«Se rendre présent à cette absolue présence de la chose»
Entretien avec Olivier Domerg autour de son livre Le Manscrit.
joël Jégouzo : Il y a une homologie de structure entre l'objet dont vous vous emparez et la manière dont vous l'«écrivez». Avant de développer cette homologie, je voudrais juste savoir tout d'abord si vous connaissez l'étude de Muriel Sanchez sur les représentations et, disons, la notoriété du massif des Écrins ? Dans cette étude, Muriel Sanchez nous apprend que le massif, tout d'abord, a été nommé de mille noms avant de trouver «le sien». Baptisé l'Oisans en 1913, Parc national du Pelvoux en 1924, Parc domanial du Pelvoux en 1960, Parc National du Haut Dauphiné en 1963, il ne devint celui des Écrins qu'en 1969. En outre, elle nous apprend que sa cartographie a été tardive, et que même au XIXème siècle, et parce que son existence revêtait un intérêt militaire stratégique, l'armée qui s'était chargé des relevés rechignait à en diffuser les données. On est là, littéralement, face à un paysage longtemps absent de la cartographie française et pour lequel les mots ont manqué –dans son étude, elle montre le déficit d'écrits à la fois savants et littéraires le concernant. Décrit le plus souvent au ras du sol, il lui manquait semble-t-il une perspective pour accéder à l'être. Aucune image pour en glorifier les sommets, aucun récit, ou si peu, pour en conter la légende. En outre, le Mont Blanc incarnait seul la Haute montagne française, malgré le fait qu'on était en présence du second système montagneux le plus élevé de France ! Tout juste la Meije, alors que s'inventait le ski alpin, aura-t-elle été un temps l'emblème du ski alpin aujourd'hui tant prisé. Parmi les raisons qu'en donne Muriel Sanchez, outre celle de l'intérêt militaire qui commandait beaucoup de discrétion autour de sa topographie, le massif des Écrins ne put se départir de cette image misérabiliste qui lui colla à la peau. Aucun enthousiasme pour cet espace dont les célèbres guides Joanne avaient dressé l'inventaire déprimant : «laid, triste, morne». Au sublime du Mont Blanc, s'opposait ce que vous appelez sa mollesse. Lorsque vous avez commencé votre périple au Manse, l'aviez-vous en tête ? Quand vous avez réalisé que vous étiez en face d'un objet ingrat, avez-vous été tenté de refuser ? Comment l'avez-vous découvert au demeurant ?
Olivier Domerg : Non, je ne connais pas l'étude de Muriel Sanchez sur le Massif des Écrins. Cela paraît, en effet, intéressant. Mais je ne voudrais pas qu'il y ait la moindre ambiguïté : Le Puy de Manse qui m'a (nous a) occupé un certain nombre d'années est, ce me semble, de par sa position géographique, en marge de « ce massif ». Sur sa «bordure extérieure», si l'on veut ! Et, travaillant sur Manse, je n'ai (nous n'avons) pas le sentiment d'avoir travaillé sur le « parc des Écrins », comme on le nomme aujourd'hui, mais sur une entité, plutôt détachée et autonome, sise à ses confins, entre Gapençais et Champsaur.
Je n'ai, d'ailleurs, pas ou peu abordé la question du « parc des Écrins », hormis dans Le chant du hors champ, à travers justement la notion de «parc»; du devenir du monde en «parc», et de ce que cela signifie (pour nous et vis-à-vis de la Nature), par certains côtés, au-delà de la nécessité de protéger et préserver la nature et le paysage de la pression exercée par l'activité et par l'avidité humaine, et, par exemple, par le développement accru du tourisme.
Or, le Puy de Manse, est une toute autre question, celle d'une forme et d'une borne posée, en limite, à la jonction de deux ‘pays’ (au sens ancien des géographes, pays de Cau ou pays d'Aix), doublée d'une question de passage (col) et de géologie (curiosité), nous y reviendrons peut-être. Manse n'est pas, à mon sens, un « objet ingrat » (il est plutôt généreux en prairies, et, plurivoque, en terme de formes, justement), mais une montagne ignorée ou déconsidérée, du fait, essentiellement, de sa taille – 1636 mètres –, si on la compare aux sommets du Dévoluy ou du Champsaur, les chaînes voisines qui la dominent de cinq cents à mille mètres au moins. Même les habitants qui vivent à ses pieds ou à son entour, bien que l'affublant du nom de « montagne », la voient comme un « clos » (entendez, un pacage) ou telle un mont arrondi, une « montagne à vaches » (celles que les quadrupèdes pâturent sans difficultés quelles que soient leurs pentes).
Le choix de cette montagne s’est imposé à la photographe, Brigitte Palaggi, et à moi-même, peu à peu, lors d’un ‘projet’ antérieur consacré à l'ensemble du paysage du département des Hautes-Alpes, qui s’est étalé de 2006 à 2008 et a donné lieu à une exposition (Le chant du hors champ) au Musée muséum départemental des Hautes-Alpes (en 2008-2009) et à la publication de deux livres (Le chant du hors champ, Fage éditions, 2008 ; et Fabrique du plus près, éditions Le Bleu du ciel, 2011).
Il se trouve que, tout à fait en marge de ce ‘chantier’ sur les Hautes-Alpes (un peu, si vous voulez, comme une respiration à ce chantier qui nous occupait fortement), nous avons commencé à nous intéresser à cette montagne ; notamment du fait de sa forme (changeante selon l'angle) et de sa situation, qui n'étaient pas sans nous rappeler la montagne Sainte-Victoire sur laquelle nous avions entrepris, tous deux, et quasi concomitamment, un vaste travail de reconsidération du motif (cf. la trilogie publiée depuis sur la Sainte-Victoire). C'est donc nous qui, après Le chant du hors champ, avons proposé au Musée muséum des Hautes-Alpes de travailler sur le Puy de Manse : ce nouveau chantier s’étalant, lui, de 2009 à 2013, avec une nouvelle exposition au musée et, entre-temps, le premier volet paru en 2011 chez L'Arpenteur (Portrait de Manse en Sainte-Victoire molle), puis le deuxième volet, paru en 2013 aux éditions Le Bleu du ciel (Fragments d'un mont-monde), à l'occasion de cette exposition.
