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2 octobre 2020 5 02 /10 /octobre /2020 08:55

Publié en 1909, l’ouvrage de Forster fut mal accueilli et ne parvint pas à convaincre ses contemporains du danger d’une civilisation qui de plus en plus déplaçait les enjeux du progrès du côté des «machines», de la production capitaliste, de l’artificialisation de la vie. Pas de prédiction. Forster avait simplement compris les leçons de Marx et perçu l’horizon où nous embarquait la société marchande dans cette fable aux allures dystopiques.

Une fable qui aujourd’hui résonne à plein du monde qui est le nôtre et dans lequel, tous, nous avons fini par comprendre que le capitalisme n’était qu’une machine à détruire l’environnement et l’humanité, n’en déplaise à l’irresponsable Jadot. La production marchande n’a pas d’autre logique que de vouer l’humain et son environnement à la destruction. Aux yeux de Forster, à l’époque, c’était le commerce britannique qui incarnait cette évidence et conduisait tout droit au désastre. Détruisant non seulement l’homme et la nature, mais les liens sociaux et confisquant le pouvoir entre les mains d’une caste de technocrates, incapable de penser les conséquences de sa soumission à ses propres dogmes.

L’homme néolibéral n’est qu’un moyen, non une fin en soi. Un moyen désormais totalement dépendant de l’infrastructure technique de ce que Forster nomme « la Machine », et sur laquelle personne n’a plus aucune prise. Certes, le récit qu’il déroule a de quoi surprendre par la justesse, aujourd’hui, de son propos : dans le monde confiné qu’il décrit, les corps sont devenus obsolètes, encombrants, ce «fardeau humain» qu’évoquait l’UE en 2005 dans un rapport sur le coût de la santé humaine dans le projet capitaliste ! Le plus juste dans ce roman, c’est au fond sa vision d’un monde atomisé, au sein duquel plus aucune révolte n’est possible, parce qu’il n’existe plus rien pour faire corps, pour faire société. Confiné, chaque un est livré à ses angoisses, recevant sa dose de neuroleptiques pour la surmonter et trouvant dans cette angoisse sa seule raison de vivre… Dans le roman de Forster, le soleil est sans course, le monde sans fenêtre, sans porte, la terre sans géographie. Inutile de voyager : tout est partout pareil. Les humains n’ont plus aucun autre contact entre eux que virtuel. Personne ne s’expose plus à l’air libre, personne ne se promène. Pour aller où ? Le sens de l’espace est annihilé. Certes, il peut arriver ici ou là qu’un être soudain surgisse à lui-même, mais plus par accident que par volonté. C’est le cas de Kuno, le héros. Qui un jour est « sorti » accidentellement de son confinement… Il a marché. Dehors. Il a respiré l’air sauvage des collines du Wessex ! Et compris que quelque chose d’énorme arrivait du dehors. Il l’a compris dans ses jambes, sur sa peau, dans l’auto-révélation pathétique de sa chair, comme réinventant l’expérience de la caverne. Tentant d’alerter sa mère, prisonnière de l’illusion capitaliste. En vain. Lui, il a vu que la machine nous pliait à sa logique. Et compris qu’elle pourrait presque fonctionner un temps sans « nous ». Mais un temps seulement. Car il a vu les collines du Wessex, dans une métaphore prodigieuse ouvrant à la lecture des horizons d’humanité phénoménaux. Et les collines lui ont fait éprouver les ratés qui peu à peu détruisaient la Machine elle-même. Lui a compris que la machine était en train de s’arrêter. L’ouvrage est grandiose, mais pessimiste : quand il sera trop tard, et c’est pour bientôt, il n’y aura rien au bout. Sinon que nous mourrons en retrouvant la vie, comme l’affirme tragiquement Kuno.

E.M. Forster, La Machine s’arrête, édition L’échappée, collection Le Pas de côté, traduit de l’anglais par Laurie Duhamel, avant-propos de Pierre Thiesset, postface de Philippe Gruca et François Jarrigue, septembre 2020, 110 pages, 7 euros, ean : 9782373090765.

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29 septembre 2020 2 29 /09 /septembre /2020 08:28

