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18 février 2010 4 18 /02 /février /2010 09:30
chantduloup.jpgHommage à Howard Zinn, qui ne fut peut-être pas le premier, mais l’un des plus déterminants à ranimer cette mémoire améridienne, ensevelie ici sous des tonnes de mensonge, là sous des tonnes de culpabilité.
Hommage comme une parenthèse ingénue qui révèle pourtant, brusquement, page après page, la stupéfiante beauté d’un texte qui finit par vous prendre à la gorge.

Tom est de retour dans la vallée qui fut jadis le territoire de sa tribu. Son oncle, un vieil indien que tout le monde prenait pour un fou, vient de mourir dans les bois où il s’était enfoncé après avoir tiré sur les engins de terrassement venus détruire son pays. Mais personne ne comprend ce retour. Il faut dire que Tom est très peu indien après son passage dans les universités californiennes. Partout, il ne rencontre que l’hostilité ou l’incompréhension.
C’est que tout disparaît patiemment dans ce coin paumé du nord des Etats-Unis : après les indiens, au tour des bûcherons de périr - il n’y a plus assez d’arbres pour les faire vivre. Ultime projet pour maintenir un semblant de vie, l’exploitation d’une mine de cuivre, dont une grosse société a racheté les droits avec la complicité de l’état fédéral et ce, malgré la promesse de ne pas toucher à la réserve.

pays-de-sombres.jpgAvec obstination, accablé par le souvenir du vieil homme qui l’a éduqué, Tom ne veut en démordre. Il ne sait plus rien des lignes de crête où l’on chassait le gibier jadis, mais il veut rester là, à faire l’indien sans même savoir ce que c’est que de l’être. Ce faisant, il nous livre une superbe méditation sur la disparition d’une civilisation dont nous n’avons conservé que des images falotes, se demandant, dans ses accès de désespoir, si ce n’est pas des idioties toutes ces histoires d’initiation, d’esprit du loup, de Grand-père corbeau occupé à déchirer l’écorce d’un cèdre rouge pour la transformer en corde. Il songe aux expéditions avec son oncle dans les vieilles futaies, à cette biche qu’ils avaient tuée et dont ils avaient fait offrande de ses os à la rivière. Peut-on vraiment croire encore à ces histoires ? Et si l’on veut y croire, dans quel langage parler ce monde lié à la magie ? Dans cette réserve si fragile, abandonnée de tous, Tom s’irrite d’ignorer à ce point ce que c’était que d’être indien avant l’arrivée des blancs.
L’enterrement de son oncle est l’occasion d’un chapitre absolument bouleversant, ouvrant par-delà la symbolique d’un univers recouvert de ronces à l’abandon du monde, le nôtre, errant dans le vide de son absolu manque de foi. Peinture subtile d’une société en décomposition, la nôtre plus sûrement que celle, disparue, des indiens d’Amérique. Peinture accablante d’une Amérique qui a tellement travaillé son image des indiens montant à cru leur monture et défiant l’homme blanc, qu’aucun indien ne sait plus exister en dehors de cette image, si réductrice quand leurs peuples comptaient une telle diversité, une telle richesse de coutumes et de cultures. Gommés par cette image, ils sont devenus, à l’exemple de Tom, irréels. Un chant peut-être, à peine, un rêve, ou le surgissement d’une voix ténue, celle de Louis Owens précisément, indien lui-même en quête de son histoire et de sa langue. Et si Tom découvre qu’on n’est plus guère indien de nos jours que socialement, stigmatisé dans une marginalité économique partagée par tous les exclus, qui sont légion en Amérique, ce n’est pas pour s’enfermer dans cette découverte mais tenter de la surmonter dans la quête incessante des objets dont cette langue se nourrissait : essentiellement ici les pentes des grands glaciers du nord de l’Amérique. C’est alors, mieux que la disparition d’un monde naturel, l’évocation de la naturalisation d’un monde que nous offre Louis Owens. Un roman certes noir, mais dans la digne tradition des poète transcendantalistes américains, d’un Thoreau par exemple, capable d’écrire sur la nature des pages d’une époustouflante beauté, comme seuls les poètes américains savent les écrire semble-t-il. Louis Owens compose ainsi une ode effectivement superbe à la nature, enfouie elle aussi, recouverte, énucléée par la civilisation occidentale. Une nature dont rien n’a survécu. Car s’il existe encore de vrais loups, il n’y a plus d’indiens pour leur donner vie.
Sur le sentier de sa guerre, Tom commet un attentat en forme de geste désespéré, contre le chantier en train. Pourchassé, il s’enfonce dans la forêt, gravit les glaciers pour s’ouvrir enfin, dans cet ultime combat, à son identité recouvrée : l’esprit du loup font sur lui dans une superbe vision, au moment où le lecteur s’y attend le moins, lui offrant une symbolique d’une incroyable force : c’est tout l’acte d’écrire qui prend forme ici et récupère sa beauté, son souffle, sa vraie nature.
joël jégouzo--.


