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La Dimension du sens que nous sommes

en lisant - en relisant

Denis Soula, Mektoub

4 Juin 2013 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

 

mektoub.jpgClaire, Bob Dylan dans les oreilles, "un peu cow-boy, un peu indien". Elle va bientôt quitter son mari. Quand ? Elle ne le sait pas encore. Quand il le faudra. Bien qu’elle ne sache pas vraiment pourquoi. Peut-être parce qu’il a changé, qu’il est devenu prétentieux. Un consommateur prétentieux. D’elle comme de tout le reste, à gérer si scrupuleusement sa carrière. Elle l’a aimé pourtant. Tout juste aurait-elle pu se méfier de sa trop grande assurance. Une assurance qui l’a rejetée, elle, un peu en dehors du mouvement de la vie. Alors aujourd’hui elle contemple sa solitude.

Claire fait le point. Se rappelle son père dans les années 70, un peu communiste. Maintenant elle est seule avec ses deux garçons. Ni oncle, ni tante. Elle se rappelle son père qui rentrait au petit matin du boulot quand elle se levait pour aller à l’école. Un père modeste. Sage : "il n’y a rien que nous et nos choses, qui ne sont pas petites", avait-il coutume de lui dire. Enlevé par la mort.

Et elle observe son mari, joueur opportuniste de golf. Et sa propre vie professionnelle à elle, qui gère le patrimoine des autres. Une bête de maths, Claire. Mais elle n’en a plus vraiment le goût. Elle préfère admirer le désordre magique de la chambre des garçons. Tandis que son mari ne songe qu’à faire du fric, laminant jour après jour leur couple, leur famille. Le fric. Son seul truc désormais.

Et puis la narration tourne brusquement les talons. Surgit Jiordan, musicien nigérian, le professeur passionné de musique des enfants de Claire et des autres, du quartier. Mais un sans-papier, violemment projeté face contre à terre par les flics. Claire a voulu prendre sa défense, jetée à terre, elle se retrouve au commissariat au grand dam de son mari, inquiet pour sa carrière : dans quel pétrin t’es-tu fourrée ?… Un bruit de matraques envahit le roman. Jiordan est menotté, cogné, sa guitare fracassée avant qu’on ne le jette dans un fourgon et le déplace dans le centre de rétention de Vincennes.

Claire divorce. Cette fois sa décision est prise. La goutte d’eau que ce mari obsédé par sa carrière. Elle ne mange plus, fume, écoute de la musique, s’inquiète de Jiordan derrière ses barbelés, bien français – la France a une longue expérience des camps. Qu’il refuse. Il s’évade, retrouve un jour le bar qu’il fréquentait, Claire aussi, par hasard ou presque -une sorte de destin lie ces deux-là, qui se ressemblent au fond tellement. Le style est magique de concision, tout en pure dénotation : les faits parlent d’eux-mêmes. Pas d’adjectifs : il ne reste que ce grand vide entre les êtres, un monde disloqué, une sorte de viduité que nos vies ne parviennent presque pas à combler. Claire et Jiordan se retrouvent bien sûr, s’aiment, tentent quelque chose que la vie va déjouer. Le récit ne s’attarde pas, nous loge dans la retenue d’une aventure qui n’aura duré que le temps d’une ballade, de Dylan aussi bien, nous élève dans le charnel des sensations qui le traversent, le monde comme une meute, déjà lancée à nos trousses.

  

 

Mektoub, Denis Soula, éditions : Joëlle Losfeld, Collection : Littérature française/Joëlle Losfed, 2 février 2012, 128 pages, 13,50 eurosISBN-13: 978-2072462214.

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COETZEE : L’ETE DE LA VIE

30 Mai 2013 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

coetzee.jpgTroisième volet de l’autobiographie fictive de Coetzee, confiée ici à un jeune universitaire chargé de collecter des témoignages sur l’auteur qui atteint la trentaine et fait retour au pays natal, retrouvant son père vieillissant dans sa maison délabrée du Cap.

