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10 janvier 2011 1 10 /01 /janvier /2011 07:50

mamousse_diagne.jpgDans La pensée noire et l’Occident, Anthony Mangeon montre que l’on n’a accordé de pensée à l’Afrique que dans le cadre de sa confrontation avec la pensée européenne et par le détour de l’Antiquité grecque, construisant en retour un objet qui demeurait largement prisonnier de la bibliothèque coloniale, assujetti au postulat de l’unité civilisationnelle et émotionnelle du monde noir.

Si l’on a toutefois consenti tardivement qu’il ait pu exister des penseurs africains doués d’écriture, comme Yaqob (1599-1692), présenté comme le Descartes africain et dont les manuscrits se trouvent à la BNF (sous les cotes 215 à 234), cela n’a jamais été que pour rappeler qu’au fond, l’exercice de la pensée, en lui, s’est effectué dans nos catégories. Impossible, semble-t-il, de penser par exemple la question de l’être en dehors de la rationalité gréco-latine. Et la logique formelle vouée à l’examen du problème de l’idée, du problème du jugement et de celui du raisonnement, postulée identique à n’importe quelle culture humaine, n’a pu semble-t-il trouver sa pleine expression que dans nos catégories. Une autre manière d’aborder la philosophie est-elle donc possible ? Au terme de son examen critique, Anthony Mangeon en doute.

Plus près de nous, nombre d’auteurs africains ont essayé d’esquisser l’horizon de recherche qui aurait autorisé d’apporter une autre réponse à cette interrogation. Anthony Mangeon en passe en revue quelques uns. Mais de Mamoussé Diagne, le philosophe sénégalais travaillant sur les outils conceptuels mis en œuvre dans certaines manières africaines de penser le monde et réfléchissant sur les contraintes que de tels outils font peser sur la pensée, à Amadou Hampâté Bâ s’interrogeant sur l’exercice de la fonction auctoriale, en passant par la bibliothèque islamiste, récusée un peu rapidement comme néo-coloniale, ni Ousmane Kane, ni Souleymane Bachir ne trouvent grâce à ses yeux. Pas même la bibliothèque éthiopienne, constituée tout à la fois autour d’une langue africaine, le guèze, et restée ouverte aux écrits chrétiens coptes –reconnaissons au passage que l’ouverture à l’autre n’est guère notre fait…

Car au fond, pour Anthony Mangeon, aucun de ces penseurs n’est parvenu à invalider dans sa démonstration l'indexation incontournable sur la philosophie classique. Les pratiques de ces philosophes, commentées avec beaucoup de talent, s’organisant selon un rapport concurrentiel qui ne permet pas de sortir du cadre de notre philosophie classique. Curieux argument au demeurant, puisque ces philosophes s’étaient justement donné pour challenge d’énoncer dans notre langue ce qui ne s’y pense pas immédiatement, faisant ainsi porter leur effort sur un autre objet, à savoir celui des architectures conceptuelles et la validité de cet outillage pour recueillir des structures d’intellection autres. Cette incompréhension d’Anthony Mangeon, par parenthèse, n’est pas sans rappeler l’étonnement des chercheurs de Palo Alto travaillant avec des dauphins et finissant par découvrir que ces derniers collaboraient volontiers à leurs petits jeux benêts dans l’espoir d’être en retour "entendus" sur ce qu’ils avaient à échanger, eux, avec les hommes, délivrant au cours de ces jeux des signaux interprétés tout d’abord par nos chercheurs comme des réponses erronées aux problèmes posés…

souleymane.jpgDe là à déduire que le verbe ne renvoie, dans sa puissance formalisante, qu’à notre seule rationalité, on le voit, il y a un gouffre que nombre d’entre nous ont comblé un peu rapidement. L’universalité conceptualisante, soumise à la pesée des particularismes linguistiques, nous réserve ainsi bien des surprises…

Dieu, l’être, le néant, le statut de la vérité, la philosophie même, tout cela qui nous revient en propre et dont nous pensons qu’il revient aussi au reste de l’humanité comme une injonction dont elle ne saurait se passer, ne nous revient au fond peut-être que faute de n’avoir su les formuler dans un langage (et une langue) non pas plus adéquate (il y a nécessairement une trop parfaite adéquation entre ces concepts et la langue qui les énonce), mais plus ouvert disons (ouvert à quoi ? Renvoyons ici provisoirement à Heidegger, entre autres).

