en lisant - en relisant
Le goût du rugby
Au Commencement était l’Ovalie.
Il y a le sport, et puis il y a le rugby. Son ballon à deux bouts et l’épopée de l’avoir si bien porté sous la clameur de ses espaces mythiques -l’Arm’s Park, Landsdowne Road-, contre la boue et le vent et jusque dans la rage des poussées historiques.
J’aime Denis Lalanne racontant un soir de 1953 l’invention du mot d’Ovalie. L’Ovalie ? Tout sauf une part de marché. L’ultime lieu de résistance, affirme-t-il. "Un terrain de rugby, c’est l’instant essentiel", le vertige de l’assaut à deux pas de la ligne et puis ce geste de la passe en retrait pour avancer, quand on y songe ! "Rien de comparable au football, épure sans profondeur pour automates bien huilés", commente Raymond Abelio.
C’est qu’il faut du génie pour pratiquer le rugby, mais aussi du courage et de la générosité pour un effort qui doit être à chaque seconde pensé, senti, vécu.
De tous les témoignages engrangés dans ce livre, j’aime particulièrement celui de Raymond Abelio décrivant la géographie sacrée du rugby, telle qu’elle a survécu malgré ce territoire en peau de léopard qu’on lui connaît désormais, ses villes radiées d’une épopée qui fut la leur. J’aime Abelio retenant son souffle pour décrire ces phases statiques du jeu, ces moments de suspens où les demis ont arrêté le temps, le public contenu dans une fraction de seconde, tendu, dressé, étourdi par le sens profond de cette immobilité soudaine : l’extrême attention de la conscience pleine avant le surgissement de l’ouverture magique. On savoure Daniel Herrero évoquant ce "raccourci de l’aventure humaine" qu’est à ses yeux le rugby, du Haka à la mêlée ouverte, partition frénétique d’une évasion souveraine. Qui n’a jamais participé à un essai collectif ne sait pas de quoi l’on parle. J’aime ce jeu de garnements qu’évoque Jacques Roubaud, le poète, à propos du XV de la rue d’Ulm, dont le demi de mêlé s’appelait Samuel Beckett, et qui délivra contre l’AS Police de Paris son plus énorme match.
De la poussée des bourrins à la feinte d’Arlequin, comme le dit Giraudoux, on aime le rugby d’un amour charnel. Du sensible, rien que du sensible, car il en faut pour réussir une passe, porter l’action de mains en mains dans ce contact physique qui transgresse les limites d’un tabou contemporain, celui du toucher. Il n’y a pas de champion solitaire au rugby, mais un chœur où chacun doit se remplir du geste des autres pour être dans le bon timing, pour être dans la présence de chacun à tous, cette présence qui est comme la clef de la réussite d’un bon match capable de transcender ces lieux qui ont fait du rugby une légende, suscitant mille raconteurs d’histoire et la ferveur d’un public jamais lassé.
Le Goût du rugby, collectif, Mercure de France, coll. Le Petit Mercure, 30 août 2007, 144 pages, 5,50 euros, ISBN-13: 978-2715227736.
«Non fare nulla qui» (Pierre fétide de Chiusi) - Croquis étrusques
La tombe étrusque de l’inscription, à Chiusi : "non fare nulla qui"…
Que ferions-nous du reste, de ce côté où la vie n’est plus ?
Lamentation, cortège, transport du corps, jusqu’à sa dépose mélancolique au bout du chemin : la nécropole de Chiusi enfouie sous la terre.
Une pleureuse à tresses veillait. J’avais en tête les croquis étrusques de D.H. Lawrence. Il croyait croiser partout les traits qu’il prêtait aux anciens Étrusques, fasciné qu’il était par cette civilisation disparue, absorbée.
Fin mars 1926. Lawrence voyage en Italie, dont il ne veut épeler que l’apparente jeunesse pour mieux l’opposer à la fatigue de l’Angleterre. Ils ont la vitalité et nous la morale songe-t-il, et se rappelle l’incipit du livre de Balzac, La peau de chagrin, dans lequel le héros commence par observer un vase étrusque - "Ah ! Qui n’aurait souri comme lui de voir sur un fond rouge la jeune fille brune dansant dans la fine argile d’un vase étrusque devant le Dieu Priape qu’elle saluait d’un air joyeux".