L'écriture du Manscrit s'est poursuivi, elle, longtemps, et presque jusqu'à sa parution au Corridor bleu en 2021.
jJ : Que saviez-vous saviez de Manse ni du massif ? Si l'ignorance était au départ, comment l'avez-vous levée ? En y marchant d'abord, ou en lisant des communications sur Manse, et de quelle nature ? A quoi donc a ressemblé votre découverte de l'objet Manse ?
Olivier Domerg : Pour répondre à une autre partie de votre question, je crois que l'ignorance fait partie intégrante de la pseudo-méthode à laquelle je m'astreins lors de tout nouveau chantier d'écriture : je ne veux rien savoir de l'objet ou du motif avant d'y être et d'y travailler. Disons que « cherchant à porter, sur toute chose, un regard neuf », je ne me renseigne pas avant d'avoir vu, et de m'être colleté et confronté à elle à de multiples reprises. L'idée qui surnage, par-delà ces quelques trente ans « d'écriture sur le motif », c'est que je ne sais rien, que je suis un ignare. Et cette ignorance qui m'est propre, cette ignorance préalable, loin de me desservir, va, au contraire, m'aider, en me permettant de découvrir la chose, au fur et à mesure que j'en prends connaissance et l'investis.
La ‘connaissance principale’, si connaissance il y a, vient donc du plaisir de découvrir les choses, à notre modeste façon, toujours un peu ‘intuitive’ et ‘empirique’, lors d'observations menées de loin en proche, que je reconduis et renouvelle, toutes les fois que je le peux, en changeant d'angles ou d'approches ou de lieux. Et, concernant Manse, à chacun des nombreux séjours que nous y avons effectués, avec la photographe Brigitte Palaggi, dans la durée impartie au « chantier », et même, au-delà ; privilégiant, en cela, la suite des épiphanies qui s'imposaient à nous, et au cours desquelles le motif nous apparaissait, à tout coup, à la fois dans sa complexité et son évidence, « comme pour la première fois » !
Il va de soi, qu'au gré de ces séjours et des rencontres occasionnelles qu'on peut y faire ; des ‘savoirs’ complémentaires viennent s'agréger, petit à petit ; aux observations menées très résolument, ainsi qu'aux notes prises de visu et ‘à main levée’, lors de nos différentes ‘immersions’. Tout ce qui survient, pendant la séance, rentrant dans le chantier en cours, et venant le nourrir ! Il en est, de même, de ce que l'on apprend, au passage ou par la bande, lors de conversations avec des habitants ou des érudits (tel Gabriel Carnévalé, par exemple).
Outre l'observation, la contemplation, la marche ou la promenade, la carte est l'outil de base, celui qui permet de vérifier les ‘petites’ hypothèses échafaudées, chemin faisant, et d'accéder aux noms des lieux ; balisant ainsi notre ‘terrain de jeu’ d'une charge, souvent ‘poétique’ (au sens du pouvoir des noms et de celui de la langue). Sinon, je scrute, j'arpente, j'essaie de prendre la ‘mesure des choses’, j'observe en continu et discontinu, et recoupe ensuite ce que j'ai vu ou cru voir avec certaines données (dites ‘objectives’). J'abreuve mon écriture et mon ‘chantier’ de toute sorte de matériaux et de prélèvements pour éviter l'assèchement, le dépérissement, la sclérose, l'ennui ; croisant bribes de discours et registres de langue, choses entendues ou prélevées sur place, ainsi que tout ce que je collecte dans le temps long de l'écriture et de sa maturation, afin de les agencer et les faire jouer à l'intérieur du (futur) livre en train de s'écrire.
Mais, revenons au point d’origine. Le Puy de Manse, je l'ai vu, d'abord, de loin, comme une chose intrigante, qui demandait qu'on y revienne. Je logeais alors à Chaillolet, dans le Champsaur. C'était le début du tout premier chantier qui m'avait amené là, en contrebas du pic de Chaillol, m'engageant avec Brigitte Palaggi dans un travail de création sur le paysage des Hautes-Alpes. Nous déplacions notre ‘chantier’, d'une semaine à l'autre, changeant, à chaque fois, de coins, de lieux, de versants, de vallées, pour découvrir d'autres parties de ce département fortement cloisonné et compartimenté par les chaînes de montagne qui en constituent l'ossature et le nom. Il se trouve que, cette semaine-là, je l'avais sous les yeux, chaque matin, en me levant : c'était la première chose que je voyais en face de moi. La première chose aussi que le jour, qui pointait, faisait (ré)apparaître. Et sa forme, si différente des sommets alentours, en attirant notre regard, avait fini par attiser notre curiosité. J'ai donc commencé à prendre des notes sur lui, incidemment, en marge du travail que nous menions l'un et l'autre sur les Hautes-Alpes.