Il n’y aurait donc, à nous en tenir à cette pure logique formelle, pas de pensée noire, pas de philosophie noire au sens d’un système cohérent différent du nôtre.

Mais comment parvient-on à une telle certitude ? Selon quelles catégories par exemple, comme s’en inquiète pertinemment Anthony Mangeon, classons-nous les informations qui nous permettent de construire une telle certitude ? Quel ordre avons-nous imposer aussi bien à l’expérience humaine, qui nous permette de ne penser sa validité qu’à l’intérieur de ces catégories ?

art_memoire.jpgPrenant l’exemple du cogito de Descartes. Anthony Mangeon montre combien il ne résisterait pas à sa traduction dans de nombreuses langues africaines : Je suis, certes, mais où ?, demanderaient aussitôt les Bantous, qui ne peuvent concevoir à juste titre que l’ego puisse exister comme une entité spirituelle non spatialisée. Mais l’exemple choisit l’est en fait pour affirmer l’exemplarité de la démonstration cartésienne et surtout, son universalité : c’est la réflexivité du Je pense donc je suis qui fonde sa valeur, et cela, quelles que soient les langues qui le prononcent. Rien ne peut en réduire l’universalité.

L’idée de réflexivité, pourtant, pouvait s’exprimer autrement –et exprimer autre chose encore, de fait. A la manière déconcertante d’un Spinoza déjà, travaillant au corps la philosophie classique pour la dérouter. Si bien que la question qu’il faudrait ici réactualiser serait celle de savoir ce qu’est un système de cognition. Rien moins, en somme, qu’une théorie de la connaissance capable de valider un tel propos. Ou bien une théorie de la connaissance qui puisse s’ouvrir à d’autres structures du connaître, comme celle qui procède de l’association d’idées par contiguïté, qui était précisément pour un Frazer le modèle de la pensée magique africaine, disqualifiée parce qu’incapable d’enchaîner correctement les relations causales. Mais… Ce modèle de connaissance par contiguïté, force est de reconnaître que si nous avons rompu avec lui (et encore, voyez les réflexions de Wittgenstein sur les pseudos logiques en mathématique), il fut un temps au cœur même de la rhétorique latine, non seulement comme mode d’apprentissage des savoirs, mais structure même de la connaissance, l’exercice de la pensée à son travail et non une simple stratégie cognitive (mais ce serait déjà en soi une voie à défricher s’il n’en allait qu’ainsi). Frances Amélia Yates, dans son magnifique L’Art de la mémoire, en avait fait la splendide démonstration, encore qu’elle n’en ait pas tiré toutes les conséquences pour la pensée justement, en les appuyant par exemple sur la lecture de deux pages splendides de Foucault se lançant à lui-même des pistes de réflexions qu’il laissa malheureusement en train, au sujet justement d’une possible théorie de la connaissance (et à propos de la question du changement) qui aurait empruntée d’autres voies que celles balisées par la rationalité grecque. Rationalité en outre établie a posteriori comme unité de l’esprit grec, quand en réalité cette pensée articulait dans le même temps bien d’autres rationalités. Que dire également, à propos de ratio, de la rationalité religieuse, chrétienne par exemple, telle que construite par Saint Paul dans les catégories certes de la raison grecque, mais non dans la langue des philosophes mais celle des marchands, pour y faire entrer tout autre chose ? Que dire encore des pratiques qui eurent cours en occident, instruisant le Saint Esprit comme puissance d’unification de l’Esprit plutôt que la Raison ? Que dire toujours de la philosophie des romantiques allemands défiant les certitudes de la raison classique en plaçant cette fois l’Imagination comme puissance d’unification de l’Esprit ? Tout cela n’écorne-t-il pas sérieusement notre modèle de rationalité, la recommandant pour le moins à davantage de modestie ? Celle -de modestie-, justement, d’un Mamoussé Diagne examinant les outils conceptuels mis en œuvre dans la Raison orale et leurs contraintes cognitives, non pas encore pour formuler un nouveau paradigme de la pensée, mais balisant humblement des pistes qu’il faudrait tout simplement lui laisser le temps d’explorer. joël jégouzo--.

