en lisant - en relisant
Mo Yan, la Belle (littérature) à dos d’âne…
Prix nobel de littérature 2012.
Han Qi est dépassé par cette Chine en pleine mutation où l’on ne sait plus contempler les éclipses, celles qui ont déjà eu lieu, ou pas, comme celles qui n’auront peut-être pas lieu et l’inverse. A moins qu’il ne s’agisse d’autre chose. Sur ce point, Han Qi ne parvient pas à se prononcer. Il n’a peut-être vu qu’une comète après tout. Ou un grand cerf-volant. Allez savoir. La réalité n’est jamais aussi mathématique qu’on l’aimerait. Tenez, Han Qi vient justement d’apercevoir une jeune femme en robe rouge juchée sur un âne. En plein Pékin. Noir. L’âne. Et petit. Un âne quoi. Suivi d’un homme à cheval. En armure. Tandis que les voitures, toujours plus nombreuses dans cette Chine conquérante, se talonnent comme des moutons. Prévenantes tout de même. A l’égard de l’âne sur lequel est juchée la jeune femme. Belle, évidemment. Mais incongrue, là, au beau milieu de la circulation. Tout comme l’homme en armure qui la suit. Dont on se demande ce qu’il fait là, je veux dire : dans le récit aussi bien. A quoi joue-t-il ? Quelle est sa fonction plutôt ? Surtout lorsque, en bon lecteur moderne, on a lu Genette et que l’on sait à quoi s’en tenir sur le genre, à réciter mentalement que tout récit comporte une part de représentation d'actions (on suit l’âne et le cheval dans l’embouteillage géant), d'événements (l’irruption de l’un, de l’autre, d’une éclipse ou pas…), en se disant bon, ça, c’est la narration, tandis que pour son autre part la description se charge de la représentation des objets qui vont donner corps au récit, etc.
Vous n’y êtes pas. Ou plutôt, si : c’est l’histoire même, ça. Sa justification pour ainsi dire. Dont s’inquiète Han Qi, beau joueur, qui nous prend en charge et nous mène juste derrière l’âne sur lequel est juchée une belle jeune fille. Même si le récit, lui, ne sait trop qu’en faire de cet âne, du cheval, de la jeune fille et de l’homme qui la suit… Qu’importe : Han Qi, lui, sait quoi en faire : il les suit. A moins qu’il ne les précède pour nous aider à mieux suivre le récit. Allez savoir ! Quelque chose comme une expérience du texte en train de s’élaborer –ce que, de fait, notre lecture sanctionne avec son temps de retard.
Il y a donc cet âne, la jeune fille, l’homme en armure et la police qui les somme de s’arrêter. Un flic frappe même l’armure du cavalier. Qui sonne vide. Evidemment : ce cavalier n’a d’autre fonction que de nous intriguer, pas d’encombrer Pékin. Décontenançant le flic, sauvé par la chute d’une bouteille de bière, de marque allemande. C’est précis. Si précis que cela fait entrer du coup notre réel dans la réalité du récit. Je bois la même. Un effet de réel comme disent les techniciens de la littérature. Mais peut-être pas. La canette troue bien de part en part le récit, mais ce dernier l’engloutit aussitôt… Voilà notre canette recyclée aussitôt dans l’ordre du conte –ce qui, après tout, devrait être le lot de toute canette de bière, ce recyclage…
Tandis que toute la foule est devenue Han Qi. A son même visage lisse. Respirant, inspirant tout l‘amour qu’il éprouve déjà pour la jeune fille juchée sur l'âne. Quand de nouveau resurgit le réel sous les traits d’une moto, de deux plutôt, et d’un fourgon de police. La Chine contemporaine a horreur de ce disponible où les contes vous transportent. Place Tian'an men. L’âne, le cheval, traversent alors la place jusqu’au grand immeuble du Centre Commercial International. La nuit tombe. Il ne reste que Han Qi derrière le cheval blanc, qui lâche un crottin et part au triple galop… dans une superbe cavalcade, réalisme hallucinatoire si l’on veut ainsi que le qualifient les critiques, où l’effet de réel, dans un récit au fond privé de toute fonction référentielle, n’ouvre qu’à la malice du conte, où l’écriture reste inexorablement un lieu de fiction, magique !
