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La Dimension du sens que nous sommes

en lisant - en relisant

Exil, de Lion Feuchtwanger

30 Septembre 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

 

exil.jpgPublié initialement à Berlin en 1956, commencé en 35 et achevé en août 39, Feuchtwanger conçut Exil comme le roman historique de l’opposition allemande au nazisme, émigrée en France. Pour point de départ de cette immense fresque, il prit l’enlèvement du journaliste juif allemand Berthold Jacob par les SS et le rachat du journal d’opposition Westland par le IIIe Reich. C’est l’époque où les nazis exterminent leur opposition politique dans toute l’Europe sans trop se soucier des conséquences, inexistantes, les pays européens s’obstinant à les trouver fréquentables.
Le cadre est donc celui de la rédaction parisienne d’un journal de l’émigration allemande. Une poignée de personnages, minutieusement décrits, nous fait entrer dans l’intimité de cette émigration. Plongée dans la misère, c’est son inévitable dégradation sociale et morale que Feuchtwanger dépeint. L’exil, son ampleur, son étroitesse, nous est conté sans fioriture : la misère brise les vies. Déconvenues, échecs, rien ne nous est épargné de ces malentendus cruels où les vies basculent. Ni rien non plus du carriérisme qui sévit dans les milieux pro-nazis parisiens, qu’ils soient allemands ou français.
Ce qui fait la force narrative de ce roman, c’est sans doute cette petite voix intérieure qui contamine tous les personnages, scrutant, soupesant devant nous les éléments de leur décision. Une petite voix fascinante de refuser pareillement de se perdre.

 

 

Exil, de Lion Feuchtwanger, ARTE EDITIONS - KIRON EDITIONS DU FELIN, 18 octobre 2000, 682 pages, 48 euros, ean : 978-2866453831.
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Brûlures d’enfance, Ursula Hegi

29 Septembre 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

brulures.jpgBurgdorf. Un village sur le Rhin. La classe de Fraülein Jansen (Thekla). Hiver 34. Le village fête le premier anniversaire de l’incendie du Reichstag. Dans les campagnes, la propagande nazie besogne les mentalités. On tient les communistes pour responsables, dans la peur qu’ils ne débarquent.

Une école catholique. On y a remplacé les crucifix par le portrait de Hitler. Les enfants s’enrôlent dans les jeunesses Hitlériennes. Les cadres du parti travaillent au corps ces masses qu’elles font marcher en chantant. Thekla ne sait plus comment faire sa classe. Peut-on encore faire lire Tolstoï aux enfants ? N’est-il pas interdit ? Dans les écoles, les cartes murales, celle de l’Allemagne d’un côté, celle du reste du monde de l’autre, doivent avoir la même taille, mais non la même échelle. Les enfants s’en réjouissent : l’Allemagne est immense, le reste du monde, méprisable. Pourtant, beaucoup pensent encore que Hitler ne restera pas au pouvoir. Beaucoup pensent qu’ils pourront le contrer. Qu’il est prématuré de quitter l’Allemagne. Personne ne voit le piège se refermer jour après jour. Voilà le plus troublant dans cette saisie intime du pouls allemand, avant que n’explose la fureur nazie contre l’humanité. Quand agir ? Quand prendre la bonne décision ? Le risque est-il calculable ?

Les gens perdent déjà leurs boutiques, leurs restaurants, leurs bureaux. La peur s’installe. Thekla, sait.

Flash back. 1899, un couvent où l’on accueille des jeunes femmes enceintes dans la presqu’île de Nordstrand, face à la mer du Nord. Ses parents inaugurent ce passé et c’est toute l’histoire de Thekla qui vient à nous désormais, blessante, lourde de secrets terrifiants et dont les conséquences se feront sentir cinquante ans plus tard.

Février 34. Hitler prétend protéger les allemands. De dangers qu’il ne peut même pas leur révéler. Pour leur bien. Les allemands acceptent de troquer leur liberté contre cette illusion. C’est à peine si certains s’interrogent encore sur la culpabilité de cet hollandais pris la main dans le sac dans les couloirs du Reichstag. Coupable, nécessairement, n’était sa bouille de garçonnet aux yeux éblouis.

Flashback. L’enfance de Thekla. Son père découvrant qu’elle ne lui ressemble pas, qu’elle est d’un autre.

Février 34. Hitler s’avance comme une godiche vers la tribune. Mal fagoté, gêné dans son physique ingrat. Mais quand on ouvre les micros, son hystérie le transcende. Le timbre hypnotique. On a beaucoup glosé sur cette force obscure. Sans frein. On a en revanche peu commenté cet aspect des choses : sans aucun frein pour ce verbe ordurier, pauvre, grossier. Impudent. Décomplexé. Une langue qui jette une ombre sur toute la culture germanique. Comment enseigner à de petits allemands endoctrinés par la propagande nazie dans le langage rudimentaire de leur Fürher ? Thekla fait ce qu’elle peut. Elle qui est la fille d’un autre. D’un notable de Burgdorf : Abramowicz.