Vers 2009, une fois notre travail sur le paysage des Hautes-Alpes terminé, nous nous sommes rendus compte, avec Brigitte Palaggi, que nous avions déjà colligés, sans intention aucune, pas mal d'images et de notes à son sujet. Dès lors, un approfondissement de la question de ‘ce motif’ et de ce qui nous avait attiré en lui, nous paraissait aller de soi ; en tout cas, ce pouvait être un prolongement possible au travail qui nous avait occupé jusque-là. D'un objet de la taille d'un département nous nous proposâmes de passer à un objet unique et isolé : un ‘mont-monde’, comme nous l'avons conceptualisé par la suite.
jJ : Rimbaud géographe. « Harar, 10 décembre 1883 »... «Rapport sur l'Ogadine, par Monsieur Arthur Rimbaud, agent de MM. Mazeran, Viannay et Bardey, à Harar (Afrique orientale).» Publié lors de la séance de la société de géographie, le 1er février 1884. Dans ce rapport, Rimbaud, au détour d'observations de géographie humaine voire de l'ébauche d'une étude ethnographique, signale que chez les Ogadines, « Des wodads (lettrés) se trouvent dans chaque tribu ; ils connaissent le Coran et l'écriture arabe et sont poètes improvisateurs ». « Poètes improvisateurs »... Il n'en dira pas davantage. Lui, le poète tant glorifié, lui, si fin érudit de la poésie occidentale, lui aux curiosités inouïes, lui si rationnel qu'il se fait livrer le matériel le plus sophistiqué pour établir ses relevés topographiques, le matériel le plus « moderne » pour faire ses photographies, etc. ... Lui, capable de versifier en grec et en latin, ne dit rien de plus, mais laisse traîner ce mot sous sa plume : « poètes ». Au pluriel. Un corps de métier. Une charge plutôt. Plus qu'un statut donc tout de même, ou peut-être moins, on ne le saura pas, puisque leur statut est d'être des wodads. Cependant, ils « sont » poètes. Une essence au final, plus qu'une identité, mais une identité par la bande tout de même. Qu'est-ce qu'être poète ? L'êtes-vous ? Avez-vous cherché à vous rapprocher du Rimbaud géographe ? Lui s'est fait livrer dans la corne de l'Afrique le matériel scientifique capable de consigner en toute certitude géométrique un monde à nous faire découvrir. Rimbaud relevait mathématiquement ses mesures, pour signer une communication dénuée de toute poésie. Peut-on dire libérée de toute poésie ? Mais pourquoi Rimbaud, géographe, photographe, dans le même temps où il s'y affirme, s'évade-t-il chaque fois de ce qui pourrait le circonscrire ? (Ai-je répondu à la question que je pose, la formulant ainsi ? Non...).
Olivier Domerg : Je ne sais pas vraiment ce qu'est « être poète », sans doute une idée assez vieille et poussiéreuse, qui revient régulièrement sur le tapis (pareille à la poussière, qu'on met dessous, donc !), et la cause, sans doute encore, de beaucoup trop de représentations bancales ou bricolées et de profonds malentendus. Disons, pour répondre à votre question sans trop de détours, que je suis un poète « non-poète », au sens où l'entendait Francis Ponge. Bref, quelqu'un qui sait pertinemment de quelle vieillerie il vient, qui ne se fait aucune illusion là-dessus, et qui écrit (de plus en plus), en regard de son objet ou de son sujet, de la façon qui lui convient le plus, c'est-à-dire la plus libre, précise et décillée qui soit.
Rimbaud, même géographe, n'a pas été, sur moi, d'une grande influence, d'autant plus que je me méfiais de cette sorte de ‘mythologie’ qui ne cessait de le précéder et, paradoxalement, de lui coller aux basques ; et, plus encore, de croître et de prospérer autour de son nom, de son personnage et de son œuvre. Je trouvais matière, dépannage et, parfois, recours ou secours, du côté d'autres « non-poètes » comme Gracq, Claude Simon ou Pierre Begounioux, ou du côté d'écrivains de ma génération ou non, plus proches de moi et/ou de mes préoccupations, comme Dominique Meens, Nathalie Quintane, Véronique Vassiliou, Emmanuelle Bayamack-Tam, Jean-Marie Gleize ou Pierre Parlant (liste non exhaustive). Chacun forge ses propres outils pour flirter avec le réel ou en rendre compte. Chacun expérimente des solutions, même transitoires, pour avancer, ajuster ou se rapprocher de la cible.
Pour en revenir à Rimbaud, et pour retomber dans l'ornière énoncée plus haut, peut-être est-ce en « se libérant de toute poésie » qu'on devient réellement poète, c'est-à-dire débarrassé des travers de la poésie, désaffublé de tout ce qui l'entache, l'idéalise et l'alourdit ?
jJ : Revenons à votre cheminement autour de Manse. Vous allez, venez, revenez... Construisez avec patience une vision, plutôt qu'une langue, même si dans mon article à propos de votre texte, je parle de langue et donc même s'il y a quelque chose de cela à mes yeux. Vous tentez d'exposer une vérité sensible et cherchez la forme pour l'écrire. Une forme qui ne m'apparaît possible que dans l'ordre des errements qui s'énoncent au sein même de votre texte -nous verrons plus tard. Ce sont ces errements qui forment le manscrit. Pas le Manse, qui est à coup sûr toujours quelque chose d'autre. Le manscrit donc. Mais à la condition de lui échapper sans cesse : vous vous tenez en bordure, dans les ruptures, les cassures de son énonciation. Comment dire ? En parlant d'horizon d'attente peut-être ? Quel est l'horizon d'attente du texte ? Quand on vous « regarde » écrire, on « voit » qu'au bout il faut qu'il advienne quelque chose comme la chair du texte. Il est fait pour ça. Pour qu'on le quitte. Plutôt qu'on le dépasse. Ou bien... Encore autre chose... Quel est sa raison d'être au fond ? Je veux dire : est-ce cela « pousser la poésie à la faute », comme vous l'énoncez dans votre texte ?
Olivier Domerg : « L'horizon d'attente du texte », vous l'avez bien perçu et compris, serait de s'approcher au plus près du Puy de Manse, avec les moyens propres à l'écriture, et d'essayer de ‘faire corps avec lui’, même si l'on sait pertinemment que cela est impossible. Il s'agit d'approches successives, de ‘tentatives renouvelées’, pour donner à voir Manse, pour le faire surgir dans la page et lui rendre (cette) justice. Je ne sais pas si j'y parviens vraiment, mais je n'ai pas d'autres raisons d'écrire, au fond, que celle-ci : coller un tant soit peu à quelque chose qui, par définition, échappe à la langue et vous échappe.
