RAISONNER EN AFRIQUE
Dans La pensée noire et l’Occident, Anthony Mangeon montre que l’on n’a accordé de pensée à l’Afrique que dans le cadre de sa confrontation avec la pensée européenne et par le détour de l’Antiquité grecque, construisant en retour un objet qui demeurait largement prisonnier de la bibliothèque coloniale, assujetti au postulat de l’unité civilisationnelle et émotionnelle du monde noir.
Si l’on a toutefois consenti tardivement qu’il ait pu exister des penseurs africains doués d’écriture, comme Yaqob (1599-1692), présenté comme le Descartes africain et dont les manuscrits se trouvent à la BNF (sous les cotes 215 à 234), cela n’a jamais été que pour rappeler qu’au fond, l’exercice de la pensée, en lui, s’est effectué dans nos catégories. Impossible, semble-t-il, de penser par exemple la question de l’être en dehors de la rationalité gréco-latine. Et la logique formelle vouée à l’examen du problème de l’idée, du problème du jugement et de celui du raisonnement, postulée identique à n’importe quelle culture humaine, n’a pu semble-t-il trouver sa pleine expression que dans nos catégories. Une autre manière d’aborder la philosophie est-elle donc possible ? Au terme de son examen critique, Anthony Mangeon en doute.
Plus près de nous, nombre d’auteurs africains ont essayé d’esquisser l’horizon de recherche qui aurait autorisé d’apporter une autre réponse à cette interrogation. Anthony Mangeon en passe en revue quelques uns. Mais de Mamoussé Diagne, le philosophe sénégalais travaillant sur les outils conceptuels mis en œuvre dans certaines manières africaines de penser le monde et réfléchissant sur les contraintes que de tels outils font peser sur la pensée, à Amadou Hampâté Bâ s’interrogeant sur l’exercice de la fonction auctoriale, en passant par la bibliothèque islamiste, récusée un peu rapidement comme néo-coloniale, ni Ousmane Kane, ni Souleymane Bachir ne trouvent grâce à ses yeux. Pas même la bibliothèque éthiopienne, constituée tout à la fois autour d’une langue africaine, le guèze, et restée ouverte aux écrits chrétiens coptes –reconnaissons au passage que l’ouverture à l’autre n’est guère notre fait…
Car au fond, pour Anthony Mangeon, aucun de ces penseurs n’est parvenu à invalider dans sa démonstration l'indexation incontournable sur la philosophie classique. Les pratiques de ces philosophes, commentées avec beaucoup de talent, s’organisant selon un rapport concurrentiel qui ne permet pas de sortir du cadre de notre philosophie classique. Curieux argument au demeurant, puisque ces philosophes s’étaient justement donné pour challenge d’énoncer dans notre langue ce qui ne s’y pense pas immédiatement, faisant ainsi porter leur effort sur un autre objet, à savoir celui des architectures conceptuelles et la validité de cet outillage pour recueillir des structures d’intellection autres. Cette incompréhension d’Anthony Mangeon, par parenthèse, n’est pas sans rappeler l’étonnement des chercheurs de Palo Alto travaillant avec des dauphins et finissant par découvrir que ces derniers collaboraient volontiers à leurs petits jeux benêts dans l’espoir d’être en retour "entendus" sur ce qu’ils avaient à échanger, eux, avec les hommes, délivrant au cours de ces jeux des signaux interprétés tout d’abord par nos chercheurs comme des réponses erronées aux problèmes posés…
De là à déduire que le verbe ne renvoie, dans sa puissance formalisante, qu’à notre seule rationalité, on le voit, il y a un gouffre que nombre d’entre nous ont comblé un peu rapidement. L’universalité conceptualisante, soumise à la pesée des particularismes linguistiques, nous réserve ainsi bien des surprises…
Dieu, l’être, le néant, le statut de la vérité, la philosophie même, tout cela qui nous revient en propre et dont nous pensons qu’il revient aussi au reste de l’humanité comme une injonction dont elle ne saurait se passer, ne nous revient au fond peut-être que faute de n’avoir su les formuler dans un langage (et une langue) non pas plus adéquate (il y a nécessairement une trop parfaite adéquation entre ces concepts et la langue qui les énonce), mais plus ouvert disons (ouvert à quoi ? Renvoyons ici provisoirement à Heidegger, entre autres).
Il n’y aurait donc, à nous en tenir à cette pure logique formelle, pas de pensée noire, pas de philosophie noire au sens d’un système cohérent différent du nôtre.
Mais comment parvient-on à une telle certitude ? Selon quelles catégories par exemple, comme s’en inquiète pertinemment Anthony Mangeon, classons-nous les informations qui nous permettent de construire une telle certitude ? Quel ordre avons-nous imposer aussi bien à l’expérience humaine, qui nous permette de ne penser sa validité qu’à l’intérieur de ces catégories ?
