Via viatores quaerit- mais la chair du chemin ?
8 août. L'anniversaire de Jacques. Dispersé aujourd'hui sur le Chemin de Compostelle.
Via viatores quaerit : la voie cherche des voyageurs. Que l'on traduit plus souvent par «Je suis la voie qui cherche des voyageurs», phrase mise en exergue cette année par Mgr Patrick Jacquin, au Jubilé de Notre-Dame de Paris.
La voie, la route, le chemin... Qui cherche, s'inquiète dirait-on, d'une présence, de volontaires qui voudraient bien aller par lui.
Dans les textes d'Augustin, la phrase exacte est un peu différente. Augustin aurait plutôt écrit Via ambulatores quaerit. Ambulatore. Des marcheurs, plutôt que des voyageurs. Qui déambulent plutôt qu'ils ne voyagent...
La route demande, réclame, quémande presque, des gens qui voudraient bien marcher. Voyager aujourd'hui, tant cet imaginaire du Voyage l'emporte désormais sur celui de la Marche et privilégie les déplacements que l'on peut justifier à ceux qui nous déroutent et dont les buts sont incertains.
Quoiqu'il en soit, la voie est faite pour cela. Pour ceux qui veulent marcher. Elle n'a pas d'autre sens. Elle ne relie rien.
On trouve cette phrase dans deux sermons de saint Augustin (354-430), évêque d'Hippone (aujourd'hui Annaba, en Algérie).
L'un prononcé en l'honneur d'un certain Quadratus, martyr, dans la ville même où Quadratus mourut. L'autre à Hippone, à l'occasion du baptême de nouveaux chrétiens.
Dans le premier sermon, Augustin évoque la joie de se retrouver «encore en chemin sur cette terre parmi les choses passagères».
Nous marchons, commente-t-il. Et il donne une direction à cette marche, sinon un contenu. Nous marchons vers la vie éternelle. Nous sommes en route vers cette Patrie. Augustin emploie le mot. Curieusement.
Puis il finit par donner un contenu à cette marche, à ce chemin, à cette voie qui cherche des marcheurs et que nous pouvons emprunter, ou non : le pas de cette marche-là, ce sont «les mouvements de notre amour» qui l'impulsent.
Et c'est alors seulement qu'il prononce cette phrase énigmatique, quand on y songe : «Notre route veut des marcheurs.»
Notre route. La nôtre. Pauvres humains.
Augustin précise encore que cette route déteste trois sortes d'hommes : celui qui s'arrête, celui qui rebrousse chemin, celui qui s'égare.
La route se fait ainsi brusquement disciplinaire. Voie plutôt que route ou chemin qui tant égare, qui tant exalte ce monde sensible où nous aimons nous perdre. Voie, tracée à l'avance donc, si balisée qu'elle n'est pas sans inquiéter, rebuter du moins : quid de notre liberté, de notre sensibilité si l'emprunter commande le pas ?
Est-ce la raison pour laquelle la Voie est obligée de quémander des marcheurs ?
Étrange voie du coup, si peu charitable, qui refuse le plaisir buissonnier où éprouver ce monde sensible dont nous sommes, ce sensible qui est notre signature même, et notre venue au chemin...
Comment dès lors cette voie pourrait-elle être entièrement nôtre s'il nous est refusé d'y vaquer dans notre être plein ?
Où le propre de chacun sur la voie qui saurait trop bien nous mener ?
La route quémande des voyageurs. Pourtant. Elle n'exige pas. Elle cherche. Elle quémande plus qu'elle ne recrute. Des voyageurs qui accepteraient de prendre le risque de construire leur propre chemin, un chemin qui pourrait aussi bien mener nulle part et c'est pourquoi elle pose d'emblée sa crainte de voir le marcheur s'arrêter, s'égarer ou faire demi-tour.
Alors certes, un chemin sur lequel il faut marcher pour de vrai -comment faire autrement du reste ?
Jacques l'a empruntée, cette voie. Ce chemin plutôt. Dont j'ai connu quelques péripéties. Il l'a emprunté dans la certitude de s'égarer souvent, autant que d'éprouver le sens qui importait à ses yeux : cette question de l'amour, le vrai contenu du chemin et du cheminement, selon Augustin.
Pour ce denier, c'est dans l'intuition de Dieu que le chrétien s'avance pas à pas sur cette voie dont il parle.
Mais qu'est-ce que cette intuition ? Il y a là quelque énigme que nous ne savons pas résoudre aisément. On sait où mène le chemin pour Augustin : à Dieu lui-même. On sait vaguement comment nos pas pourraient ne pas nous y porter, à s'égarer, s'arrêter, renoncer, rebrousser chemin, etc. On devine aussi comme un balancement mystique dans le rythme de cette marche, au terme duquel un mode exceptionnel du s'unir s'ouvrirait à nous.
Lors du Jubilé de Notre Dame de Paris, l'Ecclésia a beaucoup insisté non pas sur le contenu de cette marche -l'amour-, ni sur le sens du chemin -l'amour-, mais sur ses aspérités et les motivations nécessaires du voyageur. Elle a mis l'accent sur la dimension disciplinaire de la route, rappelant ces trois attitudes qu'elle réprouvait, à travers les propos d'Augustin. Ni tiédir, ni ralentir, ni flâner, ni moins encore renoncer. C'est là passer à côté de l'essentiel : l'immense diversité des paysages de la voie.
Chemin faisant.
Elle a oublié la plus belle méditation possible à propos de cette phrase d'Augustin.