 

La pensée noire et l’Occident – de la bibliothèque coloniale à Barack Obama, Anthony Mangeon, éd. Sulliver, coll. Essai, sept. 2010, 302 pages, 22 euros, ean : 978-2-35122-068-9.

L'Art de la mémoire, de Frances Amélia Yates, éd. Gallimard, Collection Bibliothèque des histoires, mai 1987, 432 pages, ISBN-13: 978-2070709823.

Critique de la raison orale : Les pratiques discursives en Afrique noire, Mamoussé Diagne, Préface de Bonaventure Mvé-Ondo, éd. Karthala, collection Tradition orale, janvier 2006, 600 pages, 32 euros, ISBN-13: 978-2845867185.

De la philosophie et des philosophes en Afrique noire , Mamoussé Diagne, éd. Karthala, collection Tradition orale, sep. 2006, 115 pages, 17 euros, ISBN-13: 978-2845867697.

MAMOUSSE DIAGNE est professeur à l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Il a soutenu une brillante thèse de Doctorat d’Etat que l’on édite aujourd’hui, en plusieurs volumes. Après "La critique de la raison orale", il vient de publier "De la philosophie et des philosophes en Afrique Noire".

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7 janvier 2011 5 07 /01 /janvier /2011 05:02

penséenoireLa pensée de l’Occident est une pensée totalisante, qui a inventé ses objets plus qu’elle ne les a désignés. Certes, il n’y a pas de pensée occidentale uniforme et inaltérable, concède l’auteur de cet essai, tout comme il n’existe pas de pensée noire uniforme. Existe-t-elle seulement ?, se demande au demeurant Anthony Mangeon, quand il existerait, à son sens, quelque chose comme un socle constitutif d’une manière de penser en Occident (ou ce que l’on nomme tel, assez abusivement il faut bien le reconnaître), qui se serait ensuite diffusé dans le monde. Un socle constitutif de notre manière de penser, donc… De sorte que s’il est impossible de racialiser une faculté humaine comme celle de penser, l’existence de ce socle permettrait d’historiciser la pensée et d’en suivre presque à la trace les moments.

C’est cette possibilité qui fonde l’essai d’Anthony Mangeon, pistant la manière dont les auteurs ont produit de la pensée, en Occident aussi bien qu’en Afrique.

Mais pour observer avec force tout d’abord, que la pensée noire fut l’obsession des anthropologues occidentaux. Un produit en somme, dérivé de la relation coloniale. Un produit dont la visée était moins de penser la condition historique des Noirs, que d’enfermer ce monde dans une différence avilissante.

La Bibliothèque coloniale, nul n’en sera surpris, s’est ainsi efforcée d’additionner aux poncifs les contrevérités, pour tenter de montrer en quoi une pensée noire existait bel et bien, mais sous des espèces inférieures à la pensée occidentale, étroitement solidaire, elle, des catégories de la rationalité grecque.

Le continent africain, saisi d’abord comme objet de littérature, de Pline l’Ancien à Michel Leiris, s’offre ainsi comme un corpus autorisant d’étudier les procédés rhétoriques qui ont produit l’altérité africaine. Une altérité évidemment décourageante aux yeux de ces occidentaux qui n’avaient de cesse d’affirmer leur prétendue supériorité sur les mondes autres. Même s’il faut atténuer la charge : les grecs envisageaient le continent africain sous un jour bien plus favorable que le nôtre, observant par exemple entre les contes et les mythologies africaines de vrais cousinages de pensée avec leur mythologie. De sorte que l’imaginaire gréco-latin sut, à la différence du nôtre, ne pas enfermer le monde africain dans une vision humiliante et ce jusqu’à Saint Paul, manifestant un très grand intérêt pour l’Afrique. Avec évidemment une nouvelle réserve : Hérodote, qui fut le premier à fabriquer de l’altérité, le fit en brouillant les repères entre savoir et fiction. A sa suite, toute la pensée occidentale s’engouffra dans cette brèche pour plaquer sa propre grille de lecture à déchiffrer les mondes autres, soit une manière de les réduire au Même.