La Belle à dos d'âne dans l'avenue de Chang'An, de Mo Yan, traduit du chinois par Marie Laureillard, éd. Philippe Picquier, coll. Grand format, mai 2011, 192 pages, 16,70 euros, isbn 13 : 978-2809702651.
Emmanuel Lepage : Un printemps à Tchernobyl
26 avril 1986. L’ex plus grave accident nucléaire se produisait à Tchernobyl. Vingt-deux ans plus tard, Emmanuel Lepage y est allé, pour en revenir avec ce poignant documentaire en Bande dessinée.
Jamais de blanc. Jamais de couleurs franches et moins encore primaires. Tout est délavé, marron, brun, gris cendré. Parfois, si, l’échappée d’une couleur vite rattrapée. Le tout comme enduit de fines couches de pellicules décollées. Tout a brûlé en 86. Les peaux, les bras, les jambes. Les gens n’étaient plus les uns pour les autres que des objets radioactifs. Leurs chairs détachées des os, les morceaux de poumon, de foie, recrachés par la bouche. Là-bas. On ne sait plus vraiment où. Abandonnant leurs maisons, grattant le sol, les poteaux, les palissades, griffant leurs noms d’une signature affolée. Là-bas : ce dont personne ne parle plus. Même si le nuage radioactif glisse encore, de case en case. Et ce rappel : l’Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas, l’Autriche, l’Italie, etc., avaient interdit la consommation du lait sur leur territoire. Pas la France. Alain Madelin affirmait alors : "Il n’y a aucun problème en France". Il ne fallait pas fragiliser la filière du lait. EDF ouvrait grand ses portes aux journalistes : "Il n’y a aucun problème en France", le pays le plus nucléarisé du monde par habitant pouvait dormir tranquille. Mais à deux jours de train de Paris, on évacuait par centaines de milliers les gens. Le baptême du feu de la fameuse Glasnost de Gorbatchev. Déjà les liquidateurs déshabillaient leur sacrifice. Combien furent-ils ? On ne saura jamais. Entre 500 000 et 800 000. Certains ont survécu. Ils touchent 67 euros de pension par mois. Emmanuel Lepage les a rencontrés. La thyroïde arrachée, leurs enfants difformes. Trois millions d’enfants devraient subir un traitement à vie. Beaucoup mourront avant d’arriver à l’âge d’homme. C’est aujourd’hui. Entre 1986 et 2004, plus d’un million d’ukrainiens sont morts des suites de l’accident. C’est aujourd’hui. Pas hier. Et demain donc. D’autres meurent déjà. Encore. Toujours. Tchernobyl. Des artistes se sont installés tout près du périmètre interdit. Emmanuel Lepage est membre de leur association. Ils témoignent. La zone autour d’eux est décharnée. Défigurée. Désagrégée. Partout traînent des carcasses d’animaux abattus par l’armée. Contaminés. Mais des paysans sont revenus habiter leur terre. Malgré le crépitement des compteurs Geiger. Sur la grand place de Tchernobyl trône toujours la fête foraine. La grand roue grince toujours au vent. Partout règne l’illusion d’une région sous contrôle, avec ces hommes en uniforme qui tentent de donner le change, quant tout échappe tellement à l’homme.
Un printemps à Tchernobyl, Emmanuel Lepage, Futuropolis, octobre 2012, coll. Albums, 168 pages, 25 euros, isbn : 978-2754807746.
SHANGHAI : LA CITE DE LA POUSSIERE ROUGE
Une histoire du peuple de Shanghai, de cette Cité de la Poussière Rouge qui traversa les âges, résistant aux Empereurs, à la dictature du Prolétariat, à la Chine néo-capitaliste d’aujourd’hui.
De ces constructions qui sont le produit du peuple qui les habite, tant leur extravagante structure paraît douée d’une logique propre à organiser hardiment sa destinée. Un peuple hétéroclite, riche de la diversité qui le traverse, le féconde, le recompose dans une identité tout à la fois multiple et unique, unanimement tenace au final, opiniâtre et roué. De ces peuples qui ont su résister à tout en s’adaptant à tout.