Son école sera la première du district à annoncer ses projets de célébration de l’anniversaire du Fürher. Chaque élève apprend par cœur le poème de Hitler à sa mère, Mutter. Mauvais poète. Mauvais peintre. Tandis que la liste noire s’allonge. Feuchtwanger, Heinrich Heine, Stefan Zweig… Toute la pédagogie allemande doit désormais s’articuler à la figure de la mère, qui devient le pivot de toutes les disciplines enseignées, de la botanique à l’histoire… Comment enseigner dans un pareil pays ? Quand les autres instituteurs rivalisent de hardiesse pour intégrer le plus de Fürher possible dans leur plan de cours…

Février 34. La pression de la meute grandit. La langue allemande elle-même est épurée. On peut être grossier, mais il faut répudier l’héritage linguistique du Hoch-deutsch. Les élèves deviennent les sentinelles de ce nouveau langage qui prend pied dans l’école, appelés qu’ils sont à dénoncer les vocables qui ne doivent plus appartenir au Volk nazi. Thekla est terrassée. Toute son histoire fait surface. Douloureuse. Dangereuse. Les chapitres se font plus courts. Le récit halète. Un enfant meurt, tandis que l’école de Thekla devient le centre de rebut des livres anti-allemands. Les écoliers sont invités à mettre à sac les bibliothèques publiques. A faire la chasse aux livres interdits, qu’ils dénichent jusque sous les lits de leurs parents. Goebbels, à Berlin, exhorte les patriotes à "prouver leur courage" en brûlant les untdeutsche Bücher. Schnitzler, Georg Bernhard, Erich Maria Remarque s’ajoutent à la longue liste renégate. Thekla ne peut oublier les mots de Heine : "là où l’on brûle des livres on finira par brûler des gens"… Partout des bûchers sont dressés. Thekla sait qu’elle n’a plus sa place dans cette Allemagne là. La terreur nazie l’a rattrapée.

  

 

 

Brûlures d’enfance, Ursula Hegi, traduction de Guillaume Villeneuve, Galaade éditions, septembre 2012, 384 pages, 21 euros, ean : 978-2-35176-160-1.

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Les 301 marches de Cordouan

28 Septembre 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

301_MARCHES_DE_CORDOUAN.jpgComment devient-on gardien de phare ? On le devient, assurément, par la force de l’habitude semble-t-il, arraché sans y prendre garde à sa vie pour mener cette drôle d’aventure au milieu de l’eau, dans le huis clos insolite d’un métier disparu aujourd’hui.

Comment devient-on gardien de phare ? Nous ne le saurons plus. Tout juste disposons-nous du témoignage de Jean-Paul Eymond, qui finit lui-même par l’apprendre sans jamais avoir disposé d’un autre savoir que celui délivré par le labeur quotidien, patient quant aux leçons méditées marche après marche tout au long de trente-cinq années d’exercice. Trente-cinq années scellées par la clôture d’une lourde porte de bois battue par les déferlantes de la houle immense les soirs d’orage. Trente cinq années de solitude bien sûr, le phare comme une girandole plantée dans l’estuaire de la Gironde, forteresse inquiète, vigie d’un monde retiré, intelligible aux seuls initiés qui en éprouvent l’immensité quand la mer se retire et laisse à découvert l'abyssal plateau rocheux où elle repose.

Un huis clos, les hommes lovés dans le giron de la pierre les nuits d’angoisse. C’est quoi la vie d’un homme ? Jean-Paul Eymond s’en explique humblement. La longue histoire d’une vie, qui séduit par sa simplicité.

Quelques images alors, belles et évidentes, pour mesurer le chemin parcouru, la lune au-dessus du phare épinglée de rouge, de vert, de blanc derrière les vitres de la lanterne au sommet du fanal, où parfois les gardiens se réfugiaient pour contempler l’énigme océane.

 

 

LELes 301 MARCHES DE CORDOUAN, MA VIE DE GARDIEN DE PHARE, Jean-Pierre Eymond, avec la cocollaboration de Virginie Lydie, éd. Sud Ouest, septembre 2012, 208 pages, 15 euros, ean : 978-2817702346.

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Coetzee : vieillir, aimer, écrire le corps et sa fatigue...

27 Septembre 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

Avec Disgrâce, on devinait un Coetzee à l’étroit dans sa narration. Et pas uniquement parce que le sujet l’embarquait sur les lisières d’une langue exténuée. L’exténuation était profonde, rejoignant les thèmes affrontés, celui du vieillissement en particulier. Or voici que dans ce Journal, le même thème revient, plus insistant, plus obsédant, empoignant le statut de l’auteur jusqu’à voir dans la forme physique la condition même de l’exercice narratif.

Qui sait ce que l’art peut devoir au solde d’une force physique déclinante ? Coetzee ne cesse d’en sonder la profondeur, jusque dans le régime auctorial qui fonde cette réflexion, à douter de sa propre autorité quand déjà le texte - ces trois portées offertes à notre lecture unique -, se brouille et nous dévoile l’ampleur de l’incertitude qui l'assigne.

Le personnage dont il est question ici, vieillit. Se sent vieillir plus qu’il ne vieillit vraiment - au bout d’un moment, on ne vieillit plus : on est vieux.

Son éditeur lui a passé commande, mais il besogne son travail, poursuivi avec trop de métier. Il peut écrire pourtant sur les sujets de son choix, des réflexions graves ou précieuses mais malade, sa méditation n’ose affronter ce qui monte en lui. Jusqu’au jour où il croise une jeune voisine aux formes généreuses. Elle ne fait rien, il lui propose de devenir sa secrétaire. Elle accepte. Il lui dicte ses pensées, qu’elle enregistre et retranscrit. Des opinions. Tranchées. Trop sans doute, comme ce texte injuste sur Machiavel. Des opinions sur ce qui ne va pas dans le monde, mais rien de décisif sur lui, qui ne va plus au monde.

