendre on peut mieux prendre la mesure de l’absorption du réel dont il procède. Malgré lui si l’on peut dire, ou malgré le paradoxe d’un jeu sobre qui le maintiendrait sur les bords de tout personnage, quand le comédien réussit à nous donner le vide à entendre par le fait même qu’il le remplit. Qu’il dise où ça ne parle pas, en définitive, ne parviendrait pas à taire le silence de la machine flaubertienne. --joël jégouzo--.

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JIPENNSHA IKKÛ, A PIED SUR LE TÔKAIDÔ

7 Juin 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

A_PIED_SUR_LE_TOKAIDO.jpgVoyager à pied. Un genre au Japon. Un genre philosophique même. A l’époque d’Edo s’entend. Par millions, jetés sur les routes, les japonais voyageaient. Un genre littéraire aussi bien, celui du récit de voyage, sur la route d’Ise en particulier, celle du fameux monastère. Des routes noires de monde, femmes, enfants, vieillards, gens d’armes, de maison, journaliers. En 1793, Jippennsha décide de descendre à Edo. Le long de la côte pacifique, il clopine sur le Tôkaido. Trois serviettes, un grand foulard sur la tête, un éventail pliant, quelques pinceaux, de l’encre, du papier de soie, Jipennsha part à l’assaut des cinquante trois relais de la route. Ecrit en forme de guide touristique à l’adresse des amateurs de spécialités régionales, il moque en fait ce Japon traditionnel que tous portent aux nues, transformant l’épopée en cavale littéraire, égrenant les bourdes, les calembredaines, les quatre cent coups en somme, accompagné d’un ami plus fantasque encore, dans l’absolu non-sens de leur virée. Très vite, le voici qui rompt de fait avec la philosophie du voyage, qui se fait égrillarde sous sa plume. Rétif au labeur littéraire, bâclé pour couvrir ses dépenses, il s’adonne plus volontiers au pétrissage frénétique de la pâte à nouilles pour mettre un peu de beurre dans ses épinards, laissant la phrase s’étirer à l’envi, diverger et nous égarer. Fuyant cocher de porche en porche, une voile plantée au milieu des fesses pour courir plus vite, il sème partout sa joyeuse pagaille et vide les fonds de ses poches sur des comptoirs de fortune, impécunieux, toujours, cultivant même cette impécuniosité constitutive de la liberté qu’il s’offre de pouvoir toujours se tenir dans le dire le plus loufoque qui soit et de n’être jamais que là, dans la désinvolture d’une langue à tout jamais déliée, inventant au passage mille expressions picaresques toutes plus hilarantes les unes que les autres, des expressions qui durent imposer à ses traducteurs le plus réjouissant labeur qui se puisse imaginer ! --joël jégouzo--

 

 

A pied sur le Tôkaidô, de Jippensha Ikkû, roman picaresque traduit du japonais par Jean-Armand Campignon, Picquier poche, 394 pages, 10,50 euros, janvier 2011, ean : 978-2-877-303613.

 

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PETRARQUE : L’ASCENCION DU MONT VENTOUX

25 Mai 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

pétrarqueDans la mythologie du Tour de France cycliste, le mont Ventoux occupe une place singulière, sans doute parce que la mort, sans fard, s’y est livrée à la curée de l’exploit. Les coureurs ne le gravissaient pas sans l’inquiétude de l’homme solitaire qui, à bout de forces, doit encore découvrir que «la voie lactée est (peut-être) une rue barrée» (Antoine Blondin). Et tandis que l’œil blafard des caméras fixait l’antique souffrance des forçats chancelants sur leur route, au loin montait comme un vertige l’indicible horizon.