« Mon moi est devenu trop fou pour que je le maîtrise »… Commence la narratrice. Et en effet, cela va partir dans tous les sens ! Une véritable explosion textuelle, écrite au tout début du XXème siècle. Un texte qui caracole, mêlant les registres, les tons, les styles, tantôt familier, tantôt savant, articulant la satire sociale à l’énonciation subjective de la vie, la revendication politique à l’envie égoïste, la réflexion culturelle aux considérations philosophiques, l’intime et l’espace domestique à l’oraison publique. Un livre « magique » dans ce Londres de 1918 outragé par la guerre, où la littérature s’offre pleinement pour ce qu’elle est aussi : une consolation, l’espérance, mieux qu’un cordial, le lieu où ça tient : vivre. « Il y avait six femmes, sept chaises et une table ». Le mobilier de l’œuvre est réduit à sa plus simple expression. Un huis clos souvent, ces six femmes se retrouvant, on ne cherchera pas à savoir comment, pensionnaires de la Vie seule, une effarante pension conçue pour accueillir les gens « différents », sans jamais leur permettre de faire société autrement que dans la cage d’escalier de l’immeuble. L’inconfort pour règles donc, dans un quartier « démodé » de Londres, deux églises et un magasin et rien, pas grand-chose, un maire esseulé qui les suit, tout à la fois président de leur association de charité (le Comité), et épicier -meilleur épicier au demeurant que maire, mais c’est une des autres histoires que le roman raconte. A la pelle donc les digressions, de fils en développements saugrenus, à une époque où, faute de miracle, seule la magie peut sauver les vies de leur si piètre condition. Le Comité de charité donc, comme il en fleurit tant aux heures sombres, épinglé avec jubilation par l’auteure dans ses principes comme dans son fonctionnement. Le Comité, siège. Un balai s’y est invité, qui répond au nom d’Harold et qu’il faut bien ramener chez lui à présent : le mystérieux hôtel de la Vie seule… Sarah Brown s’en charge –l’une des six. Harold sait très bien pourquoi il la ramène celle-là, parmi les sorcières. Sarah qui de son propre aveu «a toujours été un fardeau», va se révéler à son propre invraisemblable : qui est l’ordre de tout récit sur soi. Ce que le texte nous livre, c’est ça : des anecdotes personnelles dont on voudrait qu’elles consignent le vrai sens de la vie, des digressions, des historiettes, ses dires qui nous accompagnent et nous sauvent d’un cheminement besogneux entre deux herses sociétales. Sarah Brown est remplie de rêves simples et beaux, de jugements  précieux et puissants, que nourrit, plus qu’elle escorte, la magie, cette «compagne de route déroutante», pourtant la seule qui puisse raisonnablement nous sortir de l’ornière dans laquelle la société sans cesse nous plonge.

Stella Benson, La Vie seule, éditions Cambourakis, traduit de l’anglais par Leslie De Bont, octobre 2020, 204 pages, ean (lu sur épreuves corrigées).

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25 septembre 2020 5 25 /09 /septembre /2020 08:29

La mer. Pas le père. Recraché plutôt qu’accouché. Expulsé des eaux amniotiques sur une plage hostile, un hélicoptère tournoyant dans le ciel, dans son ciel d’apocalypse, la mer au soleil allée, indifférente, de son oubli même, désabusée. La mer, pas le père, qui n’est plus même père : désossé, échoué. Echoué, oui, c’est exactement cela : dans la mise en échec de sa mémoire, nu comme un ver allongé sur la plage, sous le soleil, mais pas exactement. Le père, c’est monsieur X. Sauvé par une femme au large de la Sardaigne. Une femme… Recueilli par une femme dans une sorte de retournement du gant, l’utérus à l’envers, vomi, nu sur l’île du Mal Ventre -Malu Entu en sarde-, qu’un tsunami vient de frapper. La femme qui l’a amassé (si : amassé), s’interroge : il était peut-être en vacances. Il était peut-être bon nageur. La femme, c’est Enza. A l’hôpital, ce sont moins des souvenirs qui lui reviennent, que des sensations. La madeleine. L’arbre effeuillé de Virginia Woolf. Débarqué de l’hôpital -(encore rejeté, et ça ne sera pas la dernière)-, Enza le prend en charge. La maman, plutôt que la putain ? Qui ne sait trop quoi faire, de long en large sur la plage –enfin, plus tard, dans le roman. Pour l’heure, elle le confie à sa mère. Une histoire de mères, je vous dis… Garantes de la filiation. De la mémoire donc. (Peut-être). Il s’y retrouve en tout cas, déchargé de tout, vide, vacant plutôt. Disponible. Au temps qui passe. A jouir de l’instant présent comme un gros bébé ouvert à l’auto-révélation pathétique de sa chair. Le bios des grecs anciens. Non leur Vie Bonne : ce n’est pas le moment Calypso d’Ulysse –encore que...

Une enquête révèle qu’on a retrouvé une liste de disparus. Il n’était donc pas seul sur cette île. Mais pas les corps. La mer ne les a pas encore rendus. Qui est-il ? C’est la question que l’on se pose, qui ouvre, gigantesquement, à la possibilité du roman. Une possibilité construite méthodiquement au fil de l’intrigue, soutenue par le genre, entre noir et polar. On trouve un caisson, une multitude d’objets à l’intérieur. Des cartes, des carnets de notes, de voyage, une clef usb. On lui découvre un nom. Edwin. Tandis qu’un homme l’aborde mystérieusement : « Je sais qui vous êtes ». Un écrivain. Voilà : c’est l’histoire d’un écrivain qui ne se rappelle plus de rien et qui erre entre les débris de sa vie éparse, à la recherche du lien qui pourrait tout rassembler. Ou pas. Ou plus. L’homme qui l’a abordé est un lecteur. Vous, moi. Il lui a tendu un bouquin que monsieur X aurait écrit et dont il veut savoir pourquoi il a choisi un tel dénouement, qui l’a tant laissé sur sa faim. (Il croit que l’auteur choisit toujours. Mais regardez, même Proust sur le marbre de l’imprimeur, hésitait encore… Il faudrait savoir lire autrement sans doute, y compris les romans, surtout les romans).

