
Jean-Loup Amselle intervient dans un débat qui n’est pas le sien, ou plutôt, qui n’est pas celui de sa discipline : l’anthropologie. Et ce faisant, il se couvre de ridicule, au mieux, car au pire, il émarge aux idéologies les plus douteuses, à défendre d’une part pareillement cette abstraction commode qu’est le modèle républicain français, aussi vide de sens public qu’il est abstrait, et prétendre d’autre part que ce modèle serait, le malheureux, assailli dans on sait trop bien quelle croisade il nous faudrait livrer, par un multiculturalisme anglo-saxon hérité des plus sombres agitations germaniques autour du concept de Kultur, associées à la désastreuse influence de la french theory sur les milieux universitaires américains…
Car que l’on prenne un peu la peine de lire les récentes études sur cette question si consensuelle du modèle républicain français, celles de nos députés par exemple, Gauche-Droite confondues, publiant un rapport aussitôt jeté dans les oubliettes de la République sur l’état des banlieues françaises pour affirmer, statistiques à l’appui, qu’elles sont devenues de véritables ghettos (ils emploient le mot !). Qu’on prenne la peine de lire l’étude récentes de chercheurs sur les cités, concluant à l’absence de ce modèle républicain entre les barres des immeubles non pas du fait de la volonté des jeunes qui y survivent, mais d’un Etat qui a décidé non seulement de se retirer de ces ghettos qu’il a construits, mais de les livrer à un vide effarant pour, n’en doutons plus, contempler à loisir leur chute infernale, et l’on mesurera alors ce que ces bonnes paroles républicaines apportent au débat !
Alors bien sûr, l’ouvrage ne se réduit pas à hurler avec les loups le désespoir de voir notre culture blanche si malmenée. Alors bien sûr, nous voulons bien imaginer avec Amselle que l’identité ne se déduit pas mais qu’elle se compile, encore faut-il l’analyser dans toute sa complexité, plutôt que de se contenter de déverser le vocabulaire des pétitions de principe à l’usage des étudiants de Khâgne… Une doxa forcenée en gros, où l’on croit s’en tirer avec la récitation du catéchisme intellectuel le plus convenu. Comme d’oser écrire des banalités du genre : c’est ce que l’on devient qui importe, pas ce que l’on est… Qu’il aille donc commenter son antienne dans les cités, où tout devenir est interdit.
De même, l’on veut bien applaudir des deux mains à la dénonciation d’une Gauche qui aura failli ces dernières décennies, en abandonnant les classes laborieuses aux discours les plus tragiques de la République.
Mais qu’on veuille nous expliquer que construire le lien social c’est passer à travers les aires culturelles, là, on attend encore en vain une explication qui ne soit pas un sermon. Car on veut bien ne pas enfermer les enfants de la diversité dans leur négritude, belle formule, et eux aussi, cher Amselle, le voudraient bien, encore faudrait-il que la République le veuille elle aussi !
Amselle croit par ailleurs s’en tirer en dénonçant les discours de l’actuel pouvoir, qui nous ressert ce vieux plat bien français au demeurant, de la race et de sa souche. Il peut bien dénoncer le fiasco du débat sur l’identité nationale, mais à mettre pareillement en avant sa dénonciation de la promotion d’un marché politique de l’ethnicisation, du marketing ethnique, de la création artificielle de la diversité, on attend toujours qu’il nous prouve l’efficacité symbolique de l’idée de Nation, dans un pays où son usage ne paraît réservé qu’aux français de souche…
Car Amselle oublie une chose : c’est que la question de l’identité est d’abord une question politique. Une question qui ne se pose que dans le cadre des remaniements identitaires en cours, sur lesquels il serait dangereux de ne jeter qu’un œil agacé.
Comment ne pas reconnaître en effet la nature intrinsèquement politique des phénomènes identitaires ? Comment ne pas reconnaître que ce qui se joue dans la question du lien social, c’est bien une construction politique qui met toujours en cause les rapports de domination du pouvoir ?
Comment ne pas comprendre que cette construction des identités passe par l’assignation à chacun d’une identité propre lui permettant d’être socialement reconnu, mais que cette assignation ne peut être tributaire que de la manière dont sont produits, autorisés et diffusés l’ensemble des référents identitaires ?
Comment ne pas comprendre qu’une société telle que la nôtre ne peut durer si les individus qui la composent ne trouvent pas le moyen de s’y repérer positivement ? C’est-à-dire dégager de leur expérience les supports de cohésions suffisants, comme le disent les chercheurs en sciences sociales. Allez dans les banlieues, étudier ces supports autorisés de cohésions suffisants ! Regardez comment la République y a façonné son désordre social. Partout ailleurs, dans les sociétés contemporaines, l’ordre social est tributaire du droit. Regardez comment la République française a sorti elle-même le droit des cités. Examinez-le simplement, dans les articulations les plus basiques de l’identification -nom, domicile, état civil-, appelez-vous Mohamed et travaillez votre parcours dans le neuf-trois.
Le vide laissé par la République a déchiré les individus. Alors Amselle peut bien invoquer l’idée de la Nation, mais depuis des décennies l’on sait pertinemment que la Nation n‘est pas, ne peut pas être le seul lieu d’identification, quand depuis des lustres des identités plus larges (l’Europe), plus étroites (la cité), la traversent légitimement. Quand depuis des lustres elle subit la concurrence des identités professionnelles, militantes, partisanes, associatives. Quand depuis des lustres l’identité fermée des pseudos républicains sévit comme la source la plus fumeuse du plus fumeux des malentendus !
L’identité enfin, n’est pas comme voudrait le croire Amselle, une donnée inaltérable. C’est, encore une fois, une construction sociale. Il faut le marteler : elle est le produit contingent d’une société qui ne cesse de se transformer. L’identité nationale ne peut pas être un patrimoine. Politique, elle s’invente dans les conflits qui traversent une société et ne peut ainsi qu’être problématique. Une stratégie de pouvoir, assurément, une ressource idéologique face à la soustraction républicaine dans les cités, non un argument d’autorité. Il n’y a pas de prêt-à-porter identitaire, de blouse d’écolier dont on forcerait tous les gamins de France à se parer ! Le socle identitaire est affaire de négociations, car l’identité ne peut être qu’un projet, bâti au terme de négociations qui ne peuvent pas ne pas poser la question du Pouvoir. --joël jégouzo--.