Il y a, dans cette lettre de Pétrarque, quelque chose, justement, de notre sensibilité moderne repue d’exploits sportifs et d’orgueil brisé. Ce n’est certes pas déjà Georges Bataille gravissant les pentes de l’Etna, «saoul de fatigue et de froid», mais un moment de crise où s’égare la sensibilité européenne. L’ascension du mont Ventoux fonctionne bien encore comme l’ascèse médiévale du passage du sens physique au sens spirituel : il s’agit de se transcender au travers de l’épreuve physique de la souffrance, d’aller à Dieu en pénitent ivre de fatigue et de froid. Mais, ayant transgressé ses limites, Pétrarque tombe littéralement en arrêt, stupide, ahuri devant le paysage qui s’ouvre à lui et qu’il ne peut contempler. Le sentiment du sublime est tout prêt de l’anéantir. Pétrarque voit au loin le sillon du Rhône qu’il peut embrasser d’un regard, mais il vacille, s’en détourne et se jette dans la lecture de Saint Augustin. Cette altérité radicale du paysage ne peut éveiller en lui que des résonances maléfiques. Il craint de s’égarer en quelque lieu stérile et baisse les yeux, effarouché par l’audace de son propre regard posé sur un monde vierge : dans l’égarement du sommet conquis, où l’âme pourrait-elle prendre sens ? En lecteur d’Augustin, il sait le danger de cet abandon au monde. L’usage ordonné des beautés sensibles, seul, peut ramener la jouissance contemplative vers sa seule justification aux yeux d'Augustin : Dieu. Mais de retour de son ascension, Pétrarque, toujours inquiet et nerveux, se jette sur son cahier d’écriture où il couche son aventure, décrit son premier paysage, inaugurant sans le savoir, bien que ne faisant que pousser à l'extrême la conception aristotélicienne de la rhétorique, cet excès moderne de la littérature sur la vie. --joël jégouzo--.

 

 

L’ascension du mont Ventoux, de Pétrarque, traduit du latin par Denis Montebello, préface de Pierre Dubrunquez, éd. Séquences -125, rue Jean-Baptiste Vigier, BP 114, 44 402 – Rezé Cedex, 46 pages, déc. 98.

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DAN WELLS -JE NE SUIS PAS UN SERIAL KILLER

24 Mai 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

killerMrs Anderson est morte. Depuis trois jours. Paisiblement, certes, mais pas dignement. Elle a fini par puer la charogne. Sur les six derniers mois, elle est bien la dernière à être morte de mort naturelle à Clayton Country. Chaleur de fin d’été. Dans le funérarium de la famille Anderson, la mère s’active autour de la table de dissection. La vieille est dessus. Mais un autre corps doit débarquer, celui de Jeb Jolley. Assassiné. Le ventre à l’air. Voilà qui séduit davantage John, le fiston de la famille, quinze ans, qui n’aime rien tant que cette morgue familiale. Pour l’heure il aide sa mère à préparer la vieille. Du coton sous les paupières pour conserver au visage sa ressemblance, la colle à mandibules pour clore les lèvres. On finit par la position «je suis mort», jambes tendues, bras tendus, mains à plat ou jointes sur le ventre. Fixer la physionomie générale avec du formaldéhyde…

A l’école, John écrit les meilleurs rédactions de la classe. Exclusivement sur les psychopathes qui ont décrié l’actualité. Il les connaît tous. Ça lui a du reste valu une convocation chez un psy, qui le suit régulièrement. Alors le meurtre de Jeb Lolley, un vrai cadeau qu’il sait apprécier à sa juste valeur dans cette petite ville qui gît à côté de la voie rapide comme une grosse charogne sans âme. John croit que le destin l’appelle à devenir tueur en série. Il s’est donc construit des règles pour résister à cet appel. Comme de ne jamais regarder une personne trop longtemps. Et s’il enfreint cette règle, il dispose en réserve d’une règle d’évitement : ne pas revoir la personne pendant au moins une semaine. Avant, il disséquait des animaux pour voir ce qu’il y avait dedans. Il se l’interdit aujourd’hui. C’est sa règle numéro trois : ne pas approcher des animaux. Surtout domestiques. Et si l’envie lui prend de transgresser l’une de ses règles, il en a d’autres en réserve, comme de s’efforcer de tourner toujours un compliment aux gens qu’il rencontre. L’ennui avec ces règles, c’est qu’elle le contraignent à passer sa vie en compromis. Et à tout étudier, son comportement comme celui des gens. Tout. Les émotions aussi bien, dans de gros dicos médicaux. Parce que lui, il n’en éprouve jamais.