Howard Zinn est mort le 28 janvier 2010. Militant depuis toujours, universitaire engagé, il travaillait la mémoire d’une Nation plutôt que celle d’un Peuple, très peu unanime au demeurant, et moins encore celle d’un Etat. Son Histoire populaire des Etats-Unis, publiée en 1980, connut un succès énorme, partout dans le monde, sauf en France, où elle fut boudée par les «grands» éditeurs pourtant pourvoyeurs d’opinion, pour ne connaître qu’une publication quasi militante, aux éditions Agone.


Le Chant du loup, de Louis Owens, Editions 10/18, Domaine Etranger, septembre 1999, 298 pages, ISBN-13: 978-2264026484

Le pays des ombres, de Louis Owens, traduit d el’anglais (américain) par Pierre et Danièle Bondil (Traduction), 10/18, Collection : Domaine étranger, oct. 2009, 398pages, 7,40 euros, ISBN-13: 978-2264038968.

Même la vue la plus perçante, de Louis Owens, Albin Michel, coll. Terre indienne, nov. 94, 350 pages, 19,80 euros, ISBN-13: 978-2226075086.
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17 février 2010 3 17 /02 /février /2010 13:37

histoire-populaire-lempire-americain-L-1.jpegSélectionné pour le prix du festival de la BD d’Angoulêmecette année, Vertige Graphic a publié un objet éditorial tout à fait passionnant, autour d’Howard Zinn et de sa relecture mordante de l’histoire américaine.

Une autre histoire de l’Amérique donc, cette terre qui immola sans état d’âme ses enfants. Une histoire scandée par des milliers de massacres, de celui Wounded knee à ceux perpétrés lors de l’invasion des Philippines. Une histoire que l’on peine à suivre sans haut le cœur, interdisant à tout jamais de ne l’entendre contée que sous les espèces d’une conquête héroïque d’un territoire vierge, ou mieux encore, sous celles d’une progression constante vers la démocratie, le summum étant qu’aujourd’hui les Etats-Unis se sont arrogés le droit d’être le seul pays à pouvoir prendre en charge moralement, politiquement et économiquement le monde !

Une histoire dont ne sont présentées ici que les idées les plus pertinentes du grand historien, mais avec quelle force, mêlant le trait du dessin de BD aux images d’archives, avec pour fil conducteur un personnage incarnant Howard Zinn en conférence, reprenant, inlassablement, sa dénonciation du modèle américain dominant.