L’ethnicisation de la France, de Jean-Lou Amselle, éditions Lignes, août 2011, 144 pages, 14 euros, EAN : 9782355260803.
Existe-t-il de bonnes manières d’embrasser ? Avec ou sans bonnes raisons… Le baiser ne serait-il alors qu’affaire de sentiments ? Ou non ? Voici une bouche. Sa langue papille. C’est quoi, la magie du baiser ? Suave, frémissant, peut-on s’ennuyer d’embrasser ? Peut-on rater un baiser ?
Dans les couloirs du collège, ou du bureau, à la dérobée du couchant incendié, les langues dans le chaud giron de la bouche, combien de temps dure un baiser, combien de temps doit-il, peut-il durer ? Le matin, le soir, dans le froid utilitaire du revoir, prélude-t-il toujours à quelque rencontre dévorante ? Le baiser est-il affaire de maîtrise ou d’aventure ? Et s’il s’agit d’aventure, dans quel vulnérable nous installe-t-il ?
D’où vient donc qu’on embrasse ? Des civilisations l’ignoreraient-elles ? Par quel type de représentation du baiser chaque période de l’histoire humaine a-t-elle été scandée ? Des peuples l’auraient-ils refoulé du côté des pratiques exclusivement érotiques ?
"Qu’il me baise d’un baiser sur la bouche"… Le Cantique des cantiques, compilé quatre siècles avant notre ère, évoquait déjà cet envahissement de la chair comme une volupté, non un danger, l’horizon, le seul, de l’Esprit soudain porté à l’incandescence, suspendant la vie organique mais dans la passion de la chair… Quatre siècle avant notre ère, et il n’existe toujours pas d’étude sur le baiser… Etrange, non ?
Pourquoi diable alors, les romains avec leur manie de l’ordre, ont-ils éprouvé le besoin de le codifier ? Et d’en dérouler les usages : le basium réservé au périmètre de la famille, autorisant le contact des lèvres mais sans l’intromission de la langue, l’osculum plus furtif, accordant entre pairs la qualité de l’estime, et le suavium, lascif, bouche ouverte, réservé aux jeux érotiques…
Qui sait encore ce que nous devons aux premiers chrétiens, qui ne cessèrent de s’embrasser, matin, midi et soir, prenant à la lettre les recommandations de Paul : "Saluez tous les frères d’un baiser"- Epître aux Thessaloniciens, V, 20). Certes, il ne s’agissait dans son esprit que du basium, mais on voyait fréquemment celui-ci se muer en suavium, à pleine bouche et indifféremment de la question du sexe, si bien qu’au XIIIème siècle, le Pape Innocent III dut intervenir pour en interdire la pratique, décidément débordante, l’expulsant du sein de l’église pour du coup lui ouvrir grande les portes de la chrétienté… Si bien qu’à la Renaissance le baiser était devenu la pierre angulaire de l’Amour courtois.
Les Baisers de Jean Second (XVIème siècle), en témoignent. Louanges introduisant le baiser suave comme la plus subtile expression du sentiment humain, au point d’impressionner le jeune Ronsard, attentif à l’élégance du geste, mais explorant dans ses Amours le baiser dans son être charnel, sommet de l’érotisme galant qui ne saurait oublier le corps qui frémit derrière, "couple à couple frétillards"…
Il faut se repaître de la nourriture des baisers, affirmaient les hommes de la Renaissance, aussitôt contredits par les fâcheux des Lumières, Voltaire en tête, qui n’y voyait que fourberie, mensonge, hypocrisie. La bouche, ce lieu mystérieux.
Qu’en est-il aujourd’hui ? Qu’en est-il de cet arrière plan anatomique du baiser qui logea naguère la métaphysique dans la chair ?
Qu’est devenu le baiser dans nos civilisations de la hâte ? Le meilleur baromètre du couple ? Mesure-t-il encore la force des sentiments ? Ou bien est-ce abusif de lui demander pareille déposition ? Quid, alors, de l’oubli du baiser ? Quoi du quotidien dans la distance des baisers que l’on n’ose plus ?
Alexandre Lacroix parle dans son essai du baiser de Klimt, peint en 1908. Regardez bien, nous dit-il : les lèvres des amants ne se touchent même pas, comme si Klimt avait confié au spectateur le pouvoir de son achèvement. Quoi de ce désir qui nous fait l’achever ?
Dans le baiser, je suis envahi. Je dois me laisser envahir et envahir à mon tour. Mais qu’est-ce que le baiser, pour l’un comme pour l’autre sexe ? Une bouche d’homme ressemble-t-elle à une bouche de femme ? Le baiser, est-ce du féminin pour l’homme ? Lacroix parle à ce propos d’une pratique morphologique égalitaire. Les psy, eux, l’ont rabattu sur le stade oral (Freud le tirait du côté de la succion). Le baiser n’ouvrerait-il donc qu’à des sensations très douces et très anciennes ?
C’est au fond une poétique du baiser qu’Alexandre Lacroix inaugure, plutôt qu’une théorie. Et c’est tant mieux, même si, à le lire, on se plaît à rêver à une phénoménologie du baiser -à l’instar d’un Husserl : qu’en serait-il advenu dans l’horizon du chiasme tactile ? Une poétique qui organise, relance, troue constamment son propos, et donne à penser qu’une histoire savante du baiser n’est peut-être pas utile et que c’est peut-être même par une sagesse très ancienne et très souterraine que l’homme n’ait pas songé à l’écrire. --joël jégouzo--.