Voilà donc l’histoire. Toute ? Pas vraiment. Même jamais vraiment en fait : à quoi tient une histoire ? A l’intrigue ? Aux personnages ? Aux thèmes abordés ? A son rythme ? Un peu tout cela, et davantage : peut-être tient-elle à la même branche que la Vérité -(alèthéia en grec ancien, avec ce privatif «a» qui instruit une résistance à l’oubli –au Léthé, son fleuve)… A cette Vérité donc, qu’on ne peut dire toute selon Lacan et qui précisément, parce qu’on ne peut la dire toute, se constitue en Vérité… Mais ailleurs… Là où le roman de Membribe n’a cessé de m’emporter, comme une déferlante de mémoire sur laquelle rien n’a prise…

Le livre donc, celui qui est enchâssé dans le roman de Membribe : l’Allemagne démocratique des années 80 et son amnésie nationale qui permit tant d’oublier et d’éviter la réparation des crimes du passé (mais peut-on réparer ?). Poupées gigognes : comment se défaire du poids du passé, file le roman ? C’est très simple en fait : l’oublier. L’enfouir. Le jeter au Léthé plutôt qu’à la mer, qui recrache tout. Monsieur X, dont on connaît le nom désormais, dégondé dans des identités successives, ne se rappelle pas avoir écrit ce roman. Mise en abîme. La mer comme un immense roulis jamais interrompu, tandis que l’auteur au sommet de cette création, je veux parler de Membribe, tisse entre ces personnages le réseau des représentations, des sensations, entrelaçant avec bonheur les narrateurs, ces deux au creux desquels il a fourbi son écriture : Enza, Edwin. Enza, peut-être le vrai sujet du livre. Du moins le personnage le plus «lisible». Du moins le personnage le plus fidèle (comme dans la fidélité à soi, de Badiou). L’auteur donc, c’est dire son omniscience, croisant le fer, contraint par son impossibilité à oublier quoi que ce soit sous peine de nous débarquer, nous lecteurs, dans des voies sans issues, quelque île déserte par exemple, délivrant plus qu’organisant son récit, délesté de ces artifices qui trop souvent fondent l’essentiel d’un roman, pour nous offrir une lecture comme apaisée : un cheminement où la voie serait le but, le Via viatores quaerit de saint-Augustin. (Dès les premières lignes, j’ai su que je voudrais rester là des heures, des jours, à camper dans ce texte mon pas tranquille et silencieux).

Enza enquête donc. S’interroge. Que s’est-il passé sur l’île où l’on a repêché monsieur X, devenu Erwin, devenu Johann Turbenthal, d’un nom qui n’existe que sous l’occupation d’une commune proche de Zurich ? Qui était cet étranger déposé un jour sur cette île en compagnie d’autres égarés qui ne savaient pas, eux, à quoi s’attendre, à quoi ils s’étaient engagés ? Mais un étranger, ça n’existe pas. Plus. Jamais. Demandez à Meursault. Même pourvu malgré lui d’une identité certifiée.  Même griffonné de traces : sur la clef usb, on a réussi à sauver une nouvelle qu’Erwin aurait écrite : «Vertige». A la lecture de laquelle peu à peu des lambeaux de mémoire lui reviennent. Des lambeaux : la mémoire est une chair avant tout. Avant que d’être des images. Où son fils lui revient.  Si peu prodigue. Où sa femme lui revient. Où lui reviennent les clefs de sa maison. Mais qui est-il au final ? Qu’a-t-il fait ? Que s’est-il passé sur l’île, avant que le tsunami ne vienne presque tout effacer ? L’île, c’est celle des chasses du comte Zaroff… Une sorte de délire démiurgique où sombra le romancier que fut Erwin. Ou peut-être la voulait-il, Membribe et non Erwin, comme cette île mystérieuse inventée par Jules Verne, où resurgit le Nautilus, englouti avant d’y renaître, par le puissant Maelström des îles Lofoten : un lieu où reconstruire la possibilité du roman. Mais l’île n’est pas nourricière. Malgré le trésor qu’elle recèle. Intrigant ? Oui, comme se doit de l’être toute bonne littérature dont le seul objet, peut-être, est d’intriguer la langue. L’Esprit.

Que s’est-il passé sur cette île dont un fou revendique l’indépendance ? Qu’elle ne fût plus sarde... Nouvelle mise en abîme… Où cette fois remontent comme un reflux d’autres mémoires tragiques, englouties par la mer et dégluties par elle comme ces milliers d’exilés chaque année déposés sur nos plages. Enza emportée brusquement dans ce Maelström pour découvrir qu’elle n’est elle-même peut-être pas tout à fait sarde. Enza scrutant sa mère, immaculée, comme l’est au loin la mer, qui ne recouvre en fait jamais rien.