Sur la page éditée, Coetzee reporte : ces opinions, son journal et le récit de ces journées par Anya, la secrétaire. Les strates s’accumulent tout d’abord, avant de se répondre et de s’interpénétrer bientôt. C’est que le vieil homme ne fait pas que penser le monde depuis son expérience passée : il recommence à le vivre, observant jour après jour cette Anya qui l’émoustille. Elle voit bien ce qu’il regarde d'elle, dont elle aime lui offrir le spectacle. Jusqu’à ce long texte sur la pédophilie qu’elle doit retranscrire, ambigu au possible et qui la fait réagir. Il fantasme sur elle et si elle l’accepte volontiers, pour autant, elle ne supporte pas la complaisance de sa rhétorique. Mais c’est aussi qu’elle le voit comme un vieux, penché sur elle. Moins libidineux toutefois que sans défense, lige d’un corps éreinté.

Alors d’un coup la narration embraye. Sur cette question de déshonneur que le vieil homme soulève. Anya se met à raconter, à faire le récit de sa propre expérience du déshonneur, qu’il rapporte dans son journal et l’on se surprend, lecteur, à se laisser aller à cette lecture, laissant en plan les autres strates du texte pour suivre le fil d’un récit enfin « juste ». Ça y est, Coetzee a trouvé le ressort.

Le second journal s’ouvre sur ce protocole compassionnel qui peu à peu se met en place. Entre lui et elle, entre le texte et son lecteur. Pure rhétorique ? Peut-être pas.

Il s’ouvre dans la vêture de la tombe qui se profile, cet Autre monde froid, gris et sans éclat des grecs, que Coetzee a peur de faire sien. Le journal devient plus intime. Sous le texte « Du vieillir », il raconte comment notre vieil homme a effleuré un jour de ses lèvres la peau douce d’Anya, avant qu’ils ne tombent l’un dans les bras de l’autre pour une étreinte chaste. Ultime consolation ? Non. Car il y a cette force de Coetzee à affronter l’obscénité de la mort du désir. Tout l’art du roman en somme, s’engouffrant brusquement dans ce qui lui résiste.

Ajoutons à cela de superbes méditations sur ces parties du corps (les dents) dont nous faisons peu cas, comme si elles ne semblaient pas nous appartenir mais nous avaient simplement été confiées, alors qu’elles seules survivront à notre fin. Comme si ce qui était le plus périssable en nous, au fond, était vraiment nous.

Ou bien encore cette réflexion sur l’usage contemporain de l’anglais : nous allons vers une grammaire d’où est absente la notion de sujet grammatical. Dans l’attente, peut-être, de son orgueilleuse extinction…

Journal d’une année noire, de J.M. Coetzee, éd. du seuil, oct 2008, traduit de l’anglais (australien) par Catherine Lauga du Plessis, 296p, 21,80 euros, code ISBN : 978-2-02-096625-2

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Démonologie, de Rick Moody : le chagrin, la mort, la folie ordinaire...

24 Septembre 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

Noir, certainement. Certes pas polar, mais d’un genre à coup sûr périlleux. Douze nouvelles constituent cet étrange recueil qui oscille entre le chagrin et l’arlequinade, avec en filigrane la mort d’une sœur, l’alcoolisme, la folie ordinaire, comme si l’auteur poursuivait ici de remonter "L’étrange horloge du désastre" qu’il a façonnée dans ses précédents ouvrages, mais en dessinant cette fois une carte du désarroi plus intime.
L’ouvrage s’ouvre donc et se clôt sur une dévastation intérieure qui, telle une onde de choc, parcourt tout le livre. Dans la première nouvelle, l’auteur s’adresse à sa sœur, morte dans un accident de voiture. Elle est partie la veille de son mariage. Un an après sa disparition, ce qui motive cette lettre, c’est la cérémonie de mariage de son ex-fiancé que le narrateur orchestre. Car c’est son job : il bosse dans une agence qui ordonne les mariages. Au cours de cette cérémonie, il finit par verser sur la tête de l’heureux époux les cendres de sa sœur. Que valait son engagement ? Quelle quincaillerie que nos sentiments ! A ses yeux, pas un d’entre nous pour se réveiller et dénoncer cette rhétorique de l’asservissement qui est notre site et notre règle sous les dehors futiles d’une liberté toute mondaine que chacun exhibe avec beaucoup d’ostentation. A-t-il pour autant épuisé toute la douleur qui est en lui ? Non, car il revient sur le même sujet en fin d’ouvrage, avec Démonologie, la nouvelle qui vient clore l’ensemble sans y mettre un terme. Lors d’une réception costumée, le jour d’Halloween, il se souvient de leur enfance commune. Dans la distance que l’écriture provoque, il voudrait bien fictionnaliser tout cela davantage pour en venir à bout. Mais comment vivre ensuite avec ces fictions ? Même à écrire un roman-monde, comme c’est le cas avec l’une des nouvelles du recueil, "la tradition carnavalesque". Car rien ne semble pouvoir épuiser ni la douleur, ni l’hystérique liberté de l’individu contemporain, assit sur ses propres décombres à faire le pitre. Du coup, nous voilà sans cesse emportés du côté des restes et des excédents que l’écriture génère, sans jamais trouver l’apaisement auquel on aimerait croire, ni cette distance littéraire que l’on dit salutaire. Recueil farci d’un catalogue de critiques de livres rares et de mille autres choses hétéroclites, il nous offre une belle leçon d’humanité - si le mot a encore du sens.


Démonologie, de Rick Moody, traduit de l’anglais par Marc Amfreville, Rivages poche / Bibliothèque étrangère, août 2004, 238p, 9 euros, isbn : 978-2743612979
1ère parution de la critique sur :http://www.noircommepolar.com/f/index.php?categ=5

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Enig Marcheur, de Russel Hoban

20 Septembre 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

enig.jpgLe Kent post-holocauste nucléaire. Des êtres y ont survécu dans l’étroite limite d’une frontière intrigante. Dont Enig Marcheur, pour nous conter plus que nous raconter cette histoire, dans l’imparfait d’une forme grammaticale qui ne saurait pas vraiment si la chose relève du passé ou bien si elle s’invente jour après jour, là, sous nos yeux, cherchant le temps juste pour l’exprimer.