Le voici penché sur les tombes qu’il dessine à grands traits. Des êtres à visage de faunes, au profil infiniment pur, au calme étrange, "éloigné de toute morale".
Lawrence imagine une civilisation insouciante, légère, forcément condamnée à disparaître dans un monde que la lourdeur a fini par figer peu à peu.
Qu’aurions-nous fait des danses, du rire, des chants ? Quelle harmonie aurions-nous célébrée ?
Seule l’attire cette "verte primitivité" chère à Kierkegaard qu’il croit voir fleurir partout dans les œuvres des étrusques, "émerveillement des matinées humaines".
Le retiennent plus encore ces visages féminins qui ornent les tombes, "ces belles femmes en qui se mêlent ce silence et cette réserve qui les rendent si attirantes".
Leur beauté l’intrigue. Il cherche en chacune d’elle ce qu’il manque au regard pour la saisir vraiment et qui sans doute aura été perdu.
Quelque chose que nous ne pourrions plus atteindre.
Une forme souveraine d’harmonie, l’éternité peut-être, du nom que Rimbaud lui donna : le secret de la fraîcheur native de la vie.
A Chiusi un buste de femme nous avait retenus. Jacques me l’avait donné à contempler, fasciné par son modelé taillé dans la pierre fétide, l’étoffe légère recouvrant à peine et pour l’éternité ce sein que l’artiste laissait deviner et qui palpitait voluptueusement dans la pierre.
L’éphémère sculpté pour les siècles, déesse méditerranéenne avec ce sensualisme propre aux étrusques, attaché au jeu des courbes qui contredisait ce que les spécialistes pensaient de cet art à qui ils reprochaient d’avoir surtout imité la technique de la statuaire grecque sans en copier l’esprit.
J’ai contemplé de nouveau longuement cette poitrine réjouissante, calme, souveraine, me rappelant la conscience "phallique" de Lawrence, le monde merveilleux du toucher, dont la force rayonnante s’échappe des œuvres étrusques.
Ce que l’on cherche, c’est un contact.
Lawrence avait au moins raison sur ce point : "Les Étrusques, disait-il, ne sont ni une théorie ni une thèse. Ils sont, d’abord et avant tout, une expérience".
Non cette expérience ratée des musées, bricolée pour ajuster leur agencement intangible. Mais celle qui fait du savoir une expérience fragile.
"L’air du dehors nous paraît immense, blême, et de quelque façon vide. Nous ne percevons plus aucun des deux mondes, ni celui, souterrain, des Étrusques, ni celui du jour banal qui est le nôtre. Silencieux, épuisés, nous revenons vers la ville environnés de vent, le vieux chien stoïquement sur nos talons – et le guide nous promet de nous montrer les autres tombes dès le lendemain" (D.H. Lawrence)
Croquis étrusques, D.H. Lawrence, traduit jean-Baptiste de Seynes, préface de gabriel Levin, Le bruit du temps, mai 2010, 286 pages, 20,40 euros, ISBN-13: 978-2358730198.
Gilles Vincent, Beso de la Muerte
Federico Garcia Lorca… A la jeune fille, au jeune homme, dédiant ce feu qui dévore le paysage gris qui l’accompagne, celui de l’amour obscur peut-être, qui lui valut sa fin atroce, l’horreur pour dernière image, l’angoisse du ciel devant les préjugés tenaces, orduriers, le monde renversé, noyé sous des larmes de sang qui dessinent avant l’heure le décor où l’Europe va se consumer. Fedérico, "torche glissante", au fond d’une fosse assassiné. "Ce poids de mer" qui vient battre nos temps desséchés, lit de détresse parmi les ruines européennes, et la passion, cette science amère qui aujourd’hui encore nous tend les bras.
