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19 septembre 2009 6 19 /09 /septembre /2009 17:04

Walter Benjamin a 40 ans. L’Allemagne sera bientôt nazie. En cet été 32, ce dont il se soucie n’est déjà plus.
Son initiation à la ville prend des allures de cauchemar. L’histoire ne paraît plus s’offrir que sous les traits de la catastrophe, amoncelant déjà ses ruines. Vaincus, humiliés, offensés, rejoignent dans la nostalgie du Berlin de son enfance, la révolte posthume du gamin qui parcourait émerveillé ses rues énigmatiques. Qu’inscrire aujourd’hui dans ce grand labyrinthe d’expériences sensibles dont il note, amer, qu’il n’est "aucun document de culture qui ne soit aussi un document de barbarie"?

Quel livre étrange, publié sous pseudonyme, tout à la fois mélancolique et désabusé, rageur et sagace. Quel livre étrange, qui ne cesse d’annoncer la fin du livre, voire d’en appeler à l’abandon de son "geste universel et prétentieux". Exhorte moins amère que l’on imagine et sans doute pas entièrement motivée par le refus que sa thèse vient d’essuyer, ni par la conscience qui se fait jour en lui, du rapide effondrement des valeurs humanistes. Car si les formes nouvelles de l’écrit, la publicité en particulier, paraît à ses yeux imposer des formes narratives plus étriquées qu’elles en ont l’air, Benjamin est loin de les condamner. La vraie activité intellectuelle ne se déroule-t-elle pas désormais hors des cadres littéraires traditionnels? S’en persuadant, Benjamin formule un concept du livre comme quartier à parcourir, qui stigmatise l’utopique totalisation universitaire. La fin du livre n’est pas la fin de la pensée, mais celle d’un certain rapport élitiste au livre et à la pensée. Benjamin, de fait, s’exerce à saisir le sens dans une relation plus amusée au monde, ce grand producteur insensé de raisons, pour débusquer les choses de l’esprit là où on ne voulait pas les attendre – il y a déjà tout Barthes là-dedans, ses Mythologies en particulier. Sens unique emprunte ainsi beaucoup à cette culture du slogan qui déferle sur le monde – bientôt pour le pire au demeurant : on connaît le goût nazi pour cette communication de parade qui fera aussi la fortune des classes politiques à venir.joël jégouzo--.

 

Sens unique, Walter Benjamin, précédé de Enfance Berlinoise, traduit de l’allemand et préfacé par Jean Lacoste, éd. Maurice Nadeau, 192p., mars 2001, EAN : 9782862310770

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17 septembre 2009 4 17 /09 /septembre /2009 12:51
Shoshana Felman signe dans ce numéro une magistrale étude intitulée : «Silence de Walter Benjamin». Une tentative qui n’est pas sans rappeler celle du Goldmann du Dieu caché. De même que nul n’avait songé à fournir l’explication philosophique  de la forme fragmentaire du texte pascalien, avant Goldmann, S. Felman tente de nous éclairer sur les significations existentielles et philosophiques du silence benjaminien. Deux textes sont ici lus avec attention :
Le narrateur et Thèses sur la philosophie de l’histoire. L’orientation de cette lecture propose de ne pas considérer Benjamin comme le philosophe abstrait de la culture, mais le narrateur des guerres du XXè siècle.
Qu’est-ce qui, dans ce siècle, peut expliquer que la narration ait perdu son sens ?
Ces guerres, précisément. Benjamin non seulement nous l’explique, mais forge les outils conceptuels nous en restituant la signification profonde. Cette étude va toutefois au delà et réfléchit sur la stratégie narrative de l’explication benjaminienne. Il s’agit de comprendre comment cette idée de la perte de la narration est biographiquement datée dans sa vie et le sens qu'elle y composa. L’articulation elliptique de sa pensée se voit alors révélée avec force, l’analyse explicitant le surcroît de sens emprisonné dans les silences du grand philosophe. Benjamin reviendra des années plus tard sur leur événement fondateur, pour lui accorder cette fois une expression théorique. Formulant sa théorie de l’Histoire comme trauma, il est intéressant de l'adosser à ce qu'un Marc Bloch énonçait autrement : "l’Histoire, c'est la dimension du sens que nous sommes",affirmait ce dernier. Là où Benjamin développait une conception pessimiste de l'Histoire, Bloch répondait par un volontarisme exigeant, encourageant chacun, fût-il le plus obscur acteur de cette Histoire, à prendre ses responsabilités devant elle.
joël jégouzo--.