Chemin faisant. Elle a oublié cette beauté du sensible où notre chair s'éprouve : LA CHAIR DE CE CHEMIN, où vivre de la force du désir, même à prendre le risque d'étreindre ces fausses lueurs où plongent si souvent les créatures que nous sommes, ces obscurités qui sont les nôtres -notre chemin-, et que rien n'offusque. Et en l'oubliant, elle a livré l'âme à quelque pédagogie douteuse dont elle ne voulait attendre que sa capacité à discipliner le voyageur inconséquent.
Jacques s'en est allé sur le chemin. Son chemin parcouru à même la Voie. Son chemin tout à la fois passager et permanent, en route toujours jusque dans ses faux pas, présent à chaque balancement de ses reins.
Son chemin n'est plus aujourd'hui sa présence essentielle, nulle part circonscrite par les péripéties qu'il nous laisse, car il déborde largement cette présence même.
J'ignore au demeurant ce que serait entrer dans cette présence, à me remémorer les étapes de son chemin : d'où je me tiens, dépouillé de toute sa différence, je suis encore en chemin parmi les choses passagères, pensant m'élever dans l'actualité pure de son être, à me remémorer la date de son anniversaire, alors que j'ignore le terme héroïque de cette marche qui fut la sienne.
Ce que je sais, c'est que la théologie aurait piètre figure à annoncer que l'on devrait être simplement absorbé dans le chemin.
Car n'est-ce pas plutôt dans la chair que repose le chemin ? Et n'est-ce pas la chair, ce chemin qui pour partie nous attend. (Au tournant).
A trop vouloir le disciplinariser, dans quelle quiétude s'avance-t-on ?
La pierre qui accueille les persévérants, la ronce qui dissuade, la fleur qui retient. Être dans le chemin n'aurait d'autre sens que d'oublier d'être soi ? N'est-il pas impénétrable ce chemin ? Et même si la plénitude serait la sortie du chemin, l'entrée dans le chemin ne demeure-t-elle pas libre au point que le chemin lui-même, esseulé, quémande les voyageurs ?
La ténèbre dionysienne du chemin buissonnier n'est pas moins profonde, qui ouvre à la miséricorde d'être homme. Parfois. La charité : l'essentiel augustinien.
Alors marchons puisque nous ne pouvons faire autrement, mais non assurés du but, cette «vita beata» définitive du paradis chrétien, qui nous ferait croire à notre sainteté prématurée : l'homme en est séparé par un océan. Jacques s'était embarqué comme le moindre des fidèles sur son fruste radeau, voguant vers cette Patrie lointaine que pointe Augustin, sans une vision claire pour le guider. Les larmes de l'exil furent plus souvent qu'à l'occasion son lot. Perdu dans la profondeur abyssale du Chemin, seul le choc du sensible finit par l'établir, quoique jamais définitivement, au centre d'un désir immense.
Images : Jacques, et Giotto, le Don du manteau
CULTIVER SON JARDIN...
Cet été, osez le vrai voyage botanique, parmi la flore des gares, des boucheries, des fenêtres et des balcons… Ou bien cultivez votre jardin, si vous avez la chance d'en avoir un !
Mais des cent manières de créer un jardin, la meilleure n’est sans doute pas celle de payer un jardinier. Celui-ci ne vous plantera tout d’abord que de vulgaires bouts de bois plus proches du manche de balai que du forsythia dont vous rêviez… Et s’il retourne votre terre, soyez sûr qu’il ne vous en laissera qu’un désolant désert de gris pour tout gazon. Quelques temps encore, et vos allées ne seront que boue gluante partageant deux carrés de moisissure verdâtre. Vous haussez le sourcil ? Jardinez donc vous-même, vous comprendrez de quoi l’on parle ! Une fleur, ce n’est pas simplement une chose que l’on offre : c’est un «truc» qui hiverne, se bêche, se fume, s’arrose… Le véritable jardinage ne comporte aucune activité méditative. Čapek, son dernier grand théoricien, savait bien, lui, de quoi il retournait : le vrai jardinier n’est pas celui qui cultive les fleurs, mais celui qui travaille la terre. Les rosiers sont faits pour les dilettantes. Lui n’a d’yeux que pour ce que le profane ne voit pas ; ses secrets sont enfouis dans la composition de son incroyable humus dont il connaît, seul, la formule chimique. Karel Čapek sait d’ailleurs reconnaître entre mille le vrai jardinier, à sa curieuse physionomie : l’authentique est ordinairement terminé, vers le haut, par son derrière. La tête, elle, pend quelque part entre les genoux. Et hormis le soir, au moment de l’arrosage, il mesure rarement plus d’un mètre de hauteur…
L’année du jardinier, Karel Čapek, traduit du tchèque par Joseph Gagnaire, 10-18, coll. Domaine étranger, 154p., 5 euros, ISBN-13: 978-2264030337
L'avènement des loisirs
Du temps libre aux loisirs, de quelles valeurs ces espaces nouveaux ont-ils été l’enjeu ? Alain Corbin, avec le brio qu’on lui connaît, a réuni autour de lui des contributions passionnantes pour tenter de répondre à ces questions. Du désir d’aventure au divertissement de masse, c’est au fond tout un changement de civilisation que son étude embrasse. Dès 1850, Barnum invente le divertissement de masse, tandis que d’autres plantent déjà le décor du sport spectacle. Très vite, l’on redessine parcs et forêts pour répondre à ce besoin nouveau d’agrément qui se fait jour, ainsi du Bois de Boulogne en 1850. Une année passe et cette révolution se transporte à Londres, où s’ouvre le premier music-hall. Comment la Révolution industrielle a-t-elle réussi à imposer cette nouvelle distribution des temps sociaux ?