De l’antiquité au Moyen Age, finalement, seuls les voyageurs arabes surent parler de l’Afrique sans l’enfermer dans les poncifs et les catégories de l’autre barbare. Mais ils furent peu lus dans l’Europe latine. Et le seul qui connut un succès important, Léon l’Africain (1556), converti au christianisme, ne connut un tel succès que parce que son ouvrage fut traduit par les soins du pape Léon X et largement diffusé parce qu’il offrait du monde africain une vision conforme aux préjugés que le Vatican s’en formait : "Les Africains sont des brutes sans raison, sans intelligence et sans expérience" (mais il y avait bien autre chose dans cet ouvrage, que le pape ne vit pas).

le negreDéniant toute aptitude intellectuelle aux enfants d’Afrique, cette lecture acheva de les cadenasser dans leur bestialité supposée tout en scellant dans notre culture l’emprise d’un imaginaire biologique qui devait peser longtemps sur nos conceptions de l’altérité.

Tous les géographes et voyageurs français répétèrent ensuite les mêmes clichés, plus particulièrement au XVIIIème siècle, siècle au cours duquel en réalité on ne voyageait plus et ne faisait que relire et plagier ce qui s’était écrit sur le sujet.

Dans le contexte colonial, on chercha à marquer plus fermement encore la différence entre le monde noir et le monde blanc, pour justifier l’asservissement du premier.

La rhétorique de l’altérité devint ainsi l’opposition entre un monde (européen) civilisé, intelligent, et un monde (noir) ignorant, superstitieux, bestial. Ce topos de l’animalité de l’africain devint même une figure incontournable de la littérature coloniale. Il n’est pas jusqu’à Kessel qui n’ait osé écrire, dans Le Lion (1958) : "Les Noirs vivent avec les bêtes. Ils ressemblent aux bêtes"…

Privé d’esprit de synthèse, les noirs pouvaient alors être dressés pour devenir de bons animaux domestiques… Cette primauté affective devint l’idée constitutive de la pensée dite primitive, qui la distinguait de celle de "l’élite" (blanche) de l’humanité, en ce que cette dernière se targuait de faire un bon usage du raisonnement causal… Cette logique des sentiments permit accessoirement de forger la notion de mentalité, largement thématisée par un Lévy-Bruhl s’appuyant pour le coup sur la bibliothèque coloniale à l’exclusion des sources africaines, et construite dans cet environnement idéologique pour aider l’Administration française à reformuler sa politique indigène : sous couvert de permettre à chaque race d’évoluer dans sa mentalité particulière, connaître l’autre s’employait à le réduire et l’éloigner dans le temps de l’histoire humaine, celui d’avant la rationalité grecque, celui d’avant l’Histoire –un président français en convoqua récemment la triste rengaine…

Connaître l’autre, au fond, et c’est le mérite de cet ouvrage, qui a poussé comme nul autre l’analyse de la bibliothèque coloniale, n’aura jamais été que le réduire à nos catégories pour prétendre lui révéler mieux qu’il n’aurait su le faire lui-même, la profondeur de sa philosophie…

Exit les tentatives d’un Boas s’inquiétant de savoir au fond par quels processus réducteurs la traduction même des notions articulant la vie de l’autre s’opérait… Exit ce même Boas nous invitant à mieux penser et nos contextes d’énonciation et nos contextes de vie tout simplement, l’homme habitant dans la jungle mobilisant d’autres ressources du possible humain que l’homme des villes modernes. De ce point de vue, l’ouvrage mérite vraiment une lecture approfondie tant son analyse est poussée, même s’il paraît plus en retrait dans ses autres parties, quand ils ‘agit notamment d’étudier ce qui pourrait être constitutif d’une pensée que n’articulerait pas la ratio grecque, ce qui au fond, était tout de même bien l’objet de son parcours, qu’il aurait fallu peut-être enrichir ici d’une approche épistémologique et cognitive. --joël jégouzo--.

