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8 mars 2011 2 08 /03 /mars /2011 08:52

COUV_REBELLIONS.jpgIl n’existe qu’un seul héros : le Peuple. C’est aux gens ordinaires, qui savent inaugurer de ces grands moments de l’Histoire, qu’Eric Hobsbawn rend justice.

Des anonymes, connus des seuls services de police, de ceux qui font les époques et défont les régimes. Une série d’articles magnifiques, ouvrant à des réflexions hors du commun bien souvent et remettant les pendules à l’heure. Un livre trop riche pour que l’on puisse en rendre pleinement compte, mais dont l’on retiendra, à titre d’exemple de la probité du chercheur, de sa ténacité à déconstruire les préjugés et de son attachement aux causes des peuples, le chapitre consacré aux "briseurs de machine", tant son étude est révélatrice de la manière dont les élites ont traité et traitent encore l’histoire des luttes populaires.

Rappelez-vous vos propres manuels scolaires, qui n’en finissent pas de colporter leurs préjugés à propos d’une révolte décrite comme une vaste jacquerie ouvrière rétrograde, obscurantiste, allant à contresens de l’Histoire. Hobsbawn en reconstruit minutieusement les fondements, pour retracer la généalogie de la construction d’un préjugé commode, destiné à discrédité les pratiques ouvrières, à réduire l’intelligence des classes populaires à de piètres pantomimes réactionnaires. Un préjugé qui plus est construit a posteriori, après falsification des données historiques, dissimulation des archives par des idéologues peu scrupuleux de vérité historique.

Qu’en fut-il en fait ? S’agissait-il réellement du mouvement désespéré d’hommes craintifs et sans avenir ? Etait-ce réellement le combat d’arrière-garde que l’on nous dépeint à longueur de colonnes comme un combat pathétique et absurde ?

Il vaut la peine de prêter attention à l’argumentation serrée d’ Hobsbawn, bâtie sur la lecture des archives de police et des tracts collationnés dès le XVIIIème siècle, oui, bien avant l’ère industrielle, pour comprendre ce que fut le mouvement des luddites –le vrai nom des briseurs de machines.

Les destructions de machines avaient donc commencé dès le XVIIIème siècle et se poursuivirent jusque vers la moitié du XIXème. L’exemple du Lancashire, en 1811, est particulièrement étudié par Hobsbawn : on dispose pour le faire d’archives importantes, de polices et autres, à la lecture desquelles il apparaît que la destruction des machines étaient le seul moyen de pression dont pouvaient disposer les ouvriers pour contraindre leurs employeurs à négocier, en un temps où ceux-ci n’hésitaient pas à baisser drastiquement les salaires du jour au lendemain, ou à payer des briseurs de grève pour prendre le relais des grévistes s’il s’en présentait –et faire donner l’armée, bien évidemment, pour réprimer sauvagement leur mouvement.

Or toutes les archives concordent sur un point : les machines n’étaient en rien visées en tant que telles, les ouvriers cherchant uniquement des moyens de pression adéquats ! Lesquels, selon la brutalité des patrons, allaient de la destruction des matières premières à celle des produits manufacturés, en passant par les biens mobiliers. Car à quoi s’attaquer pour faire céder un patron ? Les tondeurs de mouton, les brûleurs de foin, de granges, d’entrepôts, de stocks de tissus pour les drapiers, avaient-ils seulement le choix, quand la négociation par l’émeute demeurait la seule porte laissée vacante par la classe dirigeante ?

Et ce que découvre Hobsbawn, c’est que dans nombre de luttes, la destruction des machines s’est montrée être l’arme appropriée, qui fit céder nombre de patrons. Au XVIIIème siècle, la destruction des machines pouvait même être considérée comme l'arme décisive dans tout conflit. Ces destructions, plus fréquentes en Angleterre qu’en France, avaient en outre l’avantage de faire entrer la solidarité dans le code éthique des luttes ouvrières (une poignée de résistants s’en occupaient, les autres restant à leur poste de travail), ce que les ouvriers comprirent vite, qui accessoirement aidait aussi à la formation d’une vraie conscience de classe.

Collatéralement, et parce que ce qui préoccupait les ouvriers n’était pas le progrès technique, mais de trouver une solution au chômage et à la misère, en obligeant les Pouvoirs, par le biais du chantage aux machines, à engager une réflexion sur ces questions, ils firent œuvre de la plus parfaite intelligence sociale et politique, si ce n’est économique, ouvrant la voie à une société de progrès capable de prendre en charge la question de l’emploi et des salaires pour la placer au cœur même du procès économique à peine inauguré. On trouve même trace, dans ces archives, de la satisfaction des ouvriers face à l’introduction des machines dans les rapports de production : grâce à elles, l’emploi allait s’améliorer, et par la productivité naissante en tant que raisonnement économique, ouvrir de nouveaux horizons au développement humain ! --joël jégouzo--.

 

Eric Hobsbawn, Rébellions. La résistance des gens ordinaires, jazz, paysans et prolétaires, éditions Aden, traduit de l'anglais par Stéphane Ginsburgh et Hélène Hiessler, janv. 2011, 550 pages, 30 euros, 978-2-805-900198.

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7 mars 2011 1 07 /03 /mars /2011 08:51

czapski.jpgLes historiens de la culture connaissaient l’histoire. Mais le texte restait introuvable. Durant son internement dans un camp soviétique, Józef Czapski (dont le nom se voit curieusement francisé par l’éditeur), qui devait multiplier ensuite les mésaventures éditoriales, en France en particulier où son Terre inhumaine allait connaître de sérieux déboires, Gallimard ne cessant, sous la pression d’Aragon, d’en différer la publication pour des raisons idéologiques, avait donné de mémoire une série de conférences devant un public pour le moins inattendu : celui de ses co-détenus d’un camp de travail soviétique.

Les conférences de 1940-41 sont donc enfin disponibles. Leur publication s’appuie sur les textes dactylographiés en 43 directement en français, eux-mêmes établis à partir des cahiers de Czapski, dont une partie avait échappé à la destruction.