Nous sommes dans les années 70. Les menaces se sont accumulées aux frontières, tandis que la situation intérieure s’est délitée un peu plus. Des extrémistes tentent d’entretenir la flamme de la civilisation occidentale à coups de discours sécuritaires fanatiques. Certes, l’Etat sécuritaire prend ici sa tournure la plus obsédante. Mais déjà en pure perte : il n’existe pas d’Etat qui puisse se faire durablement sécuritaire. Il n’y a que des discours fielleux dont le seul vrai objet, dissèque avec son talent habituel Coetzee, est d’attiser les haines. Les harangues des blancs s’exhibent ainsi comme un bluff meurtrier tarissant les forces vives de la nation. Et ceux qui voudraient mener la police comme un chasseur sa meute, finissent dans un show minable leurs gesticulations abjectes –on en sait quelque chose en France.

Les chapitres alternent, des femmes témoignent de ce dont elles perçoivent de cet homme tour à tour amant de fortune, bricoleur à la manque, professeur à temps partiel qui aurait aimé se faire bouddhiste pour tuer en lui le désir et la souffrance, le tout encadré de fragments de textes, de notes personnelles de l’écrivain, de considérations sur la littérature et le monde. Une accumulation qui finit par décrire un univers blanc fermé sur lui-même, tournant en rond dans une circulation malsaine de ses désirs. Les seventies, barricadées dans leur logique de l’illicite-licite, ployant tout de même sous la poussée, sinon l’échappée belle des femmes, débandant littéralement l’autobiographie de Coetzee pour la confondre dans le nœud des biographies qui l’ont fécondée. Jusqu’à ouvrir une brèche dans ce récit, chausse-trappe peut-être, de celui qui découvre tout à coup le sentiment de sa propre fin. Et c’est un peu ça, ce livre, écrit comme dans l’intuition d’une tragédie dépourvue de tragique. Parce qu’une lassitude habitait déjà cette révélation, celle, tout à la fois commune et personnelle, des enfants d’Afrikaners qui ne croyaient plus en leur histoire et savaient qu’il ne leur restait que l’indécence à piller le monde noir.

 

J.M. Coetzee, l’été de la vie, éditions du seuil, août 2010, traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par catherine Lauga du Plessis, 320 pages, 22 euros, isbn : 978-2-02-1000290.

 

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Les Miscellanées du Rugby, d’Olivier Villepreux

28 Mai 2013 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

 

villepreux.jpgIl est des livres qui vous frappent par leur intelligence. Comme celui-ci. Par son adéquation en particulier, entre la forme et le fond. Voilà une manière d’écrire l’histoire du rugby qui colle parfaitement à sa nature ! C’est intelligent au possible et étonnant. Des miscellanées ! Tout à fait dans l’esprit de ce sérieux mêlé d’humour qui caractérise selon Walter Spanghero -qui signe la préface-, le rugby. Pas moins savant que n’importe quelle étude sur le sujet, ces miscellanées se relancent un peu comme la balle au détour d’un rebond capricieux, ouvrant mille surprises et autres anecdotes savoureuses, tout autant qu’à l’intelligence de comprendre autrement le rugby, interrogé ici dans sa réalité sensible plutôt que dans sa théorie. Olivier Villepreux brise même la hiérarchie de l’approche théorique, donnant pour le coup à comprendre le vrai sens étymologique du mot théorie, qui est "chercher". On le voit bien chercher, proposer, offrir contre la linéarité du discours historien par exemple, le tracé aventureux du sensible dans cette parole ouverte par le rugby. Ce que parler rugby veut dire me semble tout entier présent, là. Dans cette errance apparente, oscillant sans cesse entre le banal et le sublime, les lieux mêmes du rugby, comme de la poésie au sens où l’entendaient les romantiques allemands. C’est qu’Olivier Villepreux a parfaitement compris que le sens n’était pas un objet planté dans un décor commode, mais un dialogue.