Federico assassiné atrocement un jour d’août 36, parmi les grappes d’anarchistes et de communistes exécutés sauvagement au long des routes phalangistes. El Capitan, dans ce roman, officiant sous son épais manteau de cuir, livrant Garcia Lorca à la vindicte fasciste, l’humiliant une dernière fois, le torturant avant de le jeter dans une fosse pour le recouvrir des cendres de l’Espagne agonisante. Que reste-t-il de Federico Garcia Lorca ? La Passion d’un monde cloué lui-même à son propre pilori, non pas le désir de Révolte, mais l’agonie psychotique d’une idolâtrie trop personnelle pour faire monde.
Il reste ce jeu de bascules et de retournements. Un roman, moins hard-boiled que policier, soumis aux lois de l’intrigue qui disposent de l’art romanesque pour le consumer en une machinerie maniaque et compulsive. Notre site en réalité, obscène, qui nous ferait volontiers désespérer de notre propre histoire. Il reste Thomas, le flic épuisé, lardé de cauchemars qui le rongent, alerté le soir de son mariage par l’appel de son ex –nous ne sommes plus que des ex, ex-révolutionnaires, ex-gauchistes, ex-humanistes, rien d‘autre que des vies consumées, empêtrées dans leurs cendres. Thomas interloqué au bout du fil, qui a mis tant de temps à refaire sa vie sans y parvenir tout à fait, son ex dans un souffle appelant à l’aide, retrouvée le lendemain carbonisée sur une voie ferrée aux alentours de Marseille. Et Garcia Lorca, l’effigie qu’elle dévorait des yeux, exhumé pour livrer une dernière fois sa ferveur à une époque qui en manque. Son ex qui a coursé les survivants d’un autre monde, accumulant les preuves infaillibles de la corruption des socialistes espagnols qui créèrent en 1984 le GAL, ces commandos d’action terroriste voués à l’exécution sommaire des membres de l’ETA, avec la bénédiction de Felipe Gonzalez, qui n’en fut jamais inquiété. Des commandos fascistes à la solde des socialistes ! Même personnel que sous Franco, El Capitan toujours lui, officiant toujours dans cette ombre primitive… S’en soucie–t-elle seulement, l’ex de Thomas, que seule l’effigie de Federico consacrait ? Thomas donc, vole à son secours, accourt à Marseille, rejoint Aïcha, le commissaire de la diversité, jusqu’à ce que tout bascule et se retourne, dans cette mise en scène terrible où l’on dénonce les bassesses et les compromissions des uns (les socialistes) et des autres (les anciens franquistes), pour mieux les recouvrir d’une cendre plus froide encore, la nôtre, sous les traits de cette femme abîmée dans le fantasme de Federico, sa seule raison de vivre. Que la police de Chirac ait fermé les yeux sur les actions du GAL, que ce GAL ait été commandité par des socialistes pour organiser une politique terroriste d’Etat n’importe plus. La vengeance est odieuse, son retournement ouvre une plaie béante sous nos pas : c’est donc tout ce qu’il nous reste ? Cette machine romanesque qui dévore tout ? Il ne reste de Federico Garcia Lorca qu’une défroque grimaçante, qui nous rend les honneurs de notre déshonneur. L’intrigue est maîtresse, qui délivre le vrai message tout à la fois du récit construit par Gilles Vincent, et de l’Histoire qui est nôtre : la passion de l’intrigue, cette science amère où nous nous sommes tant abîmés.
Beso de la muerte, Gilles Vincent, éd. Jigal, coll. Polar, février 2013, 248 pages, 18 euros, ISBN-13: 978-2914704977.
Tabucchi, Fra Angelico, récits vagabonds
Tabucchi nous offre dans ce curieux recueil quelques courts textes écrits lors de crises d’anxiété ou d’insomnies. Récits vagabonds, incertains de leur statut, bribes à la dérive d’espaces confidents, paroles lancées pour rien, sinon le plaisir des mots et parfois pas même : les textes sont «ratés», mais cela n’a guère d’importance.