Une édition intelligente qui maintient les approximations, les erreurs, ainsi que les maladresses lexicales et syntaxiques, pour en renforcer l’émotion et en souligner la force d’évocation. Saluons-le, car ce n’est pas dans l’habitude des éditeurs français, entrés depuis des lustres dans l’ère du lissage si ce n’est celui du ponçage littéraire, reprisant sinon altérant, au prétexte de "réparer" les textes, au nom d’un soit-disant consensus quant aux vertus du style français, lequel relève la plupart du temps de la plus parfaite indigence intellectuelle et artistique.

Le plus fascinant de ce qui nous est restitué n’est alors pas la qualité ou la précision du souvenir intellectuel, mais de voir Czapski arpenter une mémoire quasi visuelle de l’œuvre de Proust, inaugurant chacun de ses chapitres par une image qui finit généralement par lui restitué avec une précision déconcertante les détails stylistiques qu’il arrache à l’œuvre remémorée. Et c’est aussi bien sûr le contexte dans lequel cette nécessité s’affirme, d’angoisse quant aux risques pris (l’exécution sommaire), et d’inconfort (par –40°, debout dans une vigie terrifiée).

A peine vingt ans après la mort de Proust et après l’oubli d’une écriture si peu française tout d’abord (seul le détour par l’Angleterre convainquit la critique littéraire de l’époque de mieux lire un auteur qu’elle s’amusait alors à dédaigner), il vaut la peine de découvrir la vigueur de cette école buissonnière, décortiquant avec passion l’enchevêtrement des thèmes proustiens, en particulier ceux de la question de l’amour, cet infini proustien si tangible, où les détenus du camp puisèrent la force de survivre, pour en redécouvrir toute la nécessité, aujourd’hui encore : décidément, les œuvres réellement littéraires ne sont pas faites pour le salon de littérature, la causerie guindée ou la critique satisfaite d’exhiber l’onctuosité de ses platitudes. joël jégouzo--.



Joseph Czapski, Proust contre la déchéance, conférences au camp de Griazowietz, éditions Noir sur Blanc, janvier 2011, 94 apges, 16 euros, ean : 978-2-88250-246-9

A propos de Proust, Marcel :http://joel.jegouzo.over-blog.com/article-proust-du-rebord-des-levres-au-baiser-maternel-48464401.html http://joel.jegouzo.over-blog.com/article-comment-proust-revint-a-la-france-proust-et-la-moulinette-des-sciences-humaines-6-6--42715999.html

ainsi que les six articles précédents…

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5 mars 2011 6 05 /03 /mars /2011 07:59

Toscane-fevrier-2011--37-.JPGUn dimanche matin. Pour la première fois depuis bien longtemps, aucune queue ne s’étire des ruelles jusqu’au quai. Personne dans le musée non plus, ou presque, les œuvres accessibles, enfin disponibles au regard. Des tableaux, à profusion, de salle en salle, plongés dans un silence contemplatif. L’immense couloir Vasari et bientôt sous le pas, de grandes salles désertes aux murs tendus de bannes rouges, sombres sous leur éclairage blafard. Des salles en enfilade, laides, esseulées, si inquiétantes dans la pénombre que personne ne s’y aventure. Vidées de leurs œuvres, de leurs foules, elles sont les antichambres d’un deuil empesé. J’avance seul, les pas étouffés par la moquette, tournant un angle, longeant des séjours vides pour déboucher enfin où je voulais parvenir : les salles du Caravage -ses tableaux pour la plupart absents, prêtés. Et c’est le choc : se faisant presque face, Le sacrifice d’Isaac  du Caravage, et Judith décapitant Holopherne , d’Artemisia Gentileschi. Je sais bien ce qui les réunit ces deux-là, mais là, au terme d’un parcours si hasardeux, ils ont surgi comme une énigme.

    

Toscane-fevrier-2011--103-.JPGComment tirer partie de ce rapprochement ?

Rien n’y invite dans cette salle recomposée comme par mégarde, faute des œuvres qui s’y trouvaient. Je prends d’abord en pleine figure ces égorgements qui s’organisent dans une pesante atmosphère. Je vois surtout, comme dans un flash, Abraham qui se castre et Judith qui le châtre. Je vois les bras, je vois les mains attraper sans façon leurs victimes, la chair partout musculeuse comme à l’étal du boucher.

 

Comment tirer partie de ce rapprochement ?

J’ai songé tout d’abord au Narcisse de Caravage. Là, devant cet autre tableau et dans l’absence du Narcisse ! Un voir pulsionnel inscrit au creux du miroir, je me rappelais sa sidération, interprétée souvent comme une angoisse de castration. J’ignorais pourquoi, mais dans le sacrifice interrompu d’Isaac, je voyais la castration bel et bien consommée. La scène me rappela l’anéantissement de Kierkegaard face à la perspective dans laquelle nous précipite le sacrifice d’Isaac.

Je vois l’ange qui se saisit du bras d’Abraham, je le vois entrer avec lui dans un rapport charnel et n’être plus un ange mais un adolescent pointant de son index le bélier dont me saute aux yeux le regard mouillé quand il croise celui de l’ange. Je vois le regard agité d’Isaac et j’entends son cri et je vois son angoisse et je vois la main d’Abraham au bout de son bras athlétique, peser fermement sur la tête du fils pour la maintenir dans une position favorable au tranchet -et je vois encore le regard d’Abraham, stupide, sceptique, le couteau à la main, son tranchant affûté…. Où donc Abraham intériorise-t-il le regard de désir que l’Autre a porté sur lui ?

judith.jpgIl n’est tout de même pas indifférent que Caravage ait peint ces deux tableaux. Narcisse et Abraham. Que faire, ici, du regard de Narcisse, infiniment désirant ? Le confier à Abraham, qui en paraît tellement exclu ? Que faire de l’un, désirant sans pudeur, et de l’autre, mort au désir de voir et peut-être bien mort à tout désir, tout court ? Abraham exécutant sa propre mort au désir, là, sous la pression de l’ange. Abraham y consentant dans le suspens de son geste, pathétique et absurde dans l’expression même de son interrogation, pas même soulagé, pas même hébété, juste stupide…

Narcisse jouissait de voir, d’être vu, de voir ce que l’autre avait vu en lui certainement, de ce désir que l’autre posait sur lui. Narcisse jouissait autant du regard de l’autre sur lui que du sien, recomposant en lui le regard de l’autre sur lui. Mais là, Abraham, avec son mutisme fruste, de quoi ne peut-il plus jouir ?

