en lisant - en relisant
Aile d’ange, Ingelin Rossland
Tysnes. Une île superbe perdue dans les fjords norvégiens, dans ce drôle de pays où les cerfs connaissent la date d’ouverture de la chasse... Engel est journaliste. Stagiaire. Petit boulot d’été. Mais elle n’a pas l’intention de jouer les porte-café. On l’a envoyée faire un papier sans importance sur le défaut de ramassage des ordures ménagères sur la presqu’île. Sur place, Engel découvre de surprenantes villas travesties en faux hangars. De superbes bungalows en fait, construits dans la plus parfaite illégalité. Elle fleure une belle affaire, mais personne ne veut de son enquête. Le maire, frère du proprio du journal, moins que quiconque. Engel s’obstine, déjoue les tactiques minables des villageois qui lui refilent des infos avec l’espoir de la manipuler. Sur l’île, une vieille légende l’intrigue : celle d’un palais léguée à la famille royale par un riche britannique qui retenait chez lui une fillette de onze ans… Engel enquête, tourne obstinément autour du palais, soulève beaucoup d’inimitiés, découvre des lieux louches, une boîte de nuit sulfureuse, des filles offertes, de bien intrigants lofts… Et finit par se mettre dans de sales draps à fouiner pareillement. Ce n’ets plus un job d’été, mais des scandales à répétitions qu’elle a débusqués et désormais, la mort rôde. Engel fera face, avec une audace monstrueuse, déterrant tout ce que cette population tranquille compte d’histoires glauques à cacher. Pugnace, volontiers rebelle, dévoilant sans fard une Norvège très peu paradisiaque. A la critique sociale, le roman ajoute l’art de peindre un personnage tout en finesse, avec cette héroïnecompliquée, souffrant de sa solitude, loin de son père toujours en voyage, de sa mère décédée, d'une grand-mère à crocs au shit. Livrée à elle-même, obstinée, Engel bouscule l'adversité, fait face à ses peurs, tient tête aux puissants de son monde et se construit fièrement. Quel beau personnage que cette jeune fille rebelle, qui sait pousser aussi loin qu’on le peut le courage et la soif de justice.
Aile d'ange, Ingelin Rossland, éd. du Rouergue, coll. DoAdo noir, traduit du néo-norvégien par jean-Baptiste Couraud, 5 octobre 2013, 218 pages, 13 euros, ISBN 13 : 978-2812605819.
Avoir un corps, Brigitte Giraud

Le cœur des Louves, Stéphane Servant

KAMEL LAGHOUAT : 14-18, L’ESCOUADE DE MOHAMED (1/3)
"Verdun, la pluie, la boue, le froid qui bestialise le corps, l’enfouit dans cette terre où l’on ne combat pas et ne fait que subir le vacarme meurtrier des marmitages. La pluie ou bien la neige, la grêle encore, le froid, la sauvagerie de la boue recouvrant toute chose et barbouillant toutes les silhouettes humaines en un identique bonhomme d’argile rappelant vaguement un Adam empêtré dans la glèbe d’un paradis en ruine. La nuit, la boue, la pluie tourmentent sans cesse l’escouade de Mohamed, tout entière occupée non pas à combattre mais à s’arracher à la succion visqueuse de la tranchée. Le dos rond sous le barda, pataugeant jour et nuit dans une eau pourrie, les mollets enfoncés dans la fange, l’escouade marche dans la confusion d’un grand troupeau de bêtes égarées.