Orientée vers l’analyse historique, l’étude de Corbin ne se prive pas d’interroger notre rapport actuel à ce temps libre pour en appréhender les enjeux contemporains. Deux conceptions du loisir s’y affrontent : l’américaine et l’européenne. D’un côté, l’institution du loisir comme jeu, de l’autre sa moralisation. C’est qu’en France par exemple, la question du temps libre est longtemps restée associée aux luttes ouvrières. Reste aujourd’hui une troisième voie : celle de l’invention d’un style de vie propre à chaque individu, poussant à des formes inédites de construction de soi, où l’on comprend bien alors l’importance stratégique du temps libre.
L'avènement des loisirs, 1850-1960, de Alain Corbin et Julia Csergo, éd. Aubier Montaigne, nov. 98, 471 pages, ISBN-10: 2700722477, ISBN-13: 978-2700722475
Pasolini : Saint Paul, le déchirement du politique
Un scénario. Le scénario d’un film ambitieux cinématographiquement, que Pasolini n’a jamais eu les moyens de tourner. Un scénario écrit en deux mois : mai et juin 68, dans la farouche conviction de son actualité. Un film interrogeant, comme l’évoque Alain Badiou dans sa préface, les vérités implacables auxquelles notre vie individuelle et notre vie collective sont confrontées, et "du sens qu’elle(s) peu(vent) ou non recevoir du monde tel qu’il est".
Un film sur le déchirement, le hiatus qui informe le couple malheureux du sens et de la vérité, Paul incarnant à merveille ce conflit que chaque engagement réactualise, entre la nécessité politique et la question du sens. Comment une vérité quelconque pourrait-elle faire son chemin dans ce monde ? On se rappelle les totalitarismes, l’Inquisition, les mensonges de Droite, de Gauche…
Un film u-crhonique, écrit au présent du monde contemporain, transposant la vie de Paul dans les villes qui sont les nôtres, New York, Paris, Rome, Barcelone… Où Paul voyage pour annoncer une Parole de vérité, violente, inouïe, expliquant sans relâche, pédagogue, politique, construisant jour après jour l’institution qui lui paraît la plus apte à porter cette Parole : l’Ecclesia, cette Assemblée des chrétiens qui n’est ni une civitas, ni une polis.
L’histoire de l’Eglise naissante donc, dont il ne sait si elle saura conserver la Passion qui le porte. Et donc l’histoire de Paul, rendant compte de l’état des connaissances sur son sujet dans les années 60 –depuis, cette connaissance a évolué, en particulier en ce qui concerne sa formation intellectuelle, littéralement époustouflante, ou la véritable nature de sa persécution des chrétiens : Paul ne disposait pas de pouvoirs de police, mais seulement de dénonciation, ou bien encore sur ses relations avec les autres Apôtres et la légende de son martyre à Rome.
Le scénario, détaillé, permet d’imaginer cette ambition d’un film récapitulant d’un coup toute cette longue histoire de l’humanité "occidentale", depuis son fameux an zéro à nos jours. Ici, depuis la guerre de 39-45 jusqu’aux portes du triomphe du néo-libéralisme. L’Histoire commence à Paris, sous la botte nazie, une poignée de résistants (les Apôtres) conspirant contre cet ordre qui déferle sur l’Europe, dont Etienne, le premier martyr chrétien, sera la première victime. Le traitement paraît saisissant : Pasolini avait imaginé d’entrechoquer les séquences d’images d’archives, graduées dans leur violence par l’opposition qu’il voulait en tirer avec nos discours rassurants sur l’état de notre monde, si loin, on aimerait tant le croire, de la violence nazie. Mais l’étrangeté majeure, c’est la partition de Paul, parlant toujours dans le film la langue de ses Êpitres ! Le pari de la vérité de Paul peut-il résonner en nous aujourd’hui encore ?
New York, Paris, Rome, Barcelone… L’Atlantique a pris la place de la Méditerranée. Paul voyage, inlassable, dans ces villes qui sont devenues le siège de la bourgeoisie hypocrite, arrogante, cultivant déjà son racisme de classe et son racisme tout court, comme le seul horizon politique capable de la maintenir hors de portée des révolutions politiques ! Déjà ! Une bourgeoisie insultante qui sait donc comment elle fera face désormais à ce monde d’angoisse qu’elle génère, ce monde pessimiste que Pasolini décrit, d’une lutte sans espoir menée par les Noirs américains et les classes européennes pauvres…
Pasolini filme au plus près de ce cynisme, sans concession, scrutant avec la même sévérité les discours moraux de Paul, qu’il imaginait de passer en bande son tandis qu’à l’image nous aurions vu l’Eglise chrétienne d’aujourd’hui, sa pompe et ses rituels, sa hiérarchie et son peuple assommé socialement, courbant l’échine avec piété.
"Toute institution, écrit Pasolini, implique un pacte avec sa conscience". L’Eglise bien sûr, et Pasolini d’égrener la liste des papes criminels, mais les démocraties occidentales aussi bien, qui n’en finissent pas de nous faire payer le prix de leur inachèvement. Pasolini aurait filmé entre autres les habitants de "ces immeubles incolores (de banlieue), décrépis et immenses qui torturent l’horizon". Le Pouvoir a le même visage partout. Mais le mépris de la Vie Publique de Paul, où son sens de la morale se fonde, finit par troubler Pasolini. L’Eglise était-elle nécessaire ? Comment s’organiser ? La question vaut pour lui de toute construction d’une force politique qui se proposerait de changer la vie : quelle force construire qui ne renierait pas son événement ? Comment redéfinir la polis au fond, sinon le politique et l’engagement politique, qui ne nous dépossèderait pas de nos vies ?