 

Je me suis rappelé Kierkegaard découvrant qu’il n’avait pas la foi et que ce manque de foi ne lui laissait aucun espace où dialoguer avec Dieu ni comprendre l’injonction terrifiante du sacrifice d’Isaac. Où comprendre Abraham du reste ? Je veux dire, d’une compréhension qui ne tournerait pas court, éclairée par le seul motif d’une interprétation falote du commandement divin –on sait bien ce que Dieu lui demande, et fait semblant d’exiger. Mais par où récupérer cette foi très ancienne ? Caravage pouvait-il refaire à pied le voyage vers le mont Moriyya et comprendre, lui, l’exigence divine ? Pouvait-il accepter qu’elle suspende pareillement toutes les normes de toutes les morales humaines ? Je n’en sais rien. Je sais que moi, je ne le peux pas. Nous ne pouvons plus comprendre ce désir de l’Autre Dieu. Le sacrifice inaugural du monothéisme nous est devenu étranger. On peut, certes, gloser sur le retournement auquel la scène opère par rapport aux dieux antiques qui réclamaient des sacrifices humains. On peut comprendre que l’injonction préfigure le retournement chrétien d’un Dieu s’offrant en sacrifice. René Girard l’a superbement commenté. Mais comprendre réellement que l'absurde ait pu devenir le critère du monde divin ?

  

sacrificeContemplant le tableau, je m’assurai que rien ne fonctionnait plus pour nous dans cette scène. Je ne dirai rien du style, de la peinture elle-même, au fond sa vraie prégnance, car à ce moment, seule la circularité des regards me retenait. Voir sans être vu. Le Sacrifice d’Isaac, il me le semblait du moins, ne servait même plus à visualiser ce qui n’était pas à l’image mais qui la fondait pourtant : Dieu. Dieu faisant arrêter le bras au tout dernier moment, sans parvenir à exorciser la menace qu’il faisait planer sur le Moi des êtres humains. Car Dieu avait disparu, de mon côté du tableau, là où initialement le Caravage l’avait logé. Il ne restait que mon regard et celui du peintre, de ce côté-ci du tableau. Ce qui avait poussé au voir, cet encombrant inquisiteur, placé au centre conceptuel mais non visuel de l’œuvre, n’était plus nulle part désormais. Le dispositif du peintre, qui avait scintillé autour de ce personnage absent, relevait désormais d’une autre disposition. Restaient les regards, disparates et nombreux : celui d ‘Abraham, celui d’Isaac, celui de l’ange, celui du bélier, le mien, et le fantôme de l’Autre perdu, égaré dans les limbes d’une histoire qui nous était étrangère désormais. Restait aussi le regard du peintre, pas si absent qu’on voudrait bien le croire, et qui avait fini par se loger à la place laissée vacante par Dieu.

 

On peut aujourd’hui encore croiser ces regards dans toutes les directions, ou se laisser intriguer par celui d’Isaac, tourné vers le spectateur, puisque le lieu de son salut est vacant désormais. Des regards éparpillés, comme dans un dispositif psychotique, affolé. Qu’est-ce qui pousse encore au voir, dans ce tableau de Caravage ? Dans cette œuvre, il me le semblait du moins, Caravage avait permis au Moi du spectateur de confier à l’Autre (Dieu) la destruction dont il se sentait menacé. Le dispositif visuel avait peut-être servi à médiatiser une angoisse pour la déférer au regard de cet Autre encombrant. Mais aujourd’hui ? Qu’en advient-il ? --joël jégouzo--.

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4 mars 2011 5 04 /03 /mars /2011 07:33

Toscane-fevrier-2011--133-.JPGIl va d’un pas nonchalant.

J’ignore à quoi il pense, s’il rêve ou réfléchit, s’il songe seulement.

Il est l’être que les villes ont oublié, sa voguante filant un océan bleuté sous la brume qui repose.

J’ignore si la marche est un art, s’il en est le plus grand.

J’ignore si la terre s’arrête au bout de son périple. Il marche, libre et contingent, dans cet espace à l’abandon que les villes toscanes savent si bien ménager.

La tête va avec les pieds, écrivait Rousseau. Il marche peut-être pour penser mieux, ou reprendre pied dans l’architecture fragile de la raison.

  

Sur quoi peut-on formuler des pensées ?

 

Il marche. Simplement. Péripatéticien.

(Lorsqu’Aristote voulut ouvrir son Lycée, Athènes lui confia un terrain de colonnades qui conduisait au temple d’Apollon ou au sanctuaire des Muses, on ne sait plus trop. Cette promenade (peripatos) donna le nom à son école.)

Il est une sorte de rhapsode.

Colporteur, rhéteur, poète itinérant, poursuivant le lignage de la société des voyageurs, médecins, troubadours, philosophes. (Aristote marchait ses cours, croit-on savoir. Wittgenstein déambulait dans la chambre de Russel, Rousseau sur la route de Vincennes). Promeneur dans le monde, parcourant ses pensées, leur donnant corps dans cette attention flottante que la rue féconde. Il marche serein, apaisé. Quel est donc ce bonheur auquel il sait accéder ?



dante.jpgJe le suis volontiers, joueur d’accordéon ébahi par le spectacle des lapins qui s’ébattent sur les berges de l’Arno.

