Silence, de Vonani Bila (Afrique du Sud)
"C’est le silence étouffant
du mec mécontent des bidonvilles qui me troue l’âme
lui qui vote pour le chômage à perpétuité
année après année.
(…)
C’est le silence suffocant
à regarder notre pays dévorés par les dragons capitalistes
qui m’amollit les os
tandis que nous demeurons loyaux nettoyeurs de toilettes,
marins, cantonniers, éboueurs et ouvriers agricoles.
Intellectuel de salon du haut de ta tour
arrête, s’il te plaît, de façonner nos rêves.
Intellectuel de salon du haut de ta tour
arrête, s’il te plaît, de débiliter notre combat…"
(extraits)
Vonani Bila est né en 1972. Poète, musicien, il dirige la revue de poésie Timbila. Auteur de huit récits publiés en anglais et en langue tsonga et de nombreux recueils de poésie. En 2003 est sorti son premier album (musique et poésie) : Dahl Street. Traduit dans plusieurs langues, on ne le trouve en français que dans l’anthologie Afrique du sud, une traversée littéraire, publiée par l’Institut Français (2011). Invité de la Biennale Internationale des Poètes, il signera ses recueils et donnera un concert à la Librairie l’établi le dimanche 26 mai à 11h (Alfortville, 94140).
Coetzee, Journal d'une année noire (vieillir)...
Avec Disgrâce, on devinait un Coetzee à l’étroit dans sa narration. Et pas uniquement parce que le sujet l’embarquait sur les lisières d’une langue exténuée. L’exténuation était profonde, rejoignant les thèmes affrontés, celui du vieillissement en particulier. Or voici que dans ce Journal, le même thème revient, plus insistant, plus obsédant, empoignant le statut de l’auteur jusqu’à voir dans la forme physique la condition même de l’exercice narratif.
Qui sait ce que l’art peut devoir au solde d’une force physique déclinante ? Coetzee ne cesse d’en sonder la profondeur, jusque dans le régime auctorial qui fonde cette réflexion, à douter de sa propre autorité quand déjà le texte - ces trois portées offertes à notre lecture unique -, se brouille et nous dévoile l’ampleur de l’incertitude qui l'assigne.
Le personnage dont il est question ici, vieillit. Se sent vieillir plus qu’il ne vieillit vraiment - au bout d’un moment, on ne vieillit plus : on est vieux.
Son éditeur lui a passé commande, mais il besogne son travail, poursuivi avec trop de métier. Il peut écrire pourtant sur les sujets de son choix, des réflexions graves ou précieuses mais malade, sa méditation n’ose affronter ce qui monte en lui. Jusqu’au jour où il croise une jeune voisine aux formes généreuses. Elle ne fait rien, il lui propose de devenir sa secrétaire. Elle accepte. Il lui dicte ses pensées, qu’elle enregistre et retranscrit. Des opinions. Tranchées. Trop sans doute, comme ce texte injuste sur Machiavel. Des opinions sur ce qui ne va pas dans le monde, mais rien de décisif sur lui, qui ne va plus au monde.
Sur la page éditée, Coetzee reporte : ces opinions, son journal et le récit de ces journées par Anya, la secrétaire. Les strates s’accumulent tout d’abord, avant de se répondre et de s’interpénétrer bientôt. C’est que le vieil homme ne fait pas que penser le monde depuis son expérience passée : il recommence à le vivre, observant jour après jour cette Anya qui l’émoustille. Elle voit bien ce qu’il regarde d'elle, dont elle aime lui offrir le spectacle. Jusqu’à ce long texte sur la pédophilie qu’elle doit retranscrire, ambigu au possible et qui la fait réagir. Il fantasme sur elle et si elle l’accepte volontiers, pour autant, elle ne supporte pas la complaisance de sa rhétorique. Mais c’est aussi qu’elle le voit comme un vieux, penché sur elle. Moins libidineux toutefois que sans défense, lige d’un corps éreinté.
Alors d’un coup la narration embraye. Sur cette question de déshonneur que le vieil homme soulève. Anya se met à raconter, à faire le récit de sa propre expérience du déshonneur, qu’il rapporte dans son journal et l’on se surprend, lecteur, à se laisser aller à cette lecture, laissant en plan les autres strates du texte pour suivre le fil d’un récit enfin « juste ». Ça y est, Coetzee a trouvé le ressort.
Le second journal s’ouvre sur ce protocole compassionnel qui peu à peu se met en place. Entre lui et elle, entre le texte et son lecteur. Pure rhétorique ? Peut-être pas.