Les temps modernes, novembre/décembre 1999, n°606
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16 septembre 2009 3 16 /09 /septembre /2009 13:35

Aucune société humaine ne peut faire l’économie d’une relation à l’idée d’une société meilleure… Tout se passe ainsi comme si le social était secrètement travaillé par un rêve, comme s’il existait une nécessité fondatrice de l’utopie.
Mais qu’est-elle, cette nécessité ? Un mauvais Infini ? Ou l’expression de cette clarté vaporeuse dans laquelle l’homme se révèle à lui-même ?

Dans cet ouvrage savant mais d’une lecture aisée, Miguel Abensour tente de croiser les leçons de Thomas More et de Walter Benjamin pour percer les vertus de l’utopie.
Proche parente de l’héroïsme de l’Esprit, ne se donne-t-elle pas pour tâche de repérer les points aveugles de l’émancipation moderne ?

Des deux volets que comprend l’étude, le plus tonifiant est sans conteste celui qui porte sur la réception de L’Utopie de Thomas More dans le monde occidental. Pendant des siècles, la critique l’a comprise comme un projet de société. Tel Kautsky tenant More pour le précurseur du socialisme. Ou les théologiens chrétiens y décelant un retour à une société païenne vertueuse, proche, dans ses valeurs, de l’idéal social chrétien. Au point que le catholicisme social du XIXème siècle, l’a relue comme l’expression d’un conflit entre le capitalisme naissant et les valeurs communautaires chrétiennes, pour en appeler au retour du sens de la communauté médiévale.

S’appuyant sur la pensée de Léo Strauss (contestée, certes), Abensour tente d’en restituer la vraie nature. Posant la question de l’écriture comme séminale, il en dégage la valeur propre : L’Utopie n’est pas politique dans ce qu’elle dit, mais dans la manière dont elle le dit. C’est-à-dire dans l’effectuation de ce dire : la ruse de la raison devenant l’instrument par lequel l’individu accède désormais à sa liberté. Le problème étant, aujourd’hui, de savoir si le raisonnable n’occuperait pas cette place dévolue jadis à la raison. Le manque de souffle de l’histoire nous conduisant ainsi à faire malgré nous l’expérience d’un monde sans utopie.--joël jégouzo--.

 

L’Utopie de Thomas More à Walter Benjamin, Miguel Abensour, éd. Sens et Tonka, coll. 10/vingt, , 1er trimestre 2000, 212p. - réédité en 2009 chez le même éditeur, EAN : 9782845341876

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11 septembre 2009 5 11 /09 /septembre /2009 07:47
Seul l’espace mondial où se déploient la diversité des identités autorise la formation et l’expression des différences.

L’essai de Jean-Loup Amselle est un livre fort – et fort agréable à lire par les temps qui courent.
Un ouvrage ouvrant puissamment la réflexion pour tracer de nouveaux horizons au contexte d'énonciation des identités culturelles.
Tout à la fois enquête de terrain, réflexion d’un anthropologue sur les fondements de sa science, il dépasse de beaucoup son cadre intellectuel pour informer tout autant la réflexion politique (qui en a grandement besoin dirait-on) que culturelle.
Sans doute parce qu’en lui s’affirme une volonté programmatique.
En filant en effet une métaphore nouvelle pour parler des cultures, il ne cherche rien moins qu’à nous aider à construire une vision neuve de l’avenir des différences culturelles à l’époque de la mondialisation.
Et nous arrache à l’image d’un monde qui serait le produit de «mélanges» de cultures, vues chacune comme un univers étanche, clos sur lui-même et séparé des autres.
Là où, d’ordinaire, la métaphore du métissage maintient notre vision des cultures dans une dimension racialiste, Amselle affirme l’idée radicale d’une co-présence originaire des différentes cultures. Et postule l’idée salvatrice de l’ouverture en réalité originelle à l’autre de toute culture. Ce faisant, il construit rien moins qu’une interculturalité à l'intérieur de laquelle chaque culture inscrit son domaine de définition. Pas de cultures sans Culture, et inversement. Amselle ne cesse de dénoncer cette situation de guerre larvée entre les cultures dans laquelle nous nous trouvons. Et, encore une fois, combattant avec force l’idée d’une pureté originaire des cultures, il montre en quoi l’universalisme est le moyen privilégié d’expression des différences culturelles.
joël jégouzo--.