Tout le reste est littérature. Le pathétique de l’écrivain : la besogne de construire une intrigue, une histoire, qui importent moins que nos propres vagues faites pour nous submerger, et le récit avec. Le texte n’est sublime que de se dérober, plus encore que de s’absenter, au moment où on y touche (comme on accoste une île), pour nous entraîner dans cet ailleurs où rien n’est gravé, où tout n’est qu’en puissance d’être. Il n’est sublime que de nous éveiller, comme dans un premier matin du monde, nu sur une plage désolée, sans qu’on sache jamais à quoi. Qu’est-ce que lire nous veut ? Plus qu’écrivain, Edwin s’est fait lecteur. Qui surplombe son créateur, Membribe. C’est dire la richesse de ce roman, construit sur une homologie de structure -(pour faire savant)- très forte entre son sujet et la façon dont il le narre : ces mises en abîmes incessantes, et jusqu’au dénouement : ces corps rejetés par la mer que le nautilus, finalement armé, tentera de sauver. La suite, là où le roman nous laisse, seul face à soi-même, à chacun de nous de l’inventer. Pure fiction personnelle ou bien traverser le miroir et les lignes à la nage pour réinventer la vie… Merci la Rimbe !

Franck Membribe, Reflux, éditions du Horsain, juin 2020, 274 pages, 10 euros, ean : 9782369070788.

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14 septembre 2020 1 14 /09 /septembre /2020 10:20

Chine, 1967. La Révolution Culturelle frappe de toute part. Les Gardes Rouges sévissent. En 40 jours, à Pékin, 1700 personnes sont battues à mort. Au premier rang des ultimatums de cette révolution tardive, les intellectuels. Parmi eux, un professeur de physique théorique qui refuse toute autocritique. Battu à mort en place publique, sa fille, Ye Wenjie, parvient à le sauver. Et pendant que l’état livre les masses au chaos, dans le plus grand secret, un projet scientifique voit le jour, qui combine à la fois l’ambition de renouveler les théories de la physique quantique, et la recherche d’une vie extra-terrestre. On retrouve Wenjie au cœur de ce projet, exilée loin de Pékin. Roman de science-fiction donc, où la  réflexion politique s’organise tout de même autour de la dénonciation des atteintes faites à l’environnement, tout comme de la critique d’un mode de pensée également partagé par les dictatures et les démocraties occidentales, selon lequel toute transformation de l’humanité ne peut être que verticale, autoritaire, et ici, ne pourra venir que de l’extérieur de l’humanité, d’une intelligence autre. Wenjie en est persuadée, qui voue un mépris et une haine farouche au genre humain, incapable d’accéder à la moindre conscience morale. Il s’agit donc d’aller à la rencontre de ces êtres extra-terrestres, nos sauveurs… Au Pic du Radar, les recherches s’organisent, et les suicides de scientifiques se multiplient, déroutés qu’ils sont par l’irruption d’anomalies cosmiques remettant en cause tous les principes de leur science. De ces principes, comme des mathématiques fondamentales, il est beaucoup question dans le roman, témoin des débats qui agitent les milieux scientifiques. Quant à nos sauveurs, bien évidemment, ils ne sont pas là pour nous sauver, mais assurer leur propre survie… Le premier volume de la série fut publié en France en 2016. On attend la suite !

Lin Cixin, Le problème à trois corps, traduit du chinois par Gwennaël Gaffric, Babel, octobre 2018, 416 pages, ean : 9782330113551.

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11 septembre 2020 5 11 /09 /septembre /2020 08:50

Les neufs blocs de China Town : 99% d’asiatiques, 99% de flics «blancs»… Alors de quel poids Jack, flic « chinois », peut-il peser ? Manhattan, en Gotham city. L’Upper East Side en sécession. Comme partout dans le monde, les riches refusent de «faire société» avec les pauvres. Ils vivent, déjà comme partout dans notre monde, dans leurs camps retranchés. Partout à l’extérieur de leur minuscule univers, le monde est en train de mourir. Partout les maisons s’écroulent, partout des êtres détruits par l’extrême misère campent parmi les ordures. Partout le chômage, le dénuement sauvage, New York échouée, qui sombre dans sa puanteur. Au pied du Manhattan Bridge, Oncle Quatre, qui avait pris en charge Jack lorsque celui-ci était enfant. Un truand, chef de gang, conseillé des Triades. Ce matin, les chinois du quartier ont appelé Jack pour qu’il enquête sur le viol d’une très jeune fille. Pas même 10 ans. Jack connaît tout le monde et tout ce monde n’a pas confiance dans la police blanche qui classe les affaires « jaunes » avant toute enquête. Jack interroge Lucky, le chef des deux gangs fous, alliés à l’Oncle Quatre, et Billy, le vendeur de tofu. L’occasion de dépeindre les relations entre la police et la minorité chinoise, pressurée par les amendes qui ne cessent de tomber, quand elle n’est tout simplement pas rackettée par les flics. C’est toute la recomposition ethnique de New York qui nous est présentée du coup. La montée en puissance des latinos, qui ne cessent de gagner du terrain. L’immigration, le racisme, les trafics d’humains, d’esclaves chinois. Et ce peu de poids politique de la communauté chinoise, qui lui interdit toute protection. Coréens, viets, malaisiens, indonésiens, l’Asie émerge ligne après ligne, acculée, éviscérée, rompue. De cette mosaïque surgit une icône : Mona, une vie entière commandée par le sexe forcé. Soumise à l’Oncle Quatre. Et Jack, qui finira par avoir les Affaires internes aux basques : un chinois, même flic, reste toujours un suspect. L’écriture taille dans le vif, nette, précise, sans fioriture. Nous affronte dans le sillage de ces deux personnages vaincus et pourtant rédempteurs, pour nous livrer l’image ahurissante d’une humanité improbable, et cependant tenace.