Alors on y apprend évidemment tout ce qu’il est possible d’apprendre sur le sujet, toute son histoire bien sûr, depuis les origines jusqu’à nos jours, tout comme toutes ou presque, les histoires qui ont fait du rugby une légende. Et non pas plus profondément mais avec la même passion, Olivier Villepreux y déploie une vision du jeu en des phrases fulgurantes qui dessinent les contours de ce rugby qui nous fascine tant –lisez ses pages sur l’essai de 80 mètres conclu par Gareth Edwards lors de la rencontre All Blacks- Barbarians, le 27 janvier 1973, référence pour tous les amateurs de rugby ! Et celles de l’essai initié par Blanco, que les anglais commentent toujours inlassablement. Une histoire sensible donc, les seuls qui vaillent, tressant les chœurs de Twickenhamm au paradoxe identitaire du rugby, qui attendit un siècle pour bonifier l’essai comme sa marque farouche. Une manière, au fond, de rester fidèle à la passion rugby, dans cette forme si libre et tellement responsable.

  

 

Les miscellanées du rugby, d’olivier Villepreux, préface de Walter Spanghero, Editions Fetjaine, coll. Essais, 10 février 2011, 342 pages, 13,50 euros, ISBN-13: 978-2354252281.

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La Dernière ballade, Denis Soula

27 Mai 2013 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

 

Jsoula-ballade.jpgohnny Cash est mort. On passe à la radio On the Evening Train. Derrière son poste soudain un homme se rappelle. Sa femme, son gosse, sa guitare remisée, la dérive qui a suivi leur disparition. Jusqu’à sa mort falsifiée.

On the Evening Train. Le regard d’un fils à son père, au loin le train emportant le cercueil de sa mère.

Il se rappelle Johnny Cash. Le morceau l’arrache à sa torpeur, exilée au fin fond de l’Europe. Il se rappelle qu’un jour il a eu soixante ans. C’était quand au juste ? La musique depuis si longtemps sortie de sa vie. Johnny Cash mort à présent. Mais le morceau l’interpelle. On the Evening Train. Rejouer. Rejouer On the Evening Train aussi bien. Rejouer passe par là.

Il publie une petite annonce. Une jeune femme répond, vient vivre sous son toit. Non pas avec lui, mais pour l’accompagner dans sa quête d’un retour, sa quête du son juste, du rythme. Rejouer. Peut-on faire le chemin à rebours ? Ils essaient, cherchent, mais lui se rend bien compte que ce qu’il manque désormais à la musique qu’il veut jouer, c’est lui-même. Les jours passent, les saisons, qui égrènent le récit. Etre libre ou heureux…, il cherche un son du passé comme une arche perdue, finit par prendre un billet d’avion et débarque aux States avec la fille. Saisi d’un coup par tous les souvenirs qui lui montent à la gorge, navrants la plupart du temps, certains autres heureux cependant, comme ce moment de musique avec un pote au fond d’un parc public : juste le plaisir d’être présent au son, au rythme, à la musique, loin du grand paquetage médiatique. Elle, le découvre, l’observe, se raconte. La narration tourne, va-et-vient de l’un à l’autre, erre et nous trimballe, tour à tour lui, la jeune femme, deux voix accordées délivrant au passage des pages très intimes sur ce que pourrait être ce vouloir-vivre-la-musique vrillé au fond de leur être.

L’été aux States donc, les saisons tournent, ils cheminent sur la route de Saint Louis, ses rues à l’abandon dans cette Amérique placardée en grand sur les panneaux publicitaires des bords d’autoroute. Lui est mal à l’aise : revient-on jamais ? Il se rappelle ce qu’il a été, le succès, l’argent facile, les femmes qu’il a enfermées dans la nuit de sa chair. Le Tenessee à fleur de route. Tupelo. Les bruits de la rivière et Memphis dont il approche à reculons. Voilà. C’était là. Union Avenue puis les studios. Le type qui a cru en lui, la bague de Rebecca et la gourmette de son fils Ethan, dans sa poche. La narration vagabonde, s’épelle en lui, en elle, l’automne arrive, un cycle prend fin. Il se rappelle alors Nixon, la grande clôture des années rebelles, et nous dépose devant Dylan avant de s’en aller cette fois en vrai. "Je crois qu’il y a des choses qui nous sont données qu’une fois". Il part pour n’importe où, sort du récit tandis que la jeune fille qui l’a accompagné se passe, monte, se charrie là où il s’est absenté. Superbe ballade que ce récit tout entier dédié à la musique devant les nécessités de laquelle s’efface toute forfanterie. Jazz, soul, blues, rock et folk, où toucher au plus vrai.

