La somme de ce que nous sommes, Olivier Domerg
Les lieux de l’enfance. Deux manières de les raconter. De raconter l’enfance plutôt. Peu importe les lieux. Un récit en prose tout d’abord, et le recoupant, des poèmes en vers. Deux manières de dire, d’écrire, pour tout ce qui, «dans l’écriture, reste sans voix». Répertoire de sensations plus que de souvenirs, même s’il a bien existé, ce jardin qui occupe tout l’espace du récit. Mais moins comme géographie que sa concession imaginaire étagée en marches gigantesques dont jamais l’immensité n’épuise la démesure. Un jardin, trois terrasses, une terre et son rêve, chaque jour plus fécond. Profus. Chiffré. Dans le mystère de la grande affaire de l’enfance : l’élan, la joie, les jeux. Intrépides gamins dans leur décor tout jonché d’escalades qui toujours dérobent leurs sommets. D’arbustes en fourrés, il importe peu d’en dénombrer le sens, car leur monde est un monde de passages secrets, pas tous incarnés, ouverts à mille itinéraires toujours renouvelés. L’important, à bâtir leurs cabanes, c’est que chaque arbuste, chaque branche, chaque arbre devienne un complice, c’est que chacun de leurs gestes les fasse basculer sans répit dans le monde de la fiction, où là seulement, le réel peut tenir. C’est ce formidable appel que le texte nous fait entendre, cette ouverture gigantesque, cette incroyable capacité de l’enfant à entrer dans le monde physique pour y lever des échappées invraisemblables. Alors ce qu’ils appelaient jardin, et dont l'auteur déplie et la légende et la topographie, est devenu nôtre. Ce qu’ils appelaient jardin, insiste-t-il, en fin de compte a recouvert tout l’univers. Comme commencement et non fin. Ultime matin du monde où piocher le sentiment de la vie. Ce toujours à recommencer inépuisable, où nous devons toujours retourner pour faire face à l’aujourd’hui. L’enfance, « ce noyau bouleversant » nous dit-il, dont finalement, et très curieusement à le lire, il nous offre comme un schème narratif que n’importe lequel d’entre nous peut éprouver. C’est ça, oui, c’est bien ça. C’était bien comme ça en tout cas, pour de nouveau débouler avec lui dans cette histoire mystifiante. Chacun s’y reconnaît –ou s’y adresse, ce qui revient au même- et qu’importe que le buisson n’ait pas été à la même place, ou cette fissure dans le mur, ou la pierre du ruisseau. Nous savions nous aussi inventer nos jours et être enfin vraiment au monde. Tout entier dans cette seule dimension du sens qui ait tenu la route finalement. L’enfance n’est que cela, cette faculté enfin éprouvée d’être fidèlement au monde. Ce «temps de l’effectif et de l’électif», ce temps si long du temps qui ne passe pas. Si peu de choses suffisent. Ici l’étang, là le chemin. Ici la forme d’un ciel quelconque, le bord d’un sentier montagneux. Nous portons tous en nous le souvenir de cette mémoire ancienne, le rappel saugrenu des péripéties de l’enfance, celui de cette petite école perchée sur la colline ou de ces grands orages d’été. Cette faculté perdue, inouïe, quand tout se vivait «sur le mode de la première fois». Est-ce pour cela qu’ensuite l’auteur n’a plus écrit que des poèmes ? Et encore, comme en lambeaux, en gonfanons plus qu’en bannières. Quelques vers épars, qu’ils ne déploient jamais. Images, sensations. Juste quelques mots posés avec une rare économie pour éprouver, si on n’a pas encore eu cette chance, la beauté de l’enfance en nous. Et dans cette itération poétique, c’est aux prémices que nous avons affaire, à ce moment où le geste s’élance, où l’enfant du bout d’un doigt levé vers le ciel, y accède. Au lecteur d’accomplir son propre chemin vers ce moment qu’on n’explique pas, mais qui ne cesse ensuite d’irradier la vie.
La somme de ce que nous sommes, Olivier Domerg, éd. Lanskine, octobre 2018, 110 pages ean : 9791090491632.