Branchements, Anthropologie de l’universalité des cultures de Jean-Loup Amselle, éd. Flammarion, janvier 2001, 266p, , ISBN : 2082125475
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25 juin 2009 4 25 /06 /juin /2009 14:51

Au moment où Frédéric Mitterrand prend ses fonctions, voici un ouvrage qu’il serait bon de relire et de discuter, bien qu’écrit il y a plus d’une dizaine d’années… Mais l’auteur fut directeur du Patrimoine de 1993 à 1997. Un bon poste d'observation pour témoigner du gouvernement de la culture.

De fait, ce livre propose une minutieuse analyse du messianisme culturel français tel que Jack Lang en fit la promotion. Méfiant à l'égard de la société civile, l'Etat "sut" faire le bonheur de son peuple contre lui-même, en lui imposant un devoir de culture tout de même problématique.

L'auteur est en outre imbattable sur la description du fonctionnement du Ministère en question. Techniques de maquillage budgétaire, versements en trompe l'œil, gel des crédits et coupes sombres, il n'est pas une ligne comptable qui n'échappe à son regard. L'Etat des lieux, l'esprit de la rue de Valois, tout cela nous est rapporté avec une malignité jubilatoire.

Une critique néanmoins par trop mesurée et sans véritable solution. Qu'il faille par exemple défiscaliser la culture pour en assurer l'essor paraît de bon sens. Qu'il faille en outre le faire avant d'entamer un quelconque retrait de l'Etat, est une évidence – d’autant que ce retrait a déjà commencé. Mais sur la redéfinition des missions de ce dernier, l'auteur se révèle inquiétant. Les termes de son propos ne sont d'ailleurs pas sans rappeler la fâcheuse polémique instruite par Marc Fumaroli contre les avant-gardes…

Il est en particulier douteux de penser que la décentralisation enrichirait les critères de l'appréciation artistique. Même s’il est permis d’entendre que cette décentralisation aurait dû être une chance pour l’essor de la création française et la visibilité de ses différences, au lieu que l’on ait eu, au niveau des centres d’art contemporains par exemple, des dizaines de fois la même collection, avec pour seule modération que les dotations n’étant pas égales, certains proposaient une vision au rabais des mêmes acteurs de l’art…

Et pour ce qui concerne la littérature, il est affligeant de constater que, par exemple toujours, ait pu surgir en Corse contre vents et marées une littérature noire particulièrement inventive, alors qu’aucune structure étatique ne lui venait en aide (bien qu’il s’agisse de leur mission officielle), les Corses ayant dû s’en remettre au travail militant de quelques acteurs éditoriaux particulièrement audacieux, quand dans le même temps les structures culturelles de l’Etat ne faisaient qu’assister une littérature déjà installée dans le paysage culturel français et qui n’avait guère besoin de l’être (voir : www.k-libre.fr dossier à paraître et lectures corses, J.-P. Santini et J.P. Ceccaldi).

Paradoxale remarque, il est vrai, qui peinerait à juger troublante l’opposition que l’auteur construit entre l'art régionaliste et l'art international. Mais… Pour reprendre l’exemple de la littérature policière corse : elle n’est en rien « régionaliste », même si elle se crée en région - et c’est là toute la différence. En conséquence, il est plus dommageable encore de voir surgir sous la plume de notre auteur un émouvant appel au renouveau de la culture française, qui passerait par l'essor des "petits porteurs de culture". « Petits porteurs », soit dit en passant, qu’il éprouve beaucoup de difficulté à décrire… Et puis, qu’entendre dans une pareille expression ? Que les « petits » éditeurs corses seraient porteurs d’une culture touchante mais somme toute peu à même de converser avec le monde dans sa diversité et son ambition ?

La culture d’Etat qui s’est imposée sous Jack Lang ne fut pas toujours novatrice – ni convaincante. Pour autant, doit-on penser que le renouvellement de la culture ne peut passer que par l’émergence d’acteurs non institutionnels ? Blogs et réseaux témoignent avec force de l’émergence d’un renouveau culturel qui se cherche, s’invente, balbutie encore. Il me semble néanmoins que le premier enjeu sera celui de l'essor de structures d’écho capables de restituer la vitalité de ce renouveau dans toute son étendue – au lieu que la presse nationale s’enferme dans un clientélisme douteux.