Une petite histoire populaire raconté par l’écrivain chinois Qiu Xialong, lequel, à l’image de cette fantastique plasticité des habitants de la Cité, fut d’abord interdit d’école sous la Révolution Culturelle, avant de soutenir une thèse sur T.S. Eliot et partir aux Etats-Unis poursuivre ses recherches.
Une histoire éparpillée en nouvelles établies selon un ordre chronologique, de 1949 à nos jours, organisant les moments clefs tout à la fois de la Cité et de l’Histoire chinoise du XXème siècle.
Et dès 49 l’on découvre la force d’inertie de cette Cité dont les nationalistes voulurent faire, avec Shanghai, une Stalingrad orientale. Le tournant qui allait les sauver, pensaient-ils. Mais rien ne put venir à bout des habitants de la cité et les nationalistes durent s’enfuirent, tandis que le narrateur passait à côté de l’Histoire terré sous son lit, vaincu par une peur très ordinaire et non moins salutaire.
Mais de toutes les histoires que narre Qiu Xialong, la plus édifiante est peut-être celle de Bao, le poète ouvrier. Histoire construite en deux temps pour enjamber la Chine de Mao et trouver son dénouement dans celle d’aujourd’hui. Tout commença pour Bao en 1958, alors qu’on exhumait la vieille conférence prononcée par Mao en 42 sur la littérature et l’art, qu’il voulait mettre au service de la Révolution. Bao fut prié d’écrire des poèmes. Pas du tout familier de la chose, lui que l’on venait déjà d’arracher à sa cuisine pour l’envoyer secourir les forces vives de la nation dans les usines du Peuple, raconta au commissaire qui tentait de l’enrôler combien la réussite d’un plat de Tofu était chose malaisée. L’histoire plut. Bao fut sommé de composer son premier poème :
Telle fève de soja produit tel tofu
Telle eau donne telle couleur.
Tel savoir faire fabrique tel produit.
Telle classe parle telle langue.
Le poème fit le tour de la Chine et Bao devint membre de l’Association des écrivains chinois. Bien plus tard, en 1996, ayant traversé toutes les vicissitudes maoïstes, dénonçant quand il le fallait, s’auto-critiquant avec non moins d’opportunité, Bao fut encore sommé d’accepter un poste de chercheur à l’Université. Un poste qui, cependant, lui laissa le loisir de faire grandir ce genre de petite échoppe que la Chine nouvelle encourageait à développer (que cent fabriques s’épanouissent, quelque slogan post-communiste de la sorte), dans laquelle il pouvait s’adonner à la seule passion qui ne l’avait jamais quitté : celle du Tofu. Si bien que dans cette Chine du capitalisme effréné, sa boutique put s’enorgueillir d’être l’une des rares à passer le cap du millénaire et produire un Tofu bien meilleur que le Tofu d’Etat.
Cité de la Poussière Rouge, de Qiu Xialong, traduit de l’anglais par Fanchita Gonzalez Batlle, Liana Levi – Piccolo, mars 2010, 222 pages, 9 euros, isbn : 978-2-86746-540-6.
Homme et galant homme, Eduardo De Filippo
Né en 1900, comédien, auteur, metteur en scène, Eduardo de Filippo fut si populaire, dit-on, qu’en Italie on ne l’appelait plus que par son prénom. Son inspiration provenait toute de l’observation de la vie napolitaine, dont les manières d’être, avouait-il, le fascinaient. La pièce elle-même fut écrite en 1922, puis remaniée en 1933. Passablement drôle, on affirme volontiers à son propos qu’elle mettrait en jeu l’opposition entre une troupe d’acteurs pitoyables, installée dans un modeste hôtel à Bagnoli, près de Naples, et la société bourgeoise qui, des plus contraintes mais sous la pression des événements, finit par échanger son masque de raison contre celui de la folie. Gennaro, le mentor de la troupe, vit avec la jeune première, Viola, enceinte. Autour d’eux Vincenzo et Florence, Attilio, le souffleur. Ils font tout ensemble, répètent, cuisinent, lessivent, lavent le linge. Alberto, l’impresario de la compagnie, tombe fou amoureux d’une jeune femme qui cache un amant transi. Elle tombe enceinte, Alberto la fait suivre, demande sa main à sa mère. Mais la jeune femme s’est mariée déjà. Alberto feint de sombrer dans la folie. La pièce se dénoue au commissariat de police dans une folie générale où chacun feint d’être fou pour se tirer d’affaire.