Contribution à la théorie du baiser , Alexandre Lacroix, Editions Autrement, 14 septembre 2011, 135 pages, 15 euros, ean : 978-2746730472.
images : l'abandon, de Camille Claudel, le baiser de Klimt.
Cinquante ans de relations tumultueuses. Mais cinquante années aux côtés des opprimés, d’une manière ou d’une autre, malgré les égarements, les erreurs, les phrases terribles, les mensonges, toujours Sartre est revenu dans ce camp, quoi qu’on en dise aujourd’hui, de mensonges plus gros que les siens, d’une curée parfois immonde à son encontre. Non, nous n’oublions pas ses déclarations intempestives, injustifiables, surtout celles des années 1952-1956, ni son voyage à Cuba, ni ses excuses lamentables (en 1975, il avouait piteusement avoir menti après sa visite en URSS, mais se cherchait encore des prétextes dans la dérobade de la maladie…). Nous n’oublions pas ses errements, le retard pris à condamner le PC , ni la faiblesse de ses positions politiques réfléchies la plupart du temps à court terme, sans aucune vision politique solide, sérieuse, durable derrière. Encore que… A lire l’étude très fouillée de Ian Birchall, qui a décortiqué toute la masse des écrits journalistiques de Sartre, se dessine finalement une attitude, relevant d’un calcul : Sartre aura voulu croire à un changement possible et aura voulu croire qu’il fallait pour y parvenir soutenir les possibles plutôt qu’une utopie libératrice, raison pour laquelle il aura chaque fois préféré soutenir la contestation institutionnelle à la révolte informelle, et ce jusqu’après 68, dans le soutien apporté aux Maos, parenthèse courte de l’histoire de la contestation en France, d’intellectuels engagés au service d’une Révolution qu’ils croyaient la leur et non celle des masses populaires. Au fond, lui qui en avait horreur, aura adopté toute sa vie une conduite politicienne de l’engagement politique. Cela signifie-t-il qu’il n’y avait aucune sincérité dans cet engagement ? Pas du tout, malgré ses métaphores à la con et ses défiances à l’égard de mouvements authentiquement révolutionnaires. Car c’est un Sartre très au fait du mouvement des idées que l’on découvre, tout autant que des actes et des impulsions de ces Gauche anti-staliniennes qui existaient dans le pays et dont il prétendit longtemps avoir méconnu l’existence.
Une biographie politique donc, qui au passage rend justice à des mouvements (anarchistes en particulier) et des personnalités (Colette Audry, Pierre Naville, etc.) passés depuis sous silence. Tout une presse de Gauche à vrai dire, critique de l’URSS finalement très tôt, en quête d’une impossible recomposition à Gauche. L’aveuglement de Sartre aura ainsi reflété celui de l’intelligentsia française,
qui n’aura jamais cessé de se montrer défiante sinon méprisante à l’égard des masses populaires et se sera pensée, jusqu’à nos jours, comme l’élite seule capable d’inaugurer de temps nouveaux quand, dès 1956, les ouvriers hongrois, lâchement abandonnés par cette intelligentsia, auront démontré qu’ils savaient prendre en main leur destin. Reconstruire la Gauche, cet impossible sur lequel achoppa Sartre, est toujours notre ordre du jour. Alors qu’il n’ait vu clair dans son époque, à ce titre, ils sont nombreux à avoir été myope, à commencer par les anti-communistes, dont la mission aura surtout consisté à utiliser la critique légitime du stalinisme pour affaiblir le socialisme et les organisations ouvrières. – joël jégouzo--.
Sartre et l’extrême gauche française –cinquante ans de relations tumultueuses, de Ian H. Birchall, La fabrique éditions, traduit de l’anglais par Etienne Dakenesque, septembre 2011, 400 pages, 18 euros, ean : 978-2-358-720212.
Où va l’Amérique d’Obama ?, s’interroge, pour le compte des Presses Universitaires de France, Hervé de Carmoy. Nous serions tenté d’ajouter : d’où sortent ces discours poussiéreux que les intellectuels français se mettent à tenir depuis quelques trop nombreuses années, autant sur le monde que sur l’état de la France ?
Voici un texte publié dans une maison d’édition tout ce qu’il y a de plus sérieuse, construit dans le plus bel artifice de l’éloquence mondaine de l’historien fin du XIXème, confondant l’étude de mœurs et l’approche scientifique…
Passons sur la préface d’Alexandre Adler, assortiment prolixe de clichés, de poncifs, de fadaises toutes plus grosses les unes que les autres, au point qu’on se demande d’où il peut encore tenir sa crédibilité…
Passons sur les fausses pistes qui émaillent l’ouvrage, dont celle d’une union monétaire Chine-Japon à laquelle personne n’a jamais cru, posée là uniquement pour exhiber le brio de notre auteur démontrant sans coup férir que la piste était fausse –bien sûr, puisqu’il était le seul à feindre de le croire !
Mais quel style ! Voici un savant, cautionné comme tel par la maison d’édition des savants (en principe), qui ne cesse d’en référer intellectuellement à la psychologie des masses, au "mental" américain, voire à sa "psyché" !!!! On croit rêver, ou entendre le pontifiant écho des pages les moins inspirées de Michelet, n’hésitant pas à écrire qu’il y a "du blé et du silex dans l’âme des français"… Du silex… mon dieu… c’est très joli, mais ça doit sacrément gâter les bronches…
Toute honte non bue, l’exercice tourne au comique quand notre auteur se plaît à affirmer, sans rire, que la stratégie d’installation de la spéculation financière au cœur des opérations bancaires américaines serait le résultat d’une "maladresse" ayant introduit un "virus" dans un corps social affaibli… Et monsieur de Carmoy de spéculer sur les chances d’une thérapie d’honnêteté morale des banquiers, d’en appeler au nécessaire retour de l’éthique dans la finance, ce même vocabulaire en effet, que l’on entend ici et là dans la bouche de nos dirigeants politiques, et que seuls les journalistes les plus béats semblent satisfaits de gober.