Aujourd’hui émiettées, morcelées, atomisées, campant sur la déception de médias stipendiés, ces structures en friche sont une chance pour la création, en même temps que son écueil - à tout le moins la traduction d’une vitalité réelle, et d’une attente qui ne cesse de se creuser dans l’espace de la création contemporaine.

Attendons donc les premiers gestes du gouvernement de la culture selon Frédéric Mitterrand. La fonction est politique, en plus d’être culturelle. Restent en mémoire les Lettres d’amour en Somalie du présent Ministre : l'espoir d'une volonté politique qui pourrait ne pas vouloir décevoir. --Joël Jégouzo--

 

Le gouvernement de la culture, de Maryvonne de Saint Pulgent, sept. 1999, Gallimard, coll. Le Débat, 378 pages, ISBN-13: 978-2070751907, 24 euros.

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23 juin 2009 2 23 /06 /juin /2009 14:52

Barbiche taillée à l’impériale, longues et fines moustaches, redingote noire, chapeau haut-de-forme… Pas même lugubre dans son uniforme de bourreau, quelle pouvait être la personnalité de celui que l’on nommait "Monsieur de Paris", L’Exécuteur en chef des arrêts criminels ?
C’est l’énigme qu’essaie de déchiffrer l’auteur, celle de l’homme en charge de la plus sale besogne de la République : le service de la guillotine. Besogne vécue si honteusement par les magistrats et le personnel de cette République, que la charge qui lui était dévolue s’inscrivit finalement davantage dans l’espace domestique que dans celui du droit républicain. L’Etat abandonna en effet l’office à la famille Deibler, où l'on devint Exécuteur de père en fils, s’employant, de père en fils, à peaufiner la tradition et perfectionner l’acte de tuer et sa machinerie.
Minutie, exactitude. La précision du geste définit par Anatole, le dernier rejeton de la saga, fut telle que la presse le loua unanimement pour son efficacité et l’exhibition qu’il offrait.
Il n’était pas facile, pourtant, d’exécuter sous les feux de cette presse parisienne, toujours prompte à condamner la maladresse ou, au contraire, la précipitation qui risque de gâcher le spectacle.
On apprend donc beaucoup à la lecture de ce livre. Qui agace aussi, à prendre un ton si dérisoirement romanesque. Tout comme irrite le choix de cet angle facile de la vocation contrariée, pour nous rendre Anatole sympathique. Il aurait été plus convaincant de réfléchir au trait le plus surprenant du personnage : cet homme était pourvu d’une sensibilité «avant-gardiste» ! Et ce n’est pas la moindre des surprises que de le découvrir passionné de phonographe et d’automobile ! Un homme de notre temps en somme. Inquiétant. -- joël jégouzo --.

Anatole Deibler l’homme qui trancha 400 têtes, de Gérard A. Jaeger, Kiron Editions du Félin, août 2001, 294p, ISBN-13: 978-2866454081, 9 euros.

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18 juin 2009 4 18 /06 /juin /2009 09:43