Il marche, le pas glissé dans l’ici de son corps, jamais aussi présent que dans l’inaccoutumé d’une ville étrangère, dans ce soleil d’avant huit heures, le Ponte Vecchio irradiant au loin sa présence sculpturale. Il n’est en quête de rien, même s’il s’en va au point exact du rendez-vous de Dante avec le regard de Béatrice : lui, en revient. On le devine au rythme de son pas, à cette quiétude qui l’habite, au ravissement qui le consacre.

 

Il est l’être que les villes ont oublié : l’Incarné.

(Qu’on n’aille pas trop vite dans la besogne du sacré. Ce dernier repose dans la matière, pas ailleurs. Le sacré est excendant à la matière, non transcendant. excendant, selon ce beau concept forgé par Emmanuel Lévinas, jeune, abandonné tout aussitôt par lui, réalisant soudain le lièvre qu’il levait. Le sacré est dans la matière, le corps en est le registre).

Il déambule, souverain, dans un palais de mémoire que je ne connais pas. Non pas l’allée au fond du jardin, l’ombre ou le couvert. Il marche, habille son corps d’un rythme rêveur dans l’odyssée de l’ici, se plaisant à cette rue, dépouillé de soi, anonyme, cheminant, à revêtir un peu, je le vois bien, le corps et la pensée des autres au gré de ses rencontres, un battement d’ailes (immense) délivré du fardeau d’explorer les contrées médiocres où l’on disparaît si souvent.

Passant inconnu, il est la rue affranchie de ses dépouilles successives. Poète épicurien épris d’un quai, ouvert au fugitif de l’infini.

La ville avait gardé ses allures de cité renaissante. Il avançait, devenait l'espoir jeté dans le chaos du monde. On sentait l'abandonner l'envie d'aller ailleurs : il était là. Et la richesse de la ville tenait toute à l'étendue de sa rêverie. --joël jégouzo--.

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2 mars 2011 3 02 /03 /mars /2011 07:36

Toscane février 2011«L’homme est un poème que l’Être a commencé.»

(Martin Heidegger)

 

 

 

 

  

Je voulais arriver à Florence par là, un dimanche, avant six heures du matin.

Sentir le froid piquant de l’hiver florentin, apercevoir la ville au loin et longer les berges de l’Arno.

Je voulais marcher, recouvrer la ritournelle du regard qui tourne et se détourne, le même objet à l’œil rêveur il y a deux ans déjà, l’Arno au bas des jardins écoulant une onde modeste, et m’étonner des berges en terrains vagues poussant jusque dans la ville leur réconfortant naturel.

Je les explorais du regard, curieusement sauvages, l’attention qu’elles offraient irradiant la présence affectueuse de l’Arno, le fleuve comme en lui-même, point de mire où atteindre l’objet que l’on croit être, dans l’effort de voir ce qui au dehors se laisse éprouver, en somme.

Dante s’aventurait près du Ponte Vecchio à prendre l’exacte mesure de Béatrice. Au présent de leur rencontre qui venait comme un cours naturel, comme un temps qui demeure ne s’écoule ni ne change tandis que l’Arno, dans ce style temporel du monde où le temps ne demeure que parce que le passé nous redevient un ancien avenir, je cherchais sans le trouver celui de Béatrice, non comme image de sa fuite inexorable mais ressurgi du séjour où son regard avait croisé celui de Dante.

Toscane-fevrier-2011--100-.JPGLe jour montait, je renaissais au spectacle pourtant très anodin qui s’offrait, saisi d’étonnement sans parvenir à comprendre ce que ces berges ébouriffées ouvraient en moi. Qu’on s’imagine l’Arno, ses berges veloutées. Qu’on s’imagine un fleuve sans majesté, une rivière presque, s’en allant porter les rumeurs couvertes de toits de tuile des innombrables œuvres dressées dans les rues de la ville, immortelles, apaisées au jour qui se levait, le doux sommeil des hommes achevé dans le pressentiment des choses sensibles : la nature, divinement présente sous le corridor de Vasari et se passant de tout discours, jusqu’à suspendre le mien dans cette énigme du pur jaillissement d’une motte de terre accrochée par un rai de soleil et de ces quelques chemins durcis par le givre à deux pas du courant. J’étais dehors, à l’affût de l’aube tel un Thoreau, au guet de la nature dans cette ville infiniment érudite. Abasourdi, inspectant la bruine qui tombait à présent, arpentant ces layons au ras des berges, sur la piste d’un chat, d’une tourterelle empressée dans le ciel de Toscane, me tenant sur la ligne de rencontre de ces éternités fragiles, dans ce lieu presque originel des berges de l’Arno où rôde en secret l’être que les villes ont oublié, et qui se promène sans nom dans l’éclaircie des rencontres qui le font advenir.

Toscane février 2011 (69)Qu’est-ce donc, ce que le promeneur florentin croit pouvoir recouvrer ? Des poètes, des peintres, qu’attendre dans le silence de l’aube éclairé d’un ciel peu à peu descendu, comme on le dit au théâtre des cintres où les machineries usent les textes jusqu’à leur corde ? Elle abordait, l’heure marquée de l’énigmatique dialogue avec soi, exposée aux variations chaotiques du flux de l’Arno redessinant sans cesse les rives et les fonds de son lit. Tout le Paradis de Dante est hanté par l’impossibilité d’écrire le Paradis. Mais la concorde qui régit les âmes sauvées exhale de désir, du tourbillon dans cet ailleurs du monde que les berges de l’Arno circonscrivent comme l’essence même de la beauté.Les berges de l'Arno, où commencer à l’Être.joël jégouzo--.