Il faudrait ici bien sûr poursuivre la réflexion dans le sens de cette dialectique de l’abjection et du sublime que construit Pasolini, où la religion s’incarne comme paradigme poétique et praxis d’une conduite de vie qui refuserait de trouver son sens dans l’oubli de la zoê, tel que les philosophes du politique nous l’ont légué. Une réflexion à mener donc, une autre fois…
Saint Paul, Pasolini, éditions Nous, préface d’Alain Badiou, traduit de l’italien par Giovani Joppolo, 23 mars 2013, 184 pages, 18 euros, ISBN-13: 978-2913549821.
guetteurs de rêves (Walter Benjamin)
C’est une utopie, dit-on ici et là, de croire que nous pourrions changer les choses, quand les moyens dont nous disposons paraissent pareillement dérisoires à côté de ceux mis en œuvre par les puissants de ce monde. Une utopie ? Justement : quelle question pose l’utopie, sinon celle de l’altérité sociale, forclose dans les discours de la domination sous les formes les plus insidieuses quand elles ne sont pas barbares, à vouloir nous assigner la place si peu reluisante de l’électeur couché, tout juste bon à délivrer quitus à une classe politique qui n’a cessé de nous mépriser au plus profond de nos espoirs en elle.
Peut-être faut-il reprendre souffle d’un plus profond questionnement, insensé, assurément, à vouloir se reprendre du fondement où l’Être se penserait. Qu’est-ce que l’utopie au demeurant, sinon penser l’être comme inachevé et processuel, trouvant dans cet inachèvement sa raison d’être ?
Lévinas pensait que l’utopie constituait par excellence le socle de cette énigmatique région de l’univers qu’est l’être humain. Qu’elle incarnait l’espace de la rencontre en l’homme d’une altérité qu’il ne convenait pas de comprendre dans le champ de l’ontologie, mais celui de l’éthique. Il y voyait très essentiellement la chance pour l’être d’y tenter de s’aventurer non pas en quelque mauvais infini ou de s’enfermer dans une pénible errance, mais d’accéder enfin à la pleine lumière de lui-même. Il imaginait que dans ce pas vers le mystérieux territoire de l’utopie, l’homme saurait y nommer ses raisons d’être. Walter Benjamin l’avait bien compris, qui voyait dans la haine de l’utopie l’expression la plus sensible des défenseurs de l’ordre en proie à la peur de l’altérité. Les sociétés les moins utopiques ne sont-elles pas les sociétés totalitaires ? Voire les sociétés autoritaires ou même ces sociétés néo-libérales, prises dans l’illusion de l’accomplissement, du "retour chez soi". Pour Benjamin, le social devait impérativement demeurer travaillé par ce rêve, qui n’était rien moins, à ses yeux, que de tenter de repérer les points aveugles de l’émancipation moderne.
L'Europe n'aura pas vécu, finalement, son Printemps. Les turbulences auront été nombreuses pourtant, qui ne désemparent pas, s'éteignent ici, se rallument là. Passée la trève estivale, parions que l'automne sera plus chaud qu'attendu...
LE TOUR DE FRANCE (de 2 enfants : l'invention de la Patrie)
Nos arrière-arrière-grands-parents planchaient encore sur ce manuel destiné à l'édification de leur belle jeunesse.
Roman d'éducation à la française, ce Tour de France est le récit d'un voyage que deux orphelins lorrains accomplissent pour retrouver leur seul parent vivant : un oncle exilé à Marseille. André et Julien Volden ont respectivement 14 et 17 ans. Ils ont franchi clandestinement la frontière allemande qui sépare, depuis 1871, la "pauvre" Alsace-Lorraine de la France. Fidèles à la mémoire de leur père (mort en expirant son dernier appel : "France !"), ils n'ont qu'un but : vivre dans cette France qu'ils ne connaissent pas, mais pour laquelle ils nourrissent une définitive passion... d'orphelins ! Le message est limpide. Curieusement d'ailleurs, ils s'éprouvent comme séparés de la mère Patrie (Heimat, avoueraient-ils pour un peu, et en allemand encore, si on les y poussait), dans laquelle ils n'ont jamais mis les pieds, mais pour laquelle ils n'hésitent pas à quitter leur "pays". C'est du reste cette dialectique Patrie/pays que l'ouvrage met ainsi en œuvre, au terme de laquelle le premier terme devrait pouvoir transcender le second, en s'appropriant nombre de ses prédicats. Traversant donc les différents pays de France, dont ils relèvent soigneusement les complémentarités et non les différences, nos deux enfants ne cessent d'y inscrire le travail par lequel devrait s'accomplir l'unité nationale : la mise en ordre téléologique de son espace.
Car la France s’y affirme comme une géographie plutôt qu’une histoire ! Et pour cause : cette histoire n’est pas encore écrite, du moins, elle ne l’est que dans les couches savantes et aristocratiques de cet ensemble baptisé France par les grands géographes français du XIXème siècle, qui avaient opéré à ce renversement, préparé il est vrai par le concept d'année zéro de la Révolution (1792 : le français est rendu obligatoire sur tout le sol national constitué -il mettra encore des décennies avant de s'y établir). Mais il s'accomplit dans ce manuel avec une rare énergie, à destination des couches bourgeoises et populaires, sinon rurales. C'est donc dans cette sémantique du géographe –sinon du botaniste, sans doute pour enraciner dans la mentalité des futurs français (la population qui peuple l’espace géographique nommé France) l’idée du Droit du sol- que prennent pied les métaphores de la nation comme nation organique. "Le plus beau des jardins, c'est celui où il y a les plus belles espèces de fleurs. Eh bien, petit, la France est ce jardin". Or, dans ce jardin, l'histoire ne s'ouvre qu'au hasard de la promenade, comme autant de fenêtres sur l'imaginaire de la vie des Grands Hommes, au fond toujours la même malgré ses apparences de diversité : celle du service de la Patrie. Il n'y a ainsi plus aucune profondeur historique dans cette histoire qu’ils écrivent, mais un rapport de contiguïté que l’histoire entretiendrait avec l'espace qui l'exprimerait.