Par l’enfant terrible de la sociologie américaine, ancien camionneur devenu professeur de sociologie urbaine à l’Université de la Californie du Sud, intellectuel atypique de la gauche américaine, auteur de nombreux ouvrages dont celui sur les Génocides tropicaux (La Découverte, 2006).
City of Quartz reçut le prix de la meilleure publication scientifique de l’Association Américaine des Sciences Sociales, en 1990 (Best Book Award, American Social Science). Mike Davis passe désormais pour être l’un des classiques de la sociologie urbaine. Ce qui n’est pas le moindre paradoxe d’un ouvrage qui prend à contre-pied autant les thèses socialisantes que néo-libérales.
Inclassable, City of Quartz se signale surtout par sa méthode. Los Angeles, la ville qui défie toutes les écoles de pensées, que les intellectuels américains adorent détester, ne pouvait offrir moins.
Partant de son urbanisme, Mike Davis reconstruit toute la problématique de ses élites, politiques, économiques, intellectuelles, pour la transcender en une vision capable de saisir les tendances lourdes de la société américaine, voire celles de cet extrême occident où s’agite déjà notre futur.
Entre analyse sociologique, approche historique, économique, culturelle et écologique, versant volontiers dans l’écriture autobiographique, l’étude se lit comme un roman. Mike Davis n’a d’ailleurs pas hésité à puiser ses schèmes de pensée dans les romans noirs d’Ellroy, pour comprendre comment fonctionnait l’imaginaire de Los Angeles. Avec son réseau d’autoroutes traversant le cœur urbain et de rocades enchevêtrées à n’en plus finir, L.A. parlait naturellement le langage du mouvement et de la chimère littéraire. C’est cette créativité que Davis nous restitue, n’échappant pas lui-même à l’emprise du mythe. C’est que la success story de L.A. se nourrit autant de la désinvolture des Beach Boys que de l’esthétique du désastre de Blade Runner. Au point que toute critique sociale de L.A. participe du rêve californien. Rêve dont on connaît pourtant les versants antisociaux, comme celui de l’inexorable privatisation de l’espace public.
Mais, cliché européen d’un modèle urbain factice, à ceux qui, depuis Adorno, voulaient voir en elle l’agonie de l’Europe des Lumières, L.A. a répondu par une inventivité débridée et le déploiement sans précédent de l’art cinématographique et de la littérature.
… Ou de la pensée, comme c’est le cas avec cette étude. Superbe synthèse de la tradition de l'école de Chicago et des théories critiques européennes. L’œuvre est aussi inclassable que ne l’était Paris, capitale du XIXe siècle de Walter Benjamin.
Inclassable et féconde : Davis y invente par exemple une approche écologiste novatrice. On lira en particulier avec attention son analyse de la révolution des nimbies ("pas sur ma pelouse !"), cet écologisme anti-croissance, anti-embouteillage, anti-centres commerciaux, motivé par de pures spéculations immobilières et une idéologie des plus réactionnaires, comme on disait naguère chez nous. L’écologie à son stade infantile en quelque sorte, bien avant qu’Europe Ecologie n’en redessine le sens, en dresse l’inventaire politique et ne lui assigne des fins idéologiques plus nobles. -- Joël Jégouzo --


City of Quartz, Los Angeles, capitale du futur, Mike Davis, traduit de l’anglais par Michel Dartevelle et Marc Saint-Upéry, éd. La découverte, 1997, 392p, La Découverte/Poche, mai 2006, 13 euros, ISBN-13: 978-2707149565

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8 juin 2009 1 08 /06 /juin /2009 08:44
Inventé en 1874, et bien qu'expression malingre du génie mécanique, le barbelé a conservé jusqu’à aujourd’hui sa redoutable efficacité pour délimiter les espaces.
De la prairie américaine où son brevet fut déposé, aux camps de concentration, en passant par les tranchées de 14-18, Olivier Razac en étudie l'histoire avec une autorité tout à fait sûre.
Dans la lignée du Foucault analysant la montée en puissance du biopolitique dans les sociétés démocratiques, en particulier dans le nouveau clivage qu’elles tracent entre l’idéal d’un «peuple» encore politisé et sa dégradation en «populations» de plus en plus enfermées dans leur destin biologique, ou dans celle d'Agamben prolongeant cette réflexion, il nous offre une leçon de philosophie de l'histoire très convaincante - outre que l’étude explore avec une acuité parfaitement épouvantable l’invention des fameuses torsades biseautées et de leur nécessité.



La guerre du barbelé marqua tout d'abord la fin d'une civilisation : celle des Indiens d'Amérique. En découpant, fermant, individualisant l'espace, le barbelé brisa la structure communautaire de la société indienne. En 14-18 on le vit s'inscrire dans une esthétique du désastre, comme composante symbolique essentielle d'un cauchemar peuplé de cadavres désarticulés. Avec le camp de concentration, le symbole s'accomplit, semble-t-il, dans sa plénitude, permettant d'identifier durablement le paysage concentrationnaire. Révélateur puissant de son dessein caché, le barbelé avouait alors enfin la finalité de sa raison d’être : séparer l'humain de celui à qui on ne veut plus reconnaître d’humanité. Le barbelé congédie ainsi vers un extérieur « antique » des franges entières de populations « déshumanisées », ouvrant dans le même temps ce qu'il entoure sur un abîme. Opérateur actif entre ce qui doit vivre et ce qui doit mourir, il trace définitivement l'extérieur effroyable de ce que nous voulons retenir comme civilisation "nôtre".--Joël Jégouzo--