Il s’ouvre dans la vêture de la tombe qui se profile, cet Autre monde froid, gris et sans éclat des grecs, que Coetzee a peur de faire sien. Le journal devient plus intime. Sous le texte « Du vieillir », il raconte comment notre vieil homme a effleuré un jour de ses lèvres la peau douce d’Anya, avant qu’ils ne tombent l’un dans les bras de l’autre pour une étreinte chaste. Ultime consolation ? Non. Car il y a cette force de Coetzee à affronter l’obscénité de la mort du désir. Tout l’art du roman en somme, s’engouffrant brusquement dans ce qui lui résiste.
Ajoutons à cela de superbes méditations sur ces parties du corps (les dents) dont nous faisons peu cas, comme si elles ne semblaient pas nous appartenir mais nous avaient simplement été confiées, alors qu’elles seules survivront à notre fin. Comme si ce qui était le plus périssable en nous, au fond, était vraiment nous.
Ou bien encore cette réflexion sur l’usage contemporain de l’anglais : nous allons vers une grammaire d’où est absente la notion de sujet grammatical. Dans l’attente, peut-être, de son orgueilleuse extinction...
Journal d’une année noire, de J.M. Coetzee, éd. du seuil, oct 2008, traduit de l’anglais (australien) par Catherine Lauga du Plessis, 296p, 21,80 euros, code ISBN : 978-2-02-096625-2
Coetzee, Disgrâce
Disgrâce (Booker Price 99, le second qu’obtenait Coetzee) est paru en français au moment où ce dernier quittait l’Afrique du Sud pour l’Australie. Avec une audace incroyable, Coetzee défriche de nouvelles exigences pour cette société nouvelle qui surgit en Afrique du Sud, qui se doit de lutter contre toutes les oppressions, sans complaisance. Il n'hésite ainsi pas à pointer la violence aveugle du ressentiment qui transforme parfois les anciens esclaves en bourreaux.
La grande campagne de réparation des préjudices s’achève ici dans le viol de la fille du héros, viol que nul ne songe à dénoncer, pas même elle, qui s’imagine qu’il s’agit du prix à payer pour continuer de vivre en Afrique du Sud…
Dans une écriture terriblement âpre, d’un scepticisme corrosif et cependant exempte de tout cynisme, Coetzee signe un texte très haut dessus de tout ce qui peut se lire aujourd’hui. Une écriture travaillée qui plus est dans le dessèchement de la langue anglaise, incapable de restituer la vérité de l’Afrique du sud. Ecriture du renoncement aussi, à l’image de son héros, quinquagénaire en proie aux affres de la passion, écriture encore qui ne s’exhibe pas dans les apories de la sincérité ou l’avilissement de l’aveu.
Lentement exclu du monde, le héros ne trouve refuge que dans son imaginaire, un opéra qu’il compose sur les derniers amours de Lord Byron. Mais il ne sait écrire qu’une cantilène presque monocorde, à l’exacte facture du roman au sein duquel la langue, superbement, semble vouloir s’éteindre.
Disgrâce, de John Michael Coetzee, traduction de Catherine Lauga du Plessis, éd. du seuil (poche), coll. Points Seuil, oct. 2002, 272 pages, ISBN-13: 978-2020562331
Larmes de pierre, une enfance africaine d’Alexandra Fuller
Peu à peu et non sans combats douloureux, l’Afrique a fini par se libérer du joug occidental. Avec la fin du colonialisme, toute la littérature en provenance de ses régions aura été imprégnée d’un très légitime esprit anti-colonialiste qui faisait la part belle à la culpabilité de l’occident. Les peuples exploités sans vergogne ont ainsi trouvé une légitimation à leur révolte dans cette littérature de libération nationale. Mais si le monde contemporain s’est construit sur le modèle oppresseurs/opprimés, reste que les choses n’étaient pas si simples. Alexandra Fuller appartenait au camp des Afrikaners. Il y a vingt ans, nul ne se serait intéressé à ce genre de littérature. Or ce témoignage, d’une rare beauté, écrit dans une langue limpide, ouvre justement à ce refoulement occidental et nous présente une figure inédite de la littérature post-coloniale : celle du petit blanc. C’est cet univers interdit d’existence, au-delà de toute identité mais traversé par une "africanité" aussi improbable que déchirée, qu’elle nous conte avec un rare talent, nous donnant à voir la beauté de l’humain dans sa fragilité la plus pure.