Pour en rendre compte, il faudrait au fond accomplir un détour par la langue anglaise, qui différencie nettement l'Histoire (history) des histoires (stories). La consistance de l'identité française ainsi décrite ne relève pas de la compétence historique, mais idéologique : elle est une storie, une fable à l’usage des enfants.
Une storie que l’on réinscrit dans une géographie politique dont la logique repose sur... l'état des forces de production ! Précisons que G. Bruno n'est pas marxiste...
Car ce que nos enfants découvrent, ce ne sont pas des terroirs mais des circonscriptions et des bassins de production. Bruno ne cesse de dresser l'inventaire non pas des traditions, mais des innovations techniques qui foisonnent sur le sol français –et sans doute pour concurrencer celles qui font briller l’Allemagne et l’Angleterre de mille feux.
De ce point de vue, l'épilogue écrit en 1904 est un monument dressés aux valeurs scientistes et hygiénistes : l'inventaire n'oublie rien, du train, de la photographie, de Pasteur, des rayons X, du télescope, du microscope, du sous-main, du cinématographe, du métropolitain... Bref, de tout ce qui, en soi, ne possède aucun caractère français…
Le génie français de l'universel s'universalise au point de se dissoudre dans cette modernité qu'il a eu tant de mal, au demeurant, à rallier... Etrange tour de France qui s'accomplit en tour du monde symbolique au Jardin des Plantes, où se trouvent rassemblés la flore et la faune du monde entier. Le paysage français ? Il est industrieux et entièrement assujetti à cette vocation moderne. Donc habile : il disparaît avec le "produit" qui l'avait façonné. C'est l'exemple des mûriers du Dauphiné, un paysage d'arbres exfoliés - les feuilles servant à nourrir les vers à soie -, dont il ne reste plus trace aujourd'hui.
L'amour de la France se conjugue avec celui de l'hygiène, du travail, de la fierté d'appartenir à la race banche( !), "la plus parfaite des races humaines". Il s'avance dès lors au devant de bien des déconvenues, bien des malentendus, bien des paradoxes, tiraillé entre les valeurs de la modernité et celles des "pays", enracinées dans les contraintes des solidarités de proximité. Si bien que le Tour de France s'achève de nouveau sur l'obstacle du terroir. La téléologie moderniste tombe alors en panne pour ouvrir au triomphe la spéléologie, si l'on peut dire, de la France profonde.
Le Tour de France par deux enfants, G. Bruno, éd. Belin, coll. Edition scolaire, déc. 1985, relié, 331 pages, ean : 978-2701102528. Epuisé.
Images chapitre XLVIII, sous-titrée : la plus grande usine de l’Europe : Le Creusot. Les hauts fourneaux pour fondre le fer.
LA FRANCE DE L’ANCIEN REGIME EN GUERRE –DE RELIGION
Le pays le plus peuplé d’Europe jouissait alors d’une situation particulièrement favorable, assurant aux rois de France la tranquillité financière (grâce aux levées d’impôts) et politique : le roi de France, roi très chrétien, ne tenait son autorité que de Dieu, ce qui le soustrayait au Pouvoir de Rome, et proclamé de fait Empereur en son royaume, il n’avait de compte à rendre qu’à lui-même et non au Saint Empire Romain Germanique. Riche, le pays l’était donc ; puissamment armé, le roi poursuivait sa longue marche vers le pouvoir absolu, mais ratait la grande affaire de l’époque : l’aventure océanique. Ce n’était pas faute pourtant d’enthousiasme : nombreux furent les français à prendre part individuellement à cette aventure, des régions entières finissant par se mobiliser pour courir la haute mer sans l’aide de l’Etat. Car ce dernier était plus intéressé à lever de nouveaux impôts et centraliser toujours mieux le Pouvoir qu’à courir le risque de la mer. Pour une grande part, ce furent les protestants du royaume qui écrivirent la page française des Grandes Découvertes, contraints par les massacres dont ils furent les victimes. On les vit même tenter de fonder une utopie au Brésil, exterminée par les Espagnols dans la plus grande indifférence du roi de France. C’est que la France du XVIe siècle poursuivait un autre rêve : le rêve italien. Les portes de l’Orient, Venise, Naples, semblaient offertes à la convoitise de la noblesse française, tant la situation politique de l’Italie demeurait confuse. Le rêve italien, c’était alors celui de s’illustrer encore sur les champs de bataille, c’était le rêve impérial de la monarchie française, pressée d’imposer cette monarchie universelle qu’elle pensait avoir inventée pour le meilleur du monde occidental. Mais l’Italie, c’était surtout le cauchemar d’un pays complexé, qui voyait bien l’avance qu’elle prenait dans les affaires de l’Esprit, où sa culture rayonnait outrageusement. Or la grande affaire du XVIe siècle français ne fut pas la culture, mais les guerres de religion… Moins la compétition des idées, malgré François 1er, que les massacres de civils, dans lesquels le pouvoir d’Etat se plongea corps et âme, entrevoyant dans son action de répression le moyen d’affirmer encore sa domination. Il est vraiment intéressant, de ce point de vue de voir comment ce Pouvoir s’est comporté au cours de cette période, inaugurant des solutions qui aujourd’hui encore nous poursuivent !
