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La Dimension du sens que nous sommes
Articles récents

Bruno, l'infini et les mondes

26 Juin 2013 , Rédigé par texte critique Publié dans #essais

bruno.jpgAvec plus d'une centaine d'ouvrages publiés, cette collection s'est affirmée comme une référence en matière de vulgarisation scientifique. Dans un langage clair et simple, l'auteur réussit la prouesse de fixer en peu de pages toute la genèse de l'idée d'infini. Erudit sans être rébarbatif, il cadre, avec une concision conceptuelle peu commune, les débats théologiques et philosophiques qui ont bouleversé l'Europe des XVIe et XVIIe siècles.
Rompant de façon décisive avec la conception antique et médiévale, Giordano Bruno (1548-1600), inaugure les temps de l'univers infini et uniforme. Ce faisant, il ne fait rien moins que dénier à Dieu sa capacité à diriger la nature et l'histoire. Mieux : dans ce monde désormais sans repères extérieurs, soumis au changement perpétuel, d'où il élimine la transcendance, c'est la mystique du Christ sauveur qu'il anéantit… Avec Christ, les êtres humains étaient amenés à regarder, sinon espérer, ce qui se passait au delà de la limite du Dernier Ciel. Regards vains désormais quand triomphe l'ici.
C'est toute la construction de cette nouvelle image du monde que ce petit livre nous restitue, analysant dans le détail l'architecture philosophique de cette représentation inédite, qui a conduit son auteur au bûcher.
Le lecteur qui voudrait approfondir le sujet poursuivra évidemment sa lecture par l'étude du splendide ouvrage de F.A. Yates : Giordano Bruno et la tradition hermétique.

 

 

Bruno, l'infini et les mondes, de Antonio del Prete, PUF, mai 1999, coll. Philosophies, 136 pages, isbn 13 : 978-2130498698.

 

 

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LA FRANCE DES CAPETIENS : LE POUVOIR, NON L’AUTORITE

25 Juin 2013 , Rédigé par texte critique Publié dans #essais

 

claude-gauvard.jpgUne Histoire politique.

Nécessairement, au cours de ces trois siècles à l’essor économique fulgurant, dont on ne sait trop à quelles causes l’attribuer du reste, si c’est grâce à la pression démographique ou à l’amélioration des techniques agraires qu’on l’a dû, à l’investissement seigneurial ou au formidable travail de la paysannerie française, débroussaillant, sarclant, bêchant, labourant, bâtissant toujours plus de villages et de villes pour y développer un commerce frénétique.

Période évidemment de conquête moins pacifique, inaugurée par l’Eglise, la seule institution à exercer un pouvoir effectif partout en Occident, affirmant farouchement sa volonté d’expansion, à l’extérieur par les croisades, à l’intérieur par une répression systématique contre ses "ennemis de l’intérieur" : païens, hérétiques, minorités de toute sorte.

Trois siècles d’énergie que nous conte avec passion Claude Gauvard, qui ont façonné le visage de cette France qui allait émerger, tant politiquement que culturellement, sinon géographiquement.

Trois siècles sur lesquels elle nous remet les idées en place, rendant compte des travaux les plus récents à leur sujet, battant en brèche bien des préjugés véhiculés depuis des lustres sur leur compte, comme cette fameuse peur de l’an 1000 –qui semble n’avoir jamais existé ailleurs que dans l’imaginaire d’un Michelet, l’inventant pour la plus grande joie de ses contemporains.

Exit également la forte révolution sociale de Duby : en se penchant sur le vocabulaire de l’époque avec plus d’attention qu’il ne l’avait fait, on a pu reconstruire une plus exacte image de la continuité effective de l’entrée dans l’histoire des capétiens dans le prolongement des carolingiens. Les Capétiens y sont allés tout en douceur et en intelligence stratégique. On ne sait au demeurant d’où vient leur nom. La légende l’attribua longtemps à cette Cape de Saint Martin dont il avait revêtu les pauvres et dont un ancêtre capétien fut le dépositaire. Mais il est fort probable, nous dit Claude Gauvard que le nom vienne du vieux français désignant une tête bien faite. Bien faites, les têtes des Capétiens l’étaient en effet, qui leur permirent de comprendre très tôt l’importance de construire un lignage héréditaire capable d’ancrer le Pouvoir dans la filiation plutôt que dans la charge, comme on le faisait jusque là.

capetiens.jpgA quoi ressemble donc la France de cette période ? Elle n’est alors qu’un puzzle de principautés, nous dit Claude Gauvard. Une douzaine, aux frontières floues, fluctuantes, sans grande rigueur administrative. Il n’y a pas de Pouvoir central. Ce concept que nous utilisions jusque là pour l’évoquer, affirme-t-elle encore, aura été préjudiciable à la description de cette France qui n’existe que sur le papier, interdisant d’en comprendre le fonctionnement politique et administratif.

Et l’historienne d’en revenir aux Principautés, le fondement de ce qui allait émerger, exclusivement soucieuses de leur implantation dynastique : les Princes ne s’intéressent qu’à leur lignage, qu’ils cherchent à enraciner dans une terre plutôt que dans une charge, dévoyant ainsi le sens de l’autorité seigneuriale telle qu’elle avait été léguée par leurs prédécesseurs.