Chinatown Beat, Henry Chang, éditions Filatures, traduit de l’américain par Marie Chivot-Buhler, avril 2020, 20 euros, 244 pages, EAN : 9782491507008.

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23 juin 2020 2 23 /06 /juin /2020 09:31

Un manifeste photographique, à l’heure où le gouvernement français enterre toute évolution environnementale de l’économie française, encourageant même les entreprises à polluer, encourageant l’agro-industrie à poursuivre sa décourageante destruction du sol français. L’ouvrage s’ouvre sur les vues d’une immense centrale nucléaire en bordure du Rhône : c’était notre alternative «verte» -sans rire- à la pollution carbone… Aux pieds de cette centrale, un terrain de jeu pour enfants, puisque ce livret s’adresse aux enfants. Photo suivante : l’hiver, un fût éventré au bord d’une rivière et ce constat : l’eau d’une rivière polluée tue autant qu’une explosion nucléaire. C’est ça, la France de Macron, de Hollande, de Sarkozy, de Jadot. Sur chaque double page, d’un côté l’image d’une civilisation qui court joyeusement à sa perte, d el’autre, tout de même, la levée d’une génération qui prend conscience du monde où elle risque bien de ne même plus pouvoir survivre. Les images d’une société qui ne sait plus vivre. Juste se suicider, lentement. En attendant l’accélération finale. Une société conduite à sa fin par des hommes de pouvoir idiots, cyniques, obstinés, qui ne savent que foncer droit la tête dans le mur. Des politiques qui ont marchandiser –comme on dit- leur carrière même et ne savent piloter l’économie qu’à courte vue. Or le climat, c’est maintenant. Et maintenant, il ne reste déjà que nos larmes : le permafrost libère déjà dans la nature des centaines de nouveau virus. Les glaces du pôle sud fondent et en libèrent d’autres milliers. Et eux ne proposent que d’accélérer notre destruction. Ils ne nous proposent que de tout détruire. Les champs, les forêts, les montagnes, les mers, les fleuves, tout. Et partout, nous ne commençons à rencontrer que la mort. Leur extinction est la nôtre, il est urgent d’en finir avec ce personnel politique imbécile, pour ne pas en finir avec nos vies !

Larmes vertes, photos Nicolette Humbert, mise en scène Jeanne Roualet, édition La Joie de lire, coll. Manifeste, ean : 9782889-084951, 6.10 euros, septembre 2019.

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26 mai 2020 2 26 /05 /mai /2020 14:14

1788. Les caisses du royaume sont vides. Les récoltes de l’hiver 88/89 sont les pires depuis des décennies. La disette, puis la famine se sont installées dans les campagnes françaises. Le Roi n’en a cure : ce qu’il veut, c’est lever de nouveaux impôts pour renflouer l’état. Mais il faut que le Peuple y adhère massivement. Les états-généraux seront l’outil permettant, aux yeux du pouvoir en place, de légitimer sa Réforme Fiscale… Partout en France on encourage donc la rédaction de Cahiers de Doléances, persuadé qu’ils seront anodins, indolores : comment un peuple écrasé de servitudes pourrait-il élaborer la moindre pensée intelligente ? Personne ne voit venir l’immense espoir levé par ces Cahiers : partout un soin particulier leur est apporté. On réquisitionne bien souvent les curés pour les écrire, curés dont le rôle sera si important dans cette Révolution. On soigne l’objet, relié, façonné, on peaufine la calligraphie, la rédaction. De partout s’élève une intelligence inouïe. Mais les nobles ne voient rien. Les culs-terreux se sont emparés de la pensée politique, et ils ne le voient pas. A peine réalisent-ils le danger de cette multiplication des émeutes dans tout le royaume. Des révoltes. Des révolutions déjà, ici et là. Et partout la police charge, tue, massacre. La BD s’ouvre du reste sur une émeute réprimée dans le sang. Un gamin frondeur échappe à la police. Ordre est donné de le tuer…