 

 

La Dernière ballade, Denis Soula, Editions Autrement, Collection : Littératures, 8 mai 2009, 79 pages, 12 euros, ISBN-13: 978-2746713000.

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Très chers escrocs, de Michel Embareck

27 Mai 2013 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

 

escrocs.jpgMichel Embareck aime les escrocs. Enfin, encore faut-il s’entendre sur la notion, qui exclut le syndrome Cahuzac par exemple et dont Bernard Malakoff, cet ancien plombier devenu Président d‘une grosse société d’investissement, à Wall Street, serait la figure emblématique, quelque chose du moins comme le Saint Patron bien mérité du monde de la finance contemporaine…

L’escroc, à tout prendre, paraîtrait donc sympathique. Et Michel Embareck de nous rappeler parmi ces arnaques de haut vol qu’il nous conte, cette femme dépourvue de tout diplôme qui a fini par délivrer quelques quatre cent expertises psychologiques à la Cour d‘Appel de Bordeaux, avant d’être confondue…

Il aime les escrocs pour leur douce folie, leur bagout, leur aplomb, pour ce culot de "vendeurs illégaux de rêves" qui ont placé l’imagination au poste de commandement et au service d’une cause toujours nécessairement perdue. C’est que l’échappée serait moins belle s’il n’y avait sa révélation presque joviale devant les tribunaux, l’escroc siégeant à son procès comme dans son jardin, pariant encore, une dernière pour la route, qu’il entortillera cette fois le juge.

Il y aurait ainsi quelque chose de désintéressé dans l’escroc, qui préfère la construction énergumène de l’escroquerie à son résultat, l’art au métier. Un professionnel à la longue, car il faut du métier pour réussir, sinon un véritable expert, parfait connaisseur des rouages du monde qu’il veut déshabiller.

Mythomane, en grand le plus souvent, imposteur de talent, forcément, s’emparant de la crédulité de ses interlocuteurs pour dévoiler accessoirement la cupidité humaine. Toujours réactif donc, à l’écoute, prenant le pouls du monde, cherchant les interstices pour s’y loger sans scrupule. Une figure du temps présent en somme, empoignant l’offre sans ménagement, construisant la demande, leurrant chaque jour un peu mieux ses semblables, casant le monde là où il a voulu être pour en libérer la formidable vacuité, et débrider enfin son goût de l’anecdote.

Et l’auteur de jubiler lui-même au récit des boniments que l’escroc épand inlassablement. Bluffs, esbroufes, épates… Quoi de plus savoureux pour la langue ? C’est l’art du conteur qui vient ici se poster au chevet de cette figure de baladin. Scénarisant les affaires judiciaires qu’il a suivies, Embareck donne voix à ses personnages avec une gourmandise d’écriture étourdissante. Quelle voix ! Gaillarde, alerte, minutieuse, incarnant à merveille le type même de l’escroc, ses tactiques, ses discours, son vocabulaire. Quel festival ! On y croit bien sûr, pas un propos qui ne soit vrai.

Mais n’allez pas vous imaginer que le registre soit exclusivement loufoque. Embareck nous conte aussi ces milliers de tonnes de blé en provenance de Tchernobyl, refourgué pour du bio… Là c’est moins drôle. Qui donne du blé à moudre sur notre crédulité collective, le discernement politique et ce qu’il est devenu, cette dimension du sens que nous n’osons pas être.

Faux certificats d’authentification bio, ça marche et l’auteur d’asséner que dans cette affaire, "aucune expertise ne fut demandée afin de déceler l’hypothétique présence de substances radioactives"… Vieille de plus de dix ans, le dossier n’a toujours pas été jugé !