Et le royaume de France n’est pas autre chose qu’une association de nébuleuses : des territoires non homogènes où les Princes gouvernent par réseau, déployant autant leurs parentèles de sang que ces parentèles fictives d’allégeances, offrant pour sceller ces allégeances des terres à leurs vassaux. Vers l’an 1000, la vraie révolution est urbaine : des milliers de nouveaux châteaux vont s’élever. La compétition est féroce. Le nombre de châteaux privés (en bois bien évidemment) explose, générant une multitude de conflits. Les Princes vont donc chercher à territorialiser leur Pouvoir. Les capétiens n’y échappent pas qui, mieux que les autres, ont compris la valeur politique de cet enracinement : le Pouvoir devient désormais une affaire de sang, non d’élection.

Le Pouvoir de Hugues Capet s’exercera ainsi d’abord sur cette transmission par le sang, rompant la chaîne du pouvoir électif et dévoyant le sens moral de l’autorité en imposant un lignage vertical, associant de plus en plus souvent le fils aîné au Pouvoir du vivant du père –un moyen de faire taire les cadets.

La grand intelligence des Capet est là : d’avoir compris mieux que les autres comment confisquer efficacement le Pouvoir. Tout comme ils ont compris mieux que les autres les rituels du sacre, leur ajoutant celui du Pouvoir thaumaturgique des écrouelles, ce mal des Loups né dans les légendes populaires de leurs propres terres, que les clercs n’apprécièrent pas, car il inscrivait un rapport de force qui leur était du coup défavorable, autorisant le Roi à s’en remettre directement à ses sujets…

Que signifie donc le titre de Roi à l’époque ? Les capétiens se nommèrent "Roi des francs", non de France : leur pouvoir n’était pas inscrit dans un territoire. Les recherches sémantiques contemporaines montrent que ces francs dont il était question n’étaient en rien le Peuple franc, mais ces "hommes libres" qu’étaient les nobles. Hugues Capet est le chef de la noblesse, non le Roi de France. Son pouvoir repose sur cette noblesse plus ou moins attachée à respecter sa personne, et ne concerne nullement les paysans par exemple.

Ce qui signifie également que la fonction n’était pas installée dans une terre : le royaume ne naîtra pas avant le XIIIème siècle.

Capet_Hugues.jpgComment fonctionnait ce pouvoir ? L’étude est particulièrement intéressante sur ce point, qui décrypte les actes établis au long des règnes des capétiens. Au commencement, le Roi a besoin de témoins en très grand nombre pour valider ses propres actes : sa parole ne suffit pas. Et ces témoins sont les châtelains qu’il récompense en leur offrant des offices. Le succès économique de la principauté des capétiens est tel, que bientôt le roi, lié par tant d’allégeances, pourra se passer de témoins. En 1077 apparaissent les premiers Commandements, qui sont des petits ordres brefs sans grande portée, mais symboliquement importants : le roi commence d’affirmer son Pouvoir. Il ne cherche pas encore à s’imposer au sens d’un Etat qui décide : la monarchie des Capétiens est d’abord familiale, patriarcale. Dans leur stratégie de conquête du pouvoir, les capétiens ne vont pas d’abord imposer un royaume, mais la personne du roi, qui peu à peu va pouvoir émanciper son autorité de la dépendance des nobles

Il faudrait bien sûr étudier, ce que fait Claude Gauvard, la responsabilité de l’Eglise dans cette mise en place d’un Pouvoir de plus en plus centralisé et de moins en moins conforme à la morale de l’autorité telle que les textes la concevaient, pour comprendre et l’évolution des institutions monarchiques et la pression que l’Eglise et les principautés vont faire peser sur les mentalités pour les transformer. L’Histoire, au fond, de la nature du Pouvoir tel qu’il nous a été légué, coercitif et sans autorité.

  

 

LE MOYEN ÂGE - LA FRANCE DES CAPÉTIENS - UN COURS PARTICULIER DE CLAUDE GAUVARD. HISTOIRE DE FRANCE - LA COLLECTION FRÉMEAUX / PUF, Direction artistique : Claude Colombini à l'initiative de Michel Prigent, Label : FREMEAUX & ASSOCIES, 4 CD-rom.

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TROIS QUESTIONS A MICHAEL CLANCHY BIOGRAPHE D’ABELARD

24 Juin 2013 , Rédigé par du texte au texte Publié dans #entretiens-portraits

letter.jpgMédiéviste, Michael Clanchy avait publié sa biographie d’Abélard en 1997, à Oxford.
Elle fut immédiatement reconnue par la communauté scientifique comme une œuvre majeure, tant par l’originalité de sa méthode que la profondeur de ses vues.
Ce livre étonnant séduisit autant les spécialistes que tous ceux que l’histoire d’Abélard et Héloïse avait, à un moment ou un  autre et pour les raisons les plus diverses, passionnés.
Car il constituait non seulement une introduction brillante à la vie intellectuelle du XIIe siècle, mais aussi à la connaissance sensible d’une personnalité aventurière, engagée avec passion au service de la pensée.