D'où que l'on y revienne sans cesse ! D'où que l'on cherche à être au plus près ! D'où que l'on doute du résultat et de ses pauvres moyens ! D'où qu'on cherche incessamment des solutions, des résolutions, même partielles, même minimes, même insatisfaisantes, pour « tendre vers la chose », comme il est dit autre part, quitte à se défaire de la poésie, « à la pousser à la faute », comme vous l'avez relevé. Ou, au contraire, quitte « à pousser la poésie comme on pousse la chansonnette », car l'humour et la dérision, dans cette entreprise, ne sont pas à exclure ― bien au contraire !
Ce que le livre doit faire advenir, ce à quoi on s'emploie, en fin de compte, c'est que la montagne finisse par exister dans le texte : certes, d'une existence seconde, comme c'est toujours et finalement le cas, mais qu'on ait réussi (ou pas) à réduire l'écart entre elle et nous, comme entre elle et la langue (autre illusion qui, n'est-ce pas, nous pend au nez -ou au dés).
jJ : Manse. Si peu donné à voir. J'aimerais vous interroger sur le statut du regard et du « voir », ce qui n'est pas la même chose, dans un texte qui s'est aussi donné pour but de « dévisager » Manse. Mais avant cela, vous interroger sur sa personnification. La métaphore file tout au long de votre écriture, déclinant les trois sommets en formes sensuelles, voire pleinement sexuées comme « obscénité de chairs plantureuses ». Annoncée par la vision de l'échancrure (83), depuis laquelle entrevoir les courbes sensuelles des trois sommets. Au fond, il s'agirait moins de « voir » que d'éprouver ? Être «dans la mobilité tactile et ductile de la vision» (125) ? Pour parvenir à une expérience inédite, personnelle, intérieure : toucher cette forme « à l'extérieur même de la vision ». Mais de quelle extériorité parlez-vous ? Cette forme qui ne peut, au demeurant, n'être « touchée » que dans une sorte de chiasme ? En outre, si Manse est surtout une forme qu'il faut « éprouver », on ne le peut qu'à la condition de «reprendre corps dans le paysage» (123). Mais pour ce faire (un démonstratif), il faudrait pouvoir « reprendre langue avec le lieu » ? Pourquoi un « re » ? Il y a, au-delà du « re », toute l'aventure de l'épreuve du monde qui ne nous est pas livrée avec son mode d'emploi -comment aller au monde, dont il faut revenir dites-vous, pour y retourner correctement cette fois -... Mais pourquoi donc ?
Olivier Domerg : Nous ne disposons pas entièrement de notre temps puisque, comme tout un chacun, nous sommes aliénés. Voire même, nous sommes occupés, au sens d'une occupation des êtres et des existences. De ‘cette occupation’ à quoi, le plus souvent, nos vies sont réduites et contraintes. C'est pourquoi, par la force des choses, je reviens au motif dès que je le peux (pas autant que je le voudrais). C'est pourquoi je dois « reprendre langue avec lui » (dans ces laps de temps où j'ai pu me libérer, même brièvement, de ce qui m'aliène). Or, il s'est passé du temps entre deux séjours, entre deux prises de notes, entre deux avancées supposées. On avait peut-être progressé un peu, quant à lui, dans cette compréhension des choses qui finit par venir, par percer ou par infuser, sur la durée, quand on s'accorde avec elles, quand on vit dans leurs parages immédiats, quand on finit par partager une certaine ‘familiarité’ avec elles (ou avec lui : le « montif ») et qu'on se permet même de le tutoyer.
On y revient, quelques mois plus tard, et tout est à recommencer. On a perdu le ‘terrain’ qu'on avait cru gagner. On y comprend plus rien. On ne sait plus par quel bout le prendre. Tout est à refaire, à (re)voir, à reprendre, à reconsidérer. Voilà la raison de ce ‘re’, du « reprendre langue avec le lieu » : on n'y est qu'à intervalles, il y a une discontinuité dans la perception que nous en avons. Il faut du temps pour s'y remettre, s'y retrouver, pour ré-accommoder, pour ré-entrer dans ‘l'orbe du lieu’, pour être idéalement et à nouveau à sa mesure et ‘à son diapason’.
Et, sur ce plan là, vous l'avez noté, il s'agit d'éprouver les choses à nouveau frais, de secouer aussi tous les tics et les habitudes prises, quant à l'écriture ; mais surtout quant à la vision du Puy et à notre tentative de restitution. Éprouver les choses, c'est, bien sûr, les éprouver sensiblement, physiquement, dans un « corps à corps » réitéré à l'endroit du mont, de la montagne ; mais c'est également éprouver la langue qui essaie d'en rendre compte, d'en écrire présentement l'expérience.
Toucher la chose qui nous touche, au-delà de la vision. Soit, penser la chose dans sa globalité et son évidence (dire ce qui varie, en elle, et ce qui ne varie point). Soit, penser aussi l'intériorité de la chose (sa dimension géologique, son opacité, sa profondeur, sa « voluminosité », au sens de Merleau-Ponty).
jJ : Vers Manse, on avance à couvert la plupart du temps. On ne voit rien. Manse gît plutôt que s'élève, quelque part sous une ombre portée. L'embrasser du regard n'est possible tout d'abord que sous la forme grammaticale d'un conditionnel (20). « On devine (plutôt) sa masse ». Tout est longtemps question de bords, de bordures. Manse s'offre en discontinuités. On voit certes parfois les trois sommets, mais vite le jour décline qui les dérobe à la vue. Souvent aussi, le ciel est déjà complètement bouché. Il faut scruter, écarter les feuillages, prendre du champ, attendre que le ciel se débouche, pour voir « se radiner » la forme... J'aimerais que vous commentiez le choix de ce verbe au passage. On ne voit donc pas grand chose. Qu'est ce que voir ? Sinon ce que l'on sait voir, répondent les savants. Le schème visuel est toujours dominé par un schème cognitif qui nous donne à percevoir un monde artificiel dans lequel nous savons pouvoir nous installer. Quant au monde tel qu'il est... Sauf à travailler (Cézanne) ce voir et risquer de se perdre dans « Cet infini détail du fini » (42), on n'en verra pas grand chose. Des conventions. Dans la perception, c'est le retour qui importe ? Qu'entendre par là ? Une anecdote : j'aimais aller au musée voir des toiles avec Joan Mitchell. Je me rappelle de l'un de ces retours : Joan me commandait d'observer Femmes d'Alger, de Delacroix. Il y avait une ombre, là, sur la toile, dont la profondeur m'échappait, parce que je ne parvenais pas à en voir la vraie couleur, et donc en apprécier toute la force, et ce n'est que contraint de l'isoler pour la voir, que j'ai pu en éprouver l'intensité...