Abuseurs de biens sociaux, truqueurs de marchés publics, à l’un des bouts de cette pelote, Michel Embareck n’oublie pas qu’il y a quelque chose comme le Quercy sinistré par un modèle économique assassin. C’est toute une vision sociale dans laquelle il nous embarque mine de rien. Celle des petits boulots, des emplois précaires, du chômage qui frappe durement des millions de gens, oubliés de la République et "qui ont fait de la résignation et du renoncement une philosophie adaptée à la précarité du quotidien". Edifiantes sautes d’écriture, alternant la dérision et la gravité, diversifiant les registres pour ne pas oublier que ces hommes qui fourguent à grande échelle des DC10 ou des médicaments périmés à l’Afrique sont les symptômes d’un monde déjà beaucoup moins drôle.

  

 

Très chers escrocs : Fausse banque, faux blé bio, faux flics, faux trésor..., de Michel Embareck, L'Ecailler, 11 avril 2013, Collection : L'Ecailler Documents, 171 pages, 17 euros, ISBN-13: 978-2364760257.

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Denis Lalanne, Le temps des Boni

25 Mai 2013 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

 

Boni.jpgLes frères Boniface. Superbe page du rugby français !

Les années 50, 60, les années twist, rock, Kopa, Anquetil…

"C’est l’histoire de deux cow-boys", annonce Denis Lalanne. Fin 45, le père prisonnier d’un stalag. Ça commence comme ça : deux enfants débordant d’impatience, n’en peuvent plus de se sentir pareillement désarmés devant la nuit allemande. Ça commence comme ça : la course éperdue d’un gavroche rasant les murs. D’un enfant qui court la nuit sous l’Occupation, rapporter à sa mère de quoi nourrir les siens. Dédé. Il a 11 ans. Il s’émerveille des muscles qui lui viennent. Bientôt sur les rails d’un chemin de fer de campagne, Dédé est rejoint par son frère. Deux gamins frondeurs défient le train qui fonce sur eux. C’est à celui qui décampera le dernier. Alors le train freine, s’arrache dans une gerbe d’étincèle pour venir se coucher à leurs pieds. Quelle biographie signe Denis Lalanne ! Dédé, 11 ans. Guy, 9 ans. Deux gamins défient le monde, fort de leur recette imparable : être deux. Et c’est tout l’esprit du rugby qui nous est révélé dans cette simple observation. Deux gamins solidaires, mordant la vie à pleine dents. Deux galopins qui vont bientôt aimer le rugby comme des malades et nous offrir des saisons de folies. Les deux Boni vont faire "voler, danser le ballon, chanter le jeu". Bientôt leur nom sera comme le rêve d’un rugby qui ne peut s’éteindre, le rugby "de bohême" affirme Denis Lalanne, "humble, sain, fraternel". Le rugby des chaumières, des villages, l’école des braves, le rugby des bandes de gamins, des copains qui se font une balle ovale de n’importe quoi, d’une "guenille" pour se livrer à leur plaisir "bambocheur". Un rugby de grandes gueules où le jeu commande et l’arbitre suit le mouvement. Ce rugby dont le jeu est "au-dessus des joueurs", né d’un bras d’honneur aux institutions quand William Webb Ellis décida de se saisir un jour de la balle à deux mains, au mépris des règles de la Public School, pour faire naître le rugby de sa mutinerie de coquin d’irlandais. Porté aux quatre coins du monde, il nous offrira, en France "ses emballements de gamins des barricades". C’était cela les frères Boni, nous conte Denis Lalanne dans une écriture traversée par l’inspiration et la beauté d’un geste qui n’en finit pas de surprendre, comme ce 16 mars 1991 nous dit Lalanne, dans ce splendide essai initié à Twickenham par Serge Blanco, un essai de 100 mètres rappelle-t-il, que les anglais applaudissent toujours aujourd’hui. Mémorable rugby qui troue de part en part le petit écran médusé et qui ne cesse de revendiquer la passion pour seul horizon, celle, anarchique, des frères Boni, excessive, roublarde parfois, complice toujours, dans cet instant essentiel qu’est le rugby, où l’on ne peut être génial sans les autres. Quelle histoire du rugby finit par nous livrer Denis Lalanne, la sienne bien sûr, mais que beaucoup feront leur au travers de ce texte magnifique vantant l’échappée belle des Boni à l’assaut, toujours, explosant à la prise d’une balle que leur passion dévore.