Larmes de pierre, de Alexandra Fuller, traduit de l’anglais par Anne Rabinovitch, Éditions des Deux Terres, 28 mars 2012, 377 pages, 13 euros, ISBN-13: 978-2848931289.
Dictionnaire historique des ordres religieux
Qui saurait encore, aujourd'hui, définir avec précision ce que fut l'ascèse monastique, les enjeux théologiques mais aussi intellectuels, entre la règle de Saint Benoît et celle de Saint Augustin ? Qui saurait évaluer ce que fut la formidable aventure des Ordres Mendiants et ses conséquences sur la société médiévale ? Qui saurait expliquer comment les moines ont créé l'emploi du temps et quelles en furent les conséquences pour l'homme du monde occidental ? Le Dictionnaire d'Agnès Gerhards, déjà auteur d'un remarquable Dictionnaire de la société médiévale, situe avec précision les enjeux de connaissance qui nous permettent de mieux comprendre les fondements de notre civilisation, tout en rappelant la vocation spirituelle mais aussi la force d'entraînement de la société monachique, favorisant largement l'évolution économique de la société médiévale.
De cette histoire foisonnante et mouvementée, ce dictionnaire, qui s'adresse non pas aux érudits mais aux étudiants et à un public cultivé, ne dresse cependant pas l'inventaire exhaustif : ne sont retenus que les Ordres qui ont marqué notre culture. Il se veut néanmoins descriptif de la vie spirituelle des communautés religieuses, des idées qui les animaient, de leur but, de leurs composantes, proposant parfois des synthèses qui couvrent quinze siècles ! En outre il comporte d'importantes entrées thématiques, autorisant par exemple l'approche érudite du débat sur le statut de la vie intérieure, qui s'est imposée très tôt à l'Eglise et qu'elle affronta sans réserve.
Signalons encore la préface "sémillante" de Jacques Le Goff. Enfin un préfacier s'interdisant d'être lénifiant ! C'est un Le Goff presque "bougon" que l'on découvre ici, n'hésitant pas une seconde à affirmer son désaccord avec l'auteur qu'il préface, par exemple sur la place de la philosophie dans le système de pensée monachique, ou plus loin, décrivant le mode d'organisation sociale des monastères, quasiment en termes d'économie politique, ouvrant ainsi, mine de rien et en quelques phrases bien senties, des perspectives pour la recherche, en particulier littéraire. A consulter sans retenue, donc.
Dictionnaire historique des ordres religieux, Gerhards Agnès, préface de Jacques Le Goff, Fayard, octobre 1998, 642 pages, 78 euros, ISBN-13: 978-2213601731
Les Lois de l’apesanteur : l’épaule contre le vent…
J’avais pris goût à rester immobile, couché dans la prairie.
Le jour nous séparait, je m’éveillais à l’aube inquiète où ta vie venait de prendre cette odeur d’herbe coupée pareille à l’eau des lacs où sont les fleurs blanches.
Je contemplais le ciel, qui est une machine de guerre impitoyable, immense sous la moisson qui le soutient, familier, mais ne dessinant que pour lui seul ces coins de rêve que nous peinons à forcer.
Tes songes d’apesanteur me paraissaient étranges, cher frère.
Je voyais nos enfants jouer, et le vent immobile dans tes cheveux.
Est-ce toi qui t’envole au loin, dans ce ciel rempli d’algues ?
(la falaise parle d’un mouvement pareil)
Est-ce toi ou quelque étreinte qui voudrait se prolonger dans ce corps inattendu que la mort t’a truqué ?
Te voilà nu. Ton âme plus claire qu’il ne faudrait, plus limpide que l’eau des mers où nulle chose demeure.
Ô pareille transparence !
Est-ce bien toi cet envol éternel, battement d’ailes où le vent se répand ?
Ne savais-tu donc pas que le ciel était plein de rêves avortés ?
Le jour nous sépare.
Chacun vole le cou tendu de repentir.
A tire-d’aile, ta barque de brume est déjà retournée.
A présent tu flottes autour de toi, la tête à l’envers avec cet air de marin qui se serait jeté dans la mêlée des vagues précoces.
Seuls les anges restent suspendus dans les airs, Jacques. Tu ne le savais donc pas ?
La terre dont plus rien ne te sépare s’enroule des bruits tranquilles de ce grand séjour des êtres refusés.
«L’épaule contre le vent» (Tardieu), vois-tu le sol où l’âpre vide nous étreint ?
