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Homme et galant homme, Eduardo De Filippo
Né en 1900, comédien, auteur, metteur en scène, Eduardo de Filippo fut si populaire, dit-on, qu’en Italie on ne l’appelait plus que par son prénom. Son inspiration provenait toute de l’observation de la vie napolitaine, dont les manières d’être, avouait-il, le fascinaient. La pièce elle-même fut écrite en 1922, puis remaniée en 1933. Passablement drôle, on affirme volontiers à son propos qu’elle mettrait en jeu l’opposition entre une troupe d’acteurs pitoyables, installée dans un modeste hôtel à Bagnoli, près de Naples, et la société bourgeoise qui, des plus contraintes mais sous la pression des événements, finit par échanger son masque de raison contre celui de la folie. Gennaro, le mentor de la troupe, vit avec la jeune première, Viola, enceinte. Autour d’eux Vincenzo et Florence, Attilio, le souffleur. Ils font tout ensemble, répètent, cuisinent, lessivent, lavent le linge. Alberto, l’impresario de la compagnie, tombe fou amoureux d’une jeune femme qui cache un amant transi. Elle tombe enceinte, Alberto la fait suivre, demande sa main à sa mère. Mais la jeune femme s’est mariée déjà. Alberto feint de sombrer dans la folie. La pièce se dénoue au commissariat de police dans une folie générale où chacun feint d’être fou pour se tirer d’affaire.
"Si une idée n'a pas de signification et d'utilité sociale, cela ne m'intéresse pas d'y travailler", affirmait Filippo. Mais de ce discours social, il ne reste aujourd’hui qu’une trace des plus pâlichonne… Rivé à son prochain, fasciné par la manière d'être et de s'exprimer de l'humanité, comme il le disait volontiers, il ne reste désormais que l’essentiel : ce langage qu’il a créé, et les contraintes qu’un tel langage impose à toute mise en scène, l’embarquant dans des situations compulsivement vaudevillesques. Tout, ici, répliques, personnages, événements, se met au service de ce ressort unique, qui connaît une accélération brusque dès qu’entre en jeu, justement, le principe de folie. Ouf !, se dit-on quand cela prend fin, tant la situation théâtrale paraît vouloir se compromettre elle-même comme théâtre. Echos pirandelliens, certainement, dont ce bonnet de fou dont la pièce est l'écho. Eduardo ne vouait-il pas une grande admiration à Pirandello, avec qui il finit par travailler ?
Eduardo De Filippo, discours et théâtralité : dialogues, didascalies et registres dramatiques, janvier 2005, 27 euros, Editions L'Harmattan, janvier 2005, 308 pages, ISBN-13: 978-2747572897.
Homme et galant homme. Angers, Nouveau Théâtre d'Angers, 21 mars 1991, L' Avant-Scène Théâtre, 23 février 1994, Collection : Quatre-vents, 96 pages ISBN-13: 978-2907468244.
Coetzee, la violence faite aux femmes...
Disgrâce (Booker Price 99, le second qu’obtenait Coetzee) est paru en français au moment où ce dernier quittait l’Afrique du Sud pour l’Australie. Remarque qui n’est pas anodine, mais qui pourrait induire en erreur, car il serait navrant de réduire ce roman à celui de l'après apartheid. Mais certes, il l’est aussi, avec une audace incroyable qui plus est : Coetzee n’hésite pas à y pointer, sans la condamner (il n’en a plus la force), la violence aveugle du ressentiment qui transforme parfois les anciens esclaves en bourreaux. La grande campagne de réparation des préjudices s’achève ici dans le viol de la fille du héros, viol que nul ne songe à dénoncer, pas même elle, qui s’imagine qu’il s’agit du prix à payer pour continuer de vivre en Afrique du Sud…
Dans une écriture terriblement âpre, d’un scepticisme corrosif et cependant exempte de tout cynisme, Coetzee signe un texte très haut dessus de tout ce qui peut se lire aujourd’hui. Une écriture travaillée qui plus est dans le dessèchement de la langue anglaise, incapable de restituer la vérité de l’Afrique du sud. Ecriture du renoncement aussi, à l’image de son héros, quinquagénaire en proie aux affres de la passion, écriture encore qui ne s’exhibe pas dans les apories de la sincérité ou l’avilissement de l’aveu.