Le corps de Jeb est donc arrivé en morceaux. John découvre qu’il y manque un organe. En étudiant minutieusement le cadavre, il est convaincu d’être en présence d’un tueur en série. John jubile. L’actualité lui donne vite raison : un second meurtre, puis un troisième, puis un autre, etc., terrifient la région. Et chaque fois, un organe nouveau a disparu. La police panade. John s’interroge : qui, à Clayton Country, pourrait en être capable ? Un marginal ? Il cherche tout d’abord parmi les marginaux de la ville, mais réalise qu’il fait fausse route. Il espionne tout le monde désormais, la nuit surtout, rôdant derrière les ombres, jusqu’à découvrir le tueur. Un être d’apparence humaine, qui ne peut survivre qu’en se régénérant… Le récit bascule dans le fantastique, mais sans jamais cesser de s’inscrire dans une trame tout à la fois noire et policière. L’intrigue cavale, s’amplifie d’un souffle nouveau, une prouesse, une réussite, construisant des personnages denses, sensibles, proches de nous, et travaillant l’intrigue à fronts renversés : le monstre s’humanise, nous instruit du malheur ontologique qui pèse sur lui, citant volontiers William Blake, ouvrant à une vraie métaphysique de la condition humaine, égarée dans son manque, incapable de se remplir, sinon de la vie d’autrui. Un Faust à l’envers, où le monstre veut vieillir, mourir, par amour, n’endosser qu’une identité, fragile, démon à bout de force dans le festin du cadavre qui gît auprès de lui, plein d’affection pour John et découvrant, lui le monstre, le lien émotionnel qui le relie aux hommes, dans cette agonie hallucinée, consumée dans l’échange que l’on pressent, John délivrant sa ville, mais à quel prix ? --joël jégouzo--

 

Je ne suis pas un serial killer , de Dan Wells, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Elodie Leplat, éd. Sonatine, avril 2011, 270 pages, 18 euros, ean : 978-2355840708. 

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FREDERIK EXLEY, LE DERNIER STADE DE LA SOIF

23 Mai 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

soif-exley.jpgLes Giants. Les bars de nuit, de jour, les bars famés de femmes intrépides, de bagarres entre ivrognes. Il y a du Joyce de l’Ulysse dans les pérégrinations de Frederik Exley, mort en 1992. D’un Ulysse confessant ses échecs, sexuels, amoureux, littéraires. Un livre sur l’écriture donc, dirions-nous obligeamment entre gens avisés. Sur l’alcoolisme, l’autodestruction, l’Amérique. Mais si loin de toute habileté narrative, refusant de recouvrir la matière verbale d’une couche d’intrigue adroitement menée, déballant plutôt son récit, rogue, griffonné de personnages controuvés. Exley est un taureau dans l’arène des lettres. Il ne minaude pas, confesse sans charme, s’emporte, effraie. Pas de sympathie, pas d’identification possible, pas de subterfuge stylistique, de prouesse syntaxique. Exley ne s’anime que de son besoin de conflit. Un homme rendu fou par l’alcool, par son ego, par ses échecs. Soi, jusqu’à la démence, habillant son monument de guenilles, et drôle avec ça, vautré dans sa luxure psychiatrique. C’est que le long malaise qu’est devenue sa vie l’a définitivement emporté sur la crispante lumière du dimanche.

Les Giants donc, comme antalgique intellectuel et à tout prendre, réconfort, consolation face à une culture qui ne sait rien affirmer, la nôtre, n’en doutez pas, emmaillotant sa banalité d’un luxe de détails répugnants -une vraie conspiration contre le genre humain. Qu’est-ce qui pourrait nous ramener à la vie face aux sirènes imbéciles du Tout culturel ? Les Giants. Ce terrain les hommes forcenés de l’engagement dur et violent, d’un autre âge.