Prenant l’exemple du cogito de Descartes. Anthony Mangeon montre combien il ne résisterait pas à sa traduction dans de nombreuses langues africaines : Je suis, certes, mais où ?, demanderaient aussitôt les Bantous, qui ne peuvent concevoir à juste titre que l’ego puisse exister comme une entité spirituelle non spatialisée. Mais l’exemple choisit l’est en fait pour affirmer l’exemplarité de la démonstration cartésienne et surtout, son universalité : c’est la réflexivité du Je pense donc je suis qui fonde sa valeur, et cela, quelles que soient les langues qui le prononcent. Rien ne peut en réduire l’universalité.
L’idée de réflexivité, pourtant, pouvait s’exprimer autrement –et exprimer autre chose encore, de fait. A la manière déconcertante d’un Spinoza déjà, travaillant au corps la philosophie classique pour la dérouter. Si bien que la question qu’il faudrait ici réactualiser serait celle de savoir ce qu’est un système de cognition. Rien moins, en somme, qu’une théorie de la connaissance capable de valider un tel propos. Ou bien une théorie de la connaissance qui puisse s’ouvrir à d’autres structures du connaître, comme celle qui procède de l’association d’idées par contiguïté, qui était précisément pour un Frazer le modèle de la pensée magique africaine, disqualifiée parce qu’incapable d’enchaîner correctement les relations causales. Mais… Ce modèle de connaissance par contiguïté, force est de reconnaître que si nous avons rompu avec lui (et encore, voyez les réflexions de Wittgenstein sur les pseudos logiques en mathématique), il fut un temps au cœur même de la rhétorique latine, non seulement comme mode d’apprentissage des savoirs, mais structure même de la connaissance, l’exercice de la pensée à son travail et non une simple stratégie cognitive (mais ce serait déjà en soi une voie à défricher s’il n’en allait qu’ainsi). Frances Amélia Yates, dans son magnifique L’Art de la mémoire, en avait fait la splendide démonstration, encore qu’elle n’en ait pas tiré toutes les conséquences pour la pensée justement, en les appuyant par exemple sur la lecture de deux pages splendides de Foucault se lançant à lui-même des pistes de réflexions qu’il laissa malheureusement en train, au sujet justement d’une possible théorie de la connaissance (et à propos de la question du changement) qui aurait empruntée d’autres voies que celles balisées par la rationalité grecque. Rationalité en outre établie a posteriori comme unité de l’esprit grec, quand en réalité cette pensée articulait dans le même temps bien d’autres rationalités. Que dire également, à propos de ratio, de la rationalité religieuse, chrétienne par exemple, telle que construite par Saint Paul dans les catégories certes de la raison grecque, mais non dans la langue des philosophes mais celle des marchands, pour y faire entrer tout autre chose ? Que dire encore des pratiques qui eurent cours en occident, instruisant le Saint Esprit comme puissance d’unification de l’Esprit plutôt que la Raison ? Que dire toujours de la philosophie des romantiques allemands défiant les certitudes de la raison classique en plaçant cette fois l’Imagination comme puissance d’unification de l’Esprit ? Tout cela n’écorne-t-il pas sérieusement notre modèle de rationalité, la recommandant pour le moins à davantage de modestie ? Celle -de modestie-, justement, d’un Mamoussé Diagne examinant les outils conceptuels mis en œuvre dans la Raison orale et leurs contraintes cognitives, non pas encore pour formuler un nouveau paradigme de la pensée, mais balisant humblement des pistes qu’il faudrait tout simplement lui laisser le temps d’explorer. –joël jégouzo--.
La pensée noire et l’Occident – de la bibliothèque coloniale à Barack Obama, Anthony Mangeon, éd. Sulliver, coll. Essai, sept. 2010, 302 pages, 22 euros, ean : 978-2-35122-068-9.
L'Art de la mémoire, de Frances Amélia Yates, éd. Gallimard, Collection Bibliothèque des histoires, mai 1987, 432 pages, ISBN-13: 978-2070709823.
Critique de la raison orale : Les pratiques discursives en Afrique noire, Mamoussé Diagne, Préface de Bonaventure Mvé-Ondo, éd. Karthala, collection Tradition orale, janvier 2006, 600 pages, 32 euros, ISBN-13: 978-2845867185.
De la philosophie et des philosophes en Afrique noire , Mamoussé Diagne, éd. Karthala, collection Tradition orale, sep. 2006, 115 pages, 17 euros, ISBN-13: 978-2845867697.
MAMOUSSE DIAGNE est professeur à l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Il a soutenu une brillante thèse de Doctorat d’Etat que l’on édite aujourd’hui, en plusieurs volumes. Après "La critique de la raison orale", il vient de publier "De la philosophie et des philosophes en Afrique Noire".