Lentement exclu du monde, le héros ne trouve refuge que dans son imaginaire, un opéra qu’il compose sur les derniers amours de Lord Byron. Mais il ne sait écrire qu’une cantilène presque monocorde, à l’exacte facture du roman au sein duquel la langue, superbement, semble vouloir s’éteindre.
Disgrâce, de John Michael Coetzee, traduction de Catherine Lauga du Plessis, éd. du seuil (poche), coll. Points Seuil, oct. 2002, 272 pages, ISBN-13: 978-2020562331
ATLANTIDE et AUTRES CIVILISATIONS PERDUES…
Encyclopédique, du cinéma à la littérature en passant par la bande dessinée ou la peinture, l’ouvrage se présente comme le vaste catalogue des interprétations du mythe de l’Atlantide. De Platon à Jurassic Park, ils ‘agit en effet moins d’en étudier les fondements que d’en explorer le corpus. Un corpus particulièrement éclaté, témoin de l’extrême vitalité du mythe. Les variantes mises à jour se révèlent ainsi tout à la fois signifiantes et savoureuses. Les auteurs parviennent même à exhumer de véritables bijoux de la science-fiction en rappellant à notre bon souvenir des auteurs oubliés, tel l’abbé Brasseur, que je ne connaissais pas du tout… Ce n’est d’ailleurs pas le mince charme de l’ouvrage que de nous donne découvrir, à travers des notules précises, la géographie littéraire de ce thème millénaire. Mise en perspective dans l’histoire, celle-ci témoigne d’une incroyable universalité. Tout à sa lecture vagabonde, le lecteur se laisse alors autant séduire par le pittoresque que le savant. Certes, l’on peut toutefois reprocher le parti pris d’un tel classement. L’entrée alphabétique produit une sorte de mise à plat qui n’aide guère à s’orienter intellectuellement. Subordonnée à l’ignorance, la lecture se fait vite hasardeuse, mais finalement, buissonnière. N’est-ce pas comme s’aventurer dans un continent inconnu ? Dictionnaire, guide, ce livre offre tout de même une formidable introduction aux mystères qu’il évoque, dont celui qui n’est pas moindre, d’une pareille production de continents perdus dans la littérature.
Atlantides et autres civilisations perdues, de A à Z, de Jean-Pierre Deloux et Lauric Guillaud, éd. E/dite, nov. 2001, coll. Histoire, 302 pages, 34 euros, ISBN-13: 978-2846080620.
Amélie Nothomb, Barbe bleue (le livre lu)
Avouons-le tout de suite : j’ai adoré le livre lu, mais vraiment pas aimé la version papier… Un paradoxe, sûrement : je n’ai pas aimé le roman, et me demande encore comment il peut être possible d’en aimer l’interprétation… Mais après tout, la chose n’est pas si rare au cinéma, d’un chef d’œuvre tiré d’un mauvais bouquin… Encore faut-il comprendre en quoi l’élaboration sonore est supérieure à l’original… De l’original justement, que dire… La presse nationale l’a parcouru dans tous les sens pour lui trouver du sens. C’est bien : la messe est dite, on peut passer à table. De table, décidément, il est nécessairement question. Barbe bleue sans être ogre, aimait la chair après tout et sans rire, mordait dedans à belles dents. Et de philologie donc, Amélie ne peut s’en empêcher, plaisir régalien en quelque sorte, convoquant son lecteur pour ce genre de leçon qui faisait jadis la bonne fortune des jeux radiophoniques. Disons donc simplement que Saturnine cherche un appart… En colocation. C’est formidable la colocation. Et mieux encore quand on sait d’où vient le mot. Quand en outre la proposition n’est rien moins qu’habiter un hôtel particulier dans Paris, chapeau bas ! Au petit matin les candidates se pressent. Une affaire pareille, ça ne se peut pas –tout l’art de la fiction gît là. L’une sentence, l’autre, docte, assure que la belle sera prise, puisqu’elle est la plus jolie. Saturnine est donc prise, à défaut d’être éprise (pour l’heure, mais on sent bien que…). Et ne se soucie guère des rumeurs qui vont bon train autour du lieu où, avant elle, de nombreuses et jolies jeunes filles ont mystérieusement disparu (on connaît le compte exact). Enfin… mystérieusement… Bon, bref, Saturnine est jolie, cultivée, son hôte distingué et l’auteure, plus diserte que jamais, en profite pour déballer sous nos yeux ébaubis les trésors de la langue française (l’ouvrage se vend aussi en poche). Du bon goût, assurément, malgré ce côté camelot sympathique, ourlé de dialogues facétieux, s’achevant sur un final nécessairement consommé de bluette. Pour ses vingt ans (de carrière), Amélie Nothomb s’est payée le luxe, enfin, son héroïne, d’un dialogue qui n’a rien de socratique mais qui cependant, tout comme un dialogue socratique, s’achève dans l’inessentiel. A moins qu’il ne l’ait jamais quitté… Et c’est là que triomphe la version lue, tenant d’un bout à l’autre ce défi cosmétique -du grec ancien κοσμητικός, kosmêtikós, dans une acception ici plus franchement décorative qu’ordonnée- d’une fiction littéralement esclave de sa parure… C’est distrayant, et accessoirement inutile. Et c’est cet inutile que le livre lu ne cesse de pousser à son comble, à un point tel qu’une pareille interprétation vaut le détour : tant d’intelligence inutile, il fallait l’incarner ! La voix de Claire Tefnin, haut perchée souvent, adolescente, un rien suave, gamine, est sans pareille pour les fameuses leçons de philologie, voire d’anatomie digestive. Enjouée, espiègle, ce qu’elle a de succulent parvient à abolir les foutus bibelots qu’Amélie ne cesse de disposer autour d’elle, comme pour se rassurer dirait-on de… si bien savoir écrire.