1139 délégués sont convoqués à Paris pour participer aux Etats-Généraux. Le Tiers état, méprisé, voit les nobles, évêques et aristocrates, conspirer pour torpiller les débats. La BD passe un peu vite, hélas, sur ce qui se joue là, y compris au niveau du Clergé, le tiers-état traversant son ordre peu homogène. Le Peuple, ce Quart état, semble n’y peser pour presque rien alors que sa présence, partout, et jusqu’en 1792, sera la seule à assurer la (relative) réussite de cette Révolution. On ne voit que son instrumentalisation. Bien réelle, mais pas décisive dans ces premières années de la Révolution, d’une Révolution qui ne sait pas où elle va et ça, c’est très bien montré. De cette Révolution constamment empêchée par les élites –mais les auteurs passent à côté. Or c’est justement là, dans cette irruption presque «saugrenue» du Peuple dans la sphère du politique, que se trouve le caractère vivant de 1789 ! En 1788 et jusqu’en 1792, la révolution est un immense champ d’inventions que nous devrions explorer encore et encore. Prenez l’incontournable, si peu ancré dans nos mémoires : ce 5 octobre 1789, lorsque les femmes marchent sur Versailles et ramènent définitivement le Roi a Paris : s’en est fini de la Monarchie. De la Monarchie, pas du pouvoir des élites, qui ne vont cesser de conspirer contre le peuple pour lui arracher littéralement des mains son pouvoir. Contre les sans-culottes que Robespierre éliminera en 1792, ainsi que les mouvements de parisiennes révolutionnaires. C’est là, dans le départ des Dames de la Halle qu’il faut aller chercher les raisons de nos luttes. En investissant L’Assemblée nationale, celles qui étaient exclues des organisations révolutionnaires, ont su tracer, et pour longtemps, la voie que toute révolution victorieuse doit suivre. Par la suite, les « Révolutionnaires » feront voter leurs lois d’urgence et autres Lois martiales pour imposer de nouvelles hiérarchies, pas moins autoritaires.

Révolution, T.1 : Liberté, Florent Grouazel et Younn Locard, Actes Sud, coll. L’An 2, janvier 2019, 328 pages, ean : 9782330117375.

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25 mai 2020 1 25 /05 /mai /2020 08:43

La Semaine sanglante… Débutée déjà depuis quelques jours. Le 25 mai, la bataille fait rage à la Butte-aux-Cailles. La défense des Communards est acharnée, héroïque face aux 150 000 soldats déployés contre eux, et aux milliers de canons qui ne cessent de bombarder Paris nuit et jour. L’horrible massacre de la population parisienne s’accélère. Les Versaillais sont entrés par Auteuil et Passy, les quartiers riches, qui ont conspirés et les ont aidés. Ces mêmes Versaillais déconfits militairement quelques mois plus tôt, et que les Communards ont commis l’erreur de ne pas poursuivre hors de leurs murs pour les anéantir. Les Versaillais donc s’engouffrent et se déversent par milliers dans la nuit du 21 au 22 mai dans Paris, par la Porte de Saint-Cloud. On a dépavé les rues, partout on entend le bruit de ferraille des rares canons des fédérés que l’on roule dans Paris et le déchaînement des canons allemands.

Ces mêmes allemands qui ont libéré plus de 50 000 prisonniers français pour les lancer à l’assaut de leurs compatriotes parisiens. Partout la lutte s’enrage. Montmartre est à feu et à sang, de Belleville descendent des troupes erratiques de fédérés. A Saint-Michel une immense barricade est dressée par des femmes et des enfants. Sous une pluie de bombes incessante. Il faut marquer Paris dans sa chair, exterminer, c’est bien le mot, les communards dont l’œuvre intellectuelle, sociale, politique, est immense. Le général polonais Dombrowski charge à cheval la barrière de la rue Myrha –j’y ai habité-, et tombe sous les coups de l’ennemi. Le 25 mai donc, tout l’Ouest est désormais entre les mains des Versaillais. L’autre général polonais, Wroblewski, résiste toujours Place du Château d’eau. Nous sommes à trois jours du massacre du mur des fédérés, au Père-Lachaise. La boucherie est le seul qualificatif qui convient pour décrire ce qu’il se passe dans Paris.  Le 26 mai sera le jour du grand massacre du Panthéon. Les Versaillais contrôleront le Faubourg Saint-Antoine, jetant les cadavres des enfants sur les cadavres des femmes. Les Tuileries sont en feu, cette résidence honnie des rois, des empereurs, de même que le Palais de Justice. Il y a tant de feux dans Paris la nuit que le ciel en est rouge. Partout des monceaux de cadavres, que les Versaillais abandonnent volontairement dans les rues de la ville pour terroriser la population. Partout on assassine le Peuple parisien.  Approche le Dernier jour, le 172ème. Le dernier. Paris est une ville martyre, un immense champ de bataille et d’extermination. Ce volume 3 est poignant, les planches, fortes, ne cessent d’inventer des mises en page hallucinées. Ne reste qu’à conter l’histoire des rescapés, dont un témoin de notre temps, projeté dans l’époque, rend compte, fil d’une intrigue habilement menée, celle de la recherche du dénommé Lavalette, inaugurée dans le Tome 1 et dont nous découvrons la conclusion.