Un dit, quelque chose comme une légende en train de s’écrire, un récit fondateur, le journal aussi, d’Enig Marcheur.

Le Dit de quelque fondation improbable, qui ne cesserait de s’élaborer, de se ré-élaborer sous cette plume invraisemblable, heurtée, affrontant la difficulté d’un langage à peine fixé et se cherchant encore, tout comme d’un monde dont on ne reconnaîtrait plus l’histoire, ni les limites, frangé d’inquiétude et d’énigmes.

Un dit qui s’inventerait sous nos yeux dans un dialecte très peu assuré de lui-même, loin des sophistications linguistiques d’un Tolkien par exemple, dans un parler littéralement arraché, sauvé à ce qu’il reste du monde et de ses langues, copeau par copeau, les phrases que l’on entend s’organisant non sans peine autour de graphies singulières.

Des mots qu’il faudrait entendre plutôt que lire, ou les lire pour les entendre et en percevoir enfin le sens, réchappé d’un cauchemar à peine audible.

Une langue qui dirait plus qu’elle ne signifierait, à court de mots, de figures, tournant autour du monde sans prétendre l’enfermer, donnant à entendre ce qu’il reste des langues quand le monde n’est plus, ou ce qu'il en coûte de parler quand on veut faire monde, de nouveau. Une langue obstinée donc, étourdie, entêtée, centrée sur l’essentiel quand il s’agit de survivre : la dénomination, et faisant pourtant usage de ce mauvais pointeur qu’est la dénomination pour ouvrir à l’être une échappée au monde, mais l’ouvrir dans ce mal des mots, mortification, épreuve, concours impossible quand ils tentent d’agripper autre chose que les choses.

Un journal de bord mais d’un bord extrême, celui d’un monde débordant de toute part, menaçant, inconnu.

Une langue que l’on imagine tout d’abord volontiers impuissante à signifier autre chose que les actions simples du manger et du boire, les gestes de la survie du monde. Car c’est d’emblée ce qui frappe, cette langue : face au monde, terrifiée mais tentant de s’en dégager pour faire monde, dans un monde qui n’est pas fait pour l’accueillir. Une langue comme à son début, tout comme l’est cette histoire d’un monde post-apocalyptique où l’homme a survécu. Un monde dont il ne reste presque rien, si peu à raconter au fond, les langues en usage dans le monde d’avant le Grand Boum disparues, et celle-ci qui se fabrique sous nos yeux, qui se recouvre à peine, rendant de l’un à l’autre la communication difficile, mais ô combien décisive.

Un récit fondateur qui ne serait pas encore écrit donc, que l’on écrirait, qu’Enig Marcheur écrirait, là sous nos yeux, avec des bribes de récits collectées ici et là, des histoires enchâssées les unes dans les autres, s’emboîtant mal parfois.

Le Dit de quelque civilisation –mais ce n’est pas le mot : des hommes, simplement, qui ne font pas encore civilisation, rescapés d’une histoire ancienne dont ils portent l’amer moire.

Un parler beau comme jamais dans sa franchise à renommer le monde. Métaphysique, forgeant l’accès de cette chose en nous, la conscience, dans son improbable profusion nous excédant de toute part. Une conscience qu’Enig décrit comme "abandonnée" en nous, tombée et non confiée. On ne sais trop d’où ni pourquoi. Livrée à elle-même, solitaire.

Enig Marcheur. C’est son nom. Marchant au devant de l’énigme d’être sans rien savoir de où il va, mais tenant langue de cette aventure.

Enig Marcheur comme une allégorie de l’écriture : faut-il un but pour écrire ? Et quand bien même on en aurait un, il resterait d’écrire, qui nous emporte toujours au-delà de toutes nos intentions.

En marche depuis toujours, sans commencements, ignorant des buts. Embarqué dans une sale histoire : la vie humaine, toute de guingois, obscure, jamais transparente à elle-même, donnée pour rien, rafistolée avant même que d’avoir été vécue, mais magnifique dans son obstination.

Comment exprimer du coup la moindre pensée sur l’homme qui puisse tenir la route ? Il y a bien les Affaires, son père mort, les responsabilités qu’il doit assumer, un peuple, une tribu à conduire, des horizons à tracer, et là-bas, au bout du monde physique, des fanges inconnues à déchiffrer. Mais comment faire quand on ne dispose plus, ou à peine, d’une langue capable de rendre compte du monde et de soi dans le monde ? Quand déjà ce monde est peuplé de chiens-gens, de signes, de mémoires, de chroniques aussi effrayantes que celle selon laquelle tout le savoir humain viendrait d’un regard de chien ?

Il faut entrer dans le texte, déroutant dès la première ligne, la première phrase, y entrer comme on n’entre jamais dans un texte à l’ordinaire, trop habitué que l’on est des formes du discours qui ne nous apprennent jamais plus rien.

Il faut le lire comme quelque Dit d’une civilisation disparue, l’Histoire d’Eusa, le seul écrit restant dans l’univers des hommes, et encore, à peine élaboré, réécrit sans cesse, sans cesse corrigé. Eusa l’homme sage qui déclencha la grande bataille nucléaire. Et l’histoire de Monsieur Mallin et celle d’Adom, l’homme des bois qui avait pratiqué LA BOMBE, Adom le Ptitome, compagnon du grand Boum.