Olivier Domerg : La difficulté de rendre compte de Manse, me semble-t-il, vient de ce que ce puy, en tant qu'il se détache, isolément, peut être appréhendé par plusieurs côtés ; ou, pour simplifier, par les quatre points cardinaux. Ainsi, la vision de Gap (au sud), n'est pas celle de Chaillol (au nord), ni celle d'Ancelle (à l'est) ou du Refuge Napoléon et du village de Manse (à l'ouest), pour donner quatre orientations principales. Cette vision diffère. La forme apparaît frontalement, verticalement, « en majesté », ou lestée de quelques prolégomènes ou d'obstacles sibyllins. Elle change selon l'axe d'où on la regarde.
On voit, en premier lieu, ce que l'on voit toujours, en ce cas et en d'autres ; et qui n'est ni plus ni moins que ce que l'on a appris à voir (habituellement, culturellement, souvent même à notre insu). Ce que la confrontation à de multiples paysages (dans le temps), leurs études poussées, quelquefois, nous ont inculqué ou nous imposent comme ‘vision’ ou comme ‘représentation’.
Tout le travail est de passer outre, progressivement ou radicalement, pour faire sourdre autre chose : une vue plus fidèle de ce motif, une vision qui lui serait propre, non reproductible. Et, en ce sens, on peut prendre ce livre, Le Manscrit, comme le mouvement même de cet ‘autre voir’, de cet ‘outre voir’ ; des étapes, interrogations, accidents et des évolutions par lesquels il aura fallu passer pour franchir le pas ; basculer de l'autre côté du convenu, « de la convention ».
Ces mouvements, propres aux « travail de voir » et à un certain acharnement à questionner la vision, à remettre sur l'ouvrage ce qu'on avait cru acquis ou évident (ces « brouillons acharnés de la nouvelle étreinte »), peuvent être mis en parallèle, dans l'écriture, avec toutes les tensions, torsions, redémarrages, à-coups, changements de régime ou de registre, qui surgissent et s'inventent pour coller à cela, pour épouser le moindre pouce de terrain, pour relancer la chose. Les emprunts à l'argot, au vocabulaire populaire (comme ce « radiner » que vous avez remarqué), le détournement d'expressions, de citations, les onomatopées, les ruptures de ton, les bribes de chanson, etc., relèvent strictement de cela : une mise en branle générale de la langue dans cet effort et cette exhortation à mieux voir.
D'une certaine façon, on a beau dénoncer la convention, la refuser ou la déjouer, rien ne nous est donné d'avance. Il faut tout aller chercher. Tout gagner ou regagner.
On n'en finit pas (et n'en finirait pas) d'apprendre à voir (« voir », mais pas seulement, puisque tous les sens sont, en permanence, sollicités et participent de cet effort).
jJ : Sur la route du col, c'est un son qui vient rompre la description du paysage. Ou l'amplifier. Un son. Parce qu'on avance à couvert et que l'on ne voit pas grand chose. Mais à l'unisson du peu qui se laisse prendre dans les rets de la forme, ce que l'on entend le plus souvent, ce sont des « bruits fantômes », avant que le silence ne s'intensifie (29). Ne reste alors dans ce paysage qu'une silhouette d'homme, debout, et un oiseau qui tournoie autour. Le son, le toucher... Vous affirmez que ce qui définit Manse, nous « requiert » (67). Comment « être au diapason de la nature » ? Je l'ai pris au sens littéral : un son avant que d'être dans l'image... « L'harmonie du dehors » serait une harmonique ? Même si on a l'impression (soleil levant), que le son arrive quand la vue se bouche. Comme une issue narrative... Ou bien ?
Olivier Domerg : Le lieu vous relance, à chaque venue, à chaque retour en son sein ou à ses pieds. Il « vous requiert », c'est-à-dire qu'il vous sollicite à plein, vous oblige à le prendre en compte, au pied de la montagne comme au pied de la lettre, le plus objectivement et subjectivement possible. Car, entrant dans son orbe, son rayonnement, son ‘espace de tutelle’, vous êtes devenu, en quelque sorte ‘son obligé’.
À force d'y être, devant, autour, dessus, vous finissez par tisser une relation particulière avec lui. Vous percevez bientôt le moindre changement, la moindre altération. Le son est de cet ordre. Normalement, dans la nature, on ne devrait entendre que le souffle du vent dans les arbres ou dans les herbes, le ruisseau non loin, le fracas du torrent en contrebas, le chant des oiseaux, le vrombissement des insectes, le craquement des branches, le cri des corbeaux ou les meuglements éventuels des troupeaux quand il y en a (le tintement de leur sonnailles), etc. Pourtant, le plus souvent, on entend des bruits parasitaires, roulement de voiture, coups de feu, lointaine rumeur urbaine remontant de la vallée ou bruit diffus de l'activité agricole.
Quant à « être au diapason de la nature », c'est souvent un vœu pieu, une suite d'ajustements précautionneux pour trouver sa place, la plus silencieuse et modeste qui soit ; car, on le sait, dans ce contexte, l'homme est toujours de trop ; trop bruyant, trop présent, trop invasif, trop perturbateur et destructeur.