"Si une idée n'a pas de signification et d'utilité sociale, cela ne m'intéresse pas d'y travailler", affirmait Filippo. Mais de ce discours social, il ne reste aujourd’hui qu’une trace des plus pâlichonne… Rivé à son prochain, fasciné par la manière d'être et de s'exprimer de l'humanité, comme il le disait volontiers, il ne reste désormais que l’essentiel : ce langage qu’il a créé, et les contraintes qu’un tel langage impose à toute mise en scène, l’embarquant dans des situations compulsivement vaudevillesques. Tout, ici, répliques, personnages, événements, se met au service de ce ressort unique, qui connaît une accélération brusque dès qu’entre en jeu, justement, le principe de folie. Ouf !, se dit-on quand cela prend fin, tant la situation théâtrale paraît vouloir se compromettre elle-même comme théâtre. Echos pirandelliens, certainement, dont ce bonnet de fou dont la pièce est l'écho. Eduardo ne vouait-il pas une grande admiration à Pirandello, avec qui il finit par travailler ?
Eduardo De Filippo, discours et théâtralité : dialogues, didascalies et registres dramatiques, janvier 2005, 27 euros, Editions L'Harmattan, janvier 2005, 308 pages, ISBN-13: 978-2747572897.
Homme et galant homme. Angers, Nouveau Théâtre d'Angers, 21 mars 1991, L' Avant-Scène Théâtre, 23 février 1994, Collection : Quatre-vents, 96 pages ISBN-13: 978-2907468244.
Coetzee, la violence faite aux femmes...
Disgrâce (Booker Price 99, le second qu’obtenait Coetzee) est paru en français au moment où ce dernier quittait l’Afrique du Sud pour l’Australie. Remarque qui n’est pas anodine, mais qui pourrait induire en erreur, car il serait navrant de réduire ce roman à celui de l'après apartheid. Mais certes, il l’est aussi, avec une audace incroyable qui plus est : Coetzee n’hésite pas à y pointer, sans la condamner (il n’en a plus la force), la violence aveugle du ressentiment qui transforme parfois les anciens esclaves en bourreaux. La grande campagne de réparation des préjudices s’achève ici dans le viol de la fille du héros, viol que nul ne songe à dénoncer, pas même elle, qui s’imagine qu’il s’agit du prix à payer pour continuer de vivre en Afrique du Sud…
Dans une écriture terriblement âpre, d’un scepticisme corrosif et cependant exempte de tout cynisme, Coetzee signe un texte très haut dessus de tout ce qui peut se lire aujourd’hui. Une écriture travaillée qui plus est dans le dessèchement de la langue anglaise, incapable de restituer la vérité de l’Afrique du sud. Ecriture du renoncement aussi, à l’image de son héros, quinquagénaire en proie aux affres de la passion, écriture encore qui ne s’exhibe pas dans les apories de la sincérité ou l’avilissement de l’aveu.
Lentement exclu du monde, le héros ne trouve refuge que dans son imaginaire, un opéra qu’il compose sur les derniers amours de Lord Byron. Mais il ne sait écrire qu’une cantilène presque monocorde, à l’exacte facture du roman au sein duquel la langue, superbement, semble vouloir s’éteindre.
