Qu’est-ce qu’un Peuple ?
On se rappelle l’effroyable intendance de Pierre Rosanvallon légiférant des siècles de silence en affirmant que le Peuple était introuvable.
Dans sa lignée, ils furent nombreux à vouloir oublier que le peuple existait. C’était oublier que dans la même temps, l’Etat s’employait à transformer le peuple (dont la compréhension ne peut relever que de catégories politiques), en populations (catégorie biologique), que l’on pouvait isoler, manipuler et neutraliser à souhait.
Des collaborations qui tentent dans cet opuscule d’éclairer cette notion à nouveau frais, d’aucunes maintiennent cette idée que le Peuple n’existe pas. Certes, il est délicat de subsumer sous une pareille généralité des vécus et des sensibilités qui ne s’offrent guère à saisir qu’en rangs dispersés. La belle affaire cela dit…
Qui ne s’étonne pas de ce que Populaire soit sorti du langage politique qui lui a préféré, pernicieusement, le déploiement solennel du terme Populisme, lequel, en fin de compte, ne sert qu’une vraie cause : celle des élites bien pensantes, ahuries de voir que leur hochet prend si bien.
Des collaborations de cet ouvrage, je retiendrai surtout celle d’Alain Badiou, la plus pertinente, on verra pourquoi à mon sens.
Pour Alain Badiou, s’il y a certes une rhétorique illisible de l’appel au peuple, c’est parce que l’on a vidé ce substantif de son contenu politique. Qu’est-ce qui fait peuple au fond ? Et non "Un" peuple. On l’a vu dans le Printemps arabe : c’est son caractère d’émancipation.
Il faut d’emblée mettre de côté l’enracinement "national" de la notion : un Peuple n’est pas un Volk. Différence de taille, que ne relève pas Badiou, le Volk s’inscrit dans une durée (millénaire) et inscrit la stabilité de l'Histoire transcendant ses aléas, quand le peuple, lui, fait rupture dans l’Histoire et ne s’inscrit pas dans la durée : il n’est pas un patrimoine.
Le Peuple français, au sens de Volk, n’est au mieux qu’une catégorie de l’Etat conçue pour asseoir la légitimité de ses dirigeants.
Car à la vérité, le peuple doit être cherché du côté du surgissement : il est ce qui surgit contre l’Etat pour affirmer son désir de changement avec un ordre devenu arbitraire, une organisation de la vie qui a fini par annihiler toute souveraineté populaire.
Le peuple, c’est ce qui désigne ce processus politique émancipateur, non ce qui stagne au fond d’une mémoire nationale bien souvent obscure.
Qu’on se rappelle le Peuple de 1789, celui de 1936, voire de mai 68 : il est ce moment où les citoyens redeviennent acteurs de leur destin politique, ce moment de soulèvement où surgit non pas la conscience de représenter la majorité silencieuse, mais d’être le principe souverain conscient de lui-même, de sa force et de sa légitimité. Il est ainsi ce qui congédie brutalement l’Etat devenu illégitime et dans ce moment de crispation, il est une minorité qui ne parle pas au nom de l’ensemble, mais qui déclare, et surgit dans sa nouveauté politique.
Une minorité certes liée à l’ensemble physique de la nation et c’est du reste la qualité de cette liaison qui fonde la réalité politique de sa surrection et ses chances de succès.
On le voit, entendu comme ce moment où les hommes et les femmes décident que cela suffit, qu’il faut changer vraiment, la notion a de l’avenir.
Et entre nous, elle a aussi de la gueule, et nous avec quand nous faisons peuple et que nous ne nous laissons plus enfermer dans cette nauséabonde catégorie de "classe moyenne" qui est, selon Badiou, le nom du peuple français aujourd’hui, sacrifié à l’autel des ambitions politiciennes féroces, et devenu le bon peuple silencieux des oligarchies financières.
Qu’est-ce qu’un Peuple ? Collectif, La Fabrique éditions, coll. La Fabrique, 1er trimestre 2013, 124 pages, 12 euros, ISBN-13: 978-2358720465.
La traque du désir, dans le miroir exhibée
Une femme élégante se contemplait dans le miroir d’une banque italienne, à Sienne. Et de retour chez elle, se mirait encore dans celui de sa chambre. Elle se paraît et s’admirait, se désirait élégante et ne savait encore si cette élégance la satisfaisait ou si elle ne préférait pas plutôt paraître désirable.
Elle s’aimait au fond simplement –le croyait du moins-, dans cet idéal d’élégance où l’on se chérit avec mesure, tout comme l’on apprécie son prochain dans la bienveillance de l’être qu’il offre au monde.
Il y avait bien certes cette clôture narcissique dans le regard qu’elle posait sur elle, mais elle s’en consolait en affirmant que ce n’était à tout prendre que l’usage et le fondement de presque toutes les relations humaines.
Dans le miroir son œil glissait d’une posture l’autre, d’une courbe au relâchement de ses sens. Elle se livrait à son regard, captant, cherchant, provoquant le désir, le construisant méthodiquement, moins amante d’elle-même que se livrant à son propre désir, l’œil rivé sur ses charmes si parfaitement accessibles.
Elle savait le trouble qu’elle pouvait provoquer, si fort qu’elle le révélait parfois là où il ne devait pas surgir. Mais elle savait l’orienter, ignorer l’excitation d’un proche interdit.
Seule devant son miroir elle doutait cependant, incertaine, rejetant le terme sexuel à l’orée d’une audace qu’elle hésitait à vivre.
Il y avait bien certes, à force de contemplation solitaire, cette libido sans sexe dont elle voyait que peu à peu elle risquait de former l’essentiel de sa vie amoureuse.
Et c’était bien une menace qu’elle devinait, là, devant son miroir, dans l’abandon pathétique à l’élégance qui la manifestait.
Elle se résolut alors à n’observer dans son miroir que son pouvoir de séduction quand brusquement elle eut l’intuition qu’il lui serait possible de voir, peut-être, le vrai objet de son désir.
N’être plus seulement élégante. Ni même séduisante.
Elle commença de se dévêtir.
Qu’est-ce qui donne au désir sa puissance ?
En négligé de soie son regard fit retour sur un mode plus troublant.
Quel objet sexuel faisait donc retour dans ce voir ?