Quelque chose commence.
Ton ombre claque comme un linge au vent d’une escale troublée.
Pourtant tout cela ne peut être tout le ciel, Jacques.
Quoi du vent, sa chute légère, ce grand domaine ailé de l’air ?
Tes battements de fonds des âges,
à l’eau, à la terre, à la mer, tu échappes,
Pour rallier le ciel, auvent désemparé, où chaque lentement disperse son temps immobile.
La Banderole. Histoire d’un objet politique
"Pièce d’étoffe longue et étroite déplacée dans l’espace" (Larousse, 1874). De la bannière au bandeau, c’est toute l’histoire du renouvellement des formes de l’écriture qui nous est offerte dans cet essai. Une histoire populaire avant tout, qui doit tout à la rue, au fond le seul théâtre légitime du politique. Depuis plus d’un siècle, la banderole aura ainsi dit les fêtes, les luttes, les grèves, les insurrections. Outil de contestation, elle fut inventée par des prolétaires qui décidèrent de s’emparer de la ville, et de leur destin.
1905, la première révolution russe. Pour la première fois on observa la présence massive de banderoles. Faciles à bricoler, à transporter, elles devinrent vite l’objet central des soulèvements populaires. Symbole du groupe, du rassemblement, elles épousaient parfaitement la morphologie de la foule contestataire, articulant son grand corps frémissant pour lui assurer son unité. Son squelette, écrit Artières, qui en a étudié les moindres expressions, rappelant l’inventivité des suffragettes, ou la ténacité des étudiants américains du Summer Freedom de 1960, la brandissant comme l’étoffe des droits civiques. Sans oublier les plus émouvantes, les plus désespérées, ces banderoles des années 1970 qui fleurirent les toits des prisons de Toul ou de Nancy de leur terrible "On a faim", barbouillé au chocolat des cuisines pillées, faute de peinture. Un spectacle immédiatement déchiffrable. Qu’on se rappelle aussi plus près de nous la force des interventions d’Act up avec leurs banderoles du Gran Fury. Et si aujourd’hui la scène de cet objet s’est élargie à internet, modifiant l’espace de protestation, elles n’en conservent pas moins leur force.
La banderole : Histoire d'un objet politique, de Philippe Artières, éd. Autrement, coll. Leçon de choses, mars 2013, 160 pages, 15 euros, ISBN-13: 978-2746733343.
Tortuga’s Bank : La République pour nom de la Domination…
Lyon. La canicule. Un ancien préfet, placé hors cadre, est découvert dans son appartement, mort. L’affaire est délicate : la République n’aime guère ce genre de publicité. Le commandant Farel s’en voit chargé. Une exécution, à ses yeux. Mise en scène. Lamentablement. Farel déploie son équipe. La routine qu’ils ont adoptée et d’une efficacité redoutable. Très vite sont mis à jour les collusions d’intérêts –on y est- qui voyaient le préfet emprunter discrètement les allées de la Finance privée : il jouait de son vivant les facilitateurs auprès du business immobilier. Les Affaires. On y est, le décor est planté de cette France du fric où les énarques godillent sans vergogne entre intérêts privés et publics.
Farel enquête. Son art est patient. Une question l’occupe : seule des bibles ont disparu. Le préfet en collectionnait, dont une du XVIème siècle, d’une valeur inestimable. L’homme avait les moyens : un relevé oublié par l’assassin dans la boîte aux lettres révèle que le préfet disposait de 52 000 euros d’intérêts (!) planqués à la Tortuga’s bank, en Suisse bien sûr. Sauf que la banque n’existe pas. Farel creuse. Le Grand Lyon, les marchés bidons généreusement octroyés… Le vol de la Bible paraît d’un coup dérisoire. Sauf qu’il est un bout de la bobine que Farel a commencé de tirer et qui lui ramène un visage. Celui de Vautrin, truand, politique, affairiste… dont la femme vient de se faire enlever sans que cela ne l’émeuve vraiment. Est-ce lui le commanditaire de l’assassinat du préfet ? D’autant que Farel établit bien vite que sa femme était l’amante du préfet… Pas sûr pour autant, mais cela vaut le coup de tirer cette fois tous les fils de l’écheveau. L’assassin du préfet, Farel le retrouve bien assez tôt. L’affaire est vulgaire. L’enquête pourrait s’arrêter là. Mais trop de crapules sont entrées en scène. Farel poursuit, opiniâtre. La bible n’était que le grain de sable qui est venu bloquer les rouages d’une machine parfaitement huilée : celle du blanchiment de l’argent sale en Europe. En grand. En très grand. Une Affaire juteuse. Donc d’Etat. Il y a plus haut, plus fort que ce Vauclin si puissant déjà. Dans les coulisses du Pouvoir politique, on s’émeut de tant de zèle. Il ne faudrait pas que cela remonte trop haut.