Barbe Bleue, de Amélie Nothomb, Audiolib, août 2012, 1 CD-MP3, 2h40, ean : 978-2-35641-500-4
Dominique de Roux, par Alain Châtre
Tout m’avait semblé autrement plus beau dans un rêve inouï.
A Tristan, Pierre, Jo-Anne, Aurélien…
Du clan des immatures…
L’été si long cette année-là et à l’envers des regards –petits cadavres pour moi tout seul- les sanglots d’un combat perdu. La tristesses alors des vents du soir quand les mots se prennent à rêver loin devant nous.
Cher, très cher Dominique de Roux, deux ou trois photos dans la poche revolver de ma veste, petite trogne du côté des chiens, geu-geule massacrée de nos rêves rendus au ciel que plus rien ne nomme.
Pauvre attente alors des vents du soir dans les slows affligés de l’été et les petites jupes de la mer. Mais où s’en est-il allé l’adolescent fatigué, dans quel no man’s land, où il savait que tout est dit, en quel bouleversement biologique –Soldat blues à la terre retournée dans l’oubli des viandes lyriques.
Il y avait du martyr chez ce rêveur envoyé par Dieu sur la terre pour convaincre les hommes que seule la mort est désirable quand elle ne nie pas la vie «nudité jeune à jamais».
Son écriture trop belle pour être tout-à-fait de ce monde nous le dévoile bien plus que les repères d’une biographie toujours suspecte.
De la société parisienne au tam-tam angolais et dans le dépassement de la politique, elle assume héroïquement le deuil de quelques littératures imméritées.
L’apport de Dominique de Roux à moi-même ici truqué par la chimère, c’est la mort de Louis-Ferdinand Céline rattrapé au loin par sa romance et le somptueux Gombrowicz des derniers mois : est-ce un fou sur une case qu’on accule ?
Méditer tout cela –La longue agonie de Gombrowicz et son obsession juvénile : partir –quelqu’un d’autre –pas connu –retourner aux buissons jolis avec la déconnante des enfants qui bandent –tout refaire, quitter sa peau –galoper enfin petit cheval…
Dominique de Roux encore et toujours à Vence ce matin-là – au-dessous du balcon- estropié de sa foi, de ses principes, de sa littérature insubordonnée- épiant dans l’ombre la carcasse du maître – rejoint la révélation dont on ne sait plus quel secret invisible à l’œil nu : Witold Gombrowicz, vieux polonais rangé des bateaux et des rivages, accablé par la désertion de ses mots, de ses gueules et de ses gestes usés jusqu’à l’assassinat. Un signe de la main peut-être, quelques grimaces au rejeton et le circuit se ferme sur une pièce qui manque.
Ainsi jusque dans les années de sa mort ce garçon inconsolable, halluciné par les médicaments, les fatigues de vivre et la pudeur d’une peine inavouable, aura payé très cher la dignité d’être lui-même. Mais suffit –tu as bien fait de partir Witold Gombrowicz- Tu as bien fait de partir.
Alain Châtre (septembre 1996)
Dominique de roux - éd. l'âge d'homme - coll. les dossiers H, collectif, dossier conçu et dirigé par Jean-Luc Moreau, sept. 1997, 522 pages, épuisé..