Que dire quand notre auteur invite à la "mobilisation contre le déclin des mœurs", désespérant du temps qu’un tel exercice prendra. On croit lire du Zemmour… ou du Finky, voire du Onfray, toute cette gente qui occupe abusivement le devant de la scène universitaire médiatique pour ne démontrer jour après jour qu’une chose, c’est que le monde politico-médiatique français est tombé bien bas…
Que l’on prenne le modèle psychologisant du XIXème, celui du paradigme de la psyché des peuples, pour modèle explicatif du monde contemporain, voilà qui laisse pantois…
Et tout ça pour conclure que les Etats-Unis resteront tout de même longtemps encore une grande puissance mondiale… Les bras nous en tombent… Voire pour nous dire que l’Amérique est en pleine mutation (mais ça on savait déjà, tout comme le reste du monde est lui aussi en pleine mutation), et que ce qu’Obama doit régler n’est rien moins qu’une transition américaine… vers le XIXème siècle, pour faire accomplir à son pays un retour vers l’avant 1917, aux temps bénis où son devenir s’incarnait dans son destin intérieur… Voilà qui laisse bouche bée…
D’autant que tout le reste relève du sens commun : la montée en puissance des BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) dans l’économie mondiale menaçant le leadership us, la dette américaine colossale, une armée toute puissante mais incapable de gagner la moindre guerre, un dollar pivot du système financier mondial mais mis à mal par la monnaie chinoise, et cette Chine, devenue le premier bailleur de fonds de la planète…
Rien de neuf non plus dans cette affirmation que le monde est en train de tourner définitivement la page inaugurée en 1945, qui vit l’Amérique du Nord s’affirmer comme la seule super puissance de la planète. Juste le constat inquiétant que l’emploi et l’investissement ont été captés par l’Asie Pacifique, et que ce mouvement s’est accentué à la faveur de la crise financière de 2008, année qui paraît marquer la vraie entrée des nations dans un XXIème qui ne laissera pas de surprendre.
Il reste, c’est vrai, quelques formules justes, comme celle d’affirmer qu’en 2008, le paradigme du marché a pris le pas sur celui de la géopolitique. Mais l’on savait, non, que désormais les spéculateurs apatrides avaient le pouvoir de faire plier n’importe quelle puissance.
Enfin, surnage une analyse selon laquelle les Etats-Unis ont à affronter une situation intérieure des plus problématiques. Le poids de la démographie (en 2042, les minorités seront majoritaires), l’incroyable creusement des inégalités sociales, comme partout dans le monde occidental, mais dont les conséquences pourraient être graves dans ce pays où toutes les richesses sont concentrées entre les mains d’une minorité Wasp. Au fond, de tous ces lieux communs de la pensée critique contemporaine, il ne resterait à retenir que la judicieuse exhorte au Peuple américain, qui devra réaliser enfin que son modèle d’enrichissement et d’intégration (le crédit) est désormais en panne, et qu’il lui faudra moderniser tout l’appareil de la croissance américaine et donc, tout son appareil politico-financier s’il veut éviter de périlleux soubresauts de révolte, défi au fond auquel l’Europe est elle-même confrontée.
Un mot encore, concernant le modèle d’interprétation séculaire désormais, selon lequel la politique étrangère américaine tiendrait toute dans sa volonté de soustraire le sol américain à tout danger extérieur… C’est faire bien peu de cas d’une volonté inaugurée en 1945 (en 42 pour être plus précis, lorsque ceux qui allaient créer la CIA rencontraient secrètement Himmler à Zurich), à savoir : la domination du monde. Volonté avec laquelle on n’en a pas encore fini, et qui change fondamentalement notre interprétation du monde : les Etats-Unis sont, depuis 45, la seule nation continuellement en guerre contre le reste du monde. L’étudier, c’est étudier la pérennité de la socialisation des élites politiques aux Etats-Unis et leur mainmise sur la politique étrangère de ce pays, voire sa confiscation pure et simple au service de bien peu recommandables intérêts privés. On est loin, ici, de l’épouvantail commode de la "psyché américaine", cache-misère des discours néo-libéraux sur le monde tel qu’il va, mal, merci. --joël jégouzo--.
Où va l’Amérique d’Obama, Hervé de Carmoy et Alexandre Adler, PUF, Quadrige, coll. Essais-Débats, septembre 2011, 190 pages, 18 euros, ean : 978-2-13-058972-3.
WHO PAID THE PIPER?: The CIA and the Cultural Cold War, by Francis Stonor Saunders, Granta Books, London 1999, ISBN: 1862073279.
Qui mène la danse ? La CIA et la Guerre Froide culturelle, traduit de l’anglais par Delphine Chevalier, Denoël, Paris, 504p, juin 2003.
(la signification de la vie, c’est la vie même)
Onfray biographe de Freud. On se rappelle la polémique. Elisabeth Roudinesco avait écrit la critique la plus accomplie du brûlot d’Onfray sur Freud. Même si cette dernière comportait à son tour non seulement des lacunes, mais de bien étranges omissions, fruits d’une lecture hâtive, rageuse sans doute, simplifiant à son tour la simplification à laquelle s’était livré Michel Onfray. La polémique, avouons-le, avait frappé au plus bas. Mais quant au fond, on savait quel parti prendre : Freud complice du régime nazi par sa théorisation de la pulsion de mort… L’exercice n’était pas seulement périlleux, il était vain. En rabattant l’œuvre sur l’homme, Michel Onfray pensait se situer dans l’exacte lignée de Nietzsche, débusquant la vérité d’une œuvre dans les péripéties de la vie de son auteur. La baie de Gênes, fatale à Nietzsche, jetterait à ce compte un singulier ombrage sur son œuvre.