Souvent le lien est dégradé ou rompu. Il faut laisser passer du temps. Revenir dans la bonne disposition d'esprit, sans trop d'intentions ni d'humeur ni d'intériorité parasite. Laisser passer du temps. Laisser le chantier décanter ou déchanter.
Vous venez d'arriver. Vous êtes là, immobile, attendant que les choses vous reviennent, que le monde et le présent vous imprègnent ou vous submergent à nouveau ― et un son inhabituel, assez bizarre, vous titille, vous dérange, vous met sur le qui-vive. Vous ne le percevez pas tout de suite, mais il est là depuis le début. Depuis que vous avez repris pied dans le paysage. Et vous finissez par l'entendre, par noter sa présence, insistante. Et vous n'aurez de cesse, à partir de cet instant, d'en identifier la source !
Oui, c'est indéniable : il y a cette dimension du son. On évolue continûment dans le « bain sonore » du paysage, qu'on ne saurait réduire à sa seule visibilité. De ce point de vue, le son compte autant que le reste, que ce que perçoivent tous nos sens à l'affût ! D'ailleurs, il précède souvent l'observation, la mise en train. Je ne sais plus qui parle de « la musique des choses » ? Mais, si l'on prête l'oreille, vraiment et suffisamment longtemps, on finit peut-être par l'entendre.
jJ : Le manscrit est la langue de l'absent... Mais de quoi donc Manse est-il le nom ? (Je déteste cette expression désormais fourre-tout, mais bon...). Il y a certes le fait que soudain la crête du Puy, au débouché de Manse, le village, surgit. Fugacement. Sans parvenir à s'imposer. Non pas donc comme surgit au loin et s'impose le Mont Blanc. Et c'est cette modestie qui « fait » Manse. Le Manse ne s'offre pas en majesté. Il fallait donc autre chose, littéralement, inventer une autre forme de récit, construire une autre perception, une autre raison d'être pour dévisager le Puy dans un propos qui ne pouvait être que « modeste », plutôt que « grandiloquent ». La langue elle-même défaite, tout comme l'est le regard qui peine à construire sa vision devant ce paysage sans majesté. La question reste entière pourtant, aux réponses multiples...
Olivier Domerg : Je réponds (sans humour ?) par l'ancrage étymologique du toponyme. Manse vient du latin ‘mansio’ et du verbe ‘manere’, qui veut dire ‘s'arrêter, rester’ ; ou disons, dans le contexte qui nous intéresse : « faire la halte » ; puisque ‘mansio’ était, « à l'époque de l'empire », et d'après les latinistes, « un gîte d'étape situé le long d'une voie romaine, à une journée de marche environ » (p. 225). J'en parle également dans l'épilogue au Manscrit publié dans le n°17 de la revue Nioques en novembre 2017 (épilogue fichtrement documentaire et romain). Une voie romaine passait, jadis, au pied de Manse, permettant, en gros, de cheminer de l'Italie à Grenoble. On en voit encore les traces du côté du hameau de Manse-Vieille, au sud du Puy. Il y avait là une ‘Manse’ ; sorte, donc, de ‘gîte d'étape’, sis à cet endroit sur la voie romaine, d'où la montagne a tiré son nom.
‘Manse’ est d'abord cette trace latine contenue dans le nom de la montagne, et l'idée aussi d'un lieu habité et habitable ; du moins, dans son entour immédiat, à son pied, avec ses divers hameaux, fermes et villages répartis sur chacun de ses versants (Notez bien que, dans le cas d’une ‘forme pyramidale’, on en dénombre quatre).
La « modestie » du Puy ne provient donc pas de sa forme ni de sa situation, mais de sa taille, comme je l'ai dit et le répète ici, en regard des sommets des chaînes qui lui sont proches, Barre du Dévoluy et massif du Champsaur. Le Puy de Manse, de par son détachement, sa hauteur et le fait qu'on le voit de loin et de tous côtés, serait l'équivalent d'un Mont Ventoux, si vous m’autorisez cette comparaison, sans la calotte calcaire qui confère au « géant de la Provence » (tel qu’ils le nomment, exagérément, dithyrambiquement, c'est-à-dire provençalement) cette impression de ‘neve’ en toute saison ; et selon la lumière, cette illusion de « neiges éternelles ». Mais, à bien des égards, et hormis Pétrarque et consorts, Manse n'a rien à envier au Ventoux, sur le plan de sa visibilité, ni de son détachement, ni de sa et de ses forme(s) reconnaissable(s) (qui, rappelons-le, change(nt) selon le lieu et l'axe d'où vous le regardez).
Ce n'est certes pas un « Mont Blanc », loin s'en faut, mais, en majeure partie, un ‘mont vert’, qui prodigue ses « rondeurs », d'un côté (Ancelle), et sa « bouille pyramidale » des plus avenantes, de l'autre (Gap).
Autre précision : c'est parce qu'il est situé au nord-est de la montagne, en contrebas (au bord du sillon qu'instille le torrent d'Ancelle), que le village de Manse, encaissé et garni de forêts, n'offre qu'un point de vue tronqué sur la montagne, quand bien même il serait tapi à son pied. Le manque de vue sur la montagne qui le domine, pour ce village, est dû au manque de recul et aux arbres qui l'entourent. Mais c'est le seul point de vue partiel. Il ne peut, par conséquent, valoir pour ou s'appliquer à l'ensemble des points de vue, qui, eux, sont bien dégagés, et, où la ‘forme Puy de Manse’, s'impose, singulièrement, pour le regardeur que je suis.
jJ : De quoi Le Manse est-il le nom, quant aux moyens de la pensée... Page 159, vous quittez la route, abandonnez votre voiture au retour d'Ancelle. Pour suivre un chemin, « examiner » un côté du versant que vous ne connaissiez pas, ou peu, « au regard de notre projet », ajoutez-vous, « son accomplissement »... De quel accomplissement s'agit-il ? De re-commencer l'examen sous un autre angle, ou d'accepter votre ignorance ? Cette ignorance constitutive du projet d'écrire, le saturant même ? Page 168, vous évoquez l'absence de réserve (de l'écriture) ? Constitutive de l'écriture ?