 

La Pensée noire et l'occident – De la bibliothèque coloniale à Barack Obama, Anthony Mangeon, éd. Sulliver, coll. Essai, sept. 2010, 302 pages, 22 euros, ean : 978-2-35122-068-9.

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20 décembre 2010 1 20 /12 /décembre /2010 15:23

avoice.jpgLa contralto Kathleen Ferrier chanta Mahler comme personne avant elle en Grande-Bretagne (dès 1947). En 52, elle enregistra sous la direction de Bruno Walter et mourut peu après d’un cancer. Elle avait 41 ans. Un soir en concert, les dernières notes de l’Abschied de Mahler lui étaient restées dans la gorge : "ewig, ewig, ewig". Peut-être avait-elle enfin pris acte, dans cette manducation impossible de ce toujours qui ne peut en aucun cas faire sens dans notre humanité, de la fragilité de notre condition, que Mahler avait voulu inscrire dans sa composition même et pour laquelle il avait multiplié les avertissements.

Kathleen Ferrier était belle, grande, souriante, rieuse. Sa voix accédait au sublime, racontait-on volontiers. Qu’était-ce : entendre une telle voix ?, interroge le magnifique essai de Boris Terk. D’où lui était-elle apparue ?

Pour se déployer pleinement, la voix doit transformer le corps qui la porte. Le requérir tout entier, poumons, cavité buccale, arcades dentaires. Du long cou de Kathleen au port solennel de sa tête, en passant par ses larges épaules, Boris Terk tente de percer la singularité du génie de la contralto. A quoi cela tenait-il donc ? Rien ne nous est épargné de l’étude morphologique de cette voix dont il reste aujourd’hui des traces enregistrées. Graphiques, spectométrie, morpho-accoustique… Il n’est pas jusqu’à la partition de Mahler qui ne soit ici analysée dans la complexité rythmique de sa composition. Pas même l’étude de la matérialité de cette voix articulant l’allemand dans les sonorités anglaises en effaçant l’accent tonique comme pour l’apaiser, ainsi que le fait du reste le yiddish. Mieux : c’est toute la relation du monde occidental à la voix féminine qui est ici décortiquée, convoquant nos peurs lointaines face au pouvoir de cette voix. "Qu’y a-t-il dans la voix féminine qui mette en péril celui qui l’entend ?", interroge toujours Boris Terk. Que le corps, justement, ne puisse s’absenter du chanté ? Est-ce la raison pour laquelle le Rachi condamnait la voix des femmes, cette érotique qui s’y déployait ? Donnant en fin de compte à comprendre que toute voix possède une signature charnelle, que la voix, peut-être, est l’être même désirant, déployant son désir sans rien pouvoir lui soustraire ? --joël jégouzo--.

 

A VOICE IS A PERSON, de BORIS TERK, éd. Allia, coll. Petite Collection, août 2010, 78 pages, 6,10 euros, ean : 978-2844853561.

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19 décembre 2010 7 19 /12 /décembre /2010 20:15

spinodeleuze.jpgIl y a dans Spinoza une philosophie de la vie qui consiste à dénoncer tout ce qui nous sépare de la vie, dont toutes ces valeurs transcendantes tournées contre elle, les valeurs morales en particulier, par trop liées aux conditions et aux illusions de notre conscience. Les catégories du Bien et du Mal, celles de faute et de mérite, de péché et de rachat, nous empoisonnent littéralement la vie. Et les valeurs transcendantes qui ont pour cadre la morale, ne s’adressent en fait qu’à ceux que la connaissance effraie. Elles réglementent illusoirement les passions et n’encouragent qu’à renoncer à agir dans le monde. Or l’action est l’expression même de la puissance d’être de chaque individu, tandis que les passions déterminent la puissance de pâtir de chacun. La seule question qui mérite d’être posée est alors celle de la libération de notre puissance d’agir. Se pose à ce niveau le problème de la rencontre : est bonne la rencontre qui accroît ma puissance d’être, que Spinoza confond à celle d’agir. Dans la mauvaise rencontre, cette puissance d’agir est diminuée. Les passions correspondant à cette diminution sont les passions tristes. A l’opposé, avec la bonne rencontre, les passions auxquelles nous accédons sont des passions de Joie. Certes, il s’agit toujours de passions. Mais dans la Joie, je me rapproche de ce point de conversion qui me rendra solidaire de la singularité de mon destin. Seule donc la Joie doit prévaloir. Et alors que notre place dans la Nature semble nous condamner aux mauvaises rencontres et aux passions tristes, par la Joie, j’ouvre le monde à son essence la plus intime.