Onfray biographe surprend. Il surprend en tout premier lieu à se refuser de thématiser l’exercice, ignorant les leçons d’un Dilthey, le vrai grand théoricien de la biographie entendue comme démarche de l’Histoire totale. Prétention aussitôt délimitée avec prudence par ce dernier : "jamais l’homme ne parviendra à insérer dans un réseau de concepts la totalité de l’univers", a fortiori les péripéties d’une vie quand même bien construite par calcul. Car la seule certitude que l’on sait pouvoir afficher en ce qui concerne nos existences, c’est que "la vie n’a pas d’autre but qu’elle-même". Comprendre l’homme, mais plus encore, comprendre la prise de conscience de l’homme par lui-même, ce but que s’était assigné Dilthey, se livrant à une critique sans concession de la raison historique, ce n’était déjà plus pour lui livrer la vie "intérieure" au scalpel d’une science indéfectible, incapable de construire en réalité le moindre système rationnel auquel prêter une quelconque validité universelle. Car comprendre n’est pas expliquer : les notions de causalité, ainsi que Dilthey le démontra avec pertinence, ne sont en réalité que des résidus d’abstraction. Et même si l’univers n’est pensable que s’il est essentiellement raison, lui chercher des raisons n’implique jamais que les catégories de cause soient claires à l’intelligence.
Dilthey avait ainsi voulu écrire une philosophie de l’Histoire qui nous aurait évité le sacrifice des individus. La biographie représentait logiquement pour lui la forme suprême de cet exercice. Passablement aléatoire, mais justement parce que l’exercice ne pouvait que rester problématique dans ce rapport au réel que les propositions scientifiques balaient, la vérité de cette science ne pouvait être à ces yeux que fort malmenée –à tout le moins, il fallait en redéfinir les usages et les principes. Conscient que toute philosophie de l’Histoire ne pouvait que subordonner les moyens aux fins, et plus encore dans la quête biographique, les buts que le biographe s’assignait ne pouvaient être que réducteurs d’une vie plus riche et plus décousue, toujours, qu’on ne veut bien le croire : l’enfance n’est pas seulement la préparation de la maturité ; elle a une signification propre, qui s’évade du champ de l’existence sitôt son âge accompli.
Quels peuvent donc être les formes et les contenus de la vie mentale ? Dans son article de 1885 sur Novalis, Dilthey en appelait à une psychologie qui aurait permis de procéder à l’unité des sciences de l’esprit. Une sorte de Realpsychologie, qui aurait permis d’étudier la vie réelle des individus dans leur diversité concrète, pour exprimer l’expérience de la vie incluse dans les œuvres de pensée. Mais il se serait agi moins de "clarifier" que d’observer et de décrire. Car tout ensemble psychique participe autant de l’unité du "Je pense" que de la diversité des flux de conscience. Si bien qu’il est difficile de croire que la diversité de la vie intérieure puisse être toujours ordonnée. Cela, même si la complexité de chaque moment de notre vie semble orientée vers une fin immanente.
A moins de construire la vie intérieure comme une structure téléologique : le système tendrait vers une fin qui organiserait la multiplicité des phénomènes et des expériences traversées, filtrant tout événement pour ne laisser émerger des souvenirs et des représentations que ce qu’il autorise pour donner jour à une unité structurelle pesant désormais sur l’expression de la moindre pensée, du moindre sentiment. Si bien que nos réponses au monde se verraient codifiées par ce système acquis, au sein duquel l’intelligence et la sensibilité se verraient orientées par une même structure, une force d’unification progressivement dégagée de l’expérience vécue. L’idée est séduisante.
Mais tout d’abord, qu’est-ce qui prouve que l’ensemble de notre monde intérieur puisse devenir un objet ?
Il faudrait qu’il y ait de la raison partout et surtout, une raison qui permettrait d’orienter la description du cheminement de notre conscience vers une fin unique… Le prix à payer serait alors celui d’une incroyable extension du vrai…
Quand en outre l’objet de la connaissance est un sujet psychique, aller d’un événement au tout dans lequel tout événement peut trouver sa place et sa signification, ne peut que contraindre la compréhension de l’événement à prendre place dans une vue anticipée de l’ensemble… Reporté à la compréhension de l’Histoire, c’est affirmer que chaque époque historique ne possède qu’une seule signification et qu’il ne subsiste pas, au sein du système énoncé, d’épaisseurs historiques distinctes, de contiguïtés, de ruptures, de parties non reliées par la causalité mais par des interactions réciproque, indécidables.
Construire l’unité de la personne, c’est ainsi comme chercher dans une volonté supérieure la raison de son devenir. A ce prix seulement l’interprétation devient transcendante. Or pour former ce tout, il faut pouvoir rapporter l’accidentel et le singulier à un ensemble nécessaire et significatif.
Dans la pensée de Michel Onfray, la vie et l’œuvre de Freud sont rabattues l’une sur l’autre pour entrer dans un même concept de signification, "Freud", qui exprime une idée claire de que furent sa vie et son œuvre.
Dilthey, sagement, avait fini par ouvrir sa pensée à l’à peu près. Qu’est-ce que comprendre ? La compréhension est-elle intellectuelle ou intuitive ? S’enracinant sur l’expérience, un état vécu, un état de conscience, mouvant, changeant, comment cette compréhension nous permettrait-elle d’interpréter les expressions de la vie ?
D’autant que nous ne coïncidons jamais avec l’intégralité de nous-mêmes : la vie s’enrichit en créant. Comment, dans ces conditions, pratiquer l’histoire des idées vécues ? Certes, dans la mesure où la vie s’extériorise en concepts, on peut penser qu’il est possible d’en rendre compte. La compréhension semble pouvoir ne devenir que strictement intellectuelle. Mais elle exigerait alors l’identité de la nature humaine. Or l’être humain est, toujours, un devenir improbable. Il n’est historique qu’après coup. Ressaisir l’unité de la pensée, rassembler les activités multiples, les sentiments, les gestes dans lesquelles la personne s’est dispersée, n’est qu’un leurre, produit de la souveraineté de la raison. Mais la raison n’est pas souveraine. Comment l’âme, dans ces conditions, pourrait-elle devenir un ensemble intelligible ? Il ne peut y avoir de science qui atteigne à la fois l’essence et les formes multiples d’une vie. --joël jégouzo--
Wilhelm Christian Ludwig Dilthey (1833-1911), historien, théologien et philosophe.