La nouvelle qui donne son nom générique au recueil raconte l’histoire de Fra Angelico. Penché sur un rang d’oignons, un oiseau l’apostrophe. Une sorte de poulet déplumé, venu s’empêtrer dans les branches d’un poirier. Angelico vole à son secours. Débarrassé de sa robe de bure, il constate que ses jambes maigrelettes rappellent celles de l’oiseau. Deux autres créatures célestes, pas moins pitoyables, tombent à leur tour sur terre, où elles se mettent à gigoter ridiculement. La fable se poursuit sur le même ton : ils sont venus sur un commandement divin pour être peints par Angelico. Le peintre s’exécute, les place dans ses fresques du couvent de San Marco. Le lecteur se prend ici à rêver : à quoi aurait pu ressembler l’ajout d’un tel volatile dans le chef-d’œuvre d’Angelico ? Mais c’est la force de Tabucchi que de s’en tenir là, sollicitant d’un coup notre imaginaire comme peu savent le faire. Et c’est un vrai bonheur qu’il puisse exister ce genre d’ouvrage, pratiquement sans enjeu, pas même celui de la littérature, tant Tabucchi ne cherche pas à faire oeuvre mais à partager, sereinement plutôt que simplement, le goût de lire.
Les Oiseaux de Fra Angelico, de Antonio Tabucchi, 10/18, juin 2000, 88 pages, ISBN-10: 2264027789, ISBN-13: 978-2264027788
La sélection du prince charmant…
Un vendredi. 13. D’ordinaire, Gersande n’y croit guère. Mais c’était un vendredi 13. Elle avait déboulé dans la chambre de sa sœur aînée. C’était l’heure, il fallait sauter du lit, déjeuner sur le pouce et filer à l’école. Et puis… Marguerite est tombée dans l’escalier. Au bas de la dernière marche elle gît, livide, inconsciente. Samu, traumatisme crânien, Marguerite est dans le coma. Le coma ! Alors ce mot du petit frère penché sur le visage éteint de sa sœur lui entre dans le crâne à elle, Gersende, pour n’en plus jamais sortir : "Marguerite, elle attend le Prince charmant. Comme la Belle au bois dormant." Gersande ne peut rien pour sa sœur, sinon être là, l’aimer et par la force de l’amour peut-être… A son chevet relayant son père, sa mère, jour après jour, jour et nuit. Le prince charmant, elle voudrait tellement y croire, le trouver, qu’il vienne d’un baiser délicatement posé sur les lèvres de sa sœur la réveiller enfin. Les jours passent. L’idée folle la bouscule. Elle, Gersande, qui vivait jusque là dans l’ombre de sa sœur, l’ombre d’une ombre à présent. Trouver, sélectionner un prince qui les sauverait toutes deux. Une idée folle pour con jurer cette folie où elle se voit partir, sa sœur gisante sur son lit d’hôpital. Marguerite lui manque tellement. Horriblement. Dans la chambre de sa sœur, elle s’essaie à lui ressembler. Faux seins ballottant et la gorge sèche comme un caillou. "Mon cœur s’émiette à l’intérieur"… Comment aimer ? Et puis Gersande finit par tomber amoureuse, à force de l’espérer. Alors au chevet de sa sœur, elle ne cesse de parler de cet amour qui la ravit. Paul. Un coup de foudre. Dans l’urgence de vivre peut-être, la main dans la main de sa sœur. Jusqu’au jour où elle sent un doigt bouger dans cette main inerte. A force peut-être de lui conter sa propre histoire d’amour. Quarts de nuit, de jour, elle ne cesse de lui parler de Paul, et de lui lire Rimbaud. Est-ce grâce à Rimbaud qu’une nuit les paupières de Marguerite se mettent à frémir ? Gersande s’en persuade. Il ne faut rien lâcher. Elle ne cesse dès lors de lui confier cet amour qui la porte et qui l’accompagne à son chevet. Quelle sortie alors, un jour, d’un coup, Marguerite sur le bord de ses propres lèvres, enfin ! Superbe roman jeunesse. Poignant, tout simplement, de cette beauté où croise la force de l’amour dans les cœurs adolescents.
La sélection du prince charmant, Agnès de Lestrade, éd. Sarbacane, coll. Mini-romans, 61 pages, 6 euros, ISBN-13: 978-2848655253.