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19 décembre 2010 7 19 /12 /décembre /2010 16:40

conatus.jpgTout ce que nous groupons sous la catégorie du Mal (et tout aussi bien la maladie que la mort), relève pour Spinoza de ce que l’on pourrait nommer la mauvaise rencontre.

La bonne rencontre, elle, est affaire de dynamisme : ce qui me permet d’accroître ma puissance d’être.

L’Ethique, qui se présente comme une typologie des modes d’existence immanents, remplace ainsi la Morale qui, elle, rapporte toujours l’existence à des valeurs transcendantes, mais artificielles.

Il est de ce point de vue vain de vouloir justifier son action par de prétendues valeurs.

Les seules raisons qui nous soient accessibles trouvent in fine à s’inscrire dans le pitoyable mais efficace "parce que" des enfants…

Pour Spinoza, on ne peut ainsi guère enregistrer que les différences quantitatives des modes d’existence, ce qui est bon pour l’un pouvant être mauvais pour l’autre.

De ce fait, moraliser c’est ne pas comprendre.

La Loi morale ne nous apporte en effet aucune connaissance. Au pire, elle empêche de connaître, au mieux, elle prépare, si l’on veut, la possibilité de la connaissance. Entre les deux, elle est supplétive et ne sert qu’à régler le mode d’existence de ceux qui ne sont pas capables d’accéder à la connaissance. Et si la Loi morale s’affirme comme instance transcendante déterminant l’opposition des valeurs Bien – Mal, la connaissance, elle, détermine la différence qualitative des modes d’existence.

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19 décembre 2010 7 19 /12 /décembre /2010 12:36

spinoza-lordon.jpgLa philosophie de Spinoza constitue une dévalorisation sans précédent de la conscience, qui s’affirme aussi comme la dévalorisation de toutes les Passions tristes.

Refusant l’idée d’une quelconque supériorité de l’âme sur le corps, Spinoza met en avant le corps, là où les autres penseurs mettaient en avant la conscience. Il renverse ainsi le principe traditionnel de la Morale comme entreprise de domination des passions par la conscience. En outre, pour lui, le corps et la pensée excèdent la conscience qu’on en peut former, ouvrant ainsi la voie à une réflexion sur cet au-delà qui surplomberait notre conscience, siège de l’illusion parce qu’elle recueille les effets dans l’ignorance de leurs causes et de l’enchaînement de ces causes.

Mais qu’entendre par l’ordre des causes ? Chaque corps dans l’étendue, chaque idée dans la pensée, sont constitués par des rapports caractéristiques singulièrement ordonnés. L’ordre des causes est un ordre de composition et de décomposition de ces rapports, qui affectent la nature entière. Devient crucial, ici, le problème de la bonne rencontre : est bon ce qui me renforce dans ma persévérance d’être et accroît ma puissance d’être, est une mauvaise rencontre ce qui l’annihile ou l’affaiblit. La conscience n’intervient pour rien là, elle qui nous pousse à imaginer, là où elle ne peut aligner de cause première, l’existence d’une divine Prévoyance. En fait, la conscience est purement transitive dans la philosophie de Spinoza, et occupe une valeur purement documentaire. La grande activité principale de ce qui fait l'homme, est inconsciente...

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18 décembre 2010 6 18 /12 /décembre /2010 13:13

spinozaportrait1.jpgPour Spinoza, la conscience est une propriété qu’a l’idée de se dédoubler à l’infini. Toute idée représentant quelque chose qui existe dans un attribut, est elle-même quelque chose qui existe dans l’attribut pensé, comme forme ou réalité formelle de l’idée. A ce titre, elle est l’objet d’une autre idée qui la représente. De ce fait, la conscience n’est pas la propriété morale d’un sujet, mais la propriété physique de l’idée. Elle n’est pas réflexion de l’esprit sur l’idée, mais réflexion de l’idée dans l’esprit, toujours seconde par rapport à l’idée dont elle est conscience. Le rapport de la conscience à l’idée dont elle est conscience est de fait le même que le rapport de l’idée à l’objet dont elle est connaissance (Ethique, II, 21). Entre l’idée et l’idée de l’idée, n’existe qu’une distinction de raison : c’est que toutes les deux sont comprises dans le même attribut de pensée, mais s’en rapportent à deux puissances différentes : puissance d’exister et puissance de penser.