Pochetron, hérétique et jacasseur, Exley maudit Manhattan. Couvert de dettes, il proclame son refus hystérique et infantile de reconnaître la validité des modes de vie qui lui sont proposés. Seule la dérive, loin des amis du parler consensuel, le satisfait : non pas devenir quelqu’un, mais être. Alors les cultures empâtées, vous pensez, lui qui avait vécu de chroniques littéraires et de leur charme bienveillant, assommé de lectures désespérantes, chacune brandissant son petit calicot à chercher le mot juste, si juste qu’il écœure de si bien savoir trahir ce pour quoi il aurait dû être fait… Les rêves de gloriole, d’autorité intellectuelle, l’université, les manuscrits, l’écriture, même, trop peu pour lui… Frederik refuse d’être l’acteur d’une farce bavarde. Et tandis que l’Amérique se met au régime et se convertit en douce à l’eugénisme, incapable de vivre dans cette société du tri, Frederik conspire à sa manière : rebelle dans le pays du jogging, en 1958, il reste six mois allongé sur son canapé… --joël jégouzo--.



Le dernier stade de la soif, de Frederik Exley, préface de Nick Hornby, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Aranson et Jérôme Schmidt, éd. Monsieur Toussaint Louverture, 446 pages, 23,50 euros, février 2011, ean : 978-2-953-366433.

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OLIVIER ROLIN : DU GROTESQUE MAO A LA SUFFISANCE BOBO…

20 Mai 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

tigresOlivier Rollin raconte. Les années 50 et leur mélancolie historique, cette époque sans TGV, sans internet, sans ordinateur. Olivier Rollin raconte et contourne l’Histoire qui s’épuise ici en anecdotes brillantes, exhibant la pertinence convenue d’un essayiste qui aurait lu le Barthes des mythologies, émaillé d’une lucidité toute d’à propos à confier, après tant d’autres, que la Seconde Guerre mondiale aura été comme le trou noir déviant toute la trajectoire d’une génération née intellectuellement d’un événement qu’elle n’avait pas connu. Du bout de sa plume élégante Olivier Rollin réveille les années soixante, le quartier latin et ses faux airs canailles de petits bourgeois affairés à une révolte de pacotille, dit-il, le Che en bandoulière, le poing haut bradé pour une révolution soldé à prix coûtant, nostalgique de l’ère du stencil, des rouleaux encreurs, des ronéos. Il se rappelle, tout doux, les tracs de l’époque que l’on faisait sécher sur des fils d’étendage comme du linge de maison, les tracts comme une main tendue en désespoir de Cause (du peuple), dit-il, et Gédéon, leur grand dirigeant maoïste.

manifeste-chapL’engagement ? Olivier Rollin parle de la haine des notables dont il était pourtant, des Comités Vietnam, ce bout du monde convoqué au chevet de leurs nuits enfiévrés pour justifier l’érosion, déjà, d’un engagement auquel il semblait ne pas croire. Au fond, Olivier Rollin nous parle des enfants de Juin 68, qui refusaient de voir disparaître les drapeaux rouges et les portes des usines de leur imaginaire d’adolescents. Il le raconte à la fille de Treize, son vieux pote décédé comme par maladresse, tout comme Battisti s’adressait à sa fille, à croire qu’ils étaient vieux déjà, déjà désabusés, revenus de tout et seulement soucieux de leur lignage. Olivier Rollin raconte l’époque du SAC, les nettoyeurs de Mai 68, mais n’a rien à dire sur le présent. Sinon qu’il se serait rétracté sur lui-même. Sinon que les immigrés d’aujourd’hui, à l’en croire, ne seraient pas fréquentables à faire régner leur terreur de Lumpenproletariat…