Histoire politique du barbelé : La Prairie, la tranchée, le camp, de Olivier Razac, éd. La Fabrique, avril 2000, 111p, ISBN-10: 2913372066, ISBN-13: 978-2913372061
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8 juin 2009 1 08 /06 /juin /2009 07:58

« Et je n’ai plus d’autre désir dans le cœur que le carnage, le sang et le gémissement des guerriers. » (Αχιλλευς, L’Iliade, chant XIX)




Mordre, tuer. Achille, figure de la pure terreur, le plus effrayant des hommes. Achille, chien féroce muré dans sa furie. Chien aux crocs acérés, fauteur de désastre, bête furieuse ignorant toute limite.
Seul et faisant toujours face, Achille suscite l’effroi. Il sait que sa rage, à elle seule, peut renverser le cours de toute bataille, de tout destin.
Corps pourfendus traversés de lances, os brisés, cervelles épandues, le sang coule à gros bouillon. Son animalité ne connaît aucun frein.
Là, ce jeune guerrier vaincu s’avance, s’agenouille devant lui. Achille pose sur lui un regard froid. Puis il lève son épée lui perce le foie le lui arrache de ses propres mains le jette au sol et le piétine.
Achille, feu dévastateur embrasant la plaine, poursuit impitoyablement ses ennemis avant de les abattre l’un après l’autre.
Et la terre ruisselle de leur sang et les eaux du Scamandre se chargent de leurs cadavres.
Achille, l’ange exterminateur, lève à bout de bras le corps du fils de Priam et le jette dans le fleuve : « Va nourrir les poissons, qu’ils se régalent de ton sang ! »

A quoi touche cette fureur dont il ne se lasse pas ?

Les Troyens venaient de fuir pour se réfugier, harassés de fatigue et pleins d’effroi, derrière les remparts de leur ville. Hector était seul devant la porte de Scée. Achille marchait déjà sur lui. Il allongeait le pas, s’élançait comme un cheval au devant du Troyen. Le vieux Priam l’aperçut, semblable à l’astre qu'on appelle le Chien d'Orion. Achille resplendissait. Le vieillard gémit, supplia son fils resté seul au-dehors : « Hector, mon enfant, entre dans nos murs. N’est-ce point assez : mes autres enfants abattus dans cette terrible hécatombe ? Les chiens qui rôdent vont te déchirer. Connais-tu seulement la fureur d’Achille ? Mort, tu ne pourras même pas rester étendu dans ta forme gisante. Mon fils, quand les chiens outragent les parties d’un homme égorgé, il n’y a plus rien de généreux pour les misérables mortels que nous sommes. »
Priam s’arrachait les cheveux sans parvenir à convaincre Hector. Sa mère se lamentait aussi. Contre une saillie du rempart, Hector avait appuyé son bouclier.
Il s’exclama : « Malheur à moi, je ne peux refuser le combat. »

Achille s’approchait. Son armure réfléchissait le feu du soleil. Hector tremblait d’effroi. Il n’osa plus l’attendre et se mit à courir. Achille s’élança alors comme l'aigle des montagnes, décrivant de larges cercles autour de la course d’Hector, prêt à fondre sur lui.
Devant le figuier battu de vents, ils s’élancèrent tous deux sur la route des chars. Du mur d’enceinte, la ville suivait leur course. Ils atteignirent les deux fontaines d’où jaillissent les sources du Scamandre. L’une coule brûlante, l’autre froide comme le torrent. Près des sources, il y avait de larges bassins en pierre où les troyennes venaient laver leur linge. Ils passèrent devant en haletant. Trois fois ils coururent autour de la ville.
Comme dans les bois un chien chasse le faon d’une biche, Achille ne quittait plus sa proie des yeux. Chaque fois qu’Hector tentait d’ouvrir une brèche vers la plaine, Achille le rabattait vers la muraille. Quand, pour la quatrième fois, ils arrivèrent aux fontaines, Hector s’arrêta et fit face. Frémissant mais droit, il en avait assez et voulait combattre.