jJ : J’ai été frappé qu’avec insistance vous ayez fait d’Abélard une sorte de figure moderne du sujet. Le ton même de votre travail paraît relever du romanesque, me rappelant le roman d’Audouard. L’étude, elle, nous brosse en Abélard le portrait d’un sujet expérimentant presque malgré lui des procédures de subjectivation novatrices.
Michael Clanchy : Ai-je vraiment fait d’Abélard une figure moderne ? Oui, certainement. Je l’ai décrit comme une personne subjective proche d’un Kierkegaard. Abélard empruntait volontiers le «Connais-toi toi-même» (scito te ipsum), pour titre de son livre sur l’éthique. Mais je ne suis pas certain que cette sorte de personnalité consciente d’elle-même soit une révélation, au dix-neuvième comme au vingtième siècle. Le malentendu dans lequel on glisse à ce propos, à trop vouloir le constituer comme originaire de la subjectivité moderne, vient des idées de Burckhardt, qui fait commencer les temps modernes à la Renaissance italienne. De la Grèce ancienne à la culture romane, un profond sens de soi a été transmis très tôt à la Chrétienté, qui fut du reste re-médiatisé quelques siècles plus tard par le travail de Saint Augustin, l’auteur le plus fréquemment cité par Abélard. Par ailleurs, je ne crois pas avoir subi l’influence du roman de Monsieur Audouard, qui au contraire reconnaît s’être largement servi de ma biographie pour l’écrire. Il l’évoque du reste page 388 de son ouvrage, comme «LA biographie de référence». Son titre même, «Adieu, mon unique», reprend les mots de conclusion de ma biographie, et sont au demeurant d’Héloïse.

adieumonuniquejJ : Abélard logicien est-il précurseur de la Réforme ?
M. Clanchy : Abélard fut condamné par deux fois comme hérétique et lui-même s’est souvent trouvé en opposition avec la Papauté. Par extension, oui, on peut dire qu’il est proche du protestantisme, même s’il ne cessait d’affirmer les gages de sa plus absolue orthodoxie. Abélard appartient en fait à cette rationalité fondamentale du christianisme qui fait de lui un précurseur des Lumières du XVIIIe siècle, plutôt que du XVIe siècle Réformé. L’application de la logique à l’apologétique chrétienne était du reste assez commune aux XIIe et XIIIe siècles. Certes, Abélard est d’une certaine manière allé jusqu’au bout de ce qui se levait là. Et pour autant que la Réforme porte en elle une rationalité dont le devenir va pleinement s’épanouir dans la philosophie des Lumières, alors, oui, on peut pointer dans sa pensée les modalités de ce qui va bientôt secouer le monde chrétien.

jJ : Votre méthode d’exégèse de textes encerclant la vie et la pensée d’Abélard, fait de votre travail un objet que je situerais volontiers entre le projet inaccomplie de Dilthey sur la biographie et la méthode de Luhmann…
M. Clanchy : Je dois avouer que je ne connais vraiment ni Dilthey ni Luhmann et que, certainement, je devrais me renseigner sur eux, tout comme quiconque veut s’aventurer dans un tel projet biographique. Cela dit, sans pousser si loin mon travail sur le plan, au fond, de la compréhension de la théorie du biographique, ma propre méthode a consisté à discuter les différents rôles qu’Abélard a joué dans sa vie et à décrire les cercles dans lesquels il les a joués. Vie pour le moins originale, si l’on veut bien en croire ce que Saint Bernard rapportait à son sujet. Mais j’ai été aussi fortement influencé par une description contemporaine d’Abélard, qui en faisait plus un «bouffon» qu’un professeur. Partir de là me contraignait à œuvrer d’une manière plus originale que je ne l’avais prévue.


Propos recueillis et traduits par --joël jégouzo--.

The Letters of Abelard and Heloise, M. Clanchy, Penguin Books, Classics, Revised edition april 27-2004, 384 pages, Language: English, 15 euros, ISBN-13: 978-0140448993.
Adieu, mon unique, de Antoine Audouard, Folio Gallimard, mai 2002, 466 pages, 8,20 euros, ISBN-13: 978-2070421831.

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L'Idée de Moyen-Âge

23 Juin 2013 , Rédigé par texte critique Publié dans #essais

 

l-idee-de-MA.jpgUn travail érudit mais clair sur la construction de l'idée de Moyen Age et sa fortune. Fabriquée par les humanistes des XVe et XVIe siècles comme âge intermédiaire (moyen), sa fonction aura été de constituer un ailleurs, négatif (pauvreté, famine, désordre), ou positif (les tournois, la vie de cour), et de nous fournir les prémices… de tout ce que l'on voulait bien admettre pour moderne dans nos sociétés. Une sorte d'espace idéal où situer les origines de nos traditions, aussi bien que l'éclosion des identités ethniques. Plus de dix siècles tout de même... Etudiés à travers une rationalisation fort simple : on observait un modèle assez proche dans le temps, que l'on supposait être l'aboutissement logique d'une longue période historique, et l'on projetait ensuite les résultats de cette "observation" sur tout le passé envisagé. Vasari, plus familier des arts que de la chronique historique, avait posé les règles de cette périodisation. Son triptyque : antique, médiéval et moderne, a connu le succès que l'on sait, jusqu'à ce que les historiens professionnels s'inquiètent de sa validité. Mais en fait il s'agissait avant tout pour Vasari de constituer cet âge en âge de transition entre deux périodes immenses de l'humanité : celle de l'Antiquité, et celle qu'il construisait avec d'autres, "Moderne" et dont la grandeur revêtait celle de toute l'Histoire de l'humanité à ses yeux.