Adèle : «J’aime pas l’amour»… (Pour une saint Valentin saignante)
Mortelle, Adèle, à quelques encablures de la Saint Valentin ! L’amour… y’a bien Ludovic, le nouveau, qui la rend chamallow… En cklasse, le prmeier jour où il est apparu, ça a fait paf ! Adèle venait de piger d’un coup l’histoire du coup de foudre…Et Ludovic, c’est du lourd. Enfin, non : Adèle plutôt. Qui tourne gentiment son film d’horreur à la maison et nourrit son chat au lait périmé depuis que Ludo a dit qu’il n’aimait pas les chats… Dans la vie, faut savoir ce qu’on veut : aimer ou être aimé… C’est saignant Adèle, d’une franchise assourdissante. Et l’imagination fait le reste. Un cordial, en ces temps de niaiseries. Mais bon, pour ce qui est d’aimer, y’a du pain sur la planche. L’amour, Adèle a tout c ompris : "c’est nul, ça fait souffrir". Et quant aux garçons, Adèle en est restée malgré elle aux temps des chevaliers de pacotille qui lèvent le camp sous sa fenêtre dès que sonne l’heure de leur émission TV préférée… Mais bon, ça ne l’empêche pas de tomber raide dingue de Ludo et de s’en défendre comme elle peut : mal. Comme nous tous. A ceci près qu’avec Adèle, la Saint Valentin sera tout, sauf bébête…
Mortelle Adèle, Tome 4 : J'aime pas l'amour, Mr Tan, Miss Prickly, avec la contribution de Rémi Chaurand, éd. Tourbillon, sept. 2012, Collection : BLAGUES & CIE, 94 pages, 6,15 euros, ISBN-13: 978-2848017686.
Où faire pipi à Paris ?
Une vessie contient à peu près 250 à 300 cl de liquide. En moyenne. Sachant que l’être humain élimine de 1 à 2 litres d’urine par jour, je vous laisse le soin de calculer combien de fois il doit se rendre aux toilettes pour le faire. Et encore, ce calcul ne tient-il pas compte de nombreux autres paramètres, tel celui du froid, très actuel, qui alourdit considérablement l’obligation.
En fait, nous passons trois ans de notre vie aux toilettes. Paraît-il. Ce qui n’est pas rien et justifie, à soi seul, ce guide : autant uriner dans le confort. Cécile Briand, en proie à une singulière affliction, las de devoir partager les toilettes pour femme avec des messieurs très peu soigneux, a donc conçu ce petit guide qui recense quelques 200 toilettes accessibles au public -en dehors des sanisettes infectes, évidemment, dont les villes ont meublé leur habitat. 200 toilettes classées par arrondissement. Parmi lesquelles celles de 34 bibliothèques, 20 mairies, 13 lieux d’étude et 10 centres hospitaliers. On en tombe sur les fesses, au passage, de découvrir avec quelle aisance il est possible, en France, de pénétrer les lieux en principe les mieux protégés… Forcer les portes de l’Ecole du Louvre semble un jeu, tout comme celles des Archives Nationales, recelant au dire de l’auteur les toilettes les plus spacieuses de la Capitale. Ce dont je doute, ayant personnellement fréquenté assidûment celles de l’Ancien Ministère de la Recherche et de l’Enseignement supérieur, sises jadis sur le site de l’ancienne école Polytechnique –mais peut-être s’y trouve-t-il encore ? En tout cas, les toilettes, héritées de l’X, ouvraient sur un vrai salon d’aisance en marbre rose, de la taille d’une grande chambre de bobo. Mais bon… Un guide touristique donc, menant du Louvre aux Beaux-Arts, pour le coup la plus belle école supérieure de Paris avec ses jardins, ses cloîtres et ses fontaines ombragées. Maintenant, si le mystère vous tente, retenez-vous et précipitez-vous au jardin des Plantes : les toilettes les plus occultes, au dire de Cécile, seraient celles de la Galerie de paléontologie…
Où faire pipi à Paris ? : Guide de 200 toilettes accessibles au public, Cécile Briand, éd. Attila, oct. 2012, 150 pages, coll. Lupin, 8,50 euros, isbn 13 : 978-2917084557.