Une autobiographie assommante en somme, saturée de sarcasmes où les faits d’armes des maos sont ramenés au pur grotesque d’actions désordonnées, mal pensées, mal préparées, mal ficelées et justifiant après coup que l’on biffe et se moque de tout engagement politique, à gauche. Redevenu le bourgeois qu’il n’a jamais cessé d’être, mais sans complexe aujourd’hui, voici qu’il réduit, comme tant d’autres avant et après lui, cette histoire du militantisme français aux quelques facéties des petits-bourgeois de la rue d’Ulm. Il est curieux, vraiment, de voir comment, dans cette prétendue Gauche des élites françaises, l’Histoire ne peut s’entendre que de celle des élites et de leurs héritiers. Curieux que nul n’ait songé à écrire une histoire "populaire" de l’ultra-gauche française, à la manière d’un Howard Zinn par exemple. Curieux qu’aujourd’hui encore la liquidation du peuple de Gauche par les élites de Gauche se soit autant accommodée d’une histoire aussi sirupeuse que celle dont on nous berce, oublieuse de ce peuple des militants de base férocement engagé, lui, dans la traduction politique de sa "haine de classe", et non cette soit disant aversion dont tente de se prévaloir Olivier Rollin pour avouer à mi-mot que l’Histoire, il n’en a rien à faire : railleuse et héritière, la seule Histoire qui vaille semble-t-il, dans cette France nauséabonde, c’est l’histoire de soi comme seule histoire au monde… --joël jégouzo--.

 

Olivier Rolin, Tigre en papier, Seuil, Fictions et compagnie, 2002, Points Seuil, 2003.

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Erri de Luca, Le poids du papillon