Le premier acte des rois de France fut de considérer la Réforme comme une hérésie, dans un pays où, malgré tous ses efforts et ceux de l’Eglise, les identités religieuses restaient désespérément mobiles, labiles, fluctuantes. Les réformés reprochaient aux catholiques de Mal croire. Il y avait de quoi : l’Eglise avait beaucoup bâti la foi sur des rituels et des superstitions qu’elle multipliait à l’excès. Nombreux étaient les croyants qui voulaient revenir aux Ecritures, remettre le Christ au cœur de la religion et se défaire de toutes les médiations, célestes ou humaines, que l’on avait élevées autour d’eux. De forts débats secouaient la communauté des chrétiens, autour de l’idée de Liberté, ou de Dignité de l’Homme. Les thèses de Luther, dans ce contexte, ne séduisaient pas : son absolue méfiance de l’homme heurtait. A Erasme qui promouvait l’idée du self arbitre, Luther opposait partout son tragique serf arbitre. Or Erasme, bien que critique, demeurait catholique. La France des réformés pris plutôt le partie de Calvin, qui prêchait alors une théorie de la prédestination beaucoup plus satisfaisante : qu’est-ce qui peut m’assurer le salut ? Mes actes. Exit la grande peur agitée par l’Eglise de l’époque, celle du Jugement Dernier où siégeait un Dieu intransigeant, dur et sans amour. Bientôt nos réformés s’enhardirent. Vint l’Affaire des Placards : ils remettaient en cause la Messe, que l’on avait fini par enraciner dans le pays. C’en était trop pour les catholiques, tout comme pour la monarchie, d’autant que les réformés se mirent à développer des idées par trop séditieuses : partout dans le pays ils animaient des débats au cours desquels ils revendiquaient leur droit à la Résistance, étendant même dangereusement son principe à tout sujet inquiet de sa situation personnelle dans le royaume. Ils fondèrent philosophiquement ce droit, appelèrent au soulèvement général, prônèrent une violence pédagogique (lutter pied à pied contre les décrets de l’Eglise et reconfigurer les frontières entre le profane et le sacré), une violence d’espérance humaniste, de résistance civique…
Alors partout se leva face à cette violence protestante la grande violence catholique, encouragée par la monarchie. Les catholiques étaient alors traversés par l’idée de l’imminence de la fin du monde. Le combat contre les réformés résonnèrent dans leurs esprits comme celui du combat final du Bien contre le Mal… Leur violence devint sanctifiante, rituelle, de «purification», libérant des tréfonds de leur vie les frustrations les plus redoutables. Dès lors, tous les hérétiques devaient être exterminés. Sans discernement. Une violence archétypale fut déchaînée, avec la bénédiction des plus hautes autorités, tant religieuses que laïcs. Une violence punitive tournée contre les hommes, les femmes, les enfants : il s’agissait de débarrasser l’humanité de la souillure des corps protestants… Violence de possession divine, aveugle, qui conduisit non pas à un massacre, celui de la fameuse nuit, mais à d’innombrables massacres que la mémoire collective n’a pas voulu retenir. Une violence telle, qu’elle devint rapidement pénitentielle, faisant retour contre les catholiques eux-mêmes, pour distinguer parmi eux les bons des hésitants… Une violence qui se retourna bientôt contre les politiques, qui brusquement voyaient leur échapper l’aveuglement de tout un peuple et croyait pouvoir y mettre un terme. Une violence qui déborda de toute part, s’en prenant bientôt à toutes les formes de tolérance civique qui risquaient de se faire jour dans ces discours de plus en plus nombreux qui en dénonçaient les excès. Il faut aussi, ici, rappeler le poids des grandes rivalités seigneuriales, profitant de l’aubaine d’un pays déstabilisé pour alimenter ces haines et fomenter leurs règlements de compte sordides, les Montmorency, les Guise, les Bourbons, mettant à feu et à sang le pays pour s’éliminer les unes les autres, à la plus grande joie du roi de France qui y vit l’occasion de les voir s’affaiblir assez pour leur ravir ce Pouvoir Absolu qu’il convoitait tant. Il faut comprendre ce rôle joué par ce pouvoir de plus en plus central, qui compris très vite l’intérêt de criminaliser le délit d’opinion religieuse. Le mauvais croyant devenait un mauvais sujet. Toute prédiction devenait un crime et les tribunaux royaux, non la juridiction de l’Eglise, procédèrent eux-mêmes aux persécutions des réformés, multipliant les exécutions publiques et pratiquant ce que l’on nommait alors le Coup d’Etat : l’exécution précédent la sentence ! Des tribunaux d’exception en quelque sorte, que l’on ouvrit partout. Allant même, la nuit qui précéda la Saint Barthélémy, jusqu’à donner l’ordre d’exécuter les leaders réformés ! Le roi devenait un tyran, l’absolutisme français prenait forme, l’arbitraire était sa règle. A un point tel que dans l’Eglise catholique elle-même des voix se firent entendre. Celles des jésuites, celles des dominicains, que cet arbitraire inquiétait. Les régicides de l’époque furent du reste catholiques. La répression achevée, la fronde menaçant, les rois cherchèrent une sortie laissant indemne la nature de cette nouvelle domination qu’ils avaient su mettre en place. Avant l’Edit de Nantes, de nombreux autres édits furent tentés, tout comme des actes de Concorde. Le roi assujettit d’abord la noblesse en instituant un système de cour compliqué pour la diviser efficacement. Aux réformés, il finit par proposer une entente articulée par l’idée de tolérance civile. L’idée était belle, qui reconnaissait la liberté de conscience et de culte. L’heure vint de signer le fameux Edit de Nantes, conçu par la Monarchie comme provisoire, comme une machine faite pour restaurer son ordre et permettre à l’Eglise de reconquérir les âmes égarées. Une tolérance, on le voit, provisoire, quant aux yeux des réformés elle passait pour définitive…
LA FRANCE DE L’ANCIEN RÉGIME (XVIE ET XVIIE SIÈCLES), UN COURS PARTICULIER DE JEAN-MARIE LE GALL, HISTOIRE DE FRANCE - LA COLLECTION FRÉMEAUX / PUF, 4 CD-rom.