Nous ne sommes par ailleurs conscients que des idées que nous avons, dans les conditions où nous le savons. Ainsi, nous n’avons pas conscience de nous-même, ne pouvant avoir conscience que des idées qui expriment l’effet des corps extérieurs sur le nôtre. Le merveilleux exemple choisi par Spinoza est celui d’une pierre lancée dans les airs : si elle venait à prendre conscience de son mouvement, elle pourrait se croire libre, alors qu’elle demeurerait dans l’ignorance de toutes les causes de l’impulsion de ce mouvement.

La conscience étant de fait conscience d’idées inadéquates, elle est le siège de deux illusions majeures : l’illusion psychologique de liberté et l’illusion théologique de finalité.

Dans la première de ces illusions, ne retenant que les effets dont elle ignore les causes, ou dont elle est incapable de remonter toutes les causes, la conscience ne peut que prêter à l’esprit un pouvoir illusoire sur le corps, alors qu’elle ne sait même pas ce que peut réellement le corps, sous l’impulsion des causes qui le font agir.

Dans la seconde de ces illusions, ne saisissant pas l’appétit qui me fait advenir au vivant, ou uniquement sous la forme d’affects déterminés par les idées d’affection, la conscience peut croire que ces idées d’affection sont véritablement premières. Et dans les domaines où nous ne sommes pas libres, la conscience fait intervenir l’idée d’un Dieu prévoyant, arrangeant tout arrangé suivant des rapports moyens-fins, pour assurer notre salut et notre tranquillité.

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9 décembre 2010 4 09 /12 /décembre /2010 16:56

corps-machine.jpgLes sens, les sentiments, nous trompent. Le corps n’enseigne rien. La pensée et l’étendue sont, pour Descartes, des domaines hétérogènes. S’il y a union, c’est Dieu qui l’assure, tandis que l’homme la ressent comme un vécu. En cela, au fond, Descartes ne fait que reprendre et christianiser la conception de l’âme des grecs anciens, pour qui toutefois cette unité n’était que ponctuelle – à la mort, le nœud magique se défait, l’âme n’est plus. La pensée est chez lui devenue le siège de l’âme, mais qui ne cesse jamais d’être, même lorsqu’elle est interrompue. Le corps, lui, est une machine –idée poussée à son extrême dans la conception que Descartes se fait de l’animal, en qui la perfection de l’instinct révèle l’excellence de la machine.

La pensée est le siège de l’âme… Peu importe ici les conséquences, une seule m’intéresse : ce dualisme introduit finalement l’idée de la responsabilité du sujet devant l’erreur (associée du reste à l’idée morale de la faute). Le jugement droit manifeste le bon usage de la liberté, qui est la principale perfection de l’homme. Et la volonté devient, dans ce cadre, la démarche par laquelle, construisant son jugement droit, l’homme s’arrache à l’erreur et gagne en liberté. La recherche du vrai devient ainsi équivalente à la recherche du bien, une sagesse, la plus haute morale.

La conception que Descartes se fait de la raison est ainsi celle d’une sagesse toujours en progrès. La raison cartésienne, ou puissance du bien juger, devenant celle d’un homme fini qui aspire sans cesse au meilleur et ce faisant, ne cesse de s’élever au-dessus de lui-même.

Etre cartésien, c’est alors refuser l’autorité des préjugés, refuser l’autorité des maîtres. C’est initier un mouvement de protestation absolu contre toute forme de patristique. Descartes encourageait d’ailleurs lui-même ses lecteurs à ne rien accepter de sa philosophie qu’ils ne l’aient vérifié comme conforme aux principes de la raison.