Ils marchèrent l’un sur l’autre. Hector s’adressa à son ennemi : « Je ne te fuirai plus, fils de Pélée. Je te combattrai à mort. Sache fier guerrier, que je ne te mutilerai pas si je suis ton vainqueur ; et après avoir dépouillé ton cadavre de ses armes, je te promets de le rendre aux tiens. Je t’en prie, fais de même pour moi. »

Achille le toisa : « Ne viens pas me parler ici d’accord ! Entre le lion et les hommes, il ne peut exister de serment. Ne songeons qu’à nous détruire, Hector. Il te faudra être dur dans tes coups si tu veux ce que tu annonces. Il ne te faudra songer qu’à cela. Alors ne supplie pas, chien ! Puissent mon cœur me pousser à dévorer ta chair crue! »

Achille lança son javelot sur Hector, qui l’évita. Hector s’élança à son tour, sa lance pointée vers la poitrine d’Achille. Il y eut un choc brutal, mais l’arme d’Hector ne perça point le flanc de son ennemi. Bloquée par le glaive d’Achille, elle tomba à terre. Hector tira le sien, frappa le bouclier de son adversaire, mais ce dernier, se ramassant sur lui-même, se rua sur lui et fit entrer sa lame dans sa gorge. Hector s’abattit dans la poussière.
« Toi !, hurla Achille, les chiens te déchireront ! »

Achille dépouilla le cadavre, lui perça les tendons des pieds, y attacha des courroies qu’il lia à son char. Puis il y prit place et fouetta ses chevaux. Le cadavre encore chaud d’Hector soulevait la poussière derrière lui. La chevelure déchirée, sa tête n’était que bouillie. Des murailles une clameur monta. La mère d’Hector poussa un grand cri, Priam gémit. La femme d’Hector, alertée par ce tumulte, gravit précipitamment les marches du mur d’enceinte. Les chevaux traînaient le corps de son mari.

Dans quel abîme nous jette ta violence, Achille ?
De quelle disposition ta terreur est-elle le lieu ?
Que nous désigne-t-elle de nous-mêmes, dans cet affrontement qu’elle suppose, d’espèces que rien ne peut accorder ?
Une violence aussi pure, où donc pourrions-nous en assumer l’implacable vocation ?

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2 juin 2009 2 02 /06 /juin /2009 07:23
Du temps libre aux loisirs, de quelles valeurs ces espaces nouveaux ont-ils été l’enjeu ? Alain Corbin, avec le brio qu’on lui connaît, a réuni autour de lui des contributions passionnantes pour tenter de répondre à ces questions. Du désir d’aventure au divertissement de masse, c’est au fond tout un changement de civilisation que son étude embrasse. Dès 1850, Barnum invente le divertissement de masse, tandis que d’autres plantent déjà le décor du sport spectacle. Très vite, l’on redessine parcs et forêts pour répondre à ce besoin nouveau d’agrément qui se fait jour, ainsi du Bois de Boulogne en 1850. Une année passe et cette révolution se transporte à Londres, où s’ouvre le premier music-hall. Comment la Révolution industrielle a-t-elle réussi à imposer cette nouvelle distribution des temps sociaux ?
Orientée vers l’analyse historique, l’étude de Corbin ne se prive pas d’interroger notre rapport actuel à ce temps libre pour en appréhender les enjeux contemporains. Deux conceptions du loisir s’y affrontent : l’américaine et l’européenne. D’un côté, l’institution du loisir comme jeu, de l’autre sa moralisation. C’est qu’en France par exemple, la question du temps libre est longtemps restée associée aux luttes ouvrières. Reste aujourd’hui une troisième voie : celle de l’invention d’un style de vie propre à chaque individu, poussant à des formes inédites de construction de soi, où l’on comprend bien alors l’importance stratégique du temps libre. --Joël Jégouzo. --Ce texte fait référence à l'édition Poche.


L'avènement des loisirs, 1850-1960, de Alain Corbin et Julia Csergo, éd. Aubier Montaigne, nov. 98, 471 pages, ISBN-10: 2700722477, ISBN-13: 978-2700722475
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  • : "L'Histoire, c'est la dimension du sens que nous sommes" (Marc Bloch) -du sens que nous voulons être, et c'est à travailler à explorer et fonder ce sens que ce blog aspire.
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