Raphaël Meyssan, Les Damnés de la Commune, T.3 : les orphelins de l'histoire, édition Delcourt, 176 pages, septembre 2019, ean : 9782413019978.

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23 mai 2020 6 23 /05 /mai /2020 10:30

Hjalmar Schacht. Financier du NSDAP, puis banquier du Reich, qu'il sauve trois fois de la banqueroute avant de comploter contre Hitler, de se retrouver dans un camp de concentration, puis sur le banc des accusés à Nuremberg, avant d'être acquitté et de se consacrer au conseil des économies émergentes... Quelle trajectoire ! Le tome 1 est consacré à ses débuts, de Weimar à l'accession de Hitler au pouvoir.

Le parti pris du récit est celui d'un feed-back. Schacht est à Tel-Aviv pour une escale. Un membre du Mossad l'accoste. Il veut juste l'interroger, non le retenir. Juste obtenir des renseignements sur celui qui fut longtemps le bras droit de Schacht : Lübke. L'occasion, bien sûr, de découvrir Schacht, bien énigmatique, qui milita longtemps pour la création d'un Reich fort. Schacht raconte donc sa trajectoire aux Affaires. Tout commence en 1923. Il est banquier, pressenti pour occuper le poste de Commissaire à la Monnaie, à la présidence Reichsbank. La République de Weimar est noyée sous les dettes. Il lui faut à la tête de sa monnaie un homme de génie, rien moins, pour la sauver. Schacht va l'en sortir. Provisoirement du moins. Son idée : créer une monnaie-or, parallèle. Il en propose le projet à Londres, qui accepte malicieusement : l'Allemagne paiera ses réparations avec l'argent emprunté... aux alliés... En monnaie de singe à la France, cette masse monétaire artificielle irriguant un second circuit, fermé, destiné uniquement aux grandes entreprises allemandes exportatrices, aptes à faire rentrer des devises étrangères à la Reichsbank. Un sacré tour de passe-passe ! Malheureusement, dans les années 1924, la misère est telle que la République de Weimar ponctionne ce circuit. Schacht propose alors de récupérer les colonies allemandes pour n'avoir plus à payer les matières premières dont l'industrie nationale a besoin. On le voit, ses seules solutions : l'exploitation des pauvres ou des pays pauvres. Il monte ainsi de subtiles opérations financières : il crée par exemple une banque allemande d'investissements internationaux proposant des taux d'intérêts alléchants, mais uniquement tournée vers les investisseurs étrangers pour capter leurs devises. Puis il tente d'obtenir l'allégement de la Dette allemande. Il y échoue et démissionne en 31. dans son immense propriété de campagne, Schacht lit Mein Kampf, n'y voit rien à redire et songe que Hitler est sans doute l'homme de la situation. En 1931 la crise frappe très fort. Il rencontre Hitler et, en 1932, adhère au parti nazi. Il en deviendra le financier. Lorsque le pouvoir est remis à Hitler, ce dernier nomme Schacht Président de la Reichsbank. Schacht décide aussitôt d'un moratoire unilatéral de la Dette allemande, de six mois, pour renflouer les caisses de l'Allemagne. Hitler le nomme Ministre de l'économie. Schacht met en œuvre le plan Reinhardt de reconstruction de l'appareil productif allemand. L'état nationalise les moyens, et les besoins : il finance la construction des usines, des autoroutes, modernise les transports et ré-arme l'Allemagne. Pour capter les sommes monstrueuses dont le pays a besoin, Schacht renouvelle son astuce : il crée une monnaie parallèle, édite des bons Mefo, ouvre des caisses d'investissements aux puissances étrangères pour capter leurs devises. Le réarmement de l'Allemagne nazie ? C'est Rockfeller, Ford, Bush et autres magnats américains qui vont le financer ! Le tout via des fonds d'investissements très rentables pour eux. Mais ce que Schacht n'a pas compris, c'est que Hitler n'a pas du tout envie de jouer longtemps le jeu de la Finance internationale : le réarmement épuise toutes les ressources financières de l'Allemagne. Qu'importe : l'Anschluss vient renflouer les caisses vides de l'état. Tout l'or autrichien est détourné au profit des banques allemandes. Le Reich reste au bord de l'abîme financièrement : il ne lui reste que la solution de la fuite en avant, piller le monde libre pour n'être pas en situation de faillite. Schacht l'a bien compris. Il tente de quitter le navire. Le tome 1 s'achève sur ces pages. Le temps de la conspiration est proche. Lübke ? Il sera la révélation du T.2. Même si on voit bien déjà de quoi il retourne.