L’ouvrage s’ouvre sur les attentats du 11 septembre et l’interpellation d’un Bush ré-articulant à l’occasion le vieux modèle de pensée américain, alors que les invasions de l’Irak et de l’Afghanistan sont tout sauf circonstanciés, et relèvent en réalité d’un schéma constant du comportement des dirigeants américains, enracinant avec une continuité rare leurs décisions dans la doctrine Monroe (1823).

black.jpgDe ce livre foisonnant, on retiendra le passage si poignant de l’extermination des Indiens. 1890, le massacre de Wounded Knee, point culminant de 400 ans de violences. L’armée avait été envoyée au prétexte d’empêcher les Sioux de pratiquer leur danse des Esprits. Mais après avoir encerclé leur chef Big Foot et obtenu de ses hommes leurs armes, elle s’était livrée ensuite à une vraie extermination de masse, assassinant hommes, femmes, enfants, abandonnés sur les lieux mêmes de ce supplice une année durant, avant qu’en 1891 une équipe de civils fût dépêchée sur les lieux, moins pour les ensevelir dignement que les faire disparaître, chaque civil touchant 2 dollars par cadavre exhumé et jeté dans ces fosses communes qui n’ont cessé de jalonner l’histoire de la plus prometteuse des nations occidentales.—joël jégouzo--.

 

Une Histoire Populaire de l'Empire Américain, d’après Howard Zinn, mise en image par Mike Konopacki et Paul Buhle, éd. Vertige Graphic, 27 août 2009, 288 pages, 22 euros, ISBN-13: 978-2849990766.

 

Déplorons qu’il n’existe pas de traduction française du livre du sioux Oglala : Black Elk Speaks, datant de 1932 et relatant le massacre, Oglala en étant l’un des rares survivants.

 

Black Elk Speaks : Being the Life Story of a Holy Man of the Oglala Sioux, de John G. Neihardt, University of Nebraska Press, novembre 2004, 3rd Revised edition, 320 pages, ISBN-13: 978-0803283855.

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16 février 2010 2 16 /02 /février /2010 08:40
Price-MarsRetour sur l’Histoire, qu’une démarche strictement humanitaire risque fort d’enterrer de nouveau…
La Constitution haïtienne de 1804 abolissait donc en théorie la notion de race, mais décrivait culturellement les citoyens haïtiens en noir…
Description étendue non seulement à la minorité Milat mais aussi aux européens autorisés à rester en Haïti parce qu’ils pouvaient lui être utile.
Or, à la suite de l'assassinat de Dessalines en 1806, la domination politique fut progressivement accaparée par les dirigeants Milat, qui finirent par comprendre que leur position serait plus forte s’ils parvenaient à écarter la majorité noire du pouvoir.
Groupe, pour le dire presque dans les termes d’un jugement de classe, qui finit par tourner le dos à cette majorité, désignée péjorativement sous les vocables d’andeyo moun (autochtones rivaux), voire de zotey gwo ( «gros orteils» : ils marchaient pieds nus). Une majorité qui disposait pourtant de sa propre langue, le Créole, et de sa propre culture gravitant autour de la religion vaudou, souvent fusionnée avec le catholicisme.  Religion bien évidemment rejetée comme l’expression d’une superstition barbare. La seule attention que lui accordait l’Etat était de fait celle qui consistait à n’envisager cette population que possiblement dangereuse…
redandblack
Ainsi, les tensions entre la majorité noire et l’élite Milat auront-elles constitué le cœur de la vie politique et culturelle du pays, et cette période que Smith scrute, 1934-1957, en constituerait une sorte de condensé.