Elle abandonna la soie pour une parure plus libertine, les seins dressés hors des balconnets, ramenant tout ce dispositif visuel dans la réalité d’un présent plus dévoyé.
Son corps appareillé, bas résilles, talons hauts, balconnets, ce n’était plus sa réalité qu’elle exhibait à présent, mais ses éclats.
Qu’y a-t-il à voir, se demandait-elle, dans ce regard qu’elle cherchait éperdument des yeux et que son miroir lui renvoyait sans le montrer ?
Elle éprouva son excitation, organisant ses retrouvailles avec l’objet réel de son désir, l’excitation, le trouble, qu’elle ne savait encore nommer.
Naître au désir de soi.
Naître au désir.
Dans une pareille tenue, lascive, elle construisait un regard posé sur elle sans pudeur.
Voir ce regard qui désire infiniment, qui fouille, qui s’approprie son corps. Être sous le regard concupiscent de l’autre, ce spectateur indécent à qui confier l’obscénité de tout voir, tout découvrir de son intimité.
Elle voulait voir et réussissait d’une manière confuse, à voir ce qui n’était pas à l’image dans le miroir mais qui fondait cette image d’elle qui à présent l’excitait tant. Elle voyait ce qu’aurait pu voir le surveillant obscène, inquisiteur placé au centre conceptuel mais non visuel de la scène qu’elle jouait devant son miroir.
Elle voyait ce regard et préférait au fond son obscénité triviale au plaisir délicat qui l’enfermait habituellement dans sa stérile élégance, et dont elle mesurait combien elle risquait de la rabattre sur le fonctionnement stéréotypé de la solitude pathétique d’une beauté par trop organisée.
Elle se choisit lascive, donc.
Et passa de l’autre côté du miroir, ouverte au phallus érigé, brandi, emblème manifeste de son excitation, que signait la rigidité du phallus qu’elle savait imaginer.
Tout le problème était maintenant d’animer cette turgescence, et non uniquement ces images qu’elle possédait si bien déjà.
Que pointait son désir, sinon l’excitation d’imaginer l’autre à l’œuvre de sa propre jouissance ?
Mais quel autre ?
Déjà un songe l’obligeait dans une image poétique du monde. L’autre prenait ce visage ou cet autre, la ramenant au même de son attente où la houle des reins diligente ses douces marées.
Mais aujourd’hui elle voulait toucher au plus fort du désir qui l’envahissait : le phallus érigé, qui n’est pas l’apparence de tel ou tel, mais l’image absolue du désir, une image qui ne serait pas assignée mais le désir, dans son surgissement même.
Livrée à son désir, son désir la livrait à cet autre sans visage obsédé de sa seule possession.
Elle jouissait de se voir être vue, de voir ce que l’autre voyait en elle.
Qu’est-ce qui fait jouir un être qui se regarde ?
La traque du désir. Dans le chassé-croisé du désir vu et exhibé.
Que seul l’inconnu promet, convoyant à l’inattendu où sourd l’équivoque de ne rien pouvoir contrôler de cette houle géante à son accomplissement.
Dans le miroir de sa chambre, adossée au frôlement de ce désir sans nom, elle se laissa aller, chavira les mains entre les cuisses, la pointe du sein tendue.
S’abandonner à ce qui aime dans le désir et non désirer ce que l’on aime.
Péripatéticienne embarquée dans ces confins où nulle connaissance ne sauve du désir immense qui ne renonce à rien.
Péripatéticienne d’un désir que rien à l’avance ne sait renseigner.
Ce quelque chose de n’être pas, si court instant de l’autorévélation pathétique de la chair dont le nombre se prive.
L’autre inconnu entré soudain dans ce dispositif lui révélant tout aussi soudainement ce que le désir cache habituellement de son fonctionnement dans le désir de prolonger sentimentalement le badinage charnel.
Ce désir, elle le vit bien, ne préexistait pas à ce qui d’ordinaire enveloppe le désir dans l’autre convoité.
Qu’est-ce que désirer autrui ?
Qu’est-ce que désirer ?
Désire-t-on autrui comme on désire, le ventre soulevé loin des réconfortantes séductions ?
Comment désirer autrui si je n’ai pu affronter ma peur d’être désiré non pour moi mais pour le désir caché en moi ?
Cet interdit d’un désir incalculable…
Ne l’ai-je pas trop vite enfermé dans le dedans des décences amoureuses, où désirer n’accomplit jamais tout le désir disponible ?
Un désir en souffrance restait au fond du miroir.
Un désir en souffrance qui agitait ses obscènes démonstrations.
Un désir en souffrance, se dit-elle, comme une compréhension de soi qui aurait échoué devant la duplicité des énoncés de la vie…
Peut-être aurait-il fallu commencer par là, songea-t-elle. Désirer ce qui ne me désire pas mais désire son désir enfoui au fond de moi.
Qui désire ce chemin qui ne mène nulle part, sinon peut-être à la proximité du plus ténu des sens d’être.
Plutôt que d’avoir trop vite ouvert les bras à ma vieille romance amoureuse.
Et depuis son obscénité construire, peut-être seulement, la possibilité d’aimer.
images : sculptures de Louise Bourgeois.
Où sont passés les intellectuels ?
Mais… Est-ce vraiment de Maîtres dont nous avons besoin ?
Dans cet entretien, Enzo Traverso récapitule tout d’abord longuement cette histoire française de l’intellectuel, inaugurée par l’Affaire Dreyfus et qui connut en la personne de Sartre son accomplissement le plus achevé. Une histoire exclusivement française donc, et c’est dommage, parce qu’il aurait été intéressant de la comparer à d’autres histoires, celles des ex-pays de l’Est par exemple où le mot s’inventa, pour aller puiser peut-être du côté des nihilistes russes de quoi élargir cette réflexion –la figure de l’homme de trop qu’incarne le personnage de Tourgueniev, Bazarov, méritant à elle seule un vrai développement.
Mais peu importe. Une histoire franco-française donc, qui n’omet rien de l’engagement, du magistère d’opinion, de la polarisation droite-gauche, et jusqu’à la récente transformation de l’intellectuel en expert, conseiller du prince ou universitaire à la solde des cabinets ministériels, voire expert autoproclamé ne cessant de distiller sa prétendue neutralité dans les médias qui nous abusent.