Il faut passer du temps au Mystère qui s’écrit, où lire comme narrer relèvent chaque fois de la responsabilité individuelle. Il faut accepter de passer ce temps pour comprendre Enig, son père mort, Enig devenu un guide pour sa nation sur le toit du partage, ne sachant trop comment s’y prendre mais dès son premier Contact, affirmant qu’Eusa rêve les hommes…

La traduction française est proprement géniale, qui doit inventer son propre vocabulaire, sa grammaire, sa graphie, ses récurrences, régularités, laissant entrevoir ça et là nos vieilles racines latines et grecques, désarticulées comme pour mieux donner à entendre ce monde que nous savons si mal vivre.

 

E N I G M A R C H E U R, de R U S S E L L H O B A N, préface de WILL SELF, traduit du riddleyspeak (Anterre) par NicolasRichard, éditions Monsieur toussaint Louverture, à paraître 20 septembre 2012, 304 pages, 20 euros, ean : 978-2953366471.

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Un voyage en Inde, Gonçalo M. Tavares

18 Septembre 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

 

Tavares.jpgLisbonne. Un premier chant ouvrant à quelque Ulysse portugais. Bloom plutôt, quelque chose de Joyce, de Bartleby, du roi caché, Sebastiao, évanoui un jour de bataille dans les brumes portugaises, sa statue, seule, scrutant l’horizon mutique. Londres, Paris. Bloom a décidé de fuir Lisbonne. Parce qu’il y a tué son père pour venger son aimée. Il fuit vers les Indes. Goa. Trouver un sens à sa vie, errant, mélancolique, cherchant à donner de la valeur à ce qui est mortel et qui ne sait d’ordinaire en prendre qu’à se projeter dans ce qui ne l’est pas. Loin de Gizeh donc, de Stonehenge, de Jérusalem, de la Pierre noire de la Mecque. Il s’en va arpenter le monde, lui restituer sa taille –les bras écartés dans le désert et rien de plus.

L’histoire est simple : un homme fuit la police et s’en va chercher ailleurs, loin, une femme qui lui ferait oublier l’aimée, assassinée par son propre père.

L’histoire est lapidaire : il y a un duel, un homme tombe, pas l’autre, qui décide de s’enfuir.

C’est l’épopée d’un homme, encore que le terme ne convienne pas. Il n’y a plus d’épopée possible, il ne reste dans le monde que des espaces à parcourir. Pas d’horizon chimérique, d’exaltation poétique -Bloom fuit jusqu’à cette "religion excessive" de la poésie que nous avons érigée pour oublier que nous étions si désespérément contigus au limon.

Londres, Paris, la ville voluptueuse lui assure-t-on, où chaque vie se résumerait à un style littéraire. Le stéréotype nous irait bien, n’était que nous ne pouvons plus vivre de stéréotypes. Et que nous n’avons que faire d’une ville qui suinterait la métaphysique par tous les coins de ses rues. L’esthétique est morte. Il ne reste que l’argent. Paris n’est rien d’autre désormais, qu’une ville façonnée par l’argent. Même si les parisiens veulent encore des histoires pour croire à la leur. Que Gonçalo leur sert jusqu’à plus soif. Trop peut-être. Peut-être pas : il croit si peu en la culture que nous finissons par nous amuser des stéréotypes qu’il brandit et de cette ville en carton pâte où il n’est plus indispensable de penser. Exit la culture, qui n’aura servi qu’à connaître l’adresse du diable.

Bloom étreint d’autres étendues. Ses histoires de famille, ce nombre invraisemblable de femmes qui les traversent. Mary. L’une d’entre elles. Assassinée par son père au prétexte qu’elle ne pouvait convenir à son fils : trop pauvre, issue des classes trop peu favorisées. Alors Bloom a tué son père et il cherche à présent une femme qui lui fera oublier Mary. Mary qui ne cesse, dès lors que le récit l’a nommée, de le hanter, d’en constituer le seul terrain. Mais Mary est morte. Inutile désormais. Elle ne fait que dessiner cette vacance de l’être où s’apporte le récit, qui va s’usant jusqu’à la corde comme une machine incapable de s’arrêter. Avec le monde tout autour, qui poursuit lui aussi obstinément sa marche. Un vide tel, qu’on voit bien comment le récit se relance, rhapsodiquement, convoquant chaque fois le meurtre du père, l’assassinat de la bien-aimée pour repartir, tours détours, en cercles concentriques qui n’en finissent pas de ramener au point de départ. Il est du reste beaucoup question de géométrie dans ce roman, de proportions. Peut-être parce la vie elle-même n’est qu’une chose difforme, peinte d’une manière féroce dans nos mémoires et qu’on aimerait qu’elle fût géométrique, de proportions plus avisées. De celles par exemple dont la Renaissance italienne nous gratifia, organisant l’espace depuis le compas humain.

Bloom s’en va en Inde. Pourquoi l’Inde ? A cause de la distance : "il convient d’arriver fatigué à l’endroit où l’on veut vieillir", car sinon, un nouveau départ pourrait s’amorcer et on raterait son but. Alors Bloom fatigue, d’une escale l’autre, dans cette épopée contemporaine dégarnie où l’on ne peut que parcourir des distances : il n’y a pas tant de mondes que ça dans notre monde et quant au cosmos, il faut bien reconnaître que nous ne nous croisons guère, lui et nous.