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1 mars 2011 2 01 /03 /mars /2011 10:39

amato.jpgUn court essai, percutent, pertinent, passionnant et d’une richesse intellectuelle peu commune. Pierrandrea Amato s’empare ici d’un sujet plus difficile qu’il n’y paraît, qu’il thématise en virtuose, multipliant ses lectures pour en féconder l’événement et nous inciter à en poursuivre la route, débusquant des textes incroyables pour nourrir cette réflexion, comme celui du jeune Lévinas croisant déjà le fer dans les années 30 avec Heidegger, ou ceux du dernier Foucault, magistral. Un sujet qu’il thématise plus qu’il ne théorise : une théorie de la révolte serait aussi stupide que factice. Le tout dans une écriture volontiers aphoristique plutôt qu’analytique, serrant ainsi au plus près le sens qu’elle ose débusquer. Car il ne s’agit pas de penser la révolte dans une quelconque limpidité conceptuelle, mais bien au contraire dans l’impureté d’une praxis qu’aucune théorie ne saurait réduire.

Saisir donc l’homme révolté non à la manière d’un Camus le recroquevillant dans son for intérieur pour le constituer dans le camp des élites, qui cultivent leur révolte au nom d’une vérité de l’être enroulée au décorum de l’amour et de la fraternité. Ici, la révolte est saisie dans un limon plus rogue, pour donner à voir des qualités humaines fondamentalement indéterminées. Indétermination qui en fonde la valeur même, et la nécessité.

Avec intelligence, Amato replace ainsi la contingence de la révolte dans un cadre plus séminal. L’Homo sapiens, affirme-t-il, est un homme séditieux, dotée d’une épaisseur qui ne peut s’énoncer qu’en tant qu’être-pour-la-révolte. "La vie n’est que le nom d’un travail d’autocritique constante", l’identité de l’homme ne se forgeant que de ce qui ébranle son identité, si bien que le rapport de l’homme au temps ne peut être que celui d’un inadapté : la "révolte doit être considérée comme une contingence fondamentale, comme le fait même d’être au monde". Et de convoquer la paléoanthropologie contemporaine qui nous révèle que "toute systématisation définitive de sa nature est étrangère à l’homo sapiens." Changements et discontinuités formant sa règle, il paraît ainsi impossible de définir une fois pour toute ne serait-ce que sa désignation biologique : l’homme ne cesse de "connaître un glissement perpétuel et tangible hors de soi", il s’hybride, au niveau même de sa réalité naturelle. Or c’est la révolte qui, puissamment, "rassemble de manière plastique l’altérité du vivant par rapport à lui-même", instruisant une infidélité coupant court à l’apparence de stabilité des structures de ce vivant. De sorte que ce qui doit définir l’homme, c’est justement son indétermination, non son identité.

Ô combien l’idée est forte aujourd’hui, quand notre destin inéluctable s’énonce brutalement comme celui de la situation immonde du monde contemporain. Politique alors, la révolte ? Certes, mais pas à la manière que le voudraient les politiques, avec leurs appels incessants à l’assagissement des révoltes et leur achèvement, comme on l’entend ici et là à propos de ce formidable Printemps des peuples arabes, au sein desquels l’énigme de la révolte se livre pleinement à nos yeux. Car la révolte est rétive, et comme une lame de fond, ce dont elle prend acte n’est rien moins que la mort politique de l’Etat et de sa grammaire juridique. Indicible, indécidable, la révolte n’est pas la révolution, ni la volonté d’instaurer une nouvelle autorité politique : la révolte ne vise pas le pouvoir, elle s’offre comme le lieu de résistance de la vie. Ce n’est pas le malaise économique qui la fonde entièrement, ce n’est pas le fait que d’immenses territoires soient dévastés par le chômage, c’est le fait que la vie ne peut se confondre avec le simple fait d’être en vie. "C’est la situation inquiète de l’humain, en tant que tel, qui (porte à la révolte) : jeté dans (ce) monde (immonde), (l’homme se) montre néanmoins capable d’ébranler (la destinée qu’on veut lui faire)". Une revendication dont la force intrinsèque dissout le régime de la peur, brise le piège de la douleur, de la souffrance, et c’est pourquoi la révolte échappe aux représentations politiques ordinaires, qui veulent toujours trop tôt lui assigner des raisons et des fins. Mais la révolte est une cause sans raison ni finalité. A l’improviste, elle déchire les consensus. Elle est un geste fauve qui refuse la domestication de l’être humain et bouscule ces espaces où d’ordinaire il ne se passe rien. "Dans la révolte, nous dit Amato, on a affaire à un mouvement qui esquive toute énonciation et toute revendication, tout en posant, sans aucune médiation linguistique, le problème de la situation catastrophique où la vie est généralement jetée." Car le pressentiment qui s’y fait jour est celui de l’intolérable du monde. Car l’espoir qui s’y fait jour est celui de créer un monde où résister.

Ce qui est en jeu aujourd’hui, dans nos sociétés occidentales, c’est l’idée même de la politique "comme projet de modification de ce qui est". Contre la peine de la pauvreté à laquelle le plus grand nombre est condamné, contre une existence gouvernée par l’indigence, tout geste de révolte apparaît comme un acte qui se dresse contre la Vérité du Marché ou la mystique des élections. Nous sommes face à une guerre absolue, affirme Amato. Je veux bien le croire et avec lui, relever les traces, les indices qui, demain, nous permettront de faire face et de conceptualiser la révolte comme notre seul destin possible.joël jégouzo--.

Pierrandrea Amato, La révolte, éditions Lignes, février 2011, traduit de l’italien p ar Luca Salza, 110 pages, 14 euros, ean : 9782355260643.

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29 janvier 2011 6 29 /01 /janvier /2011 08:51

ricot.jpgS’étonner. La philosophie n’a point d’autre origine. Non pas qu’il faille demeurer stupéfait devant l’incompréhensible ou s‘émerveiller de ce que le monde soit et se tenir là, bouche bée, dans l’attente d’une révélation qu’il est peut-être bien incapable de nous fournir. Non, s’étonner, au sens où les grecs l’entendaient, d’un fracas qui nous mettrait en mouvement et nous convierait à voir les choses autrement qu’elles ne paraissent. S’interroger à nouveau frais encore et encore et pousser dans la chair même du monde le mouvement de cet étonnement.