Michel Onfray : Faut-il brûler Freud ? (Conférence philosophique du 16/06/2010 à Argentan), 2CD-rom, Frémeaux & associés, Durée totale: 2:26:49, ASIN: 004GKURRG
De mai à septembre 2008, Marie Cosnay à assisté aux audiences des étrangers présentés devant le juge des Libertés (et de la détention), à Bayonne. Elle a noté tout ce qui s’y est dit, mais aussi les faits, les gestes, les poses, les mimiques, des paroles saisies de chagrin, frappées par le néant. Elle a observé les juges, dépassés, débordés, désorientés. Elle a noté leur gêne, leurs erreurs, le discours toujours convenu du représentant du préfet accroché à ses chiffres, à l’application absurde de la Loi, comme dans le cas de ce sans-papiers arrêté au moment où il quittait le sol français pour retourner chez lui, enfermé désormais dans une prison française… Elle a noté la consternation des avocats, le manque de métier des commis d’office ou encore l’étonnement, sincère, du juge, que des français puissent accueillir, nourrir, loger des étrangers en situation irrégulière. Elle a consigné les vaines leçons de morales des autorités, constaté que dans les documents officiels de la Justice Française, ni le juge, ni le greffier, ni le représentant du Préfet ne savaient écrire le mot "Sikh". Elle a vu un irakien au sourire triste -n’a-t-on pas libéré son pays ?-, qui s’était introduit clandestinement en France pour y acheter les médicaments dont il avait besoin pour se soigner. Elle a vu le juge le renvoyer mourir en Irak en moins de cinq minutes trente. Elle a entendu cet étrange sabir que l’on parle dans les tribunaux. A qui s’adresse ces juges, incapables de prononcer même le nom des gens ? Elle a vu des enfants pleurer en vain, des femmes rejetées au nom des vindictes ordonnées par nos politiques. Elle a écouté les langues, toutes les langues du monde, une richesse, qui venaient bruisser dans le prétoire. Le hindi, le ourdou. Et la peur, l’angoisse, le désespoir. Elle a chronométré les quelques minutes consacrées à chacun. Parfois moins quand il n’existe pas de traducteur. Ou quand les dossiers s’accumulent de trop. Elle a vu le juge accélérer avant la pause de midi, se perdre dans ses fiches, s’énerver, se tromper, ne plus rien comprendre mais décider encore et s’agacer du ton d’un avocat offusqué de ce que la préfecture ait égaré le dossier de son client, expulsé par le laxisme de l’administration. Car le juge n’a pas le temps d’attendre. Il juge donc, comme il peut, sans trop d’états d’âme, et finit par ne plus délibérer. –joël jégouzo--.
Entre Chagrin et néant, audiences d’étrangers, de Marie Cosnay, Cadex éditions, janvier 2011, 156 pages, 15 euros, isbn : 978-2-91338880-2.
"La haine est une défaite de l'imagination" Graham Greene –La Puissance et la Gloire.
Lui ne connaît que le règne de la misère. Qu’il partage avec des dizaines, des centaines, des milliers, des millions, un ou deux milliards d’autres êtres humains. On ne sait pas trop. Ce compte-là, plus personne ne le tient. Lui moins encore. Il ne sait pas. Qu’il n’est pas seul. Il sait juste que Léon chasse parfois sur ses terres. Un périmètre minuscule. Pour lui voler un mégot, un fond de vinasse surie.
Il faut changer de société, écrit Pierre Rosanvallon. La vérité de nos actions se tient en nous. Non dans ce miroir du monde où le monde ne se contemple pas mais se lit comme un naufrage. Il faut changer cette société en panne de réciprocité, ajoute-t-il. Lui, l’homme de l’image, voudrait bien. Non. En fait il ne veut plus rien. Presque plus rien. Juste mendier tant qu’il en a la force. Pas sur les Champs. C’est interdit désormais. De toute façon il ne sait pas ce que ça veut dire, les Champs. Seul ce déplacement de la vérité opéré par un Ministre l’atteint. Il en mourra bientôt. En attendant, il procède brutalement au renversement de la logique dont nos sens procèdent. Sale, recouvert d’une population de bêtes triviales qui le parasitent. Il faut changer la société, écrit Pierre Rosanvallon. "La Gauche ne peut se réduire à être celle qui corrige à la marge". On aimerait, en effet, la voir à l’œuvre d’un vrai dessein. Et Lui, l’homme de l’image, ne sait pas que cet été un fameux épisode d’exhibition de la Puissance des Grands s’est joué aux States. Sous les espèces d’un socialiste dont on voulait faire notre Président.
Ces dix dernières années, les salaires des très riches ont fait un bond inégalé. Révélant une régression sociale que dix générations avaient cru juguler. Un fait sans précédent, lisible, gros comme le nez au milieu de la figure. Un fait que même les statistiques de l’INSEE ne parviennent plus à cacher. Il suffit de corréler. Mais personne n’y tient. Des faits têtus pourtant.
Par quel désir s’introduire dans l’Intelligence à soi-même ?
L’homme de l’image ne sait plus grand chose. Il ne cherche plus à expliquer ce qu’il est. Ce qu’il voit dans les yeux d’autrui, il ne sait pas ce que c’est. Au nom de quoi a-t-il brisé la relation qu’il entretenait avec lui-même ? Lui n’en sait rien. Pierre Rosanvallon croit le savoir. Nous le savons tous un peu, en effet. Dans ce jeu de dupes où nous tentons chacun de survivre, sans parvenir à comprendre ce pathétique renversement, nous savons bien le nom de cette infamie. Mais de renoncement en renoncement, nous avons perdu l’usage de nos vies. Et nous durons un peu comme lui, sans savoir que nous sommes des millions à galérer dans le chaos des débâcles pérennes.