En Inde, Bloom perdra le Ciel. Le reste se dénoue peu à peu. Sa quête, posée sur un chemin indécis, tandis qu’à l’intérieur du corps l’inexplicable demeure intact, s’obstine. L’espace est un non lieu. Il n’y a plus de terres secrètes, l’Inde ne lui apprend rien : la moitié des grandes vérités qu’un homme peu affronter dans sa vie n’est qu’une somme de petits mensonges. Bloom décide de revenir à Lisbonne : le monde campe dans les environs du néant. Reste le temps, ce fossoyeur, qui finit par nous enfermer dans la matière, jusqu’à ce moment où, commençant le grand voyage de la mort, nous ne faisons qu’introduire une inquiétude de plus dans le monde.

On ne peut qu’être saisi par la forme prise par ce roman, entre L’Odyssée de Homère déployant ses chants ahurissants et le Teste de Valéry coupant court à toute chimère pour enfermer sa voix dans une boîte bien étroite, celle du parler humain, sans cesse en déroute de ses restes et de ses excédents.

  

 

Un voyage en Inde, de Gonçalo M. Tavares, traduit du portugais par Dominique Nedellec, éd. Viviane Hamy, sept. 2012, 494 pages, 24 euros, ean : 9782878585759.

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Aurélie Filippetti, Les derniers jours de la classe ouvrière...

18 Juin 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

 

 

filipetti.jpgUn roman. Mais pas vraiment. Une fiction plutôt. Mais pas tout à fait non plus. Longwy n’est pas si loin, inscrivant sa certitude dans le champ même du récit. Un récit donc, aussi. Celui des mines de Lorraine. Défaites. A moins qu’il ne s’agisse de leur défaite ? Le roman tourne un peu court sur ce point. La leur seulement ou la nôtre, collectivement ?

Les vallées de l’orne convoquées avec leurs villes-rues témoins d’une géographie sinistre tracée de la main de quelque commis d’un Etat qui ne songeait qu’à la valeur marchande de ces contrées, alignant sans état d’âme les maisons pour y entasser pêle-mêle les bestiaux, le foin, les hommes.

Un roman donc, qu’une voiture en feu dédicace. Un accident. D’une histoire minuscule d’un seul coup, rabougrie mais sociale, tant la route est chose Publique. Puis bientôt s’égrènent les cortèges funèbres. Une mère perd ses enfants. Une ville son maire. PCF, CGT, Fédérations et Amicales se joignent aux cortèges qui ne sont plus de cris mais de larmes, non de fureurs mais d’abattement. Celui d’une région à son dernier exode, vers la tombe, trimballée dans le cercle trivial de l’enfer domestique. D’une région dont s’obstruent brusquement les origines, cette vieille histoire d’exils, d’immigrations qui ont écrit l’Histoire de France, nous dit-on sagement dans les manuels d’histoire, en descendant héroïquement se consumer dans nos mines.

Une fiction, celle d’une Histoire pelletée à pleine brassées, évacuée manu militari, dont ce roman voudrait nous dire combien elle fut prégnante, digne, féconde, brutale sinon séminale pour les luttes ouvrières en France. Que ce roman nous dit au demeurant, avec beaucoup d’émotion et de réserve, mais sans y réussir tout à fait non plus à mes yeux, bien que tout y soit, des heures de souffrance et de gloire, d’une tragédie que l’on n’a pas voulu écrire dans les années Mitterrand, dont on n’a su que faire à vrai dire, quand la Gauche était plus occupée à se reconvertir qu’à aider tout un peuple de mineurs à se réorienter dans la nouvelle idéologie qui se dessinait alors, pour survivre à la débâcle des valeurs qui étaient les leurs. Des valeurs fossoyées en fait, quand la Gauche prit le pouvoir et prit sa part de ce fossoyage, liquidant la lutte des classes bien avant sa liquidation sociologique, alors même que les néo-libéraux la reprenaient à leur compte, cette lutte des classes, américains et français, pour mener leur guerre sans merci contre les peuples et les masses populaires. Une guerre inaugurée à une époque où Aurélie Filippetti n’était qu’étudiante. Une histoire enterrée donc (prématurément), et dont il ne restait plus qu’à écrire la fiction. Mais qu’Aurélie Filippetti hésite à écrire, publiant un texte qui ne cesse d’osciller entre fiction et documentaire, témoignage et récit.

aureliePourquoi n’a-t-elle pas voulu en faire autre chose qu’un roman ? Pourquoi ce roman au demeurant, qui emprunte avec tellement de goût ce chemin désormais trop commodément balisé par la fiction française qui ne cesse de ré-élaborer la réalité pour mieux la contourner et pratiquer enfin, croit-elle, ses propres artifices ? Le réel d’une fiction serait-il donc plus fort que celui de la réalité ? Plus dramatique, oui, certainement, mais seulement au sens de ce qu’est une construction littéraire dramatique. Et c’est bien dans ce contexte d’énonciation qu’Aurélie Filippetti semble avoir hésité à inscrire son propos. Dans celui de l’énonciation dramatique plutôt que Tragique, cette fois au sens où un W.G.Sebald y a construit par exemple son magnifique Austerlitz, un récit qui oscillait déjà entre confession, témoignage, récit, documentaire, roman, etc. …

L’Histoire donc, époussetée d’une main ferme : celle du romancier qui sait en reconstruire la scène avec brio, composant ses fragments, épars ici, justement, comme à la dérive, ou seulement voguant, tant l’émotion les porte, les grèves, le grisou, la mort, le sacrifice, la misère, la dignité de la classe ouvrière échoués et ballottés dans les plis du récit. Pêle-mêle d’époques entrelacées, de personnages réels coudoyant des personnages fictifs, de lieux surtout, la vraie chair du texte, le lieu inscrivant dans sa densité la certitude d’une réalité parvenue à son point d’accomplissement : il n’existe de lieu que de lieu dit. Et qui transfert à la fiction son poids charnel. Il y eut bien ICI cette bataille, ces morts, que la mort fictive soustrait pourtant à leur réalité, la reconstruisant dans cet ailleurs où nous semblons pouvoir en éprouver enfin le poids : la fiction, poignante, d’une émotion que l’on dit universelle, de ces universaux dont j’ai bien du mal à ressentir la vérité.