Une étoile dans le cœur, Louis Atangana
Papa est parti. Envolé. Il en a eu assez de la misère : ingénieur en Afrique, gardien de supermarché en France, avec de nombreuses escales à Pôle Emploi, qui l’a laissé en rade. Ingénieur pourtant, mais noir. Reste sa sœur et sa mère. Juive. Dans la cité des Iris. Juif congolais donc. Mais Damien ne sait pas trop ce que ça veut dire. Dans la cité, il se voit plutôt Black. Ni juif ni africain. Un black des Iris, où beaucoup de naufragés dérivent. En dérive lui-même, à se vouloir black quand il n’est que noir en France. En dérive comme Ahmed, l'ex-ouvrier révolutionnaire de 68, bouquiniste sans bouquins, sans domicile fixe, laissé pour compte des révolutionnaires bourgeois qui ont fondé Libé. Ou bien Hussein, le grand blond déguisé en taliban, originaire de Roubaix. En dérive donc, sans savoir quoi faire de sa négritude juive. Il crèche dans une blessure. Observant qu’aux Iris, la moitié des gens ne savent plus ce qu’ils font là. Pris au piège.
Papa est donc parti. Sa mère s’est mise avec un autre homme. Audi quatro, une maison loin de la cité. Damien ne sait pas s’il veut y habiter. Quitter les Iris ?… Jusqu’au jour où son père débarque de nouveau dans sa vie, traînant son odeur d’exil à perpétuité. Esquinté. Puis il est mort. Au crématorium, la cérémonie fut grotesque : les croque-morts l'ont mal fagoté, un pan de la chemise dépasse au moment d’être poussé dans le four. Lui, il voit son avenir comme un grand trou béant. Sauf qu’il y a Juliette dedans. Pour tenir bon, mais désespérément quand on y songe, dans cette identité minuscule qu’ils se sont faite et ne partagent qu’entre eux deux. Singulièrement, c'est traiter en espérances picrocholines la revendication identitaire...
Une étoile dans le cœur, Louis Atangana, Editions du Rouergue, 4 janvier 2013, Collection : DoAdo, 192 pages, 11 euros, ISBN-13: 978-2812604621.
AUX ORIGINES DE LA FABRIQUE DU FRANÇAIS DE SOUCHE
Dans son étude sur la France des capétiens, au détour de l’analyse du rôle que l’Eglise chrétienne joua dans la mise en place de la nature du Pouvoir capétien, Claude Gauvard, sans bien sûr que cela soit son objet, laisse filtrer tout de même des observations qui donnent beaucoup à penser sur cette question de l’identité nationale.
La France des capétiens, nous rappelle-t-elle, avait cherché à ancrer le Pouvoir dans des territoires (le sol) et des lignages (le sang), dévoyant la réflexion sur la nature de l’autorité pour lui préférer les fumets de la Domination. Le Roi de France, à défaut d’installer un royaume, s’était construit comme le chef de la noblesse et non celui des français. Son royaume n’était qu’une nébuleuse de Principautés qui couraient le risque de voir leurs liens se briser à tout moment.
L’Eglise joua alors le rôle de ferment de l’unité de ces espaces par trop desserrés. Avant de se lancer dans cette fonction d’ordre, la réforme grégorienne avait affermi la hiérarchie en son sein et proclamé bien fort que les laïcs étaient au service de l’Eglise.
Le "Blanc manteau de l’Eglise", selon la formule consacrée à l’époque, recouvra ainsi les épaules de la noblesse. Restait à construire la conformité d’un Peuple qui n’existait pas. C’est là que l’étude de Claude Gauvard devient intéressante : ce qu’elle révèle, c’est l’invention par l’Eglise d’une construction identitaire qui allait se déployer dans toute l’Europe pour en modéliser la problématique.
L’Eglise installa le sacré dans tous les territoires qui lui étaient subordonnés. Elle l’établit, c’est-à-dire qu’elle en inventa les formes, les usages et les vertus, en se lançant très concrètement dans un programme de construction sans précédent, lui permettant d’élever partout ses monuments, des églises aux calvaires et autres mobiliers du sacré chrétien.
Bien évidemment, cela permit à l’art roman de se développer de manière étincelante : le programme était ambitieux et il n’est pas question ici d’en juger les mérites esthétiques. Par parenthèse toutefois, ce que l’on peut observer c’est qu’alors l’Eglise gela les richesses du pays dans la pierre et ses accessoires : pierres précieuses, or, argent, des incunables aux châsses, partout l’Eglise thésaurisait, partout l’Eglise amassait son trésor.