Olivier Domerg : ‘L'accomplissement’ dont je fais état, dans ce passage, est celui, vous l'aurez compris, de la réalisation intégrale du ‘projet’ tel que je l'ambitionnais au départ : écrire Manse intégralement, ou, pour citer Rimbaud, « littéralement et dans tous les sens ». Écrire Manse dans sa totalité = Le Manscrit, qui n'est autre, bien évidemment, que ‘l'écrit de Manse’.
Cela posé comme un ‘idéal’ du projet, souvent démenti par les faits (des choses, toujours, vous échappent) et par le temps imparti (pour pleinement se réaliser, le projet aurait dû être sans fin ; puisque, cette montagne, du fait de l'érosion, de la repousse, du changement dû aux saisons, des interactions humaines, en autres, ne cessent d'évoluer ou de s'altérer : Le Manscrit, que je le veuille ou non, aussi fidèle que je l'ai voulu à cette montagne dont il est un ‘double’ de papier, est daté, dans le temps. Mais, le ‘souffle’ littéraire qui me portait, « la rage de l’expression » (?), la barre que je souhaitais atteindre ou franchir, me font espérer qu'il sera toujours plus approchant, et ressemblant, et d'actualité, que bien d'autres tentatives passées ou à venir, si tant est que d'autres ‘fous littéraires ou artistes’ ne s'en emparent) !
Et, pour que ce ‘projet’ puisse s'accomplir, et devenir, in fine, LE MANSCRIT (ce livre que vous avez sous les yeux), il fallait que je ne néglige aucune piste, aucun sens, aucun angle, aucun témoignage, aucun récit, bref, que je sois le plus exhaustif possible dans la saisie et l'écriture de cette « montagne à vaches » ; en me défiant de tout travers ‘lyrique’ ou ‘emphatique’ et de toute facilité (« cette absence de réserve (de l'écriture) »).
jJ : Le Manscrit est la langue de l'absent. Pas de l'absence. Toujours affirmée dans le texte. Une langue qui sans cesse tente de porter secours à votre projet. Cela me rappelle encore une fois les romantiques allemands, pour qui le malentendu était à la base du langage, son milieu naturel. Qui est l'absent ? La chair du texte ? Quelle vérité dont le texte ne peut s'emparer ? Parce que processus et non forme ? On voit bien comment dans votre travail, la poésie se déroute, est déroutée. La solution poétique n'en est plus une. On oscille entre Kant et Burke au sujet de cet objet, la nature, qui inflige à Burke une humiliation, alors que pour Kant ce qui est démesuré porte l'homme au-dessus de lui-même. Rien de sublime dans Manse, donc aucun sentiment de terreur (rappelez-vous : « la beauté, c'est le commencement de la terreur qu'un homme est capable d'affronter », disait à peu de choses près Rilke). Mais rien là de cette mise en scène possible du sublime, qui me ferait habiter un autre monde. Manse est-il « beau » ? Mais de quoi ? Que nous veut Manse, dans la puissance inachevée de son être ? Où chercher la réponse ? Si elle existe... En s'interrogeant, depuis votre texte, sur les conditions de possibilité d'un sentir qui excéderait le voir ?
Olivier Domerg : Je crois qu'il ne faut pas, ici, se fourvoyer : Le Puy de Manse est là et bien là. Il est tout entier présent. Il est « l'absolue présence », comme toute chose réelle. Comme tout ce qui touche au réel. C'est nous qui sommes intermittents, nous qui nous défaussons, nous qui nous absentons. Dans les faits (et dans le temps). Voire, dans les conditions où nous nous trouvons au moment où nous sommes en sa présence. Pas toujours bien luné, ou suffisamment réceptif, ou centré sur lui, ou suffisamment rigoureux et concentré. Et trop obsédé par La Littérature. Trop préoccupé par mille soucis ou questions qui nous éloignent ou nous coupent de lui, à l'instant même où nous sommes « en sa présence ».
Tout l'effort consiste, une fois pour toute, à être là, face à lui, et pas ailleurs ! À se rendre présent à cette absolue présence de la chose ! À ne pas déroger à ce rapport ultra-simple et ultra-compliqué à la fois que nous entretenons avec lui (la chose, le réel). Et d'y être éminemment sensible nous aide dans cette entreprise de clairvoyance et de lucidité : « le monde est là, nous baignons dedans depuis que nous sommes nés ». L'attention extrême au paysage est l'une des modalités d'accès (il y en a d'autres). La relation au ‘mont’ et au ‘monde’ se noue autour de cette sensibilité au paysage, autour de cette question du paysage, qui nous raccorde au Puy.
Pas d'absence, donc, mais une présence sans fard et sans effarement. Une présence crue du réel, à laquelle on acquiesce ou pas.
C'est ce dont le texte (‘le cri ou l'écrit de Manse’) s'empare, ou tente de s'emparer. Avec les difficultés (d'identification, d'investigation, d'expression) et déconvenues qui sont les siennes. C'est ce dont ce texte parle, rejouant, à tout coup, « l'expérience sensible » : réduire l'écart avec la Présence, faire place à la « chair du monde ».
La poésie, s'il en est une, « n'est pas une solution » – disait Castellin, reprenant Gleize – ou bien alors, n'est qu'une solution ‘provisoire’. Ou ‘transitoire’. La vérité qu'elle débusque n'est que celle du jour ou du moment. Demain, il faudra « remettre le couvert, à découvert ». Il faudra inventer une autre façon d'y aller, d'écrire et de sentir.
La ‘beauté’, dont vous parlez, n'est pas (seulement) une catégorie esthétique ou un concept philosophique. Elle est un des aspects du monde qui (si nous ne nous en détournons pas) nous est donné à vivre et à voir. Elle est, tout entière, et indifféremment, liée à cette Présence, dont je parlais plus haut.