Sergi, lui, nous permet d'entrer dans le débat de la définition des critères permettant de donner un contenu un peu solide à la notion de Moyen Age. Mais il ne se contente pas de recenser les termes de ces problématiques. Médiéviste lui-même, il s'efforce de dégager les traits distinctifs de ce fameux Moyen Age : les seigneuries rurales comme mode de fonctionnement possible de la société, et l'expérimentation systématique de formes politico-sociales.

 

 

 

L'Idée de Moyen Âge, de Giuseppe Sergi, Flammarion, janvier 2000, Collection Champs, 112 pages, 8,20 euros, isbn 13 : 978-2080814487.

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Abélard, sans Héloïse, plus volontiers bouffon que professeur

22 Juin 2013 , Rédigé par du texte au texte Publié dans #IDENTITé(S)

abelard.jpgChevalier errant, toujours en quête de la meilleure solde, cet être instable, aventurier qui, de l’aveu de Saint Bernard, «ne se ressemble pas», cet homme dévoré d’ambition constitue à bien des égards une personnalité surprenante.
Redoutable logicien, cherchant par tous les moyens à s’émanciper de toute tutelle, plus volontiers bouffon que professeur, la nouveauté inouïe de sa vie en fait une figure héroïquement proche de nous, à une époque du reste où s’invente le mot de moderne.
Condamné comme hérétique, celui qui fut le premier grand théologien du monde moderne, tentant de réconcilier la raison humaine et la révélation, se voit restitué dans cette puissante biographie avec une rare présence. Pourtant Michael Clanchy ne s’est pas arrêté à l’anecdote de l’homme, qui toute sa vie conspira contre ses propres intérêts.
C’est tout le système du savoir du Moyen Age qui nous est expliqué ici, aussi bien que son organisation matérielle. L’étude est d’une richesse incroyable, écrite d’une plume insolite empruntant volontiers sa tonalité au romanesque, plus à même de nous restituer la dimension humaine du drame qui s’est joué alors. Abélard comme être singulier, nous intéresse en tant justement que se noue dans son destin l’enjeu d’un monde naissant. C’est la force de cet ouvrage que de le pointer avec tant d’habileté. Et son bonheur que de nous montrer comment ce jargon à la mode, la logique, a su créer les formes de pensée qui permirent d’ancrer la rationalité dans la langue chrétienne.



Abélard, Michael Clanchy, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, éd. Flammarion, coll. Grandes Biographies, 488p., août 2000, 24 euros, isbn : 978-2082125246.

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Le mépris d’Ancien Régime des élites politiques

21 Juin 2013 , Rédigé par texte critique Publié dans #Politique

peuple.jpgL’ouvrage est passionnant, édifiant, terrifiant…
Historienne, Deborah Cohen a tenté d’explorer la création et l’usage du vocabulaire désignant les couches populaires, tout au long de ces trois derniers siècles. Des marques langagières extrêmement révélatrices, non seulement de la place que les élites ont assigné à ces couches populaires, mais aussi de l’effort ébauché dès le XVIIIème siècle pour inventer l’idée (et le concept) de société comme principe de construction politique et sociale d’un vivre ensemble porté par des aspirations «démocratiques».