Disgrâce, de John Michael Coetzee, traduction de Catherine Lauga du Plessis, éd. du seuil (poche), coll. Points Seuil, oct. 2002, 272 pages, ISBN-13: 978-2020562331
ATLANTIDE et AUTRES CIVILISATIONS PERDUES…
Encyclopédique, du cinéma à la littérature en passant par la bande dessinée ou la peinture, l’ouvrage se présente comme le vaste catalogue des interprétations du mythe de l’Atlantide. De Platon à Jurassic Park, ils ‘agit en effet moins d’en étudier les fondements que d’en explorer le corpus. Un corpus particulièrement éclaté, témoin de l’extrême vitalité du mythe. Les variantes mises à jour se révèlent ainsi tout à la fois signifiantes et savoureuses. Les auteurs parviennent même à exhumer de véritables bijoux de la science-fiction en rappellant à notre bon souvenir des auteurs oubliés, tel l’abbé Brasseur, que je ne connaissais pas du tout… Ce n’est d’ailleurs pas le mince charme de l’ouvrage que de nous donne découvrir, à travers des notules précises, la géographie littéraire de ce thème millénaire. Mise en perspective dans l’histoire, celle-ci témoigne d’une incroyable universalité. Tout à sa lecture vagabonde, le lecteur se laisse alors autant séduire par le pittoresque que le savant. Certes, l’on peut toutefois reprocher le parti pris d’un tel classement. L’entrée alphabétique produit une sorte de mise à plat qui n’aide guère à s’orienter intellectuellement. Subordonnée à l’ignorance, la lecture se fait vite hasardeuse, mais finalement, buissonnière. N’est-ce pas comme s’aventurer dans un continent inconnu ? Dictionnaire, guide, ce livre offre tout de même une formidable introduction aux mystères qu’il évoque, dont celui qui n’est pas moindre, d’une pareille production de continents perdus dans la littérature.
Atlantides et autres civilisations perdues, de A à Z, de Jean-Pierre Deloux et Lauric Guillaud, éd. E/dite, nov. 2001, coll. Histoire, 302 pages, 34 euros, ISBN-13: 978-2846080620.
Amélie Nothomb, Barbe bleue (le livre lu)
Avouons-le tout de suite : j’ai adoré le livre lu, mais vraiment pas aimé la version papier… Un paradoxe, sûrement : je n’ai pas aimé le roman, et me demande encore comment il peut être possible d’en aimer l’interprétation… Mais après tout, la chose n’est pas si rare au cinéma, d’un chef d’œuvre tiré d’un mauvais bouquin… Encore faut-il comprendre en quoi l’élaboration sonore est supérieure à l’original… De l’original justement, que dire… La presse nationale l’a parcouru dans tous les sens pour lui trouver du sens. C’est bien : la messe est dite, on peut passer à table. De table, décidément, il est nécessairement question. Barbe bleue sans être ogre, aimait la chair après tout et sans rire, mordait dedans à belles dents. Et de philologie donc, Amélie ne peut s’en empêcher, plaisir régalien en quelque sorte, convoquant son lecteur pour ce genre de leçon qui faisait jadis la bonne fortune des jeux radiophoniques. Disons donc simplement que Saturnine cherche un appart… En colocation. C’est formidable la colocation. Et mieux encore quand on sait d’où vient le mot. Quand en outre la proposition n’est rien moins qu’habiter un hôtel particulier dans Paris, chapeau bas ! Au petit matin les candidates se pressent. Une affaire pareille, ça ne se peut pas –tout l’art de la fiction gît là. L’une sentence, l’autre, docte, assure que la belle sera prise, puisqu’elle est la plus jolie. Saturnine est donc prise, à défaut d’être éprise (pour l’heure, mais on sent bien que…). Et ne se soucie guère des rumeurs qui vont bon train autour du lieu où, avant elle, de nombreuses et jolies jeunes filles ont mystérieusement disparu (on connaît le compte exact). Enfin… mystérieusement… Bon, bref, Saturnine est jolie, cultivée, son hôte distingué et l’auteure, plus diserte que jamais, en profite pour déballer sous nos yeux ébaubis les trésors de la langue française (l’ouvrage se vend aussi en poche). Du bon goût, assurément, malgré ce côté camelot sympathique, ourlé de dialogues facétieux, s’achevant sur un final nécessairement consommé de bluette. Pour ses vingt ans (de carrière), Amélie Nothomb s’est payée le luxe, enfin, son héroïne, d’un dialogue qui n’a rien de socratique mais qui cependant, tout comme un dialogue socratique, s’achève dans l’inessentiel. A moins qu’il ne l’ait jamais quitté… Et c’est là que triomphe la version lue, tenant d’un bout à l’autre ce défi cosmétique -du grec ancien κοσμητικός, kosmêtikós, dans une acception ici plus franchement décorative qu’ordonnée- d’une fiction littéralement esclave de sa parure… C’est distrayant, et accessoirement inutile. Et c’est cet inutile que le livre lu ne cesse de pousser à son comble, à un point tel qu’une pareille interprétation vaut le détour : tant d’intelligence inutile, il fallait l’incarner ! La voix de Claire Tefnin, haut perchée souvent, adolescente, un rien suave, gamine, est sans pareille pour les fameuses leçons de philologie, voire d’anatomie digestive. Enjouée, espiègle, ce qu’elle a de succulent parvient à abolir les foutus bibelots qu’Amélie ne cesse de disposer autour d’elle, comme pour se rassurer dirait-on de… si bien savoir écrire.