  

 

Le temps des Boni, Denis Lalanne, La Table Ronde, coll. Vermillon, 25 octobre 2000, 384 pages, 19 euros, ISBN-13: 978-2710323778.

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Coetzee, Journal d'une année noire (vieillir)...

23 Mai 2013 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

Avec Disgrâce, on devinait un Coetzee à l’étroit dans sa narration. Et pas uniquement parce que le sujet l’embarquait sur les lisières d’une langue exténuée. L’exténuation était profonde, rejoignant les thèmes affrontés, celui du vieillissement en particulier. Or voici que dans ce Journal, le même thème revient, plus insistant, plus obsédant, empoignant le statut de l’auteur jusqu’à voir dans la forme physique la condition même de l’exercice narratif.

Qui sait ce que l’art peut devoir au solde d’une force physique déclinante ? Coetzee ne cesse d’en sonder la profondeur, jusque dans le régime auctorial qui fonde cette réflexion, à douter de sa propre autorité quand déjà le texte - ces trois portées offertes à notre lecture unique -, se brouille et nous dévoile l’ampleur de l’incertitude qui l'assigne.

Le personnage dont il est question ici, vieillit. Se sent vieillir plus qu’il ne vieillit vraiment - au bout d’un moment, on ne vieillit plus : on est vieux.

Son éditeur lui a passé commande, mais il besogne son travail, poursuivi avec trop de métier. Il peut écrire pourtant sur les sujets de son choix, des réflexions graves ou précieuses mais malade, sa méditation n’ose affronter ce qui monte en lui. Jusqu’au jour où il croise une jeune voisine aux formes généreuses. Elle ne fait rien, il lui propose de devenir sa secrétaire. Elle accepte. Il lui dicte ses pensées, qu’elle enregistre et retranscrit. Des opinions. Tranchées. Trop sans doute, comme ce texte injuste sur Machiavel. Des opinions sur ce qui ne va pas dans le monde, mais rien de décisif sur lui, qui ne va plus au monde.

Sur la page éditée, Coetzee reporte : ces opinions, son journal et le récit de ces journées par Anya, la secrétaire. Les strates s’accumulent tout d’abord, avant de se répondre et de s’interpénétrer bientôt. C’est que le vieil homme ne fait pas que penser le monde depuis son expérience passée : il recommence à le vivre, observant jour après jour cette Anya qui l’émoustille. Elle voit bien ce qu’il regarde d'elle, dont elle aime lui offrir le spectacle. Jusqu’à ce long texte sur la pédophilie qu’elle doit retranscrire, ambigu au possible et qui la fait réagir. Il fantasme sur elle et si elle l’accepte volontiers, pour autant, elle ne supporte pas la complaisance de sa rhétorique. Mais c’est aussi qu’elle le voit comme un vieux, penché sur elle. Moins libidineux toutefois que sans défense, lige d’un corps éreinté.

Alors d’un coup la narration embraye. Sur cette question de déshonneur que le vieil homme soulève. Anya se met à raconter, à faire le récit de sa propre expérience du déshonneur, qu’il rapporte dans son journal et l’on se surprend, lecteur, à se laisser aller à cette lecture, laissant en plan les autres strates du texte pour suivre le fil d’un récit enfin « juste ». Ça y est, Coetzee a trouvé le ressort.

Le second journal s’ouvre sur ce protocole compassionnel qui peu à peu se met en place. Entre lui et elle, entre le texte et son lecteur. Pure rhétorique ? Peut-être pas.

Il s’ouvre dans la vêture de la tombe qui se profile, cet Autre monde froid, gris et sans éclat des grecs, que Coetzee a peur de faire sien. Le journal devient plus intime. Sous le texte « Du vieillir », il raconte comment notre vieil homme a effleuré un jour de ses lèvres la peau douce d’Anya, avant qu’ils ne tombent l’un dans les bras de l’autre pour une étreinte chaste. Ultime consolation ? Non. Car il y a cette force de Coetzee à affronter l’obscénité de la mort du désir. Tout l’art du roman en somme, s’engouffrant brusquement dans ce qui lui résiste.