Cris, gémissements, ordres incompréhensibles, fracas des bidons et des gamelles, jurons, râles, ils vont sans comprendre ni rien voir, la masse des "bonshommes" habillée de guenilles, comme autant de poupées de chiffons montées sur des ressorts distendus, en file indienne collée au dos d’un guide qui ne sait même pas lui-même où il va et n’avance que poussé par les ballots qui le suivent. Parfois, en de brusques mouvements de reflux, des colonnes se cognent sans que jamais personne ne tente de savoir si la colonne que l’on vient de heurter ou que l’on coupe est du même camp. Ils marchent et se fichent de savoir où ils vont, car tout autour d’eux l’horizon est identique. Ils marchent parce qu’il n’y a plus d’espace où aller mais seulement du temps à parcourir. Le corps meurtri, enfoui dans la glaise, recouvert de terre, de sang, de sueur, d’urine, il est presque impossible d’arracher les blessés à la vase qui les aspire. Il faut s’y mettre à trois, à quatre, les harnacher et les haler dans un effort invraisemblable. Tous ces êtres font désormais organiquement corps avec le sol où ils évoluent. Ils appartiennent à une géographie et non à une histoire, ce sont des "pays" et non des "patriotes", le paysage même, que l’histoire martyrise. S’ils veulent sauver leur peau, il leur faut sauver la terre qu’on ravage, en solidarité avec cet autre bonhomme qui fait front dans la tranchée ennemie. Et parce qu’il n’y a pas d’issue dans cette folie, rien d’autre n’est possible que de se ruer contre cet autre soi-même dans les effrois de la boue et du sang qui giclent de toute part." Kamel Laghouat
Kamel Laghouat a vingt ans. A paraître, décembre 2013, éditions Turn THEORIE, Un tombeau pour 1323 algériens morts pour la France en 14-18. (extraits)
image : carte postale de 1914.
La traversée de la France à la nage, de Pierre Patrolin

L’indignation gronde, Ibycus contemple son moi minuscule et veule
Nevzorov vit dans un quartier de Pétersbourg qui empeste le pâté bon marché. Seule lecture : les potins consacrés aux aristocrates. Au détour d’une ruelle, une diseuse lui prédit l’avenir. Un destin ! Il sera riche et célèbre. De fait, voici que le hasard lui tombe dessus sous la forme d’un gros meuble écrasant un ami antiquaire… Des bandits viennent de dévaliser sa boutique. L’antiquaire agonise sous son meuble. Par chance, Nevzorov sait où est caché le magot, que les bandits n’ont su trouver. Il s’en empare, jette sur le mourant un regard indifférent et s’enfuit. Le voilà riche ! Il se fait aristocrate, mais tombe aussitôt sur une vraie grue qui le plume, tandis que la révolution gronde dans les rues. Il ne cessera dès lors de fuir, de monter des plans plus foireux les uns que les autres et d’être le jouet d’aventures qu’il n’a pas voulues. Le voici comptable d’une bande de brigands. En 1919, il atteint Odessa, fait par hasard main basse sur leur trésor, fuit de nouveau. Rêveur impulsif, il ne cesse de marcher "la tête en l’air à la rencontre du danger", imprimant au roman sa structure picaresque emboîtant les aventures, structure appliquée à un personnage qui, au fond, ne rêve que de mettre fin au récit de ses aventures. Le type même de la personnalité contemporaine des gens de pouvoir, riche, jamais mieux engagée qu’auprès de lui seul malgré ses détours démagogiques, se prétendant libéral, ou démocrate quand il n'est qu’ordurièrement lige du bon vouloir des nantis, ou socialiste quand il n’est occupé qu’à créditer un encours, sans morale, sans autre ambition que la sienne ni meilleure espérance, centrée sur un moi minuscule et veule. A croire qu’Ibycus ne vaut rien, même comme héros de roman, ainsi que l’affirme son auteur. Mais il finira riche, bookmaker de courses de cafards. Ecrit en 1924, ce roman picaresque féroce, dessinant sans complexe les traits de la personnalité moderne de l’homme d'avoirs, passerait aujourd’hui pour une douce fable, tant ces gens là ont su parachever le destin d’Ybicus et nous faire prendre leurs trahisons pour des lampions de fêtes.