18 Mai 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

papillonJe l’ai mal lu ce texte. Je n’ai pas su le lire disons. Je suis passé à côté parce que j’ai mis la main sur lui par hasard, après avoir été dépité par la lecture de Tigres en papier d’Olivier Rollin.
Je m’intéressais alors à cette littérature des anciens maoïstes. Je voulais savoir tout à la fois ce que la littérature était devenue entre leurs mains et ce qu’ils avaient fait de la Cause du Peuple, qu’ils avaient prétendus servir un jour.
Jeu d'ombre sur le fil caché de la vie, conte naturaliste si l’on veut, merveilleux à tout prendre, fable toute de patience et de lenteur, je n’avais pas l’esprit à en épouser le merveilleux solitaire, les silences, ce retrait où s’énonçait le règlement d’une dette peut-être enfin recevable bien qu’énigmatique –car devant quelle histoire ? De quel poids en effet, ce papillon d’un ciel bouclé comme ceux de Baudelaire, couvercle de plomb refermé sur nos vies ? De quel poids qui aurait pu s’accorder encore, peut-être, même si peu, au destin d’un monde qui n’a cessé depuis de désoler littéralement les globes et les âmes au point qu’il ne reste à en goûter que son sol d’ombre et de fin de tout ? De quel portage aussi bien, la métaphore du papillon, même si je sais son vol extravagant sinon fortuit, lucide de ne savoir jamais quel destin supporter, au gré du souffle bâché d’un battement d’aile de quel espoir immense, enfin, que nous aurions à lire ?
ERRI-DE-LUCA.jpgJe l’ai lu l’attention flottante, comme il arrive parfois, attachée à la ligne d’écriture m’en évadant, distrait par l'empennage d’un insecte entré par la fenêtre, le nez en l’air songeant à autre chose, à cette histoire animale qui suit la nôtre sans jamais l’épouser, l’humain saupoudré de zoê, supportant beaucoup de souffrance dans son attachement au fait de vivre très bonnement, comme s’il y avait une sorte de sérénité -(enèmeria, la belle journée)- de beaucoup préférable au bios des grecs qui s’entend, lui, d’un vivre au sens du groupe humain que nous formons, encore.
Je l’ai lu rêveur, dessinant les contours d’une méditation possible pour revenir trois ligne plus loin à ce chamois tellement humanisé, distingué m’a-t-on dit, dans le raffinement de son assignation allégorique –je l’ai cru, j’ai tenté du moins d’accéder à son registre, j’ai songé à sa sœur emportée sous les ailes de l’aigle, à sa mère assassinée par le chasseur, à ce parti pris narratif tellement raffiné, façonné par une main de maître, sans parvenir à y adhérer, bien que m’efforçant de ruminer les leçons d’Aristote sur la rhétorique, la supériorité du vraisemblable sur le réel, ce distingué qui aurait dû être tout mon souci, ou ma crainte, de ne savoir goûter la préciosité d’un tel parti pris, les subtilités d’une telle écriture.
J’ai reposé le livre plusieurs fois -mauvais signe-, pour le reprendre et le poser encore et m’efforcer d’en achever la lecture, ligne à ligne, humant sous le vent la venue du chasseur de peau. Il peinait dans la montagne. Sa vie m’apparaissait, un peu -ses jambes maigres, sa marche opiniâtre, l’homme aussi vieux que le chamois l’un et l’autre sachant qu’ils devaient en finir avec la vie, s’affrontant (leurs ruses à renifler la roche). J’ai suivi le fil de leur pensée. Le braconnier méditait sur nos révolutions perdues, le temps, le sien au fond, soustrait au temps social. A quatre pattes dans la montagne, défait, il scrutait au loin le chamois majestueux, ce qu’il lui restait d’espoir peut-être, ce chamois, le dos tournée au chant des arbres. Etrange renoncement de cette pure épure poétique, étrange renoncement dans cette douceur nue de la vie comme zoê : l’art du braconnage, non celui des révoltes. Qui raconte néanmoins une histoire, à défaut de croire en l’Histoire, celle de l’homme nu reconstruit dans la présence, folle, de l’animal, à chacun de ses instants. Mais pas au delà. Sinon cet au-delà que précisait le très court récit venant clore l’ouvrage, où l'auteur dessinait sa visite à un vieux pin des Alpes. Cagneux, les racines enfuies de la roche. Je songeais à Ponge, à son Parti pris des choses : l’arbre ne dit rien, la feuille parle l’arbre. De quoi parlait Erri de Luca ? Quelle langue déployait-il, un jour foudroyé, penché sur le vide, traçant autour de lui l’obturation nécessaire où se coucher déjà. Raccommodée, mais d’entre quels bords ? --joël jégouzo--.
 
Le poids du papillon, Erri de Luca, traduit d el’italien par danièle Valin, éd. Gallimard, avril 2011, 82 pages, ean : 978-2-070-129355.
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MARTIN WALSER : ACCEPTER LA TERRIFIANTE NORMALITE…

13 Mai 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

martin-walser.jpgParmi les écrivains allemands de sa génération, Martin Walser était bien le dernier à n’avoir pas abordé la période de la Seconde Guerre mondiale. Qu’est-ce qui pouvait bien le retenir de le faire ? Quel scrupule, sinon l’ambiguïté de l’exercice, quand désormais ses termes en étaient convenus ? Longtemps Martin Walser s’interrogea sur la validité de ces retours sur le passé, qui nourrissaient désormais un quasi genre littéraire, et pas seulement en Allemagne. Il crut y déceler quelque chose comme un manque de justification du présent, voire, pire : la volonté d’offrir au passé un présent enfin convenable, quand nombre d’auteurs demeuraient à ses yeux dupes des mensonges du passé. Pour ne pas y sombrer à son tour, il se résolut à n’écrire qu’en essayant d’accueillir le passé tel qu’il fut : le nazisme dans sa banalité quotidienne, sa familiarité, les convivialités intrigantes qu’il dessinait, la terrifiante normalité que les allemands avaient accepter de vivre. Son livre lui valut le Prix de la Paix en 1998, et provoqua une énorme polémique en Allemagne.

Né en 1927, Martin Walser n'avait pas même six ans quand Hitler arriva au pouvoir. Il en avait dix-huit à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Douze années sous Hitler, qui sont précisément celles qui informent son roman, largement autobiographique.