Et le résultat est consternant…
On apprend ainsi qu’au tout début du XVIIIème siècle, le discours était plutôt «naturalisant» : les catégories sociales étaient perçues comme des essences immuables déterminants les comportements individuels. Avant que les progrès de l’observation scientifique et de la contestation politique ne viennent affirmer la figure d’un Peuple opprimé mais «victorieux», recouvrant non seulement sa dignité mais sa capacité d’intervention et d’innovation, politique, sociale, intellectuelle, grâce au discours marxiste particulièrement. Brève parenthèse cependant : dès la fin du XXème siècle, le travail perdant de sa force explicative, les mots qui évoquaient les frontières du social se firent plus violents. De «gens de peu» à «gens simples», le vocabulaire contourna avec beaucoup d’application l’idée que les couches populaires subissaient une injustice. Plutôt que de les nommer sous le vocable de «déshérités», qui convenait le mieux pour décrire ceux à qui l’ont refusait l’héritage historique de la Nation – le plus grand nombre en fait-, les discours s’entichèrent des termes sanctionnant une fatalité. Vocabulaire de la honte qui culmina dans le propos de Raffarin en 2002, au lendemain des élections présidentielles, lorsque ce dernier, s’en prenant aux élites socialistes («la France d’en Haut», non sans quelques raisons), évoqua le sort de «la France d’en bas»…
Discours ambivalent, de mépris plus que de mansuétude pour cette «France d’en bas» sommée de rallier le camp des vainqueurs. Discours de mépris traduisant une troublante réalité : l’absence de mobilité dans une France rigoureusement coupée en deux. Et discours qui, à dire vrai, renvoyait, ainsi que le dévoile cette terrible étude, au vocabulaire de l’Ancien Régime, dessinant les contours d’un pays aux mondes incompatibles. Discours renouant, de fait, avec le mépris dans lequel la France de l’Ancien Régime tenait les catégories populaires.
Mieux : en analysant de près les discours tenus tout au long du XVIIIème siècle, Deborah Cohen révèle des proximités troublantes avec les discours que le Pouvoir politico-médiatique tient aujourd’hui. Dans la première moitié du XVIIIème siècle, la stratégie de domination des classes supérieures s’organisa autour de la production de discours sécuritaires : il s’agissait d’enfermer les couches populaires dans le périmètre de ces discours, auquel bientôt l’on adjoignit une clôture morale pour être certain d’avoir bien verrouillé l’ensemble. Toutes les expressions qualifiant les couches populaires traduisaient alors l’idée d’un espace sans lien avec celui des élites, d’un espace peuplé de figures décrites comme contre-monde. Discours visant in fine à remettre en cause le concept naissant de société, qui néanmoins irriguait un XVIIIème siècle décidément éclairant.
La remise en question, de nos jours, du concept de société, traduit une régression sans précédent. Les classes supérieures, plus dominantes que jamais, achèvent leur sale boulot en affichant comme seule légitime leur culture. Culture au sein de laquelle la figure du Peuple n’embarrasse même plus : le Peuple est devenu invisible. Seule la pauvreté ne cesse de s’élargir en France, et les classes cultivées de s’enrichir comme jamais elles ne l’ont pu. Que le siècle d’avant la Révolution soit plus approprié pour rendre compte des rapports sociaux d’aujourd’hui ne trouble semble-t-il personne…


La nature du peuple - Les formes de l'imaginaire social (XVIIIe-XXIe siècles), de Déborah Cohen, éditions Champ Vallon, coll. La Chose Publique, mars 2010, 448 pages, 28 euros, isbn 13 : 978-2-87673-526-2.

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LA FRANCE DE LA GUERRE DE CENT ANS ET L'INVENTION DE L'ETAT MODERNE

20 Juin 2013 , Rédigé par texte critique Publié dans #essais

cent-ans.jpgLa Guerre avons. Le frais, le froid, le chaud nous minent… La faim aussi, la Peste enfin… Un temps de rose et de sang s’épanouit.

Les manuels scolaires passent habituellement très vite sur cette période de la fin du Moyen Âge. La grande intelligence de Claude Gauvard est de nous en proposer une interprétation acérée, offrant l’occasion de réaliser à quel point la conception de l’Etat autoritaire, non démocratique et coercitif est enracinée dans la pensée politique des élites françaises.

Car Claude Gauvard prend les choses autrement qu’à l’accoutumée : cette période est une période de crise, nous dit-elle. Ce n’est ni la Guerre ni la Peste qui la caractérisent, mais une crise qui traverse toute l’Europe autour d’une question cruciale : le désir d’une autre gouvernance et la naissance de l’Etat moderne. Une machine qui accouchera dans le sang –pour l’essentiel : celui du peuple européen.

L’ensemble de l’Occident est donc frappé. D’un point de vue religieux d’abord : les Turcs avancent, refoulant la chrétienté à l’Ouest. La Méditerranée orientale devient musulmane. Les papes vont s’installer en Avignon, sans parvenir à restaurer leur autorité. Partout se pose le problème du gouvernement au sein de l’Eglise, dont la réforme échoue, malgré la pression de fidèles devenus plus exigeants sur les contenus de la foi.

L’Empire, lui, s’est réduit comme une peau de chagrin et s’est replié sur ses territoires germaniques, si bien qu’il n’est plus que le Saint-Empire Romain de la nation germanique… Une vieille dérive allemande…

Le Roi de France entrevoit tout le bénéfice qu’il pourrait tirer de ce double affaiblissement, de l’Eglise et de l’Empire : devenir l’empereur en son royaume.

Mais une grave crise économique frappe l’Europe. Crise agricole d’abord, avec l’effondrement des récoltes. Paradoxalement, l’agriculture voit ses prix s’effondrer, ses revenus chuter dramatiquement, sous la pression cette fois d’une crise monétaire forgée de toute pièce par la noblesse.

repressione_jacquerie.jpgLe peuple émigre massivement vers les villes, croyant pouvoir y survivre –mais ce sera pour y mourir. Les premières grandes émeutes de la faim éclatent partout dans les villes européennes.