Ajoutons à cela de superbes méditations sur ces parties du corps (les dents) dont nous faisons peu cas, comme si elles ne semblaient pas nous appartenir mais nous avaient simplement été confiées, alors qu’elles seules survivront à notre fin. Comme si ce qui était le plus périssable en nous, au fond, était vraiment nous.

Ou bien encore cette réflexion sur l’usage contemporain de l’anglais : nous allons vers une grammaire d’où est absente la notion de sujet grammatical. Dans l’attente, peut-être, de son orgueilleuse extinction...

Journal d’une année noire, de J.M. Coetzee, éd. du seuil, oct 2008, traduit de l’anglais (australien) par Catherine Lauga du Plessis, 296p, 21,80 euros, code ISBN : 978-2-02-096625-2

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Coetzee, Disgrâce

22 Mai 2013 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

Disgrâce (Booker Price 99, le second qu’obtenait Coetzee) est paru en français au moment où ce dernier quittait l’Afrique du Sud pour l’Australie. Avec une audace incroyable, Coetzee défriche de nouvelles exigences pour cette société nouvelle qui surgit en Afrique du Sud, qui se doit de lutter contre toutes les oppressions, sans complaisance. Il n'hésite ainsi pas à pointer la violence aveugle du ressentiment qui transforme parfois les anciens esclaves en bourreaux.

La grande campagne de réparation des préjudices s’achève ici dans le viol de la fille du héros, viol que nul ne songe à dénoncer, pas même elle, qui s’imagine qu’il s’agit du prix à payer pour continuer de vivre en Afrique du Sud…
Dans une écriture terriblement âpre, d’un scepticisme corrosif et cependant exempte de tout cynisme, Coetzee signe un texte très haut dessus de tout ce qui peut se lire aujourd’hui. Une écriture travaillée qui plus est dans le dessèchement de la langue anglaise, incapable de restituer la vérité de l’Afrique du sud. Ecriture du renoncement aussi, à l’image de son héros, quinquagénaire en proie aux affres de la passion, écriture encore qui ne s’exhibe pas dans les apories de la sincérité ou l’avilissement de l’aveu.
Lentement exclu du monde, le héros ne trouve refuge que dans son imaginaire, un opéra qu’il compose sur les derniers amours de Lord Byron. Mais il ne sait écrire qu’une cantilène presque monocorde, à l’exacte facture du roman au sein duquel la langue, superbement, semble vouloir s’éteindre.

Disgrâce, de John Michael Coetzee, traduction de Catherine Lauga du Plessis, éd. du seuil (poche), coll. Points Seuil, oct. 2002, 272 pages, ISBN-13: 978-2020562331

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Larmes de pierre, une enfance africaine d’Alexandra Fuller

21 Mai 2013 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

 

larmes-de-pierre.jpgPeu à peu et non sans combats douloureux, l’Afrique a fini par se libérer du joug occidental. Avec la fin du colonialisme, toute la littérature en provenance de ses régions aura été imprégnée d’un très légitime esprit anti-colonialiste qui faisait la part belle à la culpabilité de l’occident. Les peuples exploités sans vergogne ont ainsi trouvé une légitimation à leur révolte dans cette littérature de libération nationale. Mais si le monde contemporain s’est construit sur le modèle oppresseurs/opprimés, reste que les choses n’étaient pas si simples. Alexandra Fuller appartenait au camp des Afrikaners. Il y a vingt ans, nul ne se serait intéressé à ce genre de littérature. Or ce témoignage, d’une rare beauté, écrit dans une langue limpide, ouvre justement à ce refoulement occidental et nous présente une figure inédite de la littérature post-coloniale : celle du petit blanc. C’est cet univers interdit d’existence, au-delà de toute identité mais traversé par une "africanité" aussi improbable que déchirée, qu’elle nous conte avec un rare talent, nous donnant à voir la beauté de l’humain dans sa fragilité la plus pure.