La Véritable histoire du Juif Süss, de Wilhem Hauff
Tout le monde connaît son avatar nazi, filmé en 1940 par Veit Harlan, sur ordre de Goebbels. Or le scénario de ce torchon antisémite s’inspirait abusivement d’une nouvelle de Wilhelm Hauff, publiée en 1827. L’écrivain, dont les contes étaient aussi célèbres en Allemagne que ceux de Perrault chez nous, venait tout juste d’avoir 25 ans. Très marqué par l’Aufklärung (les Lumières allemandes), il avait fondé toute son œuvre sur cet esprit de tolérance qui les caractérisait. Mais il n’existait pas de terrain plus difficile pour combattre les préjugés de son temps, que celui d’une personnalité aussi complexe que celle de Süss qui, un siècle plus tôt, avait ébranlé le Wurtemberg.
Né en 1692, Joseph Süss entra en 1732 au service du Duc de Wurtemberg. Il était le cousin de Samuel Oppenheimer, rappelé en 1673 par l’Empereur Léopold pour sauver l’Empire de l’invasion turque, trois ans après le décret d’expulsion des juifs de Vienne. Samuel Oppenheimer avait fondé cette dynastie des «Juifs de cour» qui modernisèrent l’appareil financier de l’économie autrichienne et allemande. Süss, brillant financier mais peu scrupuleux politique, se fit connaître dans toute l’Allemagne comme un affairiste d’exception. Aussi ambitieux et despotique que le Duc, il prépara avec lui une conspiration contre le Parlement, destinée à convertir le duché (protestant) au catholicisme, pour en abolir les privilèges. Mais la mort prématurée du Prince mit brutalement fin à son règne. Condamné, il fut pendu dans une cage de fer à Stuttgart, en 1738, pour des raisons relevant plus de l’antisémitisme que de la révolte sociale : ses complices chrétiens ne furent jamais inquiétés.
Cependant comment défendre un tel personnage ? Inutile de revenir sur l’abject film de Harlan. Hauff, qui n’était pas juif, en fit un être cynique, conscient qu’entre lui et l’aristocratie allemande, les relations ne pouvaient être que de mépris. Mais ne lui trouvant aucune excuse, il l’affubla d’une soeur pure, chargée de racheter ses fautes. Victime des préjugés antisémites, son martyre autorisait la condamnation de la société de Wurtenberg. Thème évidemment chrétien...
Le Juif Süss, de Lion Feuchtwanger
En 1921, l’immense écrivain juif allemand Lion Feuchtwanger, écrivit lui aussi un Juif Süss. Feuchtwanger avait lu la nouvelle de Hauff comme participant de l’antisémitisme allemand, sans doute à tort. En reprenant l’histoire, il voulut décrire à travers son personnage le cheminement mystique qui pouvait conduire un homme de la volonté du pouvoir à la doctrine du non-vouloir. Une thématique chère alors aux écrivains allemands : il n’est que de songer au Jeu des perles de verre de Hermann Hesse.
De son écriture si puissante et si riche, il fit de Süss un être vil, en souligna l’ambition, l’absence de scrupules. Mais rien n’est élémentaire dans ce gros roman historique, qui n’omet ni la morgue du personnage, ni l’abjection de l’aristocratie allemande. Ainsi, à travers le martyre de Süss, Feuchtwanger nous décrit-il un meurtre rituel perpétré par une société violente et nous donne-t-il à voir l’exacte image d’une collectivité qui a accepté que l’exécration devienne sa norme. Feuchtwanger voulait pourtant autre chose encore : tenir coûte que coûte les deux bouts d’une corde passablement raide : décrire les principes qui fondent les actes, et ne jamais rien céder aux résolutions «identitaires». Quant à sa mystique de réconciliation de l’occident et de l’orient, elle est littéralement fascinante.
Certes, il resterait à saisir l’histoire du Juif Süss dans une nouvelle perspective. Un horizon que dessine déjà largement ce roman. Süss incarne une génération de banquiers mondains qui ont rompu avec l’éthique même du capitalisme tel que conçut par la vulgate dans la perspective de l’éthique protestante. Personnalité éminemment «moderne», il esquisse ce basculement où l’apparence devient l’ordre du monde. Notre monde en somme, dont Süss, après mille épreuves, se libère.