L’expert donc, au service du Pouvoir, politique, industriel, économique, financier, qui a fini par convaincre l’Université elle-même qu’elle devait cesser de produire de la pensée critique pour valoriser, au travers des Masters, la fabrique du technicien congruent.
Exit donc l’intellectuel critique. Le dernier, c’était Bourdieu. Aujourd’hui, il reste bien un Badiou pour creuser une voie originale, mais dans leur immense majorité, ceux que l’on dénommait intellectuels ne savent plus eux-mêmes ce qu’ils sont, démonétisés qu’ils sont, sans parler de ces masses effarantes de jeunes et de moins jeunes chercheurs prolétarisés, en vacance éternelle de postes ou plongés dans la précarité.
Il n’y a plus d’intellectuels en France, et c’est peut-être tant mieux, le signe d’un profond changement en tout cas.
Oublions bien évidemment au passage ces marionnettes qui sont les purs produits de la société du spectacle néo-libéral : les Onfray, BHL et autres Finky.
Il n’y a plus d’intellectuels, seuls les médias en rafistolent à la hâte.
Traverso scrute donc notre passé pour tenter de comprendre comment tout cela s’est produit. Dans cet effort, quatre observations me retiendront.
Tout d’abord, cette fabrique du retournement de l’opinion d’où s’est absenté le sens critique fut inaugurée dans les années 80, avec la montée en puissance des think tanks, dont la visée objective comme disaient les marxistes, était au fond de neutraliser toute pensée critique pour ouvrir en grand l’horizon de la répression citoyenne.
Dans la foulée, cette conversion s’est accompagnée d’une transformation des enjeux des Partis de Pouvoir, qui n’ont aujourd’hui besoin ni d’intellectuels, ni de militants, mais de managers et de communicants.
La seconde observation concerne la transformation de l’espace culturel, converti à l’industrialisation de la culture, sous les bons auspices d’un Jack Lang. L’édition par exemple, loin d’être sauvée, fut précipitée dans la production en masse de livres conçus selon des plans de marketing, loin de toute audace intellectuelle.
Enfin, "Privé d’utopie, le monde s’est tourné vers le passé, la mémoire est devenue une obsession culturelle". Le Devoir de Mémoire prit habilement le relais de la révolte utopique, pour nous enfermer dans le ressassement compulsif de nos défaites.
Là où je serais en total désaccord avec Traverso, c’est à propos de sa tentative de reconstruire néanmoins un nouveau modèle de secouriste cultivé qui saurait éclairer notre chemin… Pour sauver la figure de l’intellectuel, Traverso convoque Foucault et son idée d’intellectuel "spécifique", élaborée dans les années 70 autour de luttes spécifiques, la prison en ce qui le concernait. Un intellectuel capable de mobiliser son savoir plutôt que des valeurs nous dit Traverso, et qui se ferait l’interprète des événements qui s’offrent à nous et nous bousculent. Ces segments de faits de société où dérouler en fait une culture très sciencespotarde… Quelque chose entre paillettes et profondeur de pensée, le jeté de poudre aux yeux en guise de conscience politique… Merci, on a déjà donné…
Au fond, en refermant le livre, force est de constater que Traverso n’a pas grand chose à nous dire. Nous n’avons pas besoin de maîtres, mais de collectifs, un peu à l’image des Economistes atterrés discutant inlassablement, épinglant, révélant l’immense racket dont nous sommes les victimes. Alors, sans rire : que cent collectifs s’épanouissent !
Où sont passés les intellectuels?, Enzo Traverso, Régis Meyran, éd. Textuel, février 2013, 112 pages, 17 euros, Collection : Conversations pour demain, ISBN-13: 978-2845974579.
Echec scolaire – La grande peur (nationale)…
250 000 enfants sortent chaque année du système scolaire sans aucun diplôme. Ni bac, ni brevet, ni BEP, rien. Ce chiffre émane du Ministère de l’Education Nationale, mais il n’est pas public. Les médias préfèrent diffuser celui de l’INSEE, établi sur un mode de calcul qui en minimise l’ampleur.
250 000 élèves donc, qui n’ont pas échoués : l’école n’a pas su les faire réussir. Ou n’a pas voulu.
250 000… Au seul énoncé de ce chiffre vertigineux, on comprend bien que la cause ne peut être que politique, au-delà de la nécessaire explication sociologique. Mais l’ouvrage, cette fois encore, n’en dit mot et préfère, exactement comme le fait le Ministère de l’Education Nationale, détourner pudiquement sinon honteusement, son regard du caractère politique de cet échec. Et cette fois encore, on croit pouvoir s’en sortir en faisant in fine porter le poids de cet échec par les familles, sinon les élèves eux-mêmes… L’approche demeure exclusivement psycho-pédagogique. On cherche des réponses à apporter aux plus "fragiles"… 250 000 !… Une paille ! 250 000 à qui l’on va s’amuser à dire que pour réussir, il faut "être bien à l’école". Certes…
La réussite des enfants relèveraient donc d’un effort collectif (mais non politique), associant parents, éducateurs, professeurs et élèves… Le tout débouche sur un petit guide à l’usage des familles… Comment les appeler, ces familles inquiètes, mais intéressées encore à la réussite de leurs enfants ?… Des familles "normales" peut-être, à l’image d’un Président "normal"… Des familles décidées à faire en sorte que leurs enfants s’en tirent –mais individuellement s’entend.
La réussite donc, dans cette perspective, est d’abord une affaire d’excitation. Et l’ouvrage de rendre compte des dernières avancées des neurosciences sur la question, scrutant les processus cognitifs non sans intérêt, dans leurs relations aux émotions, pour témoigner d’un découplage auquel notre système éducatif ne serait pas assez sensible.
A présidence normale, école normale… Faisant fi des conditions sociales et politiques des conditions d’apprentissage, on s’interroge donc sur le type d’intelligence qui est à l’œuvre à l’école. Avec au passage cette question posée comme par mégarde : pourquoi les enfants d’enseignants réussissent-ils mieux que les autres ? Ben… Parce qu’ils ont les clefs mon Capitaine… Ils connaissent les réponses physiques, psychologiques, cognitives, émotionnelles et intellectuelles qu’il faut apporter à leurs professeurs pour réussir, ils connaissent le système d’évaluation proposé et les justifications qu’il convient de lui fournir… (L’école n’évalue que ce qu’elle sait évaluer).