En courtes leçons pertinentes, Jacques Ricot, dans une langue claire, mesurée, réfléchie pour tout dire, nous guide pas à pas sur ce chemin de l’étonnement construit, circonspect. Un chemin balisé avec une conviction chaleureuse instruite dans la langue grecque ancienne, coupant court fort heureusement aux lacunes de notre bien imparfait français. 34 leçons que l’on conseillerait bien volontiers à nos chères têtes blondes au moment du baccalauréat, et à tout prendre, à tous ceux qui veulent entrer dans le chemin, le reprendre ou tout simplement s’émerveiller encore de ce que la pensée enflamme, dès lors qu’elle est levée. Parmi ces leçons, on retiendra les deux très beaux cours livrés l’un sur le Visage, l’autre sur la figure de l’étranger.

Du Visage bien sûr, Jacques Ricot a fait siennes les méditations de Lévinas, splendides et admirablement retransmises ici. Comme dans un face à face modeste mais assuré avec le philosophe qui sut mieux qu’aucun autre donner au Visage humain son vrai statut anthropologique et éthique. Ce Visage à chérir plus encore aujourd’hui qu’hier, "où autrui se tourne vers moi", non pas sous l’espèce de traits qu’il me serait comptable de dénombrer, mais sous sa fondatrice fragilité, exposant sans fard son altérité, qui n’est jamais d’abord qu’une radicale vulnérabilité. Tendu dans la fragilité de sa pure humanité, il ouvre ainsi directement à la question de l’étranger, ce Xénos dont Jacques Ricot rappelle avec force combien il fut, depuis la Grèce Antique et jusque dans les trois religions révélées, une figure sacrée. A la fois étranger et hôte, celui que l’on reçoit et celui dans le souci duquel on s’empresse. Et Jacques Ricot de nous aider à réaliser, avec effarement, combien cette dimension a été oubliée : celui dont on prenait soin, dans nos religions révélées, n’était pas le prochain, mais l’étranger. Ce n’est que par une monstruosité de l’histoire, du tour abject que notre monde a pris, que la figure de l’étranger a finalement reparu chez nous sous les traits de l’ennemi à abattre!-joël jégouzo--.

Apprendre à philosopher avec Jacques Ricot, 34 exercices philosophiques, éd. Frémeaux, juin 2009, 2 CD, 1 livret d’accompagnement (32 pages), 29,99 euros.

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19 janvier 2011 3 19 /01 /janvier /2011 13:57

revolution-tunisie.jpgCommence-t-on à, ou commence-t-on de ?

De faire la Révolution ou à le dire ?

De se moquer du monde en raccrochant in extremis les wagons de la Révolution tunisienne en marche, ou de prendre les français pour des idiots ?

Où, du reste, positionner l’idiot dans cette interface syntaxo-sémantique ?

Du côté de la rue, ou de celui du Pouvoir ? Surtout lorsque commencer par faire n’importe quoi ne figure plus parmi les auxiliaires de la soumission populaire…

Commencer à se taire équivaut-il à commencer de se taire ?

Il faut pourtant bien commencer un jour, comme viennent de nous le dire avec force nos amis Tunisiens. Mais le saurions-nous encore, à force de tergiverser et d’attendre une échéance peu encourageante au demeurant ?

Commençons donc…

Dans l’horizon de la forme intransitive du verbe tout d’abord.

Commençons à. Rouspéter… Revendiquer… S’indigner…

En remarquant que commencer, pris comme verbe intransitif, est presque toujours suivi d’un complément adverbial introduit par une préposition dont le sens ressortit aux domaines temporel, spatial ou modal : "Pour les opprimés, le monde commence au fer et finit au bracelet de leurs chaînes"…

Le Trésor de la Langue Française mentionne que commencer à est cinq fois plus fréquent que commencer de. Seul le Grevisse considère commencer de "très fréquent dans la langue écrite".

Il semble en outre que la préposition à accompagne les verbes qui expriment une tendance à l’activité, physique ou mentale, tendue dans l’horizon d’un but.

Tandis que selon l’Académie Française, commencer de marquerait une action qui, alors qu’elle n’en est qu’à ses débuts, se consignerait dans une durée de courte vue : "Le printemps des peuples arabes commencerait de se faire sentir dans les chancelleries européennes…"

Commencer à désignerait ainsi une action en progrès, qui ne demanderait qu’à s'amplifier vers son but, tandis que commencer de s’appliquerait à une action de courte durée, se déroulant jusqu’à l’épuisement de son énergie et ne poursuivant d’autre but que son seul déroulement…

Mais le Trésor de la Langue Française ne semble pas déceler de distinction aussi absolue entre ces deux constructions. Il se contente de mentionner que l’on emploierait plus volontiers " à devant les verbes indiquant que l’action aura un développement (commencer à devenir, à s’alarmer, à comprendre) par opposition aux verbes n’indiquant qu’une simple durée" (commencer de dire, d’écrire, de voter). Les exemples suivants illustrent bien cette dichotomie : dans (1) et (2) l’indigent entame une action de longue haleine orientée vers une finalité, tandis que dans (3), l’action, brève, ne se comprend que d’une durée triviale :

(1) Cet ouvrier commence à parler.

(2) Cet émeutier commence à hurler.

(3) Nous sommes arrivés au moment où la police commençait de charger.

 

Mais les choses ne sont jamais aussi simples. La praxis du soulèvement, qui ne peut être qu’une praxis du surgissement, a pris des formes souvent déroutantes. Et même si commencer à paraît, dans les études savantes, dominer aujourd’hui la scène syntaxique, rien n’est plus beau qu’un régime inique qui commence de tomber… Quant à Henri Guaino qui manie la parole comme pas deux mais commence sérieusement à nous échauffer, s’il s’accorde volontiers à souligner complaisamment que, pour lui et pour la France, la Tunisie "c'est presque un problème de politique intérieure", conseillons-lui de mieux mesurer le sens des propos qu’il tient et de redouter que les jeunes français d’origine tunisienne, si maltraités chez nous, ne s’en souviennent et ne commence à imiter une de ces leçons dont les Tunisiens, désormais, ont le secret… --joël jégouzo--.