Le petit Johann a donc six ans lorsque Hitler accède au pouvoir. Il vit près du lac de Constance. La pauvreté y était le lot quotidien d’un bourg où les gens avaient espéré cette arrivée au pouvoir dont ils pensaient qu’elle les soulagerait économiquement. Hitler aux commandes, se met peu à peu en place le mensonge du miracle allemand. Une communication bien rôdée, autour d’une politique économique inefficace en réalité, artificiellement prospère sous l’impulsion de la machine de guerre allemande, créatrice d’emplois, mais pas de richesses. La mère de Johann prend sa carte du parti : elle tient un restaurant, espère capter la clientèle des adhérents. Le père, lui, résiste à sa manière : il enseigne à son fils l’amour des langues, l’écoute de ces mots venus d’ailleurs que les nazis ne veulent plus entendre. Johann y grandit en liberté et curiosité pour cet Autre que le régime veut abolir. Voilà tout l’univers du roman, loin de la fresque historique, loin de tout héroïsme, au plus près de la vie que l’auteur vécut. Sans fard. Sans minauderie. Bien sûr, l’Histoire traverse les regards, les défilés et le prosélytisme nazi, les discours de Goebbels. Reste l’essentiel : la vie banale d’une petite ville de province, soulagée de n’être pas le théâtre d’un champ de foire plus horrible. Un petite ville pas vraiment concernée. Faisant le dos rond. D’une certaine manière, il y avait un vrai courage à l’écrire, cette terrifiante normalité que l’on voulait taire aujourd’hui.

Constance-en-42-copie-1.jpgJohann grandit, combat, finit par découvrir que seule la langue est source vive. En restituant à l’enfance l’innocence de sa langue, Martin Walser a cru ainsi la sauver des flétrissures de l’Histoire. Soldat de la Wermacht à la fin de la guerre, enrôlé de force comme tant de jeunes allemands d’alors, on lui a reproché sa trop grande retenue, à se contenter de dépeindre une existence presque heureuse dans cette petite ville des bords du lac de Constance, épargnée par les atrocités du régime même si l’idéologie nationale-socialiste s’y répandit aussi. La polémique prit ensuite de l’ampleur quand, en 1998, dans un discours prononcé à l'église Saint-Paul de Frankfort, Martin Walser affirma que le temps était venu de "tourner la page d’Auschwitz". Non qu’il fallait oublier, mais parce que, selon lui, la répétition des représentations finissait par faire entrer Auschwitz dans la banalité de la commémoration. L’argument peut se comprendre, même s’il ne peut s’admettre. Plus troublant, Martin Walser s’opposa à la remise à neuf périodique des camps. Là encore, l’argument peut s’entendre : faire des camps des musées ? Mais quelle muséographie mettre en place qui satisfasse les exigences de la mémoire et celles de l’esthétique muséale ?… On le voit, ce n’est pas en poussant des cris d’orfraie qu’on règle cette épineuse question de l’adéquation d’une scénographie artistique à son projet mémoriel… Martin Walser prétendait, lui, qu’à s’y engager, on finirait par instruire un rituel confortable qui n’interrogerait plus rien, ni personne. Refusant de mémoiriser le nazisme –ce en quoi on ne peut que lui donner tort-, Martin Walser plaidait pour le développement d’une conscience individuelle plutôt que collective. C’est là toute son erreur en somme : le musée est l’instrument privilégié de la mise en forme de la conscience collective, l’espace institutionnel qui délivre, pour les siècles à venir, la forme que la cohésion sociale doit prendre. La mise en forme de la conscience collective est ainsi l’affirmation nécessaire d’une vision du monde, capitale pour qui veut construire l’être-ensemble. --joël jégouzo--.

 



Une source vive de Martin Walser, traduit de l’allemand par Evelyne Brandts, coll. Pavillons, mars 2001, 440p., ISBN : 978-2221090446.

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