Bien évidemment, l’ouvrage n’est pas inutile, qui met cette fois encore en accusation un système destiné à extraire des élites, au détriment de l’immense masse de ses élèves qu’elle ne songe guère à instruire, à la vérité. Un système dont la notation est le bras armé, destructeur psychologiquement. Qu’importe l’extrême diversité des mémoires, des intelligences. Qu’importe l’existence d’autres manières d’évaluer, celles de ces pays du Nord de l’Europe par exemple, dont les résultats en terme de savoirs effectivement transmis sont bien supérieurs aux nôtres et qui ont bâti toute leur approche sur la confiance de l’élève en lui-même. Qu’importe ces études médicales qui révèlent qu’en France, un élève sur deux a le ventre noué quand il franchit les portes de son école. Qu’importe le niveau hallucinant d’absentéisme dans les écoles françaises, ainsi que le déplore le Ministère. Qu’importe que la pratique de la lecture, en milieu scolaire, se soit littéralement effondrée ces cinq dernières années en France, selon une étude que le Ministère, toujours et encore, tarde à révéler. De toute façon, il semblerait bien qu’au-delà d’une agitation de surface, l’on ne veuille pas agir réellement. Peut-être la France socialiste a-t-elle résolu, en bonne élève appliquée, de suivre à la lettre les recommandations récentes de l’OCDE, prenant acte du fait que la mondialisation des échanges n’ouvre qu’à la précarité d’emplois non qualifiés, conseillant de ce fait aux pays développés des coupes sombres dans leur budget d’éducation : pourquoi former en effet des jeunes instruits, quand on sait qu’ils n’auront que des tâches balourdes à accomplir ?
La pratique de la lecture donc, dans cette perspective… Une chute vertigineuse ces cinq dernières années. Encore que : le détail vaut la peine qu’on s’y arrête, car il dit tout de cette absence de conscience politique de l’Instruction Publique. Les milieux populaires ne lisaient pas beaucoup, ils ne lisent plus. Les classes moyennes lisaient un peu, elles ne lisent pratiquement plus. Les enfants de cadres moyens lisaient davantage, ils ne lisent que très peu désormais, et du digest de préférence. Seuls ont résisté à cette érosion les enfants des cadres supérieurs, qui continuent de lire beaucoup, et qui sont aussi ceux qui "réussissent le mieux", squattant les bancs des classes prépas –parenthèse, le Ministère reconnaît de ce point de vue le total échec de l’instruction publique : les inégalités se sont renforcées depuis une bonne vingtaine d’années, l’école du mérite n’existe pas.
Emplâtre sur une jambe de bois, il resterait donc la piste de la didactique pour contrer ces inégalités. Et la connaissance d’une sociologie efficace de la lecture. Certes, il n’est pas inutile de connaître les conditions qui transforment nos bambins en lecteurs cultivés : qu’ils soient d’abord confrontés à des actes de lecture. Des parents sans livres, ça ne donne à l’évidence pas des enfants lecteurs… Des enfants à qui l’on n’a pas transmis le goût des histoires non plus. Tout comme l’étude révèle qu’il faut les exposer à la démultiplication des types d’écrits, et les reconnaître dans leur statut de lecteur. On oublie simplement que si le désir d’apprendre est d’abord le désir d’appartenir à un groupe, au sein duquel l’enfant a besoin d’être reconnu dans l’élaboration d’une pensée collective, lui qui est apte, très tôt, "à se mesurer au vertige souverain de la pensée humaine", cette appartenance est très clivée, dans un pays tel que le nôtre…
Echec scolaire – La grande peur, de Julie Dupin, Editions Autrement, avril 2013, coll. ESSAIS-DOCUMENT, 152 pages, 18 euros, ISBN-13: 978-2746734432.
Gilles Vincent, Beso de la Muerte
Federico Garcia Lorca… A la jeune fille, au jeune homme, dédiant ce feu qui dévore le paysage gris qui l’accompagne, celui de l’amour obscur peut-être, qui lui valut sa fin atroce, l’horreur pour dernière image, l’angoisse du ciel devant les préjugés tenaces, orduriers, le monde renversé, noyé sous des larmes de sang qui dessinent avant l’heure le décor où l’Europe va se consumer. Fedérico, "torche glissante", au fond d’une fosse assassiné. "Ce poids de mer" qui vient battre nos temps desséchés, lit de détresse parmi les ruines européennes, et la passion, cette science amère qui aujourd’hui encore nous tend les bras.
Federico assassiné atrocement un jour d’août 36, parmi les grappes d’anarchistes et de communistes exécutés sauvagement au long des routes phalangistes. El Capitan, dans ce roman, officiant sous son épais manteau de cuir, livrant Garcia Lorca à la vindicte fasciste, l’humiliant une dernière fois, le torturant avant de le jeter dans une fosse pour le recouvrir des cendres de l’Espagne agonisante. Que reste-t-il de Federico Garcia Lorca ? La Passion d’un monde cloué lui-même à son propre pilori, non pas le désir de Révolte, mais l’agonie psychotique d’une idolâtrie trop personnelle pour faire monde.
