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31 janvier 2022 1 31 /01 /janvier /2022 08:43

Oona a 17 ans. « Me voici », dit-elle. Ouverte à l'ouvert du peindre, ayant, on ne sait trop ni comment ni quand, répondu à cet appel qui résonnait au plus profond d'elle comme seule possibilité d'être soi, ainsi que l'évoquait Levinas dans ses très belles médiations sur le Visage. Car ce n'est qu'à répondre à cet appel que l'on peut être enfin soi, loin des jouissances narcissiques de l'enfance. « Me voici », comme une épiphanie, non pas arrachée à elle-même mais répondant à l'exigence de cette altérité qui a surgi, l'a convoquée, interpellée. La voici donc, confrontée à une expérience qui la dépasse infiniment. Qu'elle narre pourtant déjà avec une assurance étonnante, mais qu'importe cette maîtrise : ce qu'il faut entendre, c'est sa réponse qui nous donne à comprendre que ce n'est pas de l'intérieur que jaillit l'exigence d'être soi, mais de ce qui me convoque, m'interpelle, m'oblige. Ici peindre se laisse découvrir comme appel. Auquel elle a répondu. Répondre. Autant à que de... L'autre moment fondamental du diptyque lévinassien.

 

 

 

jJ : Au moment de commencer cet entretien, et surtout après la visite d'atelier, j'aimerais poser la question de cet incontournable : l'obligation de montrer l'artiste dans son atelier pour recueillir une parole forte, sinon « vraie », au sujet de son travail. Il existe une littérature fournie autour du processus de la création artistique, orchestrant ses mises en scène, films, entretiens, etc., comme si l'on ne pouvait vraiment comprendre l'œuvre qu'à partir de la saisie du processus de sa création. C'est par là que j'aimerais commencer. Sans doute avez-vous vu le film de Clouzot, Le Mystère Picasso. La meilleure étude écrite à son sujet, vous l'avez peut-être lue, est celle de Michèle Coquet : « Le double drame de la création selon Le Mystère Picasso (1956) d'Henri-Georges Clouzot ». André Bazin disait de ce film, qu'il « n'expliquait pas Picasso (mais) le montrait »...

 

Oona : Je suis du même avis qu’André Bazin sur ce film : on nous montre les espaces de créations, on entend des témoignages de muses et de proches du peintre mais l’approche qu’a Clouzot de Picasso reste une vision externe de l’œuvre de l’artiste. Je pense que la compréhension de l’ œuvre d’un artiste ne peut être totale sans les paroles mêmes de son créateur. Il y a tellement d’idées, d’émotions, de doutes qui passent par la tête de l’artiste sans jamais être exprimés sur les toiles. Pourtant tous sont essentiels à la réalisation de l’œuvre, tout suit un fil conducteur qui de l’extérieur n’est pas visible. Quand on entend les proches de Picasso parler de lui, ils ne témoignent que de ce qu’ils ont vu du peintre, personne n’aura jamais la possibilité de parler de Picasso aussi précisément que Picasso lui-même. Le travail artistique est ici bien dépeint grâce aux multitudes de témoignages et d’explications de lieux, on s’approche d’une vérité, cependant, il manque l’acteur principal.

 

 

jJ : Dès le XIXème siècle, l’atelier était à la fois le lieu où l’artiste se donnait en représentation, son «musée personnel» et une sorte de sociabilité professionnelle. Dans les représentations collectives, l'artiste était devenu un être qu'un don distinguait du commun des mortels, son atelier ne pouvait que cristalliser l'imaginaire romantique du mystère du génie de l’artiste. C'est le cas du vôtre ?

 

Oona : Mon atelier c’est une partie de ma chambre, où j’ai simplement installé des bâches pour ne pas risquer de tâcher les murs d’une maison qui ne m’appartient pas. Je n’ai pas les moyens de louer un espace dédié à la création comme le font d’autres artistes, mais je n’en ressens pas le besoin non plus. La poésie que j’accorde à cet espace m’est propre et j’ai du mal à l’exprimer aux autres. Je ne sais pas si l’on peut la ressentir sans que j’en parle, mais c’est ce qui me plaît aussi. J’aime le fait que chaque regard y voit quelque chose de différent, car l’interprétation qu’on fera de mon travail n’est pas de mon ressort, je veux que chacun puisse y lire ce qu’il veut. J’aime faire visiter mon atelier, expliquer mes procédés, avoir des retours, c’est intéressant de montrer un espace si intime en le décrivant de façon à le rendre accessible à l’extérieur. Mais je ne donne que des pistes d’interprétations et des explications techniques, ainsi seuls les visiteurs concluront si oui ou non cet espace cristallise l’imaginaire romantique du mystère du génie de l’artiste.

 

 

jJ : Je voudrais reprendre à partir du film de Clouzot, qui poursuivait une idée fantasque, celle de restituer le plus objectivement possible la « réalité de l'acte de peindre ». L'acte de peindre y est présenté comme une aventure «périlleuse». Un «combat» dont l'issue peut être «fatale»... Pollock ne disait pas autre chose dans le film qui le présente, évoquant l'espace de la toile comme une arène qui engage tout le corps... Peindre, c'est combattre ?