  

 

Larmes de pierre, de Alexandra Fuller, traduit de l’anglais par Anne Rabinovitch, Éditions des Deux Terres, 28 mars 2012, 377 pages, 13 euros, ISBN-13: 978-2848931289.

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Tortuga’s Bank : La République pour nom de la Domination…

16 Mai 2013 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

tortuga.jpgLyon. La canicule. Un ancien préfet, placé hors cadre, est découvert dans son appartement, mort. L’affaire est délicate : la République n’aime guère ce genre de publicité. Le commandant Farel s’en voit chargé. Une exécution, à ses yeux. Mise en scène. Lamentablement. Farel déploie son équipe. La routine qu’ils ont adoptée et d’une efficacité redoutable. Très vite sont mis à jour les collusions d’intérêts –on y est- qui voyaient le préfet emprunter discrètement les allées de la Finance privée : il jouait de son vivant les facilitateurs auprès du business immobilier. Les Affaires. On y est, le décor est planté de cette France du fric où les énarques godillent sans vergogne entre intérêts privés et publics.

Farel enquête. Son art est patient. Une question l’occupe : seule des bibles ont disparu. Le préfet en collectionnait, dont une du XVIème siècle, d’une valeur inestimable. L’homme avait les moyens : un relevé oublié par l’assassin dans la boîte aux lettres révèle que le préfet disposait de 52 000 euros d’intérêts (!) planqués à la Tortuga’s bank, en Suisse bien sûr. Sauf que la banque n’existe pas. Farel creuse. Le Grand Lyon, les marchés bidons généreusement octroyés… Le vol de la Bible paraît d’un coup dérisoire. Sauf qu’il est un bout de la bobine que Farel a commencé de tirer et qui lui ramène un visage. Celui de Vautrin, truand, politique, affairiste… dont la femme vient de se faire enlever sans que cela ne l’émeuve vraiment. Est-ce lui le commanditaire de l’assassinat du préfet ? D’autant que Farel établit bien vite que sa femme était l’amante du préfet… Pas sûr pour autant, mais cela vaut le coup de tirer cette fois tous les fils de l’écheveau. L’assassin du préfet, Farel le retrouve bien assez tôt. L’affaire est vulgaire. L’enquête pourrait s’arrêter là. Mais trop de crapules sont entrées en scène. Farel poursuit, opiniâtre. La bible n’était que le grain de sable qui est venu bloquer les rouages d’une machine parfaitement huilée : celle du blanchiment de l’argent sale en Europe. En grand. En très grand. Une Affaire juteuse. Donc d’Etat. Il y a plus haut, plus fort que ce Vauclin si puissant déjà. Dans les coulisses du Pouvoir politique, on s’émeut de tant de zèle. Il ne faudrait pas que cela remonte trop haut.

Revenu de tout, Farel a compris que Vautrin n’est pas sa cible. Qu’il est hors jeu déjà. Qu’il peut lui faire face en toute quiétude. Grand moment de vérité que ce repas auquel Vautrin invite Farel, au cours duquel les deux hommes réalisent où ils en sont sur cet échiquier qui les dévore. Une ombre les recouvre déjà, celle de la République, qui sait sacrifier ses enfants sans faiblir–elle le fait tous les jours. Vautrin le sait. Farel aussi : la République est le nom de la Domination, une arme de guerre tournée contre ceux qu’elle est supposée servir. Il sait qu’il devra l’apprendre mieux encore.

Superbe personnage que celui de ce flic méthodique, obstiné, patient, qui avance un pas après l’autre, observant les faits, les gestes, les détails, les incongruités d’un monde parfaitement mensonger. Superbe construction que ce roman au classicisme consommé, au raffinement éblouissant et dont il faut savourer la beauté si parfaitement accordée à son sujet, les ors d’un monde qui nous est devenu parfaitement odieux, mais dont nous ne savons pas nous libérer.

  

 

Tortuga's bank, André Blanc, éd. Jigal, coll. Polar, février 2013, 248 pages, 18 euros, ISBN-13: 978-2914704991.

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