Il reste ce jeu de bascules et de retournements. Un roman, moins hard-boiled que policier, soumis aux lois de l’intrigue qui disposent de l’art romanesque pour le consumer en une machinerie maniaque et compulsive. Notre site en réalité, obscène, qui nous ferait volontiers désespérer de notre propre histoire. Il reste Thomas, le flic épuisé, lardé de cauchemars qui le rongent, alerté le soir de son mariage par l’appel de son ex –nous ne sommes plus que des ex, ex-révolutionnaires, ex-gauchistes, ex-humanistes, rien d‘autre que des vies consumées, empêtrées dans leurs cendres. Thomas interloqué au bout du fil, qui a mis tant de temps à refaire sa vie sans y parvenir tout à fait, son ex dans un souffle appelant à l’aide, retrouvée le lendemain carbonisée sur une voie ferrée aux alentours de Marseille. Et Garcia Lorca, l’effigie qu’elle dévorait des yeux, exhumé pour livrer une dernière fois sa ferveur à une époque qui en manque. Son ex qui a coursé les survivants d’un autre monde, accumulant les preuves infaillibles de la corruption des socialistes espagnols qui créèrent en 1984 le GAL, ces commandos d’action terroriste voués à l’exécution sommaire des membres de l’ETA, avec la bénédiction de Felipe Gonzalez, qui n’en fut jamais inquiété. Des commandos fascistes à la solde des socialistes ! Même personnel que sous Franco, El Capitan toujours lui, officiant toujours dans cette ombre primitive… S’en soucie–t-elle seulement, l’ex de Thomas, que seule l’effigie de Federico consacrait ? Thomas donc, vole à son secours, accourt à Marseille, rejoint Aïcha, le commissaire de la diversité, jusqu’à ce que tout bascule et se retourne, dans cette mise en scène terrible où l’on dénonce les bassesses et les compromissions des uns (les socialistes) et des autres (les anciens franquistes), pour mieux les recouvrir d’une cendre plus froide encore, la nôtre, sous les traits de cette femme abîmée dans le fantasme de Federico, sa seule raison de vivre. Que la police de Chirac ait fermé les yeux sur les actions du GAL, que ce GAL ait été commandité par des socialistes pour organiser une politique terroriste d’Etat n’importe plus. La vengeance est odieuse, son retournement ouvre une plaie béante sous nos pas : c’est donc tout ce qu’il nous reste ? Cette machine romanesque qui dévore tout ? Il ne reste de Federico Garcia Lorca qu’une défroque grimaçante, qui nous rend les honneurs de notre déshonneur. L’intrigue est maîtresse, qui délivre le vrai message tout à la fois du récit construit par Gilles Vincent, et de l’Histoire qui est nôtre : la passion de l’intrigue, cette science amère où nous nous sommes tant abîmés.
Beso de la muerte, Gilles Vincent, éd. Jigal, coll. Polar, février 2013, 248 pages, 18 euros, ISBN-13: 978-2914704977.
Il ne s’agit plus de mieux régler la corruption !
Gauche-Droite, Gauche-Droite, Gauche-Droite… Dans le musellement de la souveraineté populaire, il y a comme un balancement maudit qui vous met le cœur à l’heure, cher Léo… A la curée sarkozyste a succédé le pastiche socialiste. "Depuis que l’idée de Révolution (s’est absentée de nos sociétés), écrit Alain Badiou, notre monde n’est que le recommencement de la puissance", où la pornographie de la démocratie marchande le dispute à la grossièreté de la propagande médiatico-politique. Dehors gronde l’émeute. Mais elle ne parvient pas à se soustraire aux images que le monde de l’argent diffuse à satiété.
Alain Badiou est philosophe. C’est en philosophe qu’il réfléchit notre situation présente. Comment le Pouvoir recouvre-t-il d’images nos imaginaires ? Quel est le nom de ce Pouvoir anonyme, du reste ? Quel est ce fétiche qui nous aveugle et que nous ne savons pas nommer ?
La Démocratie, répond-il. Avec son mensonge politique et son mirage de perfectibilité qui nous plongent jour après jour dans l’attente, dans cette patience consternante, sinon masochiste, que le mot encode, empreint d’un espoir qu’il faudrait toujours repousser mais toujours représenté comme à portée de main, alors qu’il n’a jamais accouché que de l’injustice et de l’immoralité. La Démocratie répond-il avec force, dont la chimère nous aveugle de vains atermoiements.
C’est cet aveuglement qui motive sa réflexion. Quels en sont les mécanismes ? Comment s’y arracher ? Enfermés dans notre pitoyable misère que récapitule à elle seule l’expression de "classe moyenne", nous ne savons plus vivre que la subjectivité morbide que cette expression décline, raidis les uns les autres par l’espoir de "participer (mièvrement) à la formidable corruption inégalitaire du capitalisme, sans même avoir à le savoir"… Enfermés dans nos fantasmes d’usuriers, nous laissons la bride sur le coup de l’Etat démocratique, fondé de pouvoir du Capital despotique.
La révolte gronde pourtant. L’indignation. Mais elle ne produit pas de pensée forte. Peut-être est-ce parce que nous ne savons pas, nous n’osons pas décrypter le vrai sens de notre désir de changement ? L’Etat nous opprime, mais nous n’osons le dénoncer comme une pure machine arbitraire, dépourvue de toute légitimité politique. Peut-être n’osons-nous pas voir dans la Démocratie une fiction exclusivement destinée à confisquer notre pouvoir populaire souverain ?
Cependant que le temps presse. Il ne s’agit plus de mieux régler la corruption, ni de vouloir participer au rêve médiocre de la classe moyenne, mais de défaire cette idéologie mortifère dans laquelle nous croupissons.
Car il y a danger. Il y a urgence. Et la puissance latente de l’événement que nous sentons tous venir, pourrait bien se perdre dans des gestes de désespérés, sinon un dernier et fatal virage à Droite….
Mais il s’annonce déjà, redoute Alain Badiou, qui n’est guère optimiste. L’avènement de ce légitime désir de révolte semble déjà se perdre, tant il est mal engagé. Et Badiou de tenter, en philosophe, d’en décrire les usages, sa captation par des représentations morbides, la facticité de notre présent. Il faut désimaginer, nous dit-il, construire ce moment culturel qui parviendra à déboulonner l’emblème qui nous oppresse, le fétiche qui nous aveugle. Seule une pensée forte, organisée et populaire, seule une critique radicale de la Démocratie, une critique créatrice, nous permettra de nous sortir de la nasse dans laquelle le monde politico-médiatique nous a enfermés.
Alain Badiou, Pornographie du temps présent, Fayard, avril 2013, coll. Essais, 64 pages, 5 euros, ISBN-13: 978-2213677934.
Parler : ne pas être installé dans une présence pleine
Linguisterie… J.C. Milner en adopta le terme lors d’un cycle de ses conférences à l’Ecole de la Cause freudienne dans les années 98-99, à propos de Lacan et au-delà, pour tenter d’expliquer le déclin de la linguistique en France, ou plutôt, le désintérêt de plus en plus marqué des intellectuels français à son endroit et regretter que la linguistique ne demeurât pas le paradigme structurant notre histoire contemporaine, ainsi qu’elle l’avait été à l’époque du structuralisme. Exit le linguistic turn, le paradigme de l’Histoire reprenait le pouvoir, encore que le pictural turn lui volait déjà la vedette, reprenant à nouveaux frais les problèmes posés par la langue et son site dans nos histoires singulières autant que dans l’histoire intellectuelle, en particulier en ce qui concernait le problème des frontières.