LeJuif Süss, de Lion Feuchtwanger, éd. Belfond, texte intégral, oct. 1999, 516 pages, épuisé, ean : 978-2714434364. Existe en poche, édition 2011, 11 euros.
Exil, de Lion Feuchtwanger
Publié initialement à Berlin en 1956, commencé en 35 et achevé en août 39, Feuchtwanger conçut Exil comme le roman historique de l’opposition allemande au nazisme, émigrée en France. Pour point de départ de cette immense fresque, il prit l’enlèvement du journaliste juif allemand Berthold Jacob par les SS et le rachat du journal d’opposition Westland par le IIIe Reich. C’est l’époque où les nazis exterminent leur opposition politique dans toute l’Europe sans trop se soucier des conséquences, inexistantes, les pays européens s’obstinant à les trouver fréquentables.
Le cadre est donc celui de la rédaction parisienne d’un journal de l’émigration allemande. Une poignée de personnages, minutieusement décrits, nous fait entrer dans l’intimité de cette émigration. Plongée dans la misère, c’est son inévitable dégradation sociale et morale que Feuchtwanger dépeint. L’exil, son ampleur, son étroitesse, nous est conté sans fioriture : la misère brise les vies. Déconvenues, échecs, rien ne nous est épargné de ces malentendus cruels où les vies basculent. Ni rien non plus du carriérisme qui sévit dans les milieux pro-nazis parisiens, qu’ils soient allemands ou français.
Ce qui fait la force narrative de ce roman, c’est sans doute cette petite voix intérieure qui contamine tous les personnages, scrutant, soupesant devant nous les éléments de leur décision. Une petite voix fascinante de refuser pareillement de se perdre.
Brûlures d’enfance, Ursula Hegi
Burgdorf. Un village sur le Rhin. La classe de Fraülein Jansen (Thekla). Hiver 34. Le village fête le premier anniversaire de l’incendie du Reichstag. Dans les campagnes, la propagande nazie besogne les mentalités. On tient les communistes pour responsables, dans la peur qu’ils ne débarquent.
Une école catholique. On y a remplacé les crucifix par le portrait de Hitler. Les enfants s’enrôlent dans les jeunesses Hitlériennes. Les cadres du parti travaillent au corps ces masses qu’elles font marcher en chantant. Thekla ne sait plus comment faire sa classe. Peut-on encore faire lire Tolstoï aux enfants ? N’est-il pas interdit ? Dans les écoles, les cartes murales, celle de l’Allemagne d’un côté, celle du reste du monde de l’autre, doivent avoir la même taille, mais non la même échelle. Les enfants s’en réjouissent : l’Allemagne est immense, le reste du monde, méprisable. Pourtant, beaucoup pensent encore que Hitler ne restera pas au pouvoir. Beaucoup pensent qu’ils pourront le contrer. Qu’il est prématuré de quitter l’Allemagne. Personne ne voit le piège se refermer jour après jour. Voilà le plus troublant dans cette saisie intime du pouls allemand, avant que n’explose la fureur nazie contre l’humanité. Quand agir ? Quand prendre la bonne décision ? Le risque est-il calculable ?
Les gens perdent déjà leurs boutiques, leurs restaurants, leurs bureaux. La peur s’installe. Thekla, sait.
Flash back. 1899, un couvent où l’on accueille des jeunes femmes enceintes dans la presqu’île de Nordstrand, face à la mer du Nord. Ses parents inaugurent ce passé et c’est toute l’histoire de Thekla qui vient à nous désormais, blessante, lourde de secrets terrifiants et dont les conséquences se feront sentir cinquante ans plus tard.
Février 34. Hitler prétend protéger les allemands. De dangers qu’il ne peut même pas leur révéler. Pour leur bien. Les allemands acceptent de troquer leur liberté contre cette illusion. C’est à peine si certains s’interrogent encore sur la culpabilité de cet hollandais pris la main dans le sac dans les couloirs du Reichstag. Coupable, nécessairement, n’était sa bouille de garçonnet aux yeux éblouis.
Flashback. L’enfance de Thekla. Son père découvrant qu’elle ne lui ressemble pas, qu’elle est d’un autre.