La crise, elle, dure. Les crises devrions-nous dire, en circuit fermé, les crises monétaires provoquant les crises agricoles qui en retour provoquent de nouvelles crises monétaires. Le circuit est parfaitement huilé, les crises, entretenues. A l’arme politique de la monnaie, la noblesse française rajoute celle de la guerre. La guerre continue. Une nécessité économique pour les nobles, qui ont tant laminé l’agriculture et la monnaie qu’ils doivent trouver de nouveaux moyens de pression pour conserver leur train de vie. Guerre contre l’Anglais certes, mais aussi et surtout guerres de rapines des uns contre les autres, des nobles bretons contre les nobles gascons, dépeçant, rançonnant et pillant toujours les mêmes : les paysans et le petit peuple des villes. La noblesse pille son propre pays, se paie sur l’ennemi intérieur, ces français qu’elle dépouille sans vergogne pendant plus d’un siècle. Toutes les formes de guerre sont déployées pour mettre à sac le pays : la noblesse saccage le royaume. Avec la complicité de l’anglais, puisque ces guerres se déroulent exclusivement sur le territoire français.

L’appareil de production est cassé, entraînant la chute des récoltes, de l’élevage, de l’artisanat. Mais dans tout le pays, une immense clameur s’élève. On voit surgir partout une vraie réflexion et une poussée des idées démocratiques. Le Peuple, affamé, se révolte. Des Assemblées représentatives lui sont octroyées, qui deviendront bientôt le fer de lance de la contestation dans le royaume. De doléances en remontrances, il s’agit à présent, malgré la faim, la guerre, la misère, la répression sauvage, de repenser toute l’organisation politique du pays. Le Tiers-Etat songe à limiter les pouvoirs de la noblesse, voire de la monarchie. Partout l’on s’élève contre ces officiers prévaricateurs qui dilapident la fortune du royaume. Pensez : la Peste a décimé la population, de moitié, et dans certaines régions des deux tiers. Mais le pays a vu le nombre de ces officiers rester au même niveau, sinon augmenter pour mieux "encadrer" les français, les rançonner, les emprisonner, les affamer.

jacquerie.jpgPartout les villes se révoltent. Les revendications sont claires : partout on diffuse des textes aux idées égalitaires. Partout on prend la parole pour redéfinir le Bien Commun, et le défendre. Et face à cette situation de jacquerie et de soulèvements urbains, la répression sera sanglante, féroce, meurtrière. Que minimise l’auteure. On envoie la chevalerie en armes contre un peuple armé de bâtons. Partout on assiste à de vrais massacres de populations. A Paris, en 1148, 2000 contestataires sont exterminés – le massacre des Armagnacs. Si bien que toutes les révoltes échoueront. Et non parce que les émeutiers étaient ivres de bière et de vin et auraient fini par préférer leurs agapes à leurs revendications. Ce topos mainte fois mis en avant par les historiens, cette anthropologie carnavalesque bien commode demeure des plus suspectes, sinon intolérable pour ce qu’elle énonce du sentiment populaire de justice. Organisés, il manquait aux émeutiers une structure de combat capable de défaire la chevalerie en arme ainsi que toutes les officines déployées sur le territoire pour assassiner l’opposition politique.

La reprise en main s’exercera dans la terreur. La noblesse va se lancer à l’assaut de l’Etat. Le vrai enjeu est devenu celui de ses institutions, ces rouages de l’Etat moderne fabriqué pour garantir la paix d’infamie de la noblesse française. Des "réformateurs", -le temps des Marmousets-, vont agir pour promouvoir leur conception du service d’un Etat bâti sur la coercition, que cimentera la naissance du statut de la Haute Fonction Publique. Il s’agit clairement d’empêcher les débordements d’un Peuple devenu tout d’un coup par trop affûté politiquement. Les Princes territoriaux vont ainsi mettre la main sur ces rouages et instituer une caste capable d’en garantir la confiscation. Une "société de structure grenue", comme la décrit si pertinemment l’auteure, est mise en place : coterie, solidarités limitées, on soude les uns aux autres les maillons de la chaîne du commandement politique. Par contrats de toutes natures, cultivant aussi bien les liens de parenté réelle que fictive, on met en place le clientélisme de l’Etat moderne. Les subordonnés entrent ainsi dans une relation d’"amitié", créant ces parentèles fictives si préjudiciables aujourd’hui au fonctionnement de la démocratie, et qui voit par exemple des socialistes et des frontistes s’associer autour des mêmes intérêts. C’est cela l’Etat moderne, dont tous les rouages n’ont qu’une seule vraie vocation : capter les richesses du pays au profit d’une coterie qui contrôle l’Etat.

  

 

LE MOYEN ÂGE - LA FRANCE DE LA GUERRE DE CENT ANS - UN COURS PARTICULIER DE CLAUDE GAUVARD, HISTOIRE DE FRANCE - LA COLLECTION FRÉMEAUX / PUF, CLAUDE GAUVARD, Direction artistique : CLAUDE COLOMBINI FREMEAUX Label : FREMEAUX & ASSOCIES Nombre de CD : 4

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Amor de lonh (L’Amour de Loin - Jaufré Rudel, vers 1145)

19 Juin 2013 , Rédigé par texte critique Publié dans #poésie

amour01.jpgEn Mai, par les longues journées,

Il m’est bien doux le chant des oiseaux lointain.