Qu’y a-t-il, justement, à propos de frontière, de l’autre côté de la frontière que la langue dessine ?, se demandait alors Miller. Qu’y aurait-il, qui ne s’articulerait pas en propositions données de significations ?
La signification, précisément, Milner en faisait la frontière de la langue, sévère, arbitraire, coercitive et restrictive au point de nous contraindre presque, au terme d’un bilan assez lourd, de refuser pour le coup la linguistique, toujours trop du côté de la signification, plutôt que du sens. Non sans raison, Milner souhaitait que cette dernière ne fît pas trop frontière dans le langage, au sein duquel la langue ne touche au réel qu’en laissant de côté la signification (l’effet Finnegan’s Wake).
Reprenant à son compte les apories de Wittgenstein, Milner réaffirmait que "l’analyste doit penser ce qui ne se laisse pas penser", tout en se plaisant à considérer que penser, en ce qui concernait l’analyste, n’était au demeurant pas le bon terme.
Montrer, dire. Rêver peut-être. Et encore : le rêve ne montre pas, il dit semble-t-il. Mais ce qu’il dit, il le montre, bien que l’inconscient ne soit pas exposable comme l’est une œuvre d’art…..
Avec Lacan, Milner voulait dans cette conférence nous encourager au fond à travailler les deux côtés de cette frontière de la signification, pour en affirmer le caractère non essentiel. Ralliant pourtant secrètement la cause de Wittgenstein, certifiant qu’il ne peut exister de langage privé –pas même celui de l’inconscient, dont la grammaire est si précise- Milner concluait par une pirouette : en révéler les règles serait le dissoudre. Mais dans quoi ?
Qu’on se rappelle à présent la proposition énigmatique de Wittgenstein : "ce dont on ne peut parler, il faut le taire". S’il y a frontière dans le langage, la signification est d’un côté, pas de l’autre… Mais pour qu’il y ait frontière dans la langue, il faudrait qu’il y ait des choses ou des événements qui se diraient dans une autre langue, éprouvée, éprouvante, capable de s’énoncer hors de toute proposition de signification…
Ici, la logique du langage se séparerait en effet de la linguistique, pour refluer du côté de la linguisterie –Lacan en ouvrit la voix… A la manière d’un cuistre parfois, dirent certains. A ce qui résiste au langage en fait, tant il est vrai que dans le vocable "manière" s’annonce autre chose, qui est de l’ordre de la "main". A la "façon" dirais-je, au sens que Descartes donnait à ce mot, capable de jeter un pont entre la sensation et la raison. Et en frappant l’ensemble de la communauté savante de ce paradoxe que choisir la linguistique, au fond, c’était choisir que la langue fasse frontière, subsumée sous les ordonnances des grammairiens. Or Lacan ne cessa d’user d’effets de bord pour s’arrimer au sens et tenter l’échappée belle du sens hors de la signification…
Alors maintenant, savoir s’il existe ou non des langages privés… Milner n’en dit pas grand chose à vrai dire dans cette conférence, sinon que tout sujet parlant obéit aux règles de manière privée.
En fin de compte, si le langage suppose des disciplines, Lacan travaillant ses phonèmes et Wittgenstein le silence où selon lui s’épuise l’ordre du privé, parler, c’est peut-être refuser de s’installer dans une présence pleine. Ou l’être à la limite. Où se comprendre et comprendre l’autre n’échouerait pas (totalement) devant l’artifice des énoncés –ces procédures qui finissent par réduire au silence et à l’absence.
De quel côté de la langue se tenir ? Si le langage n’est pas privé de sol, on ne peut s’y jeter qu’à corps perdu, là où le concupiscent et l’irascible en fonde l’occasion. Car de quoi la langue a-t-elle la charge ? De ce que le sens ne soit pas une chose, mais un dialogue où le dehors ne cesse d’affluer. Le débord des mots. Qui est peut-être l’objet réel de tout échange et conduit nos échanges à leur ruine, cet objet le plus caractéristique du monde contemporain, qui feint éternellement de se taire. Encore faut-il résister là encore, de nouveau, à la tentation de l’entente réfléchie avec ce dehors. Du fond de cette ruine, il n’y a pas que du langage à faire signe : il y a l’être, jamais installé comme présence pleine.
LA PATHOLOGIE SOCIALE DES ELITES SOCIALISTES
4,6 millions de chômeurs, 8,6 millions de pauvres. Plus de 2 millions de français au RSA…
10 millions de français touchés par la crise du logement, 3,6 millions de familles logées dans des conditions insalubres -chiffres communiqués par la Fondation Abbé-Pierre en janvier 2013. (Par parenthèse, l’INSEE a renoncé à faire ce genre de calcul depuis l’année 2004).
685 142 personnes "privées de domicile personnel" : 133 000 sans domicile, 18 142 en résidence sociale, 38 000 en chambre d'hôtel, 85 000 dans des "habitations de fortune" et 411 000 chez des tiers).
1 SDF sur 3 est un travailleur pauvre…
Et la grande parade maniaco-dépressive des patrimoines en petite tenue…
Au premier janvier 2013, le montant du Rsa a été augmenté de 1,75 %, pour compenser l’inflation. Ce qui veut dire qu’il n’a pas été augmenté. Une personne seule touche 483 euros, un couple avec enfant 870 euros. Manger ou se loger, il faut choisir…
Les inégalités se creusent –dixit le rapport sur la pauvreté remis au gouvernement en décembre 2012.
7 enfants de cadres sur 10 exercent un emploi d’encadrement quelques années après la fin de leurs études.
7 enfants d’ouvriers sur 10 occuperont presque toute leur vie un emploi d’exécutant sous-payé. Presque, parce que le reste du temps, ils connaîtront de longues périodes de chômage et de RSA.
Le même rapport évoque une situation dangereuse dans laquelle les situations d’exclusion explosent : "la massification de la précarité touche des ménages auparavant protégés"… "De plus en plus de jeunes adultes et d’enfants ne connaissent que la pauvreté comme condition et avenir"… "2 nouveaux pauvres sur 3 entre 2009 et 2010 sont des enfants de moins de 18 ans", "annuellement plus de 130 000 jeunes adultes de moins de 25 ans sortent du système scolaire sans aucune qualification"… "Avec des taux de pauvreté au-delà de 30 %, les familles monoparentales, les personnes immigrées et les personnes résidant en ZUS restent les plus exposées au risque de pauvreté monétaire ainsi que les chômeurs et les inactifs."