Le Hobbit, ce fragment singulier du tissu sans couture de l’Histoire…
Ce qui est en cause dans les féeries, ce n’est pas la possibilité : c’est le désir.
Le désir d’enchantement, la grâce de construire une image inédite du monde : la nôtre, humains. Car le conte, ce fragment singulier du tissu sans couture de l’Histoire, dénie notre défaite universelle finale, et c’est en ce sens que Tolkien pouvait voir en lui quelque chose comme un evangelium donnant un aperçu fugitif de la Joie, d’une Joie qui porterait au-delà des murs du monde sans cesser d’habiter l’ordre de ses poignantes douleurs.
Le Hobbit… Cette histoire raconte comment un Bessac fut conduit à faire et à dire des choses inattendues…
Superbe interprétation que celle de Dominique Pinon, dans une mise en scène musicale grandiose. Superbe lecture, volontaire, désinvolte, amusée, grave, levant à chaque tournant de phrase le désir qui l’habite.
Quel travail aussi, dans ces accumulations à la Rabelais qu’affectionne Tolkien, ces descriptions de lieux, d’espaces, d’êtres, toujours reprises bien que posées toujours avec une folle exactitude.
Superbe lecture soulignant la drôlerie du texte, portée par une affection qui la fait osciller entre le banal et le sublime, n’ayant renoncé ni aux ragots ni à l’emphase d’une injonction supérieure, construisant mot après mot le sens d’une aventure réelle dans la jouissance d’un texte incroyablement volubile.
Superbe lecture qui donne à voir les déplacements de l’un, les trottes de l’autre, l’espace autour des mots, nous baladant dans une lecture qui savoure irrésistiblement cette histoire qu’elle nous conte.
"Y a-t-il lieu à un commentaire si un adulte lit (un conte de fée) pour son propre compte ?", se demandait Tolkien (Faerie), qui déplorait que les temps modernes aient pareillement relégués les contes à la chambre des enfants. Tolkien fuyant les mignardises pour enraciner son histoire dans les pulsions humaines fondamentales et ne renonçant jamais à poser la seule vraie question, qui est celle des origines. Tolkien, contraint ainsi de se positionner dans le champ de l’anthropologie, construisant avec méthode sa grammaire mythique loin de cette chambre des enfants où l’on avait confiné les contes "comme on relègue à la salle de jeux les meubles médiocres ou démodés"… Tolkien blâmant que les contes de fées soient devenus des greniers et des chambres de débarras aux contenus en désordre et tellement délabrés, offrant pourtant, parfois, une œuvre somptueuse "que seule la stupidité avait fourré à l’écart"…
Dominique Pinon semble bien, lui, lire Le Hobbit pour son propre compte et tordre le cou à la créance littéraire susurrée à toutes les heures de la raison adulte, selon laquelle le conte ne vaudrait que par cette suspension de l’incrédulité qu’il exigerait. Ce n’est pas la crédulité qui fait la valeur d’un conte : c’est son caractère démiurgique. La suspension de l’incrédulité n’est qu’un subterfuge. Du reste, l’humilité des enfants et leur manque de vocabulaire seuls, nous donnent à croire qu’ils sont crédules, alors qu’il n’en est rien : ils s’efforcent (simplement) d’aimer ce qu’on leur offre" (Tolkien). Absurde, étrange, vrai, faux, fantastique… les enfants savent bien débrouiller tout cela. Et puis, comme l’affirme si justement Tolkien, l’enfant n’a aucun désir de croire : il veut savoir. C’est nous qui avons besoin de croire. Et d’accepter comme une grâce souveraine ce besoin de croire. Pour faire face, bien sûr, à cette défaite universelle finale qu’un sourire à demi moqueur ne saurait conjurer. Besoin de croire loin des fadaises, voilà tout. Dans l’épreuve de ces contes de fées du XIXème siècle des romantiques allemands par exemple, qui n’étaient pas de simple consolation : la Faërie inscrit ce qui est fini, dont cette "capacité de l’Homme pour ce qui fut fait". Tolkien avait usé d’un concept personnel pour traduire cette difficulté de rallier la cause d’une Joie blessée de douleur : le concept d’eucatastophe, conçu comme relevant de l’essence même de la vie des êtres humains. Le conte en était à ses yeux l’expression la plus achevée, où il n'est guère possible de déguiser notre néant.