Ibycus, Alexeï Tolstoï, traduit du russe par Paul Lequesne, édition L’esprit des péninsules, dessin de couverture de Pascal Rabaté, mai 98, 206p, 18,30 euros. Isbn : 2910435539.
Ou chez Rivages, mars 2005, 6,99 euros, ean : 978-2743613860.
African Tabloïd, Janis Otsiemi

Bill Evans Trio, avec Scott LaFaro
Owen Martell, Intermède (l’étreinte défaillante)- sur Bill Evans
Le 6 Juillet 1961 disparaissait le contrebassiste Scott LaFaro dans un accident de voiture. Quelques semaines avant l’accident, il avait rejoint le trio de Bill Evans et enregistré quelques morceaux légendaires, dont l’inoubliable My man’s Gone Now . Bill Evans l’admirait : ce qu’il faisait à l’instrument, nul ne savait comment le nommer. Disparu, Bill Evans crut bien ne plus jamais pouvoir rejouer, errant sur les bords de l’Hudson obnubilé par le souvenir de Scott : là où lui-même tâtonnait, Scott se révélait stupéfiant. New York, Broadway. La mort avait donc fini par l’emporter. Les quelques mois qui suivirent furent étranges, solitaires, incertains. Ce sont ces quelques mois que raconte Owen Martell dans un récit très intime, croisant les points de vue des proches de Bill Evans lors de sa traversée du désert. Bill comme un fantôme, marchant au long des berges de l’Hudson suivi de loin par son frère Harry, qui n’ose l’aborder. Le connaît-il encore seulement ? Harry se rappelle leur enfance, mais la figure de ce que Bill est devenu résiste au souvenir. L’enfance n’expliquera rien. Bill lui est devenu étranger. Alors Harry suit son frère somnambule de loin, jusqu’au moment où il comprend que Bill s’en va rejoindre Max Roach auquel il l’abandonne, avec le sentiment d’une trahison, celle de le remettre à des inconnus. Car Harry a beau faire, aucun souvenir ne fonctionne plus. Pas davantage celui de Bill enfant, au piano, leur père massacrant les cantiques et descendant des galions de whisky. Harry se souvient : les erreurs de Bill devenaient soudain des ornements musicaux. Harry paraissait pourtant plus doué. Il excellait, et Bill suivait. Owen Martell raconte, emporté par sa propre composition narrative, rêvant les espaces, les lieux, les émotions. Passant outre quand le détail n’est pas certain, débordant de générosité. Harry rejoint tout de même Bill. Voilà. Tout semble dit, il n’y a rien à ajouter : Scott est mort, il est désolé. Bill est à l’ouest et s’installe quelques jours chez Harry, mutique, abattu. Seule la fille de Harry, Debby, parvient à lui donner le goût de vivre. Ce n’est ainsi pas l’enfance de Bill qui envahit leur relation, mais une autre enfance bercée des bruits du présent, des résonances de la ville, des sons domestiques et de beaucoup de silences entre ces adultes qui ne savent plus comment s’étreindre, se consoler, se réconforter. Reste que le récit nous berce dans un tempo infiniment affectueux, Harry convoquant Petrouchka, de Stravinsky, qui accompagna l’enfance de Bill Evans. Son premier microsillon. Mille fois remis sur le tourne-disque, Bill repositionnant sans cesse le bras sur les sillons du disque pour mieux comprendre tel passage, tel autre… Décortiquant cet on ne sait quoi de musical qui commençait d’entrer dans sa vie. Rien d’autre. Des gestes, la vision fugitive de Bill dans le salon. Harry veille sur lui, simplement. Avant qu’Owen passe le relai de la voix narrative à leur mère, Mary, dans un chapitre magique qui nous la donne à voir veillant son fils la nuit, assise sur un fauteuil devant le lit où Bill a fini par s’endormir. Rien de plus. Sinon qu’elle se rappelle elle aussi Petrouchka et s’interroge sur les propres incertitudes de son existence. Bill est devenu un mystère pour elle, comme nous le sommes tous les uns aux autres. Harry, le père, accueille ensuite Bill. Simplement, sans grands phrases mais parlant, parlant, entourant son fils de son affection verbeuse. La saison des orages vient de commencer en Floride. Le père essaie de ne pas trop boire. Bill ne dit rien. Son père parle pour deux, croyant bien faire et fait bien en effet, dispensant Bill d’avoir à s’expliquer. Il parle de tout et de rien, de la pêche, du golf. On ne sait pas. On ne sait rien. Jamais. Ou bien on ne sait jamais ce qui peut sortir d’un geste, d’une parole, d’un silence. Son père l’entraîne sur les lieux de ses propres joies, l’entourant d’une douce attention. Bienveillant. Chacun fait ce qu’il peut pour être auprès d’autrui, dans l’humilité de savoir toute étreinte défaillante, mais non vaine. Et le récit lui-même est cette étreinte défaillante, éprouvant cette vie de Bill Evans par le biais, dans cet effort d’un auteur saisi par l’envie de raconter. Attentif. Discret. Sincère.