Inutile de poursuivre.
La transmission des inégalités est la norme française.
La grande transformation du capitalisme –la mondialisation- a engendré le chômage de masse, la paupérisation des classes moyennes, la polarisation des revenus, avec en haut de l’échelle des revenus qui explosent, et en bas une précarisation toujours plus grande.
Ce qui frappe au fond, c’est que tout cela s’est mis en place dans le début des années 80, quand les socialistes sont arrivés au pouvoir, portés par l’immense espoir social-démocrate qui tourna bientôt à la berlue social-libérale, avant de virer au cauchemar néolibéral.
Non qu’ils en soient responsables. Mais ce dont ils sont responsables, c’est de cette culture politique qu’ils ont contribué à asseoir.
Dans les années 80, il fallait rompre avec la rupture révolutionnaire, en finir avec la lutte des classes, réactualisée depuis par les nantis.
Leurrés par leurs propres ambitions et par des intellectuels à la remorque d’analyses sociologiques vite faites sur le coin des table du pouvoir, encouragés par des médias qui renonçaient à exercer leur rôle de contre-pouvoir, mystifiés par le mirage d’une société enfin "moyenne", ils n’ont pas voulu voir que la promotion sociale était finie, que le monde s’avançait vers un capitalisme plus sauvage que jamais.
Les Trente Glorieuses s’achevaient, les socialistes vivaient encore sur le mythe du rattrapage salarial et économique continu des classes populaires et moyennes, sur la chimère des théories du ruissellement selon lesquelles plus les riches s’enrichissaient, plus les pauvres voyaient leur condition s’améliorer.
Des sociologues, Mendras en tête, leur prédisaient l’avènement d’une société sans classe, offrant de liquider non seulement l’emblématique lutte des classes, mais la compréhension de la société en terme de classes sociales. L’INSEE à la rescousse se mit à produire des modes de calcul farfelus pour valider l’hypothèse. Des outils conceptuels capables de tromper durablement les élites au pouvoir.
Il n’est que d’éplucher son compte de la fameuse classe moyenne, étendue à la quasi totalité de la population française et de le comparer aux chiffres têtus de la misère réelle en France pour le comprendre.
C’est que la structure sociale elle-même des pays européens changeait. Mais ce changement ne convenait pas à nos chères élites : le déclassement grignotait cette structure sociale et tirait un pays comme la France vers le bas, dès le début des années 80. Et ça, ce n’était pas envisageable. Ce qui est arrivé dans la fin des années 70, ce n’était pas exclusivement la fin des Trente Glorieuses, mais l’explosion du compromis social du capitalisme industriel, qui fragilisa à la marge tout d’abord, puis rapidement précipita des contingents entiers de générations dans la misère.
Mais ça, ce n’était pas un discours porteur. On préféra évoquer l’entrée dans la société de l’intelligence, de la connaissance, porteuse d’emplois hautement qualifiés, auxquels nous devions préparer les générations à venir.
Ce qui arriva fut atroce, littéralement : dans cette société de l’intelligence, les emplois d’exécution ont en réalité explosé, pour voir MacDo devenir le premier employeur de France. Les emplois créés dans cette société dite cognitive n’auront été en réalité que des emplois précaires non-qualifiés, ouvrant au confinement social, non à la promotion sociale.
L’empreinte de la mondialisation des échanges est hautement visible là, dans cette polarisation de la structure sociale et du marché du travail, avec d’un côté des riches de plus en plus riches et de l’autre, des pauvres jetés par millions dans les affres de la misère (voir Robert Reich, 1990). La précarisation était déjà à l’œuvre quand les socialistes sont arrivés au pouvoir. Ils avaient déjà un temps de retard sur le glissement en profondeur de la société française vers sa paupérisation. Depuis, la polarisation sociale a complètement remodelé notre structure sociale. Mais le discours de la classe politico-médiatique n’a pas changé, et l’identification subjective aux classes moyennes, qui est le produit typique de la culture des sixties, est restée la même. Un gouffre s’est ouvert. On nous y précipite.
http://www.onpes.gouv.fr/IMG/pdf/rapport-pauvrete_gouvernement-decembre2012.pdf
rapport sur la pauvreté de décembre 2012
image : la toupie de Mendras…
POUR DES IDENTITES HETERARCHIQUES…
André Green imaginait la différence culturelle comme l’acte d’une minorité qui se brouillait avec elle-même.
Et bien évidemment, l’acte d’une communauté qui faisait sécession et rechignait à s’articuler au grand corps collectif qui d’ordinaire presse de toute part ceux qui ne sont pas Nous, de l’être au plus tôt.
Il tentait au fond moins de découvrir l’Autre que de nous aider à nous découvrir (dénuder), loin du concept de multiculturalisme, toujours suspect de poser les unes à côtés des autres des cultures toutes faites.
Et au sein même de toute «communauté», il tentait de comprendre comment l’identité pouvait ne pas ressortir à une fermeture.
Pour y parvenir, il fallait à ses yeux favoriser la réinscription des différences à l'intérieur même de toute communauté, toujours donnée pour évidente.
Mais comment y rajouter des clivages ?
Comment y injecter des différences qui la fissureraient, pour la défaire en société vagabonde ?
Comment ramener une communauté à sa vérité, et faire qu’elle ne s’affirme que sous les traits d’un projet ?
D’un devenir portant chacun au delà de lui, plutôt que de chercher à le réconcilier prématurément dans les conditions (politiques) d’un passé par trop verrouillé ?
Comment faire pour qu’une communauté ait pour identité son projet d’identité, afin d’être certain qu’elle ne s’y enfermera pas ? En d’autres termes, comment camper sur les restes et les excédents identitaires ?
«Le passage interstitiel entre deux identifications fixes ouvre la possibilité d’une hybridité culturelle qui entretiendrait la différence sans hiérarchie.» André Green
Des différences sans hiérarchie… Faire que toute communauté, toute société ne puissent être que dans le temps du va-et-vient, dans l’aller et le retour entre des désignations culturelles distinctes, voire opposées. Ce serait là le salut ?