Il y a eu des émeutes, hier, à Mulhouse. Les médias n’en ont soigneusement rien dit. Leur séduction opère jour après jour au bouleversement de la condition humaine. L’idée que nous nous faisons de nous-mêmes n’est ainsi pas la nôtre mais la leur, distillée chaque jour à grand frais (c’est nous qui payons). A l’intérieur du visible du monde que les médias produisent, l’argent trace une ligne de séparation féroce qui isole la vie dans sa dimension la plus profonde. Voici ce qu’il en reste : un homme à genoux. Perdu au désir d’être.
Cet ignoré qui fait de lui un être soustrait au regard des autres, à la gloriole du monde, qui fait de lui un moi écrasé, nous en connaissons pourtant bien le sens, à l’éprouver chacun jour après jour dans le silence d’une vie intérieure de plus en plus inconfortable.
Peut-être dissimule-t-il dans l’invisible son moi inviolable ? J’aimerais le croire. Mais cet invisible, aucun regard ne peut plus le traverser pour percer une issue jusqu’à ce qu’il reste d’être au peu de souffle qu’il halète.
La non-réciprocité est le trait fondamental de la nouvelle relation de l’homme à lui-même, nous dit en substance Pierre Rosanvallon...
Il n’y a ainsi peut-être plus de condition humaine. Car cette condition appelait une action de notre part, pour survivre à la grande défaite du monde dans la société qu’on nous a faite. Rosanvallon a raison : la réciprocité fait de nous les soubassements du réseau intersubjectif qui seul fonde l’humanité en l’homme. Lui, l’homme de l’image, en est exclu. Il est mort déjà et ne le sait pas. (La souffrance ne sait connaître qu’elle-même).
Tandis que bavarde la promesse d’un monde qui se dérobe sans cesse, il n’attend qu’une pièce comme une obole égarée entre deux soupirs. Comme si la vie, malgré une telle adversité, ne pouvait toujours pas consentir à disparaître. A peine un souffle ténu, mais que l’on peut entendre. Devant lui il n’y a rien. Pourtant une autre parole parle ici entre nous, face à son image.
Il y a eu des émeutes hier à Mulhouse. Un autre genre de parole en somme. De révolte. Mélangée à autre chose. Une parole confuse donc, mais qui ne cesse à chacun de dire sa propre vie sous le pathétique de ses images, soutenant confusément cet autre fil où se nourrissent ces vies. Le discours mondain peut bien nous plonger dans l’hébétude de ses biens, à quoi revenir si l’on veut comprendre quelque chose à l’activité ordinaire d’un sans-abri ?
Alors dire que cet homme est, c’est affirmer une parole qui s’éprouve en de multiples émotions, sentiments, affects. C’est porter au devant de lui dans le regard que nous lui adressons, même sans le connaître, cette parole de vie qui nous étreint. Quand bien même il n’en saurait rien. Lui. Au secours duquel notre regard (même impuissant) se porte. Charriant, en puissance d’être, cette parole qui nous est commune mais reste pourtant si souvent individuelle. Ce n’est plus alors un abîme que nous mesurons entre son image et lui, mais comblant cet abîme comme nous le pouvons, dans le pathétique d’une indignation qui peine à trouver son expression, ce que nous dessinons n’est rien moins qu’une affinité décisive, si l’on y songe un peu, capable d’unir les vivants à la vie en eux pour ne cesser de nous redonner vie.
Je veux bien alors être de ce retour, inscrit dans une vision radicale du monde des hommes. Il faut changer la société, écrit Rosanvallon. Il en va de la vie, qui nous appelle à refuser la mort qu’ils nous installent encore. Et puis comment échapper à une vérité constitutive de son être ? Sinon à accepter de partir à la dérive dans une errance sans fin ? Aucun enchaînement d’idées n’est utile ici : une parole nous traverse tous au fond, évidente, dans laquelle nous savons que nous pouvons advenir. Ainsi la relation du cœur à la Vérité subsiste-t-elle au cœur de cet abîme que l’image de cet homme a dévoilé. Une parole dont le pouvoir d’effraction est inouï. Car il vient de la vie même. Sa surrection. Son insurrection. Au-delà de toute indignation, soulevée par un souffle, parlant notre vie même, jamais d’autre chose que de la vie lançant son cri pathétique.
Moins l’image de cet homme à genou que cette autre que nous ne pourrons jamais former, de nos regards posés sur cette image, en somme. Au détour du détour de l’image, non pas à la manière dont nous voyons les péripéties du monde s’écrouler, mais dans cette plénitude sans faille de la vie lovée au plus profond de notre être, dans son auto-révélation pathétique, d’où sourd de loin en loin l’indignation qu’elle soit pareillement meurtrie. Là émerge la Toute Puissance de cette Parole d’indignation où s’enracine le refus des morts annoncées. Là se forge le pouvoir de cette parole pathétique qui fonde la communauté humaine. L’inconcevable pouvoir de dire non, qui n’est autre que le pouvoir de s’engendrer soi-même en nous faisant appartenir à cette Vérité de l’intériorité tragique des êtres que nous sommes. Une parole d’étreinte, qui nous fait croire à cette réalité utopique d’un monde plus juste. L’expérience bouleversante de la liberté est tout entière présente là, dans le pathétique de cette parole d’étreinte. –joël jégouzo--.
L’Etat contemporain a fini par s’identifier au territoire sur lequel il régnait. Des Peuples qui le composaient, il a nié la diversité pour instruire, littéralement, au sens juridique et pédagogique du terme, une nation prétendument unanime, ré-enracinée fictivement dans l’espace géographique qu’il s’était taillé.
L’unité linguistique de cet Etat, à l’image de ce qui s’est passé en France, n’a été réalisée que tardivement (1914-1918), après bien des détours de terreur (c’est en effet la Terreur qui en imposa la première l’idée). Et pour le reste, les populations de cette prétendue nation ne furent intégrées qu’à reculons dans l’ensemble politique nouvellement créé -l’intégration civique des femme en est un bon exemple. Le territoire national a toujours été le fait du Prince, non celui des Peuples. Le territoire est devenu ainsi la catégorie politique la plus fondamentale des démocraties contemporaines. Au point que l’Etat contemporain tire sa légitimité du territoire, non des peuples qui le composent. Un renversement politique dont on perçoit bien les échos dans l’idéal de Sûreté Nationale : la Sécurité du Territoire suspens l’ordre démocratique.