Barbe Bleue, de Amélie Nothomb, Audiolib, août 2012, 1 CD-MP3, 2h40, ean : 978-2-35641-500-4
Dominique de Roux, par Alain Châtre
Tout m’avait semblé autrement plus beau dans un rêve inouï.
A Tristan, Pierre, Jo-Anne, Aurélien…
Du clan des immatures…
L’été si long cette année-là et à l’envers des regards –petits cadavres pour moi tout seul- les sanglots d’un combat perdu. La tristesses alors des vents du soir quand les mots se prennent à rêver loin devant nous.
Cher, très cher Dominique de Roux, deux ou trois photos dans la poche revolver de ma veste, petite trogne du côté des chiens, geu-geule massacrée de nos rêves rendus au ciel que plus rien ne nomme.
Pauvre attente alors des vents du soir dans les slows affligés de l’été et les petites jupes de la mer. Mais où s’en est-il allé l’adolescent fatigué, dans quel no man’s land, où il savait que tout est dit, en quel bouleversement biologique –Soldat blues à la terre retournée dans l’oubli des viandes lyriques.
Il y avait du martyr chez ce rêveur envoyé par Dieu sur la terre pour convaincre les hommes que seule la mort est désirable quand elle ne nie pas la vie «nudité jeune à jamais».
Son écriture trop belle pour être tout-à-fait de ce monde nous le dévoile bien plus que les repères d’une biographie toujours suspecte.
De la société parisienne au tam-tam angolais et dans le dépassement de la politique, elle assume héroïquement le deuil de quelques littératures imméritées.
L’apport de Dominique de Roux à moi-même ici truqué par la chimère, c’est la mort de Louis-Ferdinand Céline rattrapé au loin par sa romance et le somptueux Gombrowicz des derniers mois : est-ce un fou sur une case qu’on accule ?
Méditer tout cela –La longue agonie de Gombrowicz et son obsession juvénile : partir –quelqu’un d’autre –pas connu –retourner aux buissons jolis avec la déconnante des enfants qui bandent –tout refaire, quitter sa peau –galoper enfin petit cheval…
Dominique de Roux encore et toujours à Vence ce matin-là – au-dessous du balcon- estropié de sa foi, de ses principes, de sa littérature insubordonnée- épiant dans l’ombre la carcasse du maître – rejoint la révélation dont on ne sait plus quel secret invisible à l’œil nu : Witold Gombrowicz, vieux polonais rangé des bateaux et des rivages, accablé par la désertion de ses mots, de ses gueules et de ses gestes usés jusqu’à l’assassinat. Un signe de la main peut-être, quelques grimaces au rejeton et le circuit se ferme sur une pièce qui manque.
Ainsi jusque dans les années de sa mort ce garçon inconsolable, halluciné par les médicaments, les fatigues de vivre et la pudeur d’une peine inavouable, aura payé très cher la dignité d’être lui-même. Mais suffit –tu as bien fait de partir Witold Gombrowicz- Tu as bien fait de partir.
Alain Châtre (septembre 1996)
Dominique de roux - éd. l'âge d'homme - coll. les dossiers H, collectif, dossier conçu et dirigé par Jean-Luc Moreau, sept. 1997, 522 pages, épuisé..