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18 janvier 2011 2 18 /01 /janvier /2011 09:06

achille.jpgCe livre est un monument.

Un monument d’intelligence, de critique et d’espoir.

Un essai qui ne se contente pas de synthétiser tout ce qui a été spéculé sur le sujet, mais, écrit par un penseur africain, ouvre, à l’Afrique comme au monde entier, des perspectives nouvelles.

Un texte qui propose, dans son commerce même, une nouvelle distribution du langage.

Un livre qui s’est emparé comme aucun autre avant lui, de cette opportunité qu’offrait la décolonisation, étouffée elle-même trop longtemps, de rompre avec la prétention occidentale à récapituler le langage "et les formes dans lesquelles l’événement humain pouvait surgir". Un essai enfin, qui rompt singulièrement le monopole que l’occident voulait exercer sur l’idée même du futur.

La décolonisation, qui parvient peut-être enfin seulement à son vrai avènement, aura en effet marqué pour Achille Mbembe un moment de bifurcation de l’histoire humaine vers d’innombrables futurs. Encore fallait-il attendre l’événement dans son franc surgissement, tant il était retenu, enfermé, cadenassé jusqu’à nos jours dans le mensonge des fausses libérations accordées à des peuples maintenus sous des jougs toujours plus odieux, actualisant ce que fut la vérité de cette décolonisation programmée par l’Occident tout d’abord : une privatisation de la colonisation.

Et de ce point de vue, dans sa forme même, l’essai d’Achille Mbembe est véritablement jubilatoire, à s’enraciner pareillement dans un registre inhabituel, narratif et autobiographique, rompant avec tout ce qui existe dans le champ universitaire. Peut-être parce que, pour lui plus que pour aucun autre, la décolonisation prit l’allure d’une effraction avec soi-même.

Il fallait tourner le dos à l’Europe, la quitter pour entrevoir des chances de s’en sortir vraiment. Il fallait lui tourner le dos parce qu’autre chose arrivait : la communauté des décolonisés, une caravane en marche, universelle. En marche, c’est-à-dire portée par la praxis du soulèvement, du surgissement propre à renverser les vieux lieux de sujétion dont l’Europe souffre toujours, plus que jamais même, à commencer par la France, cet "occupant sans place" selon la très belle formule d’Achille Mbembe, en Afrique, dans le monde, aussi bien que dans sa propre histoire.

Renverser les vieux lieux de sujétion. Rien ne lui est paru plus urgent, rien ne devrait nous paraître plus urgent en France même ! Et les questions prodigieuses que se pose l’immense continent afro-musulman, sur le seuil de démarrer une nouvelle aventure humaine, devraient nous alerter sur nos propres capacités à changer quoi que ce soit au destin tragique qui s’énonce entre nos mains.

"La nuit du monde reste à penser comme un destin qui nous advient en deçà du pessimisme et de l’optimisme."  (Heidegger)

Mais quels savoirs sauraient inaugurer ces lendemains dont nous ne pouvons pas faire l’économie ?

C’est cette question que l’auteur installe avant tout : le vieux savoir humaniste européen peut-il encore être d’une quelconque utilité ? La question paraît excessive. Elle ne l’est pas tant que cela : nos vieilles philosophies sont peut-être à jeter aux orties. Il faudra reconstruire demain un sujet post-colonial, et pas uniquement en Afrique. Et pour le construire, nous ne nous en sortirons pas avec la convocation maniaque du seul humanisme européen. Dépasser Descartes, combler les trous de la ration gréco-latine, s’arracher au bourbier des Lumières françaises, tout un programme que l’Europe est loin d’être certain de pouvoir tenir, intellectuellement…

Mais certes, Achille Mbembe n’est pas naïf au point de penser que les conditions économiques, politiques et sociales ne pèseraient d’aucun poids sur cette aventure à reconstruire. C’est la grande force de ce livre que de tenir les deux bouts de la corde raide où nous devons avancer.

Il faut évidemment, dans cette Afrique "composée en majorité de passants potentiels", et pour que la démocratie s’enracine, qu’elle soit portée par des forces sociales et culturelles organisées, des institutions, des réseaux. Et certes, la brutalité des contraintes économiques qui pèsent sur l’Afrique, jetant dans ses immenses terres des millions d’être dont l’arrivée sur la scène politique ne peut que relever du tumulte, brutalité qui est notre fait, faut-il le rappeler, n’incite pas à l’optimisme. Le capitalisme, tel qu’il fonctionne dans le monde, a produit en Afrique des millions d’êtres-en-trop, selon l’expression forte d’Achille Mbembe, qui n’est pas sans rappeler celle d’un Tourguéniev cherchant à comprendre la place que les intellectuels nihilistes pouvaient prendre dans la Russie pré-révolutionnaire.

Extraction – Prédation, ce cercle sans fin doit prendre fin. Pour que le bidonville, qui est devenu le lieu névralgique de ces nouvelles formes de sécession sans révolution, d’affrontements combinant les éléments de la lutte des classes, de la lutte des races, des millénarismes religieux et où se tisse le lien funèbre entre la vie et la terreur, n’advienne pas comme destin de l’Afrique.

Alors, pour le demi siècle qui vient, Achille Mbembe en appelle aux intellectuels, pour qu’ils assument enfin leur rôle, qui sera d’aider à constituer ces forces sociales par le bas et d’internationaliser la question du sort de l’Afrique, noire et musulmane. Et cela ne pourra se faire que par la prise en compte de la multiplicité des langues, des ethnies, des cultures, des populations. C’est à cette grande coalition morale qu’Achille Mbembe en appelle, une coalition qui se ferait jour en dehors des Etats, toujours prompts à servir l’oppression, quitte à se prendre les pieds dans le tapis de l’Histoire, comme on l’a vu faire récemment du gouvernement français face aux événements en Tunisie… --joël  jégouzo --.