Après avoir dissous par la force les peuples qui "occupaient" son espace géopolitique (bretons, basques, etc.), l’Etat contemporain a ensuite défini d’autorité sa communauté d’obédience : ces fameux français de souche pour les uns, naguère force tranquille pour les autres.
L’immigré clandestin, dans ce contexte, ne peut incarner que la négation du territoire. On comprend alors le soin que l’Etat contemporain met à le pourchasser, partout où il croit en débusquer un…
Par ailleurs, ne disposant pas de sources transcendantes, les droits individuels et subjectifs fondèrent sa rationalité, posant a priori que les groupes non seulement devaient, mais avaient disparus avec le fondement de la République.
Face à l’égalité républicaine, tout groupe ne pouvait être interprété qu’en termes de trahison, sinon de destruction du principe fondateur de l’Etat moderne. La théorie politique moderne refuse en effet de reconnaître la pertinence politique des groupes : ils transgressent les droits des individus en réduisant les personnes à être membres d’un groupe fondant la source de leur identité. L’Etat moderne s’est donc construit sur l’exclusion du groupe : la caractéristique essentielle du droit moderne est d’ailleurs celle de la séparation des individus.
Et si dans ce topos le groupe est l’ennemi, l’ennemi le plus dangereux est celui qui relève du groupe aux origines décrétées "étrangères".
Dans ce topos du territoire national replié sur la construction d’une communauté d’obédience d’une part, et l’affirmation outrée des droits individuels d’autre part, l’ennemi le plus dangereux de l’Etat contemporain devient ainsi l’immigré, fût-il français depuis trois générations, qui n’aurait pas voulu renoncer à son identité musulmane, l’insérant dans une problématique de groupe (et qu’importe à ses yeux qu’il s’agisse d’un groupe religieux, l’Etat sait étendre le périmètre de la répression dont il a besoin pour affirmer sa puissance).
Figure du traître par excellence, menaçant de l'intérieur même les fondements de son autorité, le musulman se voit ainsi repoussé dans la sphère de l’étranger au territoire.
Or les crimes contre l’humanité ont toujours été des crimes commis contre des groupes. Les victimes de ces crimes ont en effet toujours été d’abord identifiées comme relevant identitairement d’un groupe, ethnique, religieux, voire sexuel ou social.
Les musulmans, quand bien même ils ne seraient pas tous d’origine arabe (et il s’en faut de beaucoup du point de vue de la pensée), forment ainsi commodément le groupe que l’on peut détruire, autorisant par la pseudo radicalité de son étrangeté à la soit-disant culture de souche du pays, la violence qui autorise l’extermination de l’autre, quand il est jugé trop différent.
Enfin, dans l’histoire contemporaine, ce que l’on a pu observer, c’est une inquiétante continuité de violence, des violences ordinaires aux violences extraordinaires. Une continuité si banale et si communément admise (la banalité du Mal appartient à l’Etat laïc), que l’on ne comprend pas comment, aujourd’hui, tant d’intellectuels peuvent s’y vautrer, à moins de se faire les complices conscients de ce déplacement auquel l’Etat contemporain procède quand il use de violence, en la rendant admissible, pourvu qu’elle concerne des victimes acceptables…--joël jégouzo--.
C’est sur cette phrase énigmatique pour quiconque ne s’est pas laissé aller à flâner dans cette ville gigantesque, que Hanns Zisehler conclut son essai. Et pourtant, avec quelle pertinence résume-t-elle l’histoire –et la géographie- d’une ville dont les dimensions excèdent de parte en part la réalité. L’étrangeté urbanistique de Berlin, cette ville qui tourne le dos à son paysage fluvial et flotte sur une immense étendue d’eau que l’on ne perçoit guère que dans la forme allégorique de ses friches, voire, hier, de ces no man’s land qui trouaient partout l’espace urbain, ou aujourd’hui dans ses interminables avenues aussi démesurées qu’invraisemblables, à se jeter dans de plus incommensurables places encore, aux allures d’embouchures et qui n’en finit pas de surgir ça et là en cascades sous les immeubles les plus inattendus, tient aussi à ce que nulle part on en touche le moindre centre.
Pour paraphraser Martin Luther évoquant le déferlement de la langue allemande au moment de la Réforme, je dirais volontiers que la chute du mur réveilla ce grand géant endormi, Berlin, ville sans limites étendant au loin une ombre gigantesque. Mais avec moins d’appréhension et de sévérité qu’Hanns Zischler : Berlin excède Berlin, certes, mais de refondations en destructions, la ville a conservé son caractère, résistant à la nostalgie de son histoire sans céder aux sirènes d’un avenir que de toute façon l’Europe n’a pas su lui offrir.
Pour finir, cet étrange opuscule a voulu lui-même décalquer le parti pris de son auteur pour nous offrir de Berlin le collage des singularités qui la forment. Comme si l’on avait déplié quelques unes des marques à travers lesquelles la ville s’offre, sans que jamais l’on puisse en faire le tour, ni recenser ces marques, ces traces, empreintes, cicatrices, stigmates… On aurait pu faire autre chose, à l’infini, mais dans son principe même, celui qui nous est présenté affirme comme une adhérence : le parti pris de l’ouvrage est trop grand pour cet ouvrage… on reste sur une attente, une frustration : Berlin excède ce que l’on en dit, toujours, et quiconque s’est pris à déambuler dans ses rues le sait. --joël jégouzo--.
Berlin est trop grand pour Berlin, de Hanns Zischler, éd. Mille et une nuits, mai 1999, Collection : La Petite Collection, ISBN-13: 978-2842054014, épuisé.