Le Hobbit, J.R.R. Tolkien, nouvelle traduction de Daniel Lauzon, texte intégral lu par Dominique Pinon, édition Audiolib, 2 CD MP3, durée d’écoute 10h14, novembre 2012, isbn 13 : 9782356414915.
Malcolm Lowry, Le feu du ciel… et la dérive infinie des hommes


Le feu du ciel vous suit à la trace, monsieur ! Suivi de Le Jardin d'Etla, de malcolm Lowry, traduit de l’anglais par Clarisse Francillon, Geneviève Serreau et Robert Pépin, éd. Librairie La Nerthe, coll. La petite classique, nov. 2012, 56 pages, 7,50 euros, isbn 13 : 978-2916862347.
PROUST, LE MENSUEL RETROUVE
Proust avant Proust… Il a 15 ans, il écrit. Il écrit même depuis toujours semble-t-il. Dans le Journal du Lycée Condorcet tout d’abord, auquel il livre douze collaborations. Journal recopié à la main ou reproduit au carbone, avec une ambition absolue qu’il partage avec ses condisciples : prendre les lettres Françaises d’assaut. Par la suite il fondera la revue Verte, qui ne connaîtra qu’une livraison et ne circulera qu’à un seul exemplaire. Puis la Revue Lilas, Daniel Halévy aux commandes, entouré de Marcel et d’une poignée de jeunes gens ambitieux. Proust l’affirme dans sa montre évidemment, son grand col blanc, sa cravate flottante, ses minauderies et la cour qu’il suscite et fédère autour de ses grandes passions péremptoires. De retour du service militaire, effectué à Paris, il fréquente les salons. Celui de Mme de Caillavet tout particulièrement, avenue Hoche. Il y met en scène le désir, moins le sien propre que celui des autres, agaçant au plus haut point. Et publie enfin dans une revue qui a pignon sur rue : Le Mensuel. Véritable laboratoire de ses 19 ans. La Mode bien sûr, presque essentiellement, malgré le détour de la poésie. L’ombre de Mallarmé pèse sur le sujet, mais il y a beaucoup à guigner en intelligence, en ironie, en morgue. Proust scrute donc, la révolution du corsage tout spécialement, qui n’offre plus une vision fugitive de la silhouette féminine, ni ne se mêle de jouer encore les refuges "pour les hanches critiquables". Proust chronique bien sûr les sorties littéraires, mais ne s’affronte pas aux grands auteurs : tactiquement, il fustige surtout le dogmatisme de la critique française. C’est enlevé, c’est disert, mais cherche encore trop le bon mot, la formule qui fera mouche. La mode l’occupe mieux, qui lui offre une tribune taillée à sa mesure pour explorer son monde. Proust s’attaque ainsi à la robe de bal des jeunes filles –toute la haute société ne parle que de cela. Blâme les demoiselles de si mal comprendre la vertu de leur simplicité. Sa critique s’aiguise au fil des livraisons. L’observateur scrute, décortique, tire de son essai sur le chapeau une superbe étude de mœurs. Quelques impressions des salons lui valent un peu de réputation, et puis Trouville vient perforer de part en part la revue, livrant les premières ébauches d’un ton qu’il ne quittera bientôt plus. Ses plus belles pages, épanouies aux folies et aux apaisements d’une mer toute boréale, "sans la plus mince lacune au revers des coteaux", piquée d’aventuriers qui ont "trouvé la force de vouloir encore, les vagues couronnées de mouettes", risquer "ce loisir mélancolique de contempler la légère ceinture d’azur" où fuir "parmi l’écume inconnu et les cieux"…
Le Mensuel retrouvé, Précédé de Marcel avant Proust, de Marcel Proust, préface de Jérôme Prieur, Editions des Busclats, novembre 2012, 160 pages, 15 euros, ISBN-13 : 978-2361660130.