Et « elle est là, en permanence sous nos yeux ». Je ne peux que le réitérer.
Rien de sublime là-dedans, seulement un bras de fer de l'écriture avec cette beauté-là qui, comme une vague, vous déborde de toutes parts. Et dont nous ne sommes jamais quitte.
Et, ne vous y trompez pas, ce n'est pas Manse qui est ‘inachevé’, mais l'écriture et le livre qui lui courent après. C'est pourquoi, j'ai voulu que Le Manscrit reste une forme ouverte, sans savoirs intangibles ni vérités assenées. Il y a une construction, certes, une proposition textuelle, sujette à des approximations, à des ellipses, à des improvisations, à des trous et à des retours ; conforme en cela aux conditions de saisie qui furent les miennes (les nôtres), au regard de la Contingence. Et, en tant « qu'écrivain et inventeur de formes », je ne peux que réaffirmer ma foi en le lecteur et en la lecture. Á lui, maintenant, de faire sa part.
jJ : Toute écriture est politique, au sens où l'aurait non pas défini, mais donner à comprendre entre les lignes Kant, quand il évoque cet usage « public » de la raison constitutif de ce commun sans lequel l'esprit n'est rien. C'est aussi à cela que touche votre texte. A cette possibilité de dire et de partager, qui ne peut nous dispenser ni de la poésie, ni de la politique.
Olivier Domerg : Cela relève d’une de ces banalités ‘nécessaires et indispensables’, c'est pourquoi il faut, ici, la redire : ce que nous avons en commun (ce que nous avons de plus commun) est ‘ce monde’, qui va, à cause de notre emprise et de notre empire, de mal en pis. Un monde dont je parle, dont j'ai entrepris de parler, à ma manière, depuis une trentaine d'années à travers le prisme du ‘paysage’.
Ce paysage que je vois, pour ma part, comme une ‘ligne de front’, où « vient battre, toujours plus forte et plus haute, la vague libérale et consumériste », détruisant sans compter, consumant la ‘beauté’ ; et, par exemple, « artificialisant les sols », ravageant les forêts, réduisant toujours plus la part naturelle, et, dans le même temps, les « surfaces agricoles ».
Travailler sur le paysage, le mettre au centre de l'écriture, le constituer en « genre » dans la littérature (« un genre qui contient tous les autres » écrivais-je dans le court texte de quatrième de couverture de Le ciel, seul 1), non seulement comme sujet et objet, ou comme 'motif principal', mais comme rapport privilégié au « monde qui nous entoure », c'est se placer, pour moi, entre poésie et politique, sur ce « champ de bataille », à bas bruit, certes, mais tout aussi meurtrier et ravageur pourtant que nos guerres fratricides, puisque, à l'échelle de nos vies, nous sommes en train de voir (et auront vu) disparaître ce qui, sans que nous le sachions toujours, comptait le plus pour nous et rendait ce monde beau et habitable.
À mon humble niveau et avis, saisir les paysages, leur donner vie et mouvement dans la page, comme je tente de le faire dans chacun de mes livres, et a fortiori dans Le Manscrit, ne les sauvera pas de la destruction, ni de la prédation, ni de l'altération majeure qu'on nous promet et qui est déjà, partout, à l’œuvre ; mais contribuera peut-être, gouttes d'eau dans un océan de conflits, discordes, violences, catastrophes et cataclysmes, à modifier, un tant soit peu, le regard qu'on porte sur eux. Voilà sans doute le seul ‘commun’ que je puisse partager avec mes contemporains ; avec, aussi, cet ‘acte de littérature’, qui, sur le plan de la langue, de sa vitalité et de sa précision, s'adresse à tout locuteur et lecteur français ou francophone !
‘Littérature’ faite, en « mon arme et conscience », (« la révolution, c'est le style », disait-il) dans cette ‘langue française’ qui est, également, comme vous le savez, une langue éminemment poétique et politique (en témoigne, la main mise du Pouvoir ((de tous les pouvoirs)) dessus, via sa/leur « langue de bois » ― école, médias, communication, administrations, obligations, admonestations), dès qu'elle met le discours en échec et fait appel à ses capacités et/ou potentialités d'expression et d'invention qui sont son « terreau fertile » et ses « forces vives et vivaces », seules garanties de liberté de toute création.
1 Le ciel, seul, éditions Le Bleu du ciel, Bordeaux, 2015.
Crédit photographique : Brigitte Palaggi.
Chronique autour du Manscrit :
Le Manscrit, Olivier Domerg - La Dimension du sens que nous sommes (joel-jegouzo.com)
A lire également :
J'ai laissé en l'état cet entretien, qui mériterait pourtant d'être revu : avec une patience et une bienveillance infinies, Olivier Domerg a tenté à de multiples reprises de remettre d'aplomb mes perspectives, sinon de me remettre les pieds sur terre, en vain dirait-on. C'est avouer ici que ce sont les questions qui mériteraient d'être reposées, à tout le moins justifiées, leur "égarement", sinon leur "aveuglement", élucidé. Le Puy de Manse, par exemple, je ne l'ai pas "vu" : je m'en suis tenu à ma seule lecture du texte pour m'en former une image. "Fausse". C'est avouer là encore que c'est ma lecture qu'il faudrait questionner. Sans doute me suis-je laissé emporter. Mais par quoi ? Quel préjugé puisque, autant l'avouer, je n'ai cessé de m'interroger à partir de ce que je pensais résolument caché -cette douteuse absence de l'objet "Manse"... Encore que... Convaincu d'emblée que le Manse ne se donnait ni à lire, ni à voir, je me suis enfermé dans des interrogations dont je suis loin d'avoir épuisé les raisons. Même si ce "d'emblée", d'emblée me désavoue. Je veux dire au fond, qu'il me faudrait revenir sur ces malentendus criant de ma lecture du Manscrit, que mes questions ont passés sous silence, pour me heurter à nouveau frais au réel de cet objet, en ce qui me concerne : le texte d'Olivier Domerg.