Mais quand je me suis égaré,

Me souvenant de mon amour de loin
je vais plein de désir, morne, tête baissée,

Et ni chant d’oiseau, ni fleur d’aubépine

Me plaisent plus que l’hivernale gelée.

Jamais d'amour je ne jouirai
Si ne jouis de cet amour de loin.
Car mieux ni meilleur ne connais
Et ne vais nulle part ni près ni loin
Car tant est son prix vrai et pur
Que là, devant les Sarrasins,
Pour elle être captif je voudrais.

Triste et joyeux m'en partirai
Quand je verrai cet amour de loin.
Mais ne sais quand la reverrai
Car nos terrains sont vraiment loin.
Il y a tant cols et chemins
Et pour ceci ne suis devin
Mais que tout soit comme à Dieu plaît.

Paraîtra joie quand lui querrai
Pour l'amour-Dieu l'amour de loin.
Et s'il lui plaît j'habiterai
Près d'elle même si je suis de loin.
Alors arrivera l’entretien d’ami,

Et amant devenu proche quoique lointain,
Je jouirai du plaisir de ses beaux dits.

Je tiens bien le Seigneur pour vrai
Par qui verrai l'amour de loin
Mais pour un bien qui m'en échoit
J'ai deux maux car tant m'est de loin.
Ah que je sois là-bas pèlerin,
Et que ma cape et mon bâton
Soient par ses beaux yeux regardés.

Que Dieu qui fit tout qui va et vient
Et qui forma cet amour de loin
Donne le pouvoir au cœur que j'ai
Que bientôt je vois mon amour de loin.
En vérité, et en lieu aisé,
Tel que la chambre et le jardin
Me semblent dans tout temps un palais.

Il dit vrai qui me dit avide
Si désireux d'amour de loin
Car nulle autre joie ne me plaît
Que de jouir de mon amour de loin.
Mais ce que je veux m'est refusé
Car ainsi me dota mon parrain,
J’aime et ne suis pas aimé.

Mais ce que je veux m'est refusé
Que maudit soit le parrain
Qui fit que j’aime et ne suis pas aimé.

moyen-age.jpgJ’aime cette poésie courtoise, héritière du raffinement des cours arabes, célébrant l’"amor de lonh" (l’amour de loin), seul permis aux chevaliers vivant à la cour de la trop noble Dame du suzerain, offerte pourtant chaque jour à leur contemplation, si belle, si intelligente, forçant le désir de simplement paraître et condamnant ses proches à la sublimation ardente de ne devoir plus être pour eux que leur image de l’idéal de la femme à aimer. Inaccessible, interdite, dans l’inassouvissement le trouvère se fait son vassal. Dame trop bien née qu’il ne peut approcher, fatale jusque dans cet amour de loin auquel, par bonheur, bien des Dames succombèrent, cédant au sublime désir de jouir enfin du monde…

 

 

 

 

HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE VOL 1, LE MOYEN ÂGE - UN COURS PARTICULIER DE ALAIN VIALA ILLUSTRÉ DE TEXTES LUS PAR DANIEL MESGUICH, Coll. PUF – Frémeaux, Direction artistique : Claude Colombini à l'initiative de Michel Prigent, Label : FREMEAUX & ASSOCIES, Nombre de CD : 5

 

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Histoire de la littérature, le Moyen Âge (Alain Viala)

18 Juin 2013 , Rédigé par texte critique Publié dans #LITTERATURE

MA.jpgUn cours d’Alain Viala, passionnant, érudit, la Ballade des pendus pour ouvrir à cette superbe leçon de littérature, lue par Mesguich.

Quel poème, à l’écouter aujourd’hui ! Ecrit en prison par Villon, condamné à être pendu. Quel écho dans nos vies, et quel étrange plaisir à l’entendre. C’est du reste de cette relation singulière d’un poème écrit il y a des siècles à son écho en nous aujourd’hui, dont nous entretient Viala. Quelle rencontre est possible avec ces représentations que les homme se sont faites, soumises à nos imaginaires contemporains, à notre réflexion, à notre compréhension, qu’elle passe par la raison ou par l’émotion ? Quelle rencontre quand l’usage demeure si personnel, si intime, laissé en l’occurrence à l’appréciation de chacun par ces lectures que nous donnent Viala et Mesguich. Rencontre certes préparée, balisée, organisée par un appareil critique savant nous guidant dans ce fabuleux Moyen Âge, pour que cette part commune, la langue que la littérature nous offre en partage, puisse vivre en chacun et vivre elle-même dans l’inouï de ses temporalités multiples, là où demeurent les textes littéraires. Villon dans sa cellule, angoissé, moi dans mon salon. Comment un tel texte peut-il m’atteindre ? Comment résoudre au demeurant cette question si compliquée de la destination d’un texte ? Le texte littéraire ne s’impose pas : il s’offre. Lié à une situation, il peut être lu dans une autre. Mais qu’est-ce qui dure dans un texte ? Qu’est-ce qui change ? Pourquoi cette plainte du condamné m’émeut-elle encore ? Qu’est-ce qui est perdu ?