Le traitement pictural est surprenant : en ce qui concerne Hitler par exemple, nous sommes loin des représentations habituelles du sinistre personnage. Moins sec, moins hystérique, Hitler est campé sous les traits d'un homme plus semblable sans doute, à tout ce personnel politique des années d'avant-guerre que l'on voyait fleurir partout dans le monde occidental – ce même personnel qui au demeurant n'a cessé de voir en Hitler un homme charmant. L'était-il ? Tous les témoignages concordent cependant à montrer que dans le privé Hitler n'était pas à l'aise. On se rappelle l'humiliation de sa première visite à Mussolini, Hitler mal dégrossi, niais, insipide. Le personnage était en fait terne, incapable de la moindre idée brillante. Une marionnette, fabriquée par se sproches et les hauts dignitaires nazis, qui cependant savait transcender les foules par des discours hystériques flattant les plus bas instincts. C'était là son seul talent, et sa seule passion : Hitler n'a jamais vraiment pris part aux Affaires du pays : seuls l'intéressaient ses interminables discours chaotiques, qu'il préparait avec le soin d'un comédien, jouant et rejouant les scènes à l'avance, mettant au point ses mimiques et les effets de manche capables de faire oublier le vide sidéral de ses propositions. Rien d'autre ne l'intéressait, que son personnage et ses harangues hallucinées.

Le Banquier du Reich, Pierre Boisserie, Cyrille Ternon, vace la collaboration de Philippe Guillaume, couleurs de Céline Labriet, éditions Glénat, févriert 2020,t.1, 54 planches, ean : 9782344027004

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11 mai 2020 1 11 /05 /mai /2020 11:03

Léo… Une histoire. Des histoires. Notre identité n’est-elle pas d’abord narrative ? Une fiction que chacun construit, déconstruit, reconstruit… Harold, un autre récit, celui d’un romancier célèbre qui imagine un casting pour écrire son prochain roman : «cherche héroïne romantique». Des contes, des romans, le dit d’une civilisation en peine de recommencements. Léo donc, et Angélique, qu’il aime bien. Léo, sa vie tranquille d’enquêteur à la SNCF. Et puis sa vie intense, nocturne. Photographe amateur. Saisir l’instant. De quoi ? De quelle éternité qui serait la moitié de l’art ? Il habitait Paris, rue de Turenne, se sentait bien avec Angélique, intriguait, par sa personnalité atonique, le narrateur. Et puis il y avait ses photos. Le narrateur fit tout pour que Léo soit «reconnu». Le fit entrer dans une agence. Lui présenta Gaëlle. Le coup de foudre. Sans tonnerre. Simple comme une évidence : ils étaient l’un à l’autre. Léo devint professionnel. Il arpentait Paris, le monde à présent. Jusqu’à son hémiplégie faciale. L’œil gauche ne parvenant plus à fixer l’objectif. La bouche cessant d’émettre le moindre son. Alors le narrateur l’a recueilli. Léo s’est mis à vivre sur son canapé. Confiné. A ne rien faire d’autre que de regarder toute la journée et toute la nuit les séries télévisées. Le narrateur, lui, se rappelle qu’il était celui par lequel il voulait que le bonheur arrive. Un messager. Un peu comme ce personnage du facteur dans le film de Pasolini. Mais le messager de quoi ? C’est quoi une histoire d’amour ? A partir de quand devient-elle réellement une histoire d’amour ? « Les lieux n’existent plus », affirme le roman. Ne restent que des images sans images : l’absence, au fondement, peut-être, de toute image. D’où cette construction rhapsodique du roman, qui se relance sans cesse de lui-même par des artifices de mémoire, et ce paysage discontinu qu’offrent les séries télévisées. Une mise en abîme. Qui ne suspend pas le récit pour autant, mais le désarticule. Léo n’est qu’un personnage. Non une personne. Si intrigante pourtant. Comme l’est la langue, qui ne cesse d’intriguer la vie, de tramer, de manigancer, de corrompre ses aboutissements.

Un jour Léo disparaît. S’il y a gagné en réalité, celle-ci nous a échappé. Avant de réapparaître comme par enchantement, sans rien illustrer de sa disparition. Révélé comme une image analogique dans son bain amniotique.

Il y a quelque chose d’impossible dans la saisie du monde. Or l’amour n’est rien d’autre que cette saisie. «Une invraisemblance tout à fait normale», affirmait Luhmann. L’amour, en définitive, serait cette image préalablement rêvée –dont nous ne saurons rien-, avec laquelle on tente, désespérément, d’entrer en contact. Sans doute sommes-nous là, pour le coup, plus proche de la Vision Tragique du monde d’un Pascal qu’on ne l’aurait cru : c’est dans la solitude égologique que se forme le projet d’ouverture à l’autre. Parce que la question de l’amour s’est dangereusement rapprochée de la question de l’être. La plus belle histoire d’amour, pourtant, est celle qui me fait placer ma nature hors de moi…

Toutes les histoires d’amour ont été racontées, sauf une, Tonino Benacquista, Gallimard, NRF, février 2020, 214 pages, 19 euros, ean 9782072876073.

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