La fiction, donc, toujours, comme point de fuite où prendre pied peut-être dans cette Historie révolue. Plus abandonnée me semble-t-il, que révolue : la classe ouvrière n’en finit pas d’agoniser, quoi qu’on en dise.

La fiction, peut-être parce qu’il n’y a plus d’Histoire ou que nous préférons qu’il n’y en ait plus, ayant choisi ses bribes, lâchées comme des ballons ou quelque bouteille à la mer, pour faire signe à la phrase plutôt qu’au réel. Et qu’il ne reste qu’à dresser des stèles à la gloire des mineurs pour achever leur fictionnalisation. Sidérurgistes arrachés aux entrailles de la terre pour venir mourir à l’air libre de lendemains sans gloire, qui sont les nôtres. Et y mourir plus durablement, pêchés comme des proies faciles, par familles entières, cargaison incongrue, exotique, qui est venue un jour se coucher devant Matignon, à l’époque où les socialistes venaient de prendre le pouvoir. Sous les yeux ahuris d’un Ministre socialiste, qui n’en dit strictement mot.

les-remparts-de-longwy-labelises-unesco.jpgUn témoignage au fond, celui d’Aurélie Filippetti, construit avec talent pour évoquer ces régions où l’on parlait toutes les langues européennes ou presque, où l’identité était incertaine, tout comme la nationalité, une fois française, une autre allemande. Un témoignage que j’ai aimé ici et là, goûté, apprécié –mais quel poids ce genre de vocabulaire ? Que j’ai apprécié tout de même, ça et là, je ne peux le nier. Le témoignage d’une région disputée par des Puissances Publiques pour sa valeur marchande, par des patrons se chamaillant le bout de gras au mépris des peuples qui l’habitaient, une sorte de no man’s land humain saisit par des souffrances vertigineuses pourtant. Un siècle de lutte ouvrière donc. Un siècle de mépris d’un côté, de détresse de l’autre, d’exclusion. Un siècle de combats, d’autant plus juste rétrospectivement, qu’ils ont été perdus –dirait-on. Ce sur quoi, encore une fois, le livre ne réfléchit pas. Cette défaite. Ré-enracinée ici dans des trajectoires individuelles, biologiques. Dans son nombre singulier plus que pluriel, signé romanesquement. Car l’exemplarité de la mort qui frappe ici est celle des individus. Tout un symbole : c’est dans la chair de l’homme au singulier que s’éprouve, il est vrai, la finitude historique des hommes. Tout finirait donc dans la biographie. Celle des êtres rendus, congédiés, renvoyés à eux-mêmes, à charge pour l’auteur d’en délivrer un message plus universel, d’ouvrir le champ du symbolique pour en dresser les perspectives fécondes. Je veux bien. Mais je ne peux pas ne pas me prendre à rêver de ce qu’un William T. Vollmann en aurait fait. Sommant les uns, poussant les autres, même livrés à la maladie qui enferme le corps dans sa biologie aveugle, pour nous tirer de notre propre lit plutôt que de nous aider à nous lamenter au chevet des mourants. Mater Dolorosa. L’expression est d’Aurélie. On a en tête cette image d’une mère frappée de douleur tenant sur ses genoux son fils mort. J’aurais aimé une autre expression pour témoigner de la souffrance des mères des mineurs. Celle peut-être encore qu’aurait pu saisir l’effort d’une nouvelle Misère du monde (Bourdieu), pour forcer nos beaux discours sur la disparition de la classe ouvrière à comparaître au pied de cette dernière marche de l’espoir des mineurs de Lorraine, un beau jour de 1984, couchés sur le bitume devant Matignon, et sommer les Charles Fiterman et autres Ministres socialistes d’inventer une autre narration pour témoigner de cette défaite de la classe ouvrière, qui était la nôtre et nous a menés tout droit aux années Sarkozy. Car si ce qui est mort dans ces derniers jours, ce sont bien les hommes en effet, c’est aussi tout ce dont nous avons souffert et payé au prix fort, l’humain, seule justification de nos pensées et de nos gestes, fussent-ils politiques, surtout politiques. Et tout le reste en effet, n’est que littérature (Artaud).

  

 

Les Derniers Jours de la classe ouvrière, Aurélie Filippetti, éd. Stock, coll. Littérature française, sept. 2003, 200 pages, 15,25 euros, ean : 978-2234056398.

image : Aurélie Filippetti et les remparts de Longwy.

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Monstres invisibles, de Chuck Palahniuk

13 Juin 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

palahniuk.jpgLe roman de l’eugénisme démocratique contemporain, serions-nous tenté d’écrire…

Le road-movie d’une jeune mannequin défigurée, flanquée d’un pote bourré jusqu’aux yeux d’œstrogènes, d’un flic interlope et de parents sympathisants Gays et Lesbiens, le tout commençant et s’achevant dans une apothéose de sang et de chairs grillées.