C’est cette présence que l’historien de la littérature explore. Cette présence et cette absence, magnifiquement, chaque fois faisant l’effort de situer les enjeux, les contextes, les mentalités. Car comment explorer un tel corpus ? En acceptant d’être dépaysé, répond Viala, c’est-à-dire en commençant par ne pas projeter nos propres catégories mentales sur ces textes. Car pour bien entendre les textes du passé, il faut accepter leur différence. Et la leçon de Viala de me rappeler aussitôt un séminaire de K. Pomian, nous demandant de bien réfléchir à la question inaugurale de son cours : qu’est-ce qu’un esprit du XXème siècle peut comprendre à cette littérature du début du XIXème structurée par le paradigme de l’Esprit Saint ?

Les choix de Viala sont intelligents : pour explorer cette littérature française, il a construit un corpus de trois cent textes, en adoptant pour critères ceux des textes les plus lus, les plus cités, les plus étudiés, imités, édités… Ces textes qui constituent le fonds de la culture française. Dans ce coffret dédié au Moyen Âge, inutile de dire qu’il ne suit pas à la lettre sa méthode : il déborde constamment, tant le pousse l’amour de la littérature, et nous fait découvrir des œuvres plus rares. Sublime Moyen Âge donc, plus de dix siècles au cours desquels devait surgir brusquement une langue nouvelle, romane, donnant très vite à entendre cet univers qu’elle inventait, de la poésie au roman, la souveraineté d’un art qui désormais allait commander notre rapport au monde.

  

 

 

HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE VOL 1, LE MOYEN ÂGE - UN COURS PARTICULIER DE ALAIN VIALA ILLUSTRÉ DE TEXTES LUS PAR DANIEL MESGUICH, Coll. PUF – Frémeaux, Direction artistique : Claude Colombini à l'initiative de Michel Prigent, Label : FREMEAUX & ASSOCIES, Nombre de CD : 5

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HISTOIRE DE MES ASSASSINS, de TARUN TEJPAL

15 Juin 2013 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant

« Le fascisme nous gagne sans même que nous le sachions »

On connaissait l’excellent
Loin de Chandigarh du journaliste, critique littéraire et écrivain indien, Tarun Tejpal (Le Livre de Poche, mars 2007). Récit d'un jeune couple projeté dans la relecture de l'Histoire de l'Inde au début du XXe siècle. Quelques 700 pages qui ne cessaient de tourner autour de cette Inde nouvelle, entrée brutalement dans la modernité et tentant de larguer les amarres du passé, sans trop y parvenir. Dans Histoire de mes assassins, c’est au fond de nouveau l’Inde qui est le sujet du roman, de Delhi aux villages oubliés du Nord, à travers les trajectoires des cinq «assassins» du personnage central, un journaliste en vue que la police protège parce qu’il incarne justement cette Inde entrée de plain-pied dans le dialogue du monde contemporain que la société indienne, son élite anglophone du moins, veut promouvoir.
Cinq assassins qui ne l’ont donc pas tué, pas forcément issus des classes les plus indigentes, mais férocement emmurés dans l’Inde récusée qui les a engloutis. Cinq trajectoires brisées, captées au saut de l’enfance par l’engrenage du crime, marquées du sceau de l’innommable dans la mêlée des foules indiennes. Tel Chaku, l’espoir de l’Inde pour sa famille, armé désormais de son couteau dont il a vite appris qu’il était fait pour semer la terreur. Ou Kabir, le rejeton musulman de la Partition funeste de 1947, Kaliya et Chini, survivants dans la gare qui leur tient lieu de monde, et Hathoda Tyagi, épouvantable fracasseur de crânes. Cinq destins dérobés à l’immensité de la population indienne - demain plus importante que celle de la Chine. A danser leur danse de mort entre sikhs, musulmans et hindoues. Erigés en martyrs par le narrateur, suppliciés encombrants des monstrueuses déchirures de l’Inde moderne. C’est en effet par leur biais que l’auteur a choisi de dénoncer cette entité monstrueusement inégalitaire qu’est l’Inde, avec ses castes dont la plus terrible est la dernière en date – la caste supérieure anglophone. Un monde toujours ébranlé par des conflits religieux récurrents, campant sur son seuil d’implosion.
Roman corrosif, grotesque à bien des égards, convoquant cette langue qu’un Salman Rushdie avait préparée à sa façon, flamboyante, baroque, on ne sait comment dire, traversée par une clameur hystérique, babil fou prenant volontiers une tangente apocalyptique, la «langue» de Bollywood, celle de tout un peuple submergé par sa logorrhée, mais roman inquiétant sous ses dehors désopilants, s’annonçant comme le troublant avertissement de convulsions terribles. «Le fascisme nous gagne sans même que nous le sachions», écrit son narrateur, ce journaliste anglophone conscient de ce qu’il incarne. Fascisme rampant du trop plein d‘amertume et de misère, de rancœur et d’arrogance qui pourrait bien en effet tout emporter – et nous avec.


Histoire de mes assassins, de Tarun Tejpal, Littérature étrangère XXIe, Buchet-Chastel, septembre 2009, trad. de l’anglais (Inde) par Annick Le Goyat, 592p., 25 euros, ISBN : 9782283022832

 

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