Revenu de tout, Farel a compris que Vautrin n’est pas sa cible. Qu’il est hors jeu déjà. Qu’il peut lui faire face en toute quiétude. Grand moment de vérité que ce repas auquel Vautrin invite Farel, au cours duquel les deux hommes réalisent où ils en sont sur cet échiquier qui les dévore. Une ombre les recouvre déjà, celle de la République, qui sait sacrifier ses enfants sans faiblir–elle le fait tous les jours. Vautrin le sait. Farel aussi : la République est le nom de la Domination, une arme de guerre tournée contre ceux qu’elle est supposée servir. Il sait qu’il devra l’apprendre mieux encore.
Superbe personnage que celui de ce flic méthodique, obstiné, patient, qui avance un pas après l’autre, observant les faits, les gestes, les détails, les incongruités d’un monde parfaitement mensonger. Superbe construction que ce roman au classicisme consommé, au raffinement éblouissant et dont il faut savourer la beauté si parfaitement accordée à son sujet, les ors d’un monde qui nous est devenu parfaitement odieux, mais dont nous ne savons pas nous libérer.
Tortuga's bank, André Blanc, éd. Jigal, coll. Polar, février 2013, 248 pages, 18 euros, ISBN-13: 978-2914704991.
Le goût du rugby
Au Commencement était l’Ovalie.
Il y a le sport, et puis il y a le rugby. Son ballon à deux bouts et l’épopée de l’avoir si bien porté sous la clameur de ses espaces mythiques -l’Arm’s Park, Landsdowne Road-, contre la boue et le vent et jusque dans la rage des poussées historiques.
J’aime Denis Lalanne racontant un soir de 1953 l’invention du mot d’Ovalie. L’Ovalie ? Tout sauf une part de marché. L’ultime lieu de résistance, affirme-t-il. "Un terrain de rugby, c’est l’instant essentiel", le vertige de l’assaut à deux pas de la ligne et puis ce geste de la passe en retrait pour avancer, quand on y songe ! "Rien de comparable au football, épure sans profondeur pour automates bien huilés", commente Raymond Abelio.
C’est qu’il faut du génie pour pratiquer le rugby, mais aussi du courage et de la générosité pour un effort qui doit être à chaque seconde pensé, senti, vécu.
De tous les témoignages engrangés dans ce livre, j’aime particulièrement celui de Raymond Abelio décrivant la géographie sacrée du rugby, telle qu’elle a survécu malgré ce territoire en peau de léopard qu’on lui connaît désormais, ses villes radiées d’une épopée qui fut la leur. J’aime Abelio retenant son souffle pour décrire ces phases statiques du jeu, ces moments de suspens où les demis ont arrêté le temps, le public contenu dans une fraction de seconde, tendu, dressé, étourdi par le sens profond de cette immobilité soudaine : l’extrême attention de la conscience pleine avant le surgissement de l’ouverture magique. On savoure Daniel Herrero évoquant ce "raccourci de l’aventure humaine" qu’est à ses yeux le rugby, du Haka à la mêlée ouverte, partition frénétique d’une évasion souveraine. Qui n’a jamais participé à un essai collectif ne sait pas de quoi l’on parle. J’aime ce jeu de garnements qu’évoque Jacques Roubaud, le poète, à propos du XV de la rue d’Ulm, dont le demi de mêlé s’appelait Samuel Beckett, et qui délivra contre l’AS Police de Paris son plus énorme match.
De la poussée des bourrins à la feinte d’Arlequin, comme le dit Giraudoux, on aime le rugby d’un amour charnel. Du sensible, rien que du sensible, car il en faut pour réussir une passe, porter l’action de mains en mains dans ce contact physique qui transgresse les limites d’un tabou contemporain, celui du toucher. Il n’y a pas de champion solitaire au rugby, mais un chœur où chacun doit se remplir du geste des autres pour être dans le bon timing, pour être dans la présence de chacun à tous, cette présence qui est comme la clef de la réussite d’un bon match capable de transcender ces lieux qui ont fait du rugby une légende, suscitant mille raconteurs d’histoire et la ferveur d’un public jamais lassé.