Février 34. Hitler s’avance comme une godiche vers la tribune. Mal fagoté, gêné dans son physique ingrat. Mais quand on ouvre les micros, son hystérie le transcende. Le timbre hypnotique. On a beaucoup glosé sur cette force obscure. Sans frein. On a en revanche peu commenté cet aspect des choses : sans aucun frein pour ce verbe ordurier, pauvre, grossier. Impudent. Décomplexé. Une langue qui jette une ombre sur toute la culture germanique. Comment enseigner à de petits allemands endoctrinés par la propagande nazie dans le langage rudimentaire de leur Fürher ? Thekla fait ce qu’elle peut. Elle qui est la fille d’un autre. D’un notable de Burgdorf : Abramowicz.
Son école sera la première du district à annoncer ses projets de célébration de l’anniversaire du Fürher. Chaque élève apprend par cœur le poème de Hitler à sa mère, Mutter. Mauvais poète. Mauvais peintre. Tandis que la liste noire s’allonge. Feuchtwanger, Heinrich Heine, Stefan Zweig… Toute la pédagogie allemande doit désormais s’articuler à la figure de la mère, qui devient le pivot de toutes les disciplines enseignées, de la botanique à l’histoire… Comment enseigner dans un pareil pays ? Quand les autres instituteurs rivalisent de hardiesse pour intégrer le plus de Fürher possible dans leur plan de cours…
Février 34. La pression de la meute grandit. La langue allemande elle-même est épurée. On peut être grossier, mais il faut répudier l’héritage linguistique du Hoch-deutsch. Les élèves deviennent les sentinelles de ce nouveau langage qui prend pied dans l’école, appelés qu’ils sont à dénoncer les vocables qui ne doivent plus appartenir au Volk nazi. Thekla est terrassée. Toute son histoire fait surface. Douloureuse. Dangereuse. Les chapitres se font plus courts. Le récit halète. Un enfant meurt, tandis que l’école de Thekla devient le centre de rebut des livres anti-allemands. Les écoliers sont invités à mettre à sac les bibliothèques publiques. A faire la chasse aux livres interdits, qu’ils dénichent jusque sous les lits de leurs parents. Goebbels, à Berlin, exhorte les patriotes à "prouver leur courage" en brûlant les untdeutsche Bücher. Schnitzler, Georg Bernhard, Erich Maria Remarque s’ajoutent à la longue liste renégate. Thekla ne peut oublier les mots de Heine : "là où l’on brûle des livres on finira par brûler des gens"… Partout des bûchers sont dressés. Thekla sait qu’elle n’a plus sa place dans cette Allemagne là. La terreur nazie l’a rattrapée.
Brûlures d’enfance, Ursula Hegi, traduction de Guillaume Villeneuve, Galaade éditions, septembre 2012, 384 pages, 21 euros, ean : 978-2-35176-160-1.
Les 301 marches de Cordouan
Comment devient-on gardien de phare ? On le devient, assurément, par la force de l’habitude semble-t-il, arraché sans y prendre garde à sa vie pour mener cette drôle d’aventure au milieu de l’eau, dans le huis clos insolite d’un métier disparu aujourd’hui.
Comment devient-on gardien de phare ? Nous ne le saurons plus. Tout juste disposons-nous du témoignage de Jean-Paul Eymond, qui finit lui-même par l’apprendre sans jamais avoir disposé d’un autre savoir que celui délivré par le labeur quotidien, patient quant aux leçons méditées marche après marche tout au long de trente-cinq années d’exercice. Trente-cinq années scellées par la clôture d’une lourde porte de bois battue par les déferlantes de la houle immense les soirs d’orage. Trente cinq années de solitude bien sûr, le phare comme une girandole plantée dans l’estuaire de la Gironde, forteresse inquiète, vigie d’un monde retiré, intelligible aux seuls initiés qui en éprouvent l’immensité quand la mer se retire et laisse à découvert l'abyssal plateau rocheux où elle repose.
Un huis clos, les hommes lovés dans le giron de la pierre les nuits d’angoisse. C’est quoi la vie d’un homme ? Jean-Paul Eymond s’en explique humblement. La longue histoire d’une vie, qui séduit par sa simplicité.
Quelques images alors, belles et évidentes, pour mesurer le chemin parcouru, la lune au-dessus du phare épinglée de rouge, de vert, de blanc derrière les vitres de la lanterne au sommet du fanal, où parfois les gardiens se réfugiaient pour contempler l’énigme océane.
LELes 301 MARCHES DE CORDOUAN, MA VIE DE GARDIEN DE PHARE, Jean-Pierre Eymond, avec la cocollaboration de Virginie Lydie, éd. Sud Ouest, septembre 2012, 208 pages, 15 euros, ean : 978-2817702346.