C’est alors que les cimetières entrèrent dans l’espace habité, inscrivant non seulement l’Au-delà de ce côté-ci de la vie, mais en ramenant les morts "chez eux", en les plantant en terre pour qu’ils y fassent souche, elle enracina les êtres dans la terre du village, désormais inscrit dans l’eschatologie chrétienne.
Outre la construction de monuments, l’Eglise mis en œuvre une campagne sans précédent de processions. Il s’agissait là encore d’inscrire des déplacements, des gestes, le sacré, dans le quotidien de tous et sceller l’unité du village. L’unanimité chrétienne à vrai dire, tant il était difficile d’échapper à l’obligation d’un itinéraire processionnaire explicitement voué à unifier les différentes parties du village et à en marquer les terres du sceau chrétien.
(Par parenthèse, quel éloignement des évangiles, dans lesquels le Christ vient commander aux hommes de partir, d’abandonner leurs terres, de ne point s’enraciner dans cette matière instable pour chercher ailleurs, autrement, à construire son identité !)
(Quelle différence aussi, entre cette parole figée dans la pierre et la démonstration, et celle de Jésus venu enseigner par le Verbe, refusant dans les derniers épisodes de sa vie à accomplir le moindre miracle, refusant d’inscrire la foi dans la dévotion et la soumission à un Dieu qui n’aurait accordé aucune liberté à l’homme !).
Le rôle de Cluny fut prépondérant dans cette construction de l’horizon identitaire des futurs français. Cluny imposa sa règle et sa vision du monde chrétien à la Francie. Les circonstances lui étaient favorables : outre l’essor économique, les moines attirés en nombre à Cluny étaient riches, et la longévité des abbés assura la continuité de leur rayonnement. L’ordre, dépendant du Pape jouissait d’une indépendance jalouse et, très centralisé, il disposait d’un outil de développement incomparable. Avec son rayonnement, l’Eglise devint le premier seigneur de France. Sa fonction politique dès lors ne pouvait que s’affirmer. Réseaux et parentèles passaient par Cluny et l’Eglise, en échange de sa bienveillance, offrait la Paix de Dieu. A savoir : un mouvement lancé d’abord pour protéger ses Biens matériels. Mais un mouvement qui rencontra très vite un vif intérêt auprès des seigneurs, soucieux de protéger eux aussi leurs Biens. Partout l’on multiplia les contrats qui assuraient cette Paix de Dieu. En 1030, il exista même une Trêve de Dieu interdisant de se battre du jeudi au dimanche (de la Passion à la Résurrection). Le mouvement gagna peu à peu tout le Nord de la Francie, et bien évidemment, cette Paix de Dieu supposait que l’on pût en définir les conditions, à savoir : la Guerre Juste : les Croisades.
C’est bien sûr dans ce contexte aussi qu’il faut comprendre les origines de la construction identitaire de cette Francie capétienne !
Ce qui importe ici, c’est cette volonté d’inscrire la construction identitaire dans l’espace du terroir, lui-même inventé de toute pièce par sa réinscription dans une conception de l’idée chrétienne marqué au sceau d’une Eglise en charge désormais de son pouvoir temporel. Il faudra attendre Renan pour que s’affirme une autre conception de l’identité française, une conception purement politique, dont nous observons combien aujourd’hui encore elle n’est pas parvenue à s’installer dans les mentalités, tant l’enracinement territorial est demeurée prégnant.
Au XIème siècle, les gens qui habitaient les Principautés bougeaient beaucoup. On leur fit faire souche. Ils devaient être d’ici. Mais d’un ici déterminé là-bas, dans les sphères d’un Pouvoir qui ne leur laissera bientôt plus le choix d’être autre chose que ce qui aura été décidé pour eux.
LE MOYEN ÂGE - LA FRANCE DES CAPÉTIENS - UN COURS PARTICULIER DE CLAUDE GAUVARD. HISTOIRE DE FRANCE - LA COLLECTION FRÉMEAUX / PUF, Direction artistique : Claude Colombini à l'initiative de Michel Prigent, Label : FREMEAUX & ASSOCIES, 4 CD-rom.
De la magie, Giordano Bruno
Première traduction en français d'un texte resté inédit du vivant de son auteur. Texte tardif, récapitulant dans sa construction même la trajectoire intellectuelle de Giordano Bruno, sinon son œuvre. L'ouvrage emprunte en effet beaucoup aux arts de la mémoire, pour construire son exposition sur le modèle de la visite d'un palais démultipliant jusqu'à l'obsession ses objets de pensée. Le tout avec désinvolture, voire négligence, comme s'il s'était agi de cheminer parmi les objets pensés, plutôt que de les enfermer dans des notions jalouses de leur signification théorique. Mais voulant éclairer la théorie par la pratique, le texte ne comprend aucune réelle visée pratique. La magie dont il est question ouvre moins à la manipulation de formules qu'à l'exigence d'éclairer de manière raisonnée la nature de l'univers. Et le mage dont il fait mention est plutôt un sage oeuvrant à la réconciliation du savoir et de l'action. Le lecteur curieux d'incantations ne trouvera donc ici aucune nourriture ; la thèse nonchalante que Bruno expose est celle de l'unité du monde, de sa solidarité et de sa continuité spirituelle. S'il est vrai que le sens est partout dans l'univers, alors il doit bien exister " une voie d'accès de toutes choses vers toutes choses ". Louons les éditions Allia de nous offrir ce texte assorti de notes qui ne dissimulent pas les difficultés de la traduction.
De la Magie, Giordano Bruno, éditions Allia, janvier 2000, 124 pages, 6,20 euros, isbn 13 : 978-2844850263.