Le Goût du rugby, collectif, Mercure de France, coll. Le Petit Mercure, 30 août 2007, 144 pages, 5,50 euros, ISBN-13: 978-2715227736.
«Non fare nulla qui» (Pierre fétide de Chiusi) - Croquis étrusques
La tombe étrusque de l’inscription, à Chiusi : "non fare nulla qui"…
Que ferions-nous du reste, de ce côté où la vie n’est plus ?
Lamentation, cortège, transport du corps, jusqu’à sa dépose mélancolique au bout du chemin : la nécropole de Chiusi enfouie sous la terre.
Une pleureuse à tresses veillait. J’avais en tête les croquis étrusques de D.H. Lawrence. Il croyait croiser partout les traits qu’il prêtait aux anciens Étrusques, fasciné qu’il était par cette civilisation disparue, absorbée.
Fin mars 1926. Lawrence voyage en Italie, dont il ne veut épeler que l’apparente jeunesse pour mieux l’opposer à la fatigue de l’Angleterre. Ils ont la vitalité et nous la morale songe-t-il, et se rappelle l’incipit du livre de Balzac, La peau de chagrin, dans lequel le héros commence par observer un vase étrusque - "Ah ! Qui n’aurait souri comme lui de voir sur un fond rouge la jeune fille brune dansant dans la fine argile d’un vase étrusque devant le Dieu Priape qu’elle saluait d’un air joyeux".
Le voici penché sur les tombes qu’il dessine à grands traits. Des êtres à visage de faunes, au profil infiniment pur, au calme étrange, "éloigné de toute morale".
Lawrence imagine une civilisation insouciante, légère, forcément condamnée à disparaître dans un monde que la lourdeur a fini par figer peu à peu.
Qu’aurions-nous fait des danses, du rire, des chants ? Quelle harmonie aurions-nous célébrée ?
Seule l’attire cette "verte primitivité" chère à Kierkegaard qu’il croit voir fleurir partout dans les œuvres des étrusques, "émerveillement des matinées humaines".
Le retiennent plus encore ces visages féminins qui ornent les tombes, "ces belles femmes en qui se mêlent ce silence et cette réserve qui les rendent si attirantes".
Leur beauté l’intrigue. Il cherche en chacune d’elle ce qu’il manque au regard pour la saisir vraiment et qui sans doute aura été perdu.
Quelque chose que nous ne pourrions plus atteindre.
Une forme souveraine d’harmonie, l’éternité peut-être, du nom que Rimbaud lui donna : le secret de la fraîcheur native de la vie.
A Chiusi un buste de femme nous avait retenus. Jacques me l’avait donné à contempler, fasciné par son modelé taillé dans la pierre fétide, l’étoffe légère recouvrant à peine et pour l’éternité ce sein que l’artiste laissait deviner et qui palpitait voluptueusement dans la pierre.
L’éphémère sculpté pour les siècles, déesse méditerranéenne avec ce sensualisme propre aux étrusques, attaché au jeu des courbes qui contredisait ce que les spécialistes pensaient de cet art à qui ils reprochaient d’avoir surtout imité la technique de la statuaire grecque sans en copier l’esprit.
J’ai contemplé de nouveau longuement cette poitrine réjouissante, calme, souveraine, me rappelant la conscience "phallique" de Lawrence, le monde merveilleux du toucher, dont la force rayonnante s’échappe des œuvres étrusques.
Ce que l’on cherche, c’est un contact.
Lawrence avait au moins raison sur ce point : "Les Étrusques, disait-il, ne sont ni une théorie ni une thèse. Ils sont, d’abord et avant tout, une expérience".
Non cette expérience ratée des musées, bricolée pour ajuster leur agencement intangible. Mais celle qui fait du savoir une expérience fragile.
"L’air du dehors nous paraît immense, blême, et de quelque façon vide. Nous ne percevons plus aucun des deux mondes, ni celui, souterrain, des Étrusques, ni celui du jour banal qui est le nôtre. Silencieux, épuisés, nous revenons vers la ville environnés de vent, le vieux chien stoïquement sur nos talons – et le guide nous promet de nous montrer les autres tombes dès le lendemain" (D.H. Lawrence)
Croquis étrusques, D.H. Lawrence, traduit jean-Baptiste de Seynes, préface de gabriel Levin, Le bruit du temps, mai 2010, 286 pages, 20,40 euros, ISBN-13: 978-2358730198.