La Véritable histoire du Juif Süss, de Wilhem Hauff
Tout le monde connaît son avatar nazi, filmé en 1940 par Veit Harlan, sur ordre de Goebbels. Or le scénario de ce torchon antisémite s’inspirait abusivement d’une nouvelle de Wilhelm Hauff, publiée en 1827. L’écrivain, dont les contes étaient aussi célèbres en Allemagne que ceux de Perrault chez nous, venait tout juste d’avoir 25 ans. Très marqué par l’Aufklärung (les Lumières allemandes), il avait fondé toute son œuvre sur cet esprit de tolérance qui les caractérisait. Mais il n’existait pas de terrain plus difficile pour combattre les préjugés de son temps, que celui d’une personnalité aussi complexe que celle de Süss qui, un siècle plus tôt, avait ébranlé le Wurtemberg.
Né en 1692, Joseph Süss entra en 1732 au service du Duc de Wurtemberg. Il était le cousin de Samuel Oppenheimer, rappelé en 1673 par l’Empereur Léopold pour sauver l’Empire de l’invasion turque, trois ans après le décret d’expulsion des juifs de Vienne. Samuel Oppenheimer avait fondé cette dynastie des «Juifs de cour» qui modernisèrent l’appareil financier de l’économie autrichienne et allemande. Süss, brillant financier mais peu scrupuleux politique, se fit connaître dans toute l’Allemagne comme un affairiste d’exception. Aussi ambitieux et despotique que le Duc, il prépara avec lui une conspiration contre le Parlement, destinée à convertir le duché (protestant) au catholicisme, pour en abolir les privilèges. Mais la mort prématurée du Prince mit brutalement fin à son règne. Condamné, il fut pendu dans une cage de fer à Stuttgart, en 1738, pour des raisons relevant plus de l’antisémitisme que de la révolte sociale : ses complices chrétiens ne furent jamais inquiétés.
Cependant comment défendre un tel personnage ? Inutile de revenir sur l’abject film de Harlan. Hauff, qui n’était pas juif, en fit un être cynique, conscient qu’entre lui et l’aristocratie allemande, les relations ne pouvaient être que de mépris. Mais ne lui trouvant aucune excuse, il l’affubla d’une soeur pure, chargée de racheter ses fautes. Victime des préjugés antisémites, son martyre autorisait la condamnation de la société de Wurtenberg. Thème évidemment chrétien...
Le Juif Süss, de Lion Feuchtwanger
En 1921, l’immense écrivain juif allemand Lion Feuchtwanger, écrivit lui aussi un Juif Süss. Feuchtwanger avait lu la nouvelle de Hauff comme participant de l’antisémitisme allemand, sans doute à tort. En reprenant l’histoire, il voulut décrire à travers son personnage le cheminement mystique qui pouvait conduire un homme de la volonté du pouvoir à la doctrine du non-vouloir. Une thématique chère alors aux écrivains allemands : il n’est que de songer au Jeu des perles de verre de Hermann Hesse.
De son écriture si puissante et si riche, il fit de Süss un être vil, en souligna l’ambition, l’absence de scrupules. Mais rien n’est élémentaire dans ce gros roman historique, qui n’omet ni la morgue du personnage, ni l’abjection de l’aristocratie allemande. Ainsi, à travers le martyre de Süss, Feuchtwanger nous décrit-il un meurtre rituel perpétré par une société violente et nous donne-t-il à voir l’exacte image d’une collectivité qui a accepté que l’exécration devienne sa norme. Feuchtwanger voulait pourtant autre chose encore : tenir coûte que coûte les deux bouts d’une corde passablement raide : décrire les principes qui fondent les actes, et ne jamais rien céder aux résolutions «identitaires». Quant à sa mystique de réconciliation de l’occident et de l’orient, elle est littéralement fascinante.
Certes, il resterait à saisir l’histoire du Juif Süss dans une nouvelle perspective. Un horizon que dessine déjà largement ce roman. Süss incarne une génération de banquiers mondains qui ont rompu avec l’éthique même du capitalisme tel que conçut par la vulgate dans la perspective de l’éthique protestante. Personnalité éminemment «moderne», il esquisse ce basculement où l’apparence devient l’ordre du monde. Notre monde en somme, dont Süss, après mille épreuves, se libère.
LeJuif Süss, de Lion Feuchtwanger, éd. Belfond, texte intégral, oct. 1999, 516 pages, épuisé, ean : 978-2714434364. Existe en poche, édition 2011, 11 euros.