Quelques mois ont passé. Un disque est sorti : Bill Evans Trio, Sunday at the Village Vanguard, avec Scott. L’enregistrement est magique : bribes de conversations, applaudissements spontanés, tintements de verres… Riff et impros de Bill, qui seuls «donnent à entendre son énigme». Un Bill qui dans le dernier chapitre du récit s’aventure dans chacun de ses gestes, dans chacune de ses sensations, à accepter ce manque qui a failli l’anéantir. Il fallait peut-être cela, face aux énigmes de sa vie intérieure. Ces journées à nuancer les accords plaqués sur le piano, les «accords particuliers de sa fragilité», écrit Owen Martell. Dans le début de l’hiver qui suivit, il se remit dans le circuit. Supportant désormais le poids de ce manque pour s’enraciner dans la musique.
Intermède, Owen Martell, traduit de l’anglais par Robert Davreu, éd. Autrement, coll. Littérature, 21 août 2013, 192 pages, 17 euros, ISBN-13: 978-2746733688.
La brouille des deux Ivan, Nicolaï Gogol
Gogol nous livre avec La brouille des deux Ivan un roman qui relève de l'absurde.
Une histoire rocambolesque peuplée de personnages étranges.
Les principales caractéristiques d'Ivan Ivanovitch sont de porter des redingotes et d'aimer le melon. Dans cette superbe bourgade de Mirgorod - une rue à droite, une autre à gauche -, il n'a d'autre empressement que de témoigner son amitié à Ivan Mibiforovitch, son voisin et néanmoins fort excellent gentilhomme. Mon Dieu, comme ils sont amis ! Probofievitch ne se lasse pas d'en conter l'étendue, pour l'édification de leur Sainte Russie et du bourg tout entier.
Mais un bon matin de juillet, alors qu'Ivan ( Ivanovitch ) repose sous son auvent, il aperçoit de l'autre côté de la palissade le curieux manège de la maigre paysanne attachée au service d'Ivan ( l'autre ). Elle semble résolue à faire prendre l'air à tous les biens de la maison, dont un admirable fusil, qu'Ivan ( le premier ) se met à convoiter. Et patatras ! L'embrouillamini d'une affaire de cochon provoque là-dessus la brouille des deux amis. On se bat dès lors à coups de réduits aux oies et de requêtes en justice qui mettent à mal la quiétude de notre bourgade ( Ville superbe que Mizgorod !).
Publiée en 1834, cette nouvelle s'inscrit dans la veine picaresque d'un Sterne, dont Gogol appréciait tant les écrits. Enlevée, loufoque, d'une absurdité épatante, elle nous précipite dans l'égarement du sens. Un texte superbe dont la trame est l'enchaînement lunatique de phrases qui ont rompu leurs amarres avec la réalité.
épuisé, bien dommage