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7 décembre 2010 2 07 /12 /décembre /2010 18:33

descartes-meditations.jpgDescartes cherche, à partir du fait autant que de l’expérience personnelle, le droit absolu de ne plus douter que ce qui a été vrai une fois le demeure, lors même qu’on n’y pense plus, et de découvrir, dans la présence du vrai, non seulement les conditions de sa pérennité, mais de son éternité. Comment s’y prend-il ? Par le doute systématique. La fausseté est généralisée, un mauvais génie, même, s’amuse à me tromper. Descartes ne fait pas que suspendre son jugement devant le douteux : il nie. Or, il découvre que cette négation enveloppe toujours une affirmation, celle de celui qui la pense. Le cogito ergo sum pose ainsi, presque malgré lui, la première des vérités possibles, fondant le principe philosophique premier. Mais dans cette opération, Descartes doit reconnaître qu’au passage, Dieu est devenu la source de ce moi dans la superbe de son énonciation. La preuve ontologique est établie comme nécessité à l’existence du sujet pensant. Cette preuve est donnée par l’idée de l’infini parfait : toutes les idées se valent en tant que réalités formelles. Mais une seule d’entre elles exige une cause qui me dépasse totalement : celle de Dieu, cela, à cause précisément de l’idée d’infini qu’elle suppose. La preuve ontologique, c’est Dieu considéré en lui-même, où l’essence y enveloppe l’existence. Dieu devient la source de toute vérité, excluant l’erreur généralisée. Il transcende toute vérité. Cette idée d’une transcendance de l’Esprit conduit du reste Descartes à penser la relation corps-esprit en termes de dualité.

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3 décembre 2010 5 03 /12 /décembre /2010 00:00

leibniz_bin.jpgPour Leibniz, la philosophie mécaniste de Descartes était l’antichambre de la vérité. La physique cartésienne, héritière de cette pensée, lui paraissait erronée, en ce qu’elle réduisait la matière vivante à l’étendue inerte. La physiologie cartésienne, motivée par sa conception dualiste, lui semblait également poser maladroitement le problème de l’union du corps et de l’esprit, réalisé pour Descartes en Dieu et par Dieu, et demeurant ainsi un mystère à l’homme et en l’homme. Par ailleurs, le problème de la certitude cartésienne, fondée sur d’incontestables évidences, lui paraissait accorder toujours trop d’importance à l’idée d’intuition. En outre, le souci de Descartes d’unification du savoir pouvait constituer un sérieux obstacle à penser la diversité du phénomène monde. Ainsi du couple identité et non-contradiction, qui impose que toutes les théories scientifiques s’adossent en quelque sorte les unes aux autres dans un alignement impeccable avec les principes de la raison. Mais à prendre le premier exemple venu, comme celui de la vitesse de la lumière, si Descartes, fort de ses principes et de son intuition selon laquelle cette transmission était instantanée, pouvait tenir pour mauvais philosophe quiconque ne partageait pas cette idée, on a vu ce qu’il en est advenu, quand les progrès de l’explication scientifique eurent finalement raison de cette intuition…. L’image que Descartes se forgeait du monde était nécessairement celle de l’unité des phénomènes et des essences, qui permettait de remonter vers un principe premier, fédérateur et organisateur du monde, dépliant ce monde selon un enchaînement logique, mécanique. D’où les Méditations, comme effort pour déployer le système logique du monde. Mais c’est bien la volonté de Descartes de voir le monde unifié qui l’a obligé à poser l’intuition au cœur de son système philosophique. Dans ses principes, la méthode cartésienne reste féconde. Encore faut-il en connaître les limites : le souci cartésien de l’unité du savoir, qui apparaît comme un pur réconfort dogmatique. Où Descartes importe-t-il cependant ? Presque essentiellement dans ce projet de maîtrise du sujet qu’il tente de refonder à n’importe quel prix. Le cartésianisme autorise alors de croire que l’homme peut s’affranchir : son indépendance morale est ainsi conciliée avec sa dépendance ontologique. Reste aussi cette définition de la liberté comme volonté individuelle, et de la vérité comme construction et non révélation. --joël jégouzo--.

 

Image : un manuscrit de Leiniz, calculer…

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