 

Oona : D’après moi, oui, peindre c’est combattre. Les émotions, les gestes d’un artiste peuvent être très violents et témoins d’une lutte contre le monde, voire d’une lutte interne. Chercher un moyen de se placer hors de tout à travers l’art, de s’extirper de la réalité, c’est une lutte à laquelle l’artiste a toujours été confronté. Peindre c’est combattre la peur de perdre ce qui nous fait nous sentir vivant, la peur de la toile vide, puis nos propres peurs et nos creux. Je crois que la plupart de nos actions et passe-temps sont là pour remplir des vides, ainsi peindre permet à l’artiste de combler un manque. C’est un combat qui est nécessaire, parfois dans lequel on s’oublie trop pour laisser place à la violence, mais qui peut aussi être des plus pacifiques et poétiques. Tout cela se retrouve dans le processus même de création de l’artiste, les coups de pinceaux et les marques de couteaux sont les cicatrices de la lutte.

 

 

jJ : Ne parlons plus du processus de création. Parlez-nous de votre démarche artistique, aujourd'hui. De votre projet artistique actuel.

 

Oona : Je travaille actuellement sur une série de douze toiles qui représenteront une année entière d’émotions, mon but avec ce projet est de produire des toiles sincères et intimes où je m’essaye à tout et où je laisse encore plus s’exprimer ma créativité qu’avant. Ma pratique est encore jeune et pour moi chacun de mes tableaux est une partie de moi qui témoigne de l’état d’âme dans lequel j’étais à sa création, je veux continuer dans cette recherche du moi et de son authenticité. C’est notamment la raison pour laquelle mes travaux sont abstraits, mon rapport à l’art est très personnel, c’est un moyen d’extérioriser ce que je ressens, j’espère évidemment que cela pourra toucher les spectateurs mais le seul enjeu de mon art est d’atteindre la représentation la plus fidèle de mon âme. Mes travaux sont comme une biographie, je ne cherche pas du tout à représenter des scènes, des figures, je cherche à représenter ce que je ressens, je veux peindre mon âme, tous ses états, tous ses reliefs, ses défauts.

L’art figuratif ne m’intéresse pas car je cherche à représenter des concepts qui sont eux-mêmes abstraits.

 

 

jJ : Peut-être alors seulement pouvons-nous revenir à la question du processus ? Dans le film de Clouzot, finalement, Picasso ne crée pas. Du moins, n'invente rien. A 74 ans, il est parvenu au sommet de son art. C'est-à-dire qu'il dispose d'une maîtrise, d'une palette de gestes, de techniques bien établies. Michèle Coquet note du reste qu'il ne fait que reprendre des thèmes qui lui sont chers, de la corrida aux vanités. Picasso se cite d'une certaine manière, fait du Picasso, et feint de surprendre, de tâtonner, de raturer... Si bien que l'art y apparaît comme une pratique associant savoir-faire technique et connaissance de l'histoire de l'art. Ce qui m'intéresse dans votre cas, c'est qu'au fond, vous êtes en train de créer cette palette, vous êtes dans l'acquisition de ces techniques, d'un savoir-faire personnel. Comment décrire ce processus ? Comment les choses arrivent-elles ?

 

Oona : Quand j’ai commencé la peinture j’ai cherché à me créer une petite zone de confort, j’ai choisi l’acrylique, le rose, le bleu et le jaune de Naples, des matériaux que je connaissais déjà et que j’aimais, j’ai voulu me créer un cocon dans lequel je pourrais peindre tranquillement. Une fois cette zone créée et quelques semaines de pratiques plus tard, je me suis lancée sur des coups de tête à essayer de nouvelles techniques. Je fonctionne par impulsions, et vu que j’étais devenue à l’aise avec mes matériaux, j’ai osé prendre plus de libertés. Ma progression se fait grâce à ces coups de tête, un tournant dans ma pratique a été d’utiliser l’eau. Et c’est venu subitement, je fixais le ciel bleu par ma fenêtre puis j’ai machinalement été remplir un verre d’eau que je suis venue verser sur une toile, et de là j’ai laissé la peinture se diluer et s’évaporer. Ces idées sont toujours des tests, je ne suis sûre de rien et je n’attends rien non plus, je fais confiance à la peinture et à mes idées en sachant qu’il est toujours possible de retravailler ces expérimentations.

 

 

 

toile n°1 : Bittersweet, acrylique, 40x120cm, janvier 2022.

toile n°2 : L'Essence, encre de Chine sur mouchoirs, acrylique, 80x40cm, octobre 2021.

toile n° 3 : Home, acrylique, 40x120cm, décembre 2021.

toile n° 4 : Je Vois Des Fantômes, acrylique, 40x80cm, octobre 2021.

 

Vous pouvez suivre le travail de Oona sur son compte instagram : 888guns.

 

 

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