 

Sortir de la grande nuit : Essai sur l'Afrique décolonisée, Achille Mbembe, éd. La Découverte, coll. Cahiers Libres, octobre 2010, 244 pages, 17 euros, ean : 978-2707166708.

Achille Mbembe est professeur d'histoire et de sciences politiques à l'Université du Witwatersrand (Johannesbourg, Afrique du Sud). Chercheur au Witwatersrand Institute for Social and Economic Research (WISER), il enseigne également au département de français à Duke University (Etats-Unis). Il est notamment l'auteur de De la postcolonie. Essai sur l'imagination politique dans l'Afrique contemporaine (Karthala, 2000). 

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11 janvier 2011 2 11 /01 /janvier /2011 09:43

 

the new negroL’Occident s’était inventé un bel objet:  la pensée noire était au mieux une gnose doublée d’une raison orale hasardeuse, incapable d’organiser correctement le raisonnement sur le modèle de notre logique. Si elle avait produit des savoirs, ils émargeaient volontiers aux "recettes de bonnes femmes".

L’Occident… L’Europe disons plutôt, car malgré un système particulièrement injuste, les Etats-Unis ne purent empêcher que n’apparaissent très tôt dans leur histoire (et pour cause), le doute sur cette question. Les noirs américains furent de fait les premiers à rompre avec ce style de pensée, les premiers à analyser les représentations de l’Autre dans la culture dite occidentale.

Que l’on ne s’étonne pas alors que les penseurs africains aient massivement choisi ensuite de faire davantage confiance aux universités américaines que françaises pour avancer sur ce terrain !

Dès 1926, Locke publiait La tradition littéraire américaine et le nègre, un étude comparative montrant comment la littérature américaine s’était forgée la mission de dire l’âme nègre et ce qu’il en était advenu.

En France, le déni perdurait, héritage de l’époque des Lumières et de notre XIXème siècle rationalisant. Cuvier ne plaçait-il pas les africains au plus bas de l’échelle dans sa naturalisation de l’humanité ? Auguste Comte ne fit pas mieux dans ses cours de philosophie politique, écartant de ses préoccupations cette humanité noire décidément arriérée.

Par la suite, des études africanistes virent certes le jour en France, mais pour aborder l’âme africaine dans son pseudo caractère juvénile.

Des œuvres furent pourtant publiées, de penseurs africains, comme cette première ontologie noire de Placide Tempels, étudiant la philosophie Bantoue comme ontologie des forces qui animent le vivant. Lue avec condescendance, elle ne franchit guère le seuil de l’estime cultivée. Au sortir de la dernière guerre mondiale, Kwane Nkrumah publia sa thèse sur les sociétés dites primitives. L’auteur, futur chef d’état du Ghana, ne put, pour ces raisons, poursuivre sa réflexion. Puis Alexis Kagame publia en 1956 sa thèse sur la philosophie bantoue-rwandaise de l’être. On ne vit là rien qui pût révolutionner la pensée contemporaine…

Ces travaux en outre, satisfaisant notre goût du livre tout comme notre système conceptuel, renforcèrent l’idée que décidément, la civilisation occidentale de l’écrit était supérieure à tout. L’imprimé, tel qu’il s’affirmait chez nous, inférait une belle arrogance – tout en congédiant du reste abusivement l’Afrique de cet espace. L’écrit donc, prétendait-on, autorisait non seulement de développer une norme en dehors de la coutume orale, mais de ce fait, permettait de stabiliser cette norme, contrairement à ce qu’il en advenait dans la culture orale, soumise à davantage de fluctuations et de pertes. La culture de l’imprimé parvenait ainsi à édifier un style cognitif dit cumulatif, l’autre n’accumulant rien, ou très peu…

C’était oublier d’une part que la raison orale était parvenue à stabiliser les savoirs et leurs contenus par le détour des arts de la mémoire, en particulier dans ce moment de la rhétorique latine dont nous avons héritée, et oublier d’autre part que Socrate avait lui-même condamné avec virulence les illusions de l’écrit, qui nous offre une bien commode mais fourbe image de l’accumulation du savoir : l’écrit n’encode en réalité que les savoirs qui se prêtent à la forme de son système, et ce faisant, schématise ces savoirs en mettant en place un code tel qu’il neutralise au fond plus qu’il ne permet. Le singulier propos du sociologue allemand Niklas Luhmann, selon lequel toute science n’est que la description de son auto-définition, devrait ici inciter à plus de retenue quant à notre triomphalisme… Car avec l’écrit, un système de pensée se met en place, qui structure la manière dont le savoir peut se déployer et les horizons qu’il peut atteindre. Il n’est que de lire Thucydide pour comprendre comment l’Histoire comme science a fonctionné à travers les âges, écartant de son périmètre tout ce qui n’y entrait pas ou mal, à savoir l’innombrable dans cette focalisation sur l’imprimé excluant de son champ, jusqu’il y a peu, ce qui justement ne relevait pas de cette trace écrite, sinon rédigée -voire entre autres la très belle étude de Alain Corbin sur Les cloches de la terre, ouvrant le champ à l’histoire immatérielle. --joël jégouzo--.

 

The New Negro: An Interpretation, Alain L. Locke, New York: Albert and Charles Boni, 1925.

Race Contacts and Interracial Relations: Lectures of the Theory and Practice of Race, Washington, D.C.: Howard University Press, 1916. Reprinted & edited by Jeffery C. Stewart. Washington: Howard University Press, 1992.

Les cloches de la terre, de Alain Corbin, Broché: 356 pages Editeur : Flammarion (18 avril 2000) Coll. Champs Histoire, ISBN-13: 978-2080814531.

http://joel.jegouzo.over-blog.com/article-31744958.html

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