Quand l’équation identitaire contemporaine invite à penser qu’abattre quelqu’un est l’équivalent de tuer une poupée Barbie, pour sûr, aucun d’entre nous "n’arrivera jamais à l’avenir"… Prisonniers d’identités foireuses, ce dont nous avons tous besoin, c’est d’une nouvelle histoire. Mais ce n’est pas si facile. L’héroïne l’expérimente, qui ne sait l’éprouver qu’en avortant sa vie. Roman de critique sociale ? Voire… Dans ce retournement si caractéristique déjà à "Fight club", Palahniuk ouvre à autre chose, de bien plus redoutable. Ce n’est ainsi pas seulement une icône de plus de notre société occidentale qu’il épingle (le mannequin, la mode, la beauté), mais un lieu de non retour qu’il pointe, celui de la domestication de l’être, où il ne nous reste plus assez d’humanité pour nous fournir ne serait-ce que des raisons de la critiquer socialement. Dans cette nasse s’enferre l’héroïne, appliquée à s’autodétruire consciencieusement. Armé d’un style empruntant largement au découpage du récit dans les pages des magazines, fait de renvois et de sauts à suivre qui organisent puissamment une matière insolente, Palahniuk réussit là un livre d’une force rare, et alarmante…

  

 

Monstres invisibles, De Chuck Palahniuk, réédition Folio Policier, mars 2007, 343 pages, ean : 978-2070343935.

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Pologne, mémoires d’un hobereau affligeant : J.-C. Pasek

10 Juin 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

Puisant aux sources d’un parler populaire, dans une langue familière, négligée, teintée d’archaïsmes aussi bien que de néologismes à la mode, Pasek (1636-1702) écrit à bâtons rompus, passe du coq à l’âne, nous perd en digressions avant de revenir au seul sujet qui l’anime : lui-même, en gentilhomme polonais…
Tandis que Cosaques et Suédois mettent le pays à feu et à sang, il guerroie pour son propre compte, invective ses voisins et se fend de quelques proverbes singuliers : «Quand on ferre le cheval, la grenouille tend la patte.» Il tue, fait main basse sur de menus butins, combat tout de même pour la Pologne,  sans jamais se lasser de provoquer en duel quiconque croise son chemin, et prodigue ses conseils à sa troupe : «Buvez mes gaillards, et quand vous aurez votre content, feu dans les rues ! Nous passâmes ainsi la nuit à godailler.» Un soudard !
Avec son humour bourru et ses récriminations mesquines, il incarne à la perfection le hobereau polonais situé exactement à mi distance du rustre et de l’aristocrate. Un sarmate !
Le sarmatisme est alors l’idéologie politique de la Pologne du XVIIème siècle, liant l’idée de Patrie à celle de maisonnée. Or cette idéologie est celle du liberum veto, qui donne le droit à n’importe quel délégué de faire échouer laDiète (le Parlement), car seule l’unanimité fait force de Loi dans cette étrange assemblée des nobles polonais de l’époque. Une anarchie institutionnalisée, où l’unanimité nobiliaire se délite dans la tolérance envers l’excès individuel…
Une ligue de hobereaux campagnards se révoltant contre la hauteur d’esprit !
La szlachta (noblesse) polonaise, qui avait à la fois l’arrogance de l’aristocratie et la bassesse de la populace, ne vivait alors que dans la méfiance vis-à-vis du pouvoir central, plus jalouse de sa liberté que de celle de l’état polonais. Or pas moins de10% de la population était noble… A côté des magnats fleurissait ainsi une aristocratie pauvre, de «sillons», laquelle, suivant une plaisanterie répandue à l’époque, lorsque ses chiens se couchaient sur ses terres, voyait leurs queues empiéter sur celles du hobereau voisin…
Faisant grand cas de sa loutre apprivoisée, qui refuse de toucher à la viande le vendredi, Pasek ramène exactement sur le même plan ses affaires privées et celles de l’Etat. Il fait ainsi périodiquement inscrire aux délibérations de la Diète ses soucis domestiques. Médiocre, égoïste, cupide, vaniteux, premier orateur de son canton, ce presque « parfait crétin » avec son érudition de collège, ne s’embarrasse pas de l’Histoire.
Son instinct de rapine le porte du reste, au niveau de son œuvre littéraire, à faire pareillement main basse sur tout ce que la langue autorise. Et dans une totale liberté, il mêle les genres et les littératures. Peu lui importe les lourdeurs, les surcharges ; réflexions, vindictes, interrompent constamment le fil de son récit, qui prend du coup l’allure d’une satire, voire, littéralement, d’une authentique farcissure textuelle. C’est que Pasek joue à écrire. Et sa langue se fait protéenne, change sans cesse de sens et d’opinion, caracole sur des chemins douteux dans l’oubli de ses propres intentions.
Ce n’est pas en vain que ses mémoires furent le livre de chevet de Gombrowicz ! Elles mettent en œuvre tout ce que ce dernier revendiquait. Littérature sowizrzalska (baroque si l’on veut), adaptée des Eulenspiegel allemands importés en Pologne dès le début du XVIème siècle, Gombrowicz la mania comme une arme contre la littérature romantique polonaise, qui entendait subordonner l’écriture à l’énoncé d’une vérité supérieure. Contre Mickiewicz, le Grand Homme des Lettres Polonaises, qui assimilait le métier d’écrivain à un apostolat, Gombrowicz brandit soudain Pasek, la gratuité de sa forme, une écriture du présent consommée hic et nunc dans la jouissance du seul instant d’écrire. Pasek donna naissance à un genre : la Gaweda, sorte de roman autobiographicisant, marqué par la présence insistante du lecteur dans l’ombre de chaque phrase, conçu comme interlocuteur retors que le narrateur doit confondre. Gombrowicz en comprit l’intérêt, pour nous offrir des siècles plus tard, une très joviale leçon de littérature !


Mémoires, Jan Chryzostom Pasek, traduit du polonais et commenté par Paul Cazin, Les éditions Noir sur Blanc, mars 2000, 300p, ISBN : 9782882500915

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