L'Aventure négative, de André Green, éd. Hermann, nov. 2009, collection Psychanalyse, 25 euros, ISBN-13: 978-2705669157.
Le travail du négatif, de André Green, éd. de Minuit, oct 93, coll. Critique, 397 pages, 29 euros, ISBN-13: 978-2707314598.
Au commencement étaient les céréales. A la fin, les OGM.
Histoire universelle des céréales, de leur apparition à leur mutagenèse… L’Histoire est monumentale. Tout, tout, tout sur tout. 640 pages de jubilation savante d’une histoire qui débute juste après l’ère des dinosaures. Les continents actuels sont en place, l’Himalaya vient de sortir, tout comme les Alpes, les Rocheuses, les Andes. De vastes savanes offrent leurs espaces fertiles : dès qu’il pleut, la végétation lève en force. Les mangeurs d’herbe conquièrent le monde, mais boudent les céréales : elles contiennent de la silice, il faut une sérieuse dentition pour s’y attaquer. Bientôt l’émail recouvrira les dents. Des centaines de variétés prolifèrent alors, avec l’énergie solaire pour unique carburant. Déjà l’auteur nous conte cette incroyable saga de la puissance végétative des céréales et du fonctionnement ahurissant d’une telle plante. La grande fable de la domestication des céréales va débuter. L’auteur nous entraîne avec passion, une fougue toute désinvolte, un plaisir gourmand, dans cette histoire magique du passage de l’arc à la charrue. En bouleversant son régime alimentaire, l’homme va reconstruire non seulement le monde, mais sa propre nature. Mais lentement. Car pendant des milliers d’années, il vit toujours de la cueillette au petit bonheur. La transition vers l’agriculture est lente, longue, aléatoire. Jean-Paul Collaert fascine par son érudition, sa drôlerie, son naturel. Le ton est volontiers amusé. Même lorsqu’il discute les théories en concurrence, de l’invention de l’agriculture, les exposant toutes en nous donnant à comprendre, à choisir. Ce n’est pas une révolution soudaine. La plante sert d’appoint tout d‘abord et de compromis en compromis, les cueilleurs deviennent semeurs. Théorie de l’oasis, théorie de l’emballement démographique, la première agriculture était opportuniste… On, ne sait pas trop comment l’économie agricole est apparue en fin de compte. Mais on sent bien une préférence pour la théorie de Jacques Cauvin : le changement serait venu d’un changement de représentation, non des techniques, qui furent inventées après. D’un changement de perception des capacités de l’homme. Admirable description, hymnique, qui nous donne à observer autrement qu’on ne l’a fait les peintures des cavernes : voyez, l’homme s’y représente parmi les animaux, au même niveau. Et voici que lorsque surgit l’agriculture, même balbutiante, naissent partout des représentations de déesse-mère, de taureau-fils… "Pour la première fois un groupe humain se projette dans l’avenir, gratte la terre, construit des digues, des enclos, des sanctuaires"… La volonté de changer le monde s’accompagne soudain de la volonté de se changer soi-même en changeant son mode de vie. Les éleveurs-semeurs, pour la première fois, poussent un bétail domestique dans des champs cultivés sous les yeux effarés des chasseurs-cueilleurs, qui les voient revêtus d’une puissance mystérieuse. Une nouvelle religion accompagne ce pouvoir. Partout à la surface de la terre des groupes humains vont défricher la terre. Entre Damas et Jéricho, on a découvert les plus anciennes traces d’une vraie économie agricole, vers –9500 à –8700. Leur vitesse de progression est lente, calculée par les anthropologues : les semeurs gagnent chaque année 1 km de terres cultivables. Ils avancent. Vers nous, qui seront les derniers à mettre en culture nos terres. L’histoire est neuve, prometteuse. D’autant que la plante est malléable. L’homme se met à croiser les variétés, opérant à ses premières manipulations génétiques sur la nature, qui fait le reste, emportant telle souche au vent pour la diffuser, la croiser encore, disséminant de nouveaux gènes qui vont transformer la vie.
Est-ce à dire que les OGM ne sont finalement qu’une conséquence logique de cette histoire ? Il faut lire le chapitre qui leur est consacré. Bouleversant. Inquiétant. Leur processus de fabrication minutieusement décrit, en termes accessibles par tous. Il faut comprendre comment les choses se passent réellement dans les laboratoires, ces bombardements aléatoires de gènes par exemple, auxquels opèrent le génie génétique sans jamais être certain que la protéine fabriquée dans une cellule transgénique soit identique à celle d’origine. "En Australie, rapporte l’auteur, des chercheurs avaient mis au point un petit pois résistant aux insectes en allant chercher les gènes dans le haricot. Ils ont dû tout arrêter, parce que les cobayes ont développé des maladies des poumons". Et ces pages sur la disparition des papillons Monarques !
80% des champs de maïs américains sont transgéniques. Aucunes études sérieuses sur les risques de transfert dans la flore microbienne du sol n’ont été effectuées à ce jour. Voilà qui rappelle les procédés de l’industrie pharmaceutique chère à un Cahuzac… En revanche, on a découvert une quinzaine de variétés de plantes désormais résistantes aux désherbants totaux. De quoi inquiéter, oui, vraiment. D’autant que la bataille est déjà ailleurs : les industriels lâchent les OGM, trop coûteux et trop suspects aux yeux des consommateurs. Ils expérimentent aujourd’hui de nouveaux moyens de faire muter les gènes, quasi indétectables. Voilà qui rappelle les procédés du dopage dans le sport… Ils travaillent sur la mutagenèse. Lisez ces pages effarantes. Tout y est décrit avec précision et clarté de ces mutations transitoires que les industriels disséminent déjà dans la nature sans savoir ce qu’elles pourront devenir, et qui ne sont soumises à aucune déclaration. La méthode est simple : on fait des cultures de bactéries génétiquement modifiées, qu’on pulvérise ensuite sur les feuilles des plantes préalablement scarifiées. La nature fait le reste, discrètement, permettant d’échapper ainsi à la classification OGM. Mais jamais aucune de ces plantes mutées ne sont évaluées... A quoi bon ? Seule notre santé à tous est en jeu…
Céréales la plus grande saga que le monde ait vécue, Jean-Paul Collaert, éditions Rue de l'échiquier, mars 2013, 640 pages, 25 euros, ISBN-13: 978-2917770450.