CHEMINANT VERS LE PONTE VECCHIO… (suite toscane 2)
4 Mars 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #essais
Il va d’un pas nonchalant.
J’ignore à quoi il pense, s’il rêve ou réfléchit, s’il songe seulement.
Il est l’être que les villes ont oublié, sa voguante filant un océan bleuté sous la brume qui repose.
J’ignore si la marche est un art, s’il en est le plus grand.
J’ignore si la terre s’arrête au bout de son périple. Il marche, libre et contingent, dans cet espace à l’abandon que les villes toscanes savent si bien ménager.
La tête va avec les pieds, écrivait Rousseau. Il marche peut-être pour penser mieux, ou reprendre pied dans l’architecture fragile de la raison.
Sur quoi peut-on formuler des pensées ?
Il marche. Simplement. Péripatéticien.
(Lorsqu’Aristote voulut ouvrir son Lycée, Athènes lui confia un terrain de colonnades qui conduisait au temple d’Apollon ou au sanctuaire des Muses, on ne sait plus trop. Cette promenade (peripatos) donna le nom à son école.)
Il est une sorte de rhapsode.
Colporteur, rhéteur, poète itinérant, poursuivant le lignage de la société des voyageurs, médecins, troubadours, philosophes. (Aristote marchait ses cours, croit-on savoir. Wittgenstein déambulait dans la chambre de Russel, Rousseau sur la route de Vincennes). Promeneur dans le monde, parcourant ses pensées, leur donnant corps dans cette attention flottante que la rue féconde. Il marche serein, apaisé. Quel est donc ce bonheur auquel il sait accéder ?
Je le suis volontiers, joueur d’accordéon ébahi par le spectacle des lapins qui s’ébattent sur les berges de l’Arno.
Il marche, le pas glissé dans l’ici de son corps, jamais aussi présent que dans l’inaccoutumé d’une ville étrangère, dans ce soleil d’avant huit heures, le Ponte Vecchio irradiant au loin sa présence sculpturale. Il n’est en quête de rien, même s’il s’en va au point exact du rendez-vous de Dante avec le regard de Béatrice : lui, en revient. On le devine au rythme de son pas, à cette quiétude qui l’habite, au ravissement qui le consacre.
Il est l’être que les villes ont oublié : l’Incarné.
(Qu’on n’aille pas trop vite dans la besogne du sacré. Ce dernier repose dans la matière, pas ailleurs. Le sacré est excendant à la matière, non transcendant. excendant, selon ce beau concept forgé par Emmanuel Lévinas, jeune, abandonné tout aussitôt par lui, réalisant soudain le lièvre qu’il levait. Le sacré est dans la matière, le corps en est le registre).
Il déambule, souverain, dans un palais de mémoire que je ne connais pas. Non pas l’allée au fond du jardin, l’ombre ou le couvert. Il marche, habille son corps d’un rythme rêveur dans l’odyssée de l’ici, se plaisant à cette rue, dépouillé de soi, anonyme, cheminant, à revêtir un peu, je le vois bien, le corps et la pensée des autres au gré de ses rencontres, un battement d’ailes (immense) délivré du fardeau d’explorer les contrées médiocres où l’on disparaît si souvent.
Passant inconnu, il est la rue affranchie de ses dépouilles successives. Poète épicurien épris d’un quai, ouvert au fugitif de l’infini.
La ville avait gardé ses allures de cité renaissante. Il avançait, devenait l'espoir jeté dans le chaos du monde. On sentait l'abandonner l'envie d'aller ailleurs : il était là. Et la richesse de la ville tenait toute à l'étendue de sa rêverie. --joël jégouzo--.
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