La majorité noire non seulement souffrait, mais n’existait pas. Ce n’est qu’en 1928, grâce à l’action de l’écrivain Jean Price-Mars publiant son Ainsi parla l'Oncle, que l’on songea, au niveau des élites, à imaginer que la pensée haïtienne populaire pouvait offrir les bases d’un possible renouveau culturel haïtien. Parmi les élèves de Mars : François Duvalier.
En 1938, Haïti libre, Duvalier et Denis fondèrent un magazine nommé Les Griots, qui tentaient de récupérer ces origines. Ils soutenaient alors, ainsi que l’explique Smith, que le vaudou n’était rien moins que l'expression spirituelle de la majorité haïtienne. Une expression qu’ils voulaient imposer à toute la société haïtienne, pour la faire évoluer vers un nationalisme noir particulièrement intransigeant. Intellectuellement et artistiquement, ce noirisme prenait place dans le mouvement de la négritude pan-africaine, inauguré en France dans les années 1930 et bientôt influents dans toutes les Caraïbes. Mais un noirisme d’élite, étranger à la majorité noire populaire. Si bien que la période décrite par Smith, de combat entre factions marxistes et militants noiristes, reconduisit le clivage Milat / Noir pour le gauchir en un duel dissymétrique Etat contre Société civile -un peu ce que l’on put connaître en France, avec l’explosion dans nos cités…
On le voit : une explication strictement sociale des clivages post-coloniaux ne pouvait expliquer le type de rivalités et d’instabilités qui secouèrent Haïti pour la déstabiliser durablement. Et pour faire le lien avec la société française actuelle, disons que si aujourd’hui il ne viendrait à personne en France d’étudier le contexte ethnique dans lequel les identités françaises s’inventent, reconnaître en revanche le caractère ethno-racial des discriminations qui ne cessent d’agiter le pays permettrait tout de même, peut-être, de commencer sérieusement à y remédier.

De ce point de vue, l’étude faite de l’extérieur sur la situation française par le Professeur Rahsaan Maxwell de Sciences Politiques (Université du Massachusett) est particulièrement revigorante. D’abord parce qu’elle met à jour l’existence, en France, de données ethno-raciales établies depuis 1968 par l’INSEE sur un échantillon de 900 000 français –de ce point de vue, la surprise est énorme, de découvrir qu’un tel outil existe, qui permette l’instauration, en France, de statistiques ethniques ! Ensuite parce qu’il autorise de mener une vraie réflexion : sans comptabilité des Français et des étrangers résidant en France selon des catégories ethno-raciales, peut-on mener à bien un vrai travail sur l’identité française ? N’est-il pas temps d’en prendre acte et de voir dans cette mesure de la vraie diversité française, la possibilité de lutter d’une façon efficace contre les discriminations ?
Soulignons alors l’urgence de partager la fabuleuse étude mentionnée ci-dessus, dont il est possible de lire la préface au lien indiqué en notes…
--joël jégouzo--.


Red and Black in Haiti. Radicalism, Conflict, and Political Change, 1934-1957, Smith Matthew J., University of North Carolina Press, may 2009, 304 pages, 59.83 euros, ISBN : 0807832650.

On lira aussi l’époustouflant compte rendu critique qu’en a fait le romancier Madison Smartt Bell, romancier et biographe de Toussaint Louverture, compte rendu rédigé sous le titre de : The Lost Years : On Haïti, publié dans The Nation (August 3, 2009) et accessible sur le net à l’adresse suivante :
http://www.thenation.com/doc/20090803/smartt_bell

La pierre du bâtisseur,  de Madison Smartt Bell,  Actes Sud, roman, juin 2007, isbn : 9782742768491. Après " Le Soulèvement des âmes " et " Le Maître des carrefours ", le dénouement de la trilogie qu'il a consacrée à l'histoire d'Haïti. Dans ce dernier chapitre, la vie de Toussaint-Louverture, meneur de la seule révolution d’esclaves qui aient réussi...

Photo : JEAN PRICE-MARS (1876 - 1969)

En Temps Réel - Cahier N°40 - septembre 2009 - www.entempsreel.com
EN TEMPS RÉEL Association pour le débat et la recherche.
Pour en finir avec un faux débat : les statistiques ethniques, de Rahsaan Maxwell, Préface Patrick Weil.
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15 février 2010 1 15 /02 /février /2010 10:20
redandblack.jpgA l’heure des grandes manœuvres humanitaires, mettant en particulier aux prises les Etats-Unis et la France pour un leadership discutable autour d’ambitions à vrai dire dissimulées, peut-être serait-il utile de revisiter un peu l’histoire du pays plutôt que de s’en tenir à son seul drame présent, excusant les vues à court terme et les raccourcis saisissants.

L’ouvrage, hélas non traduit, de Matthew Smith, vient à point convoquer justement cette histoire, à nouveaux frais qui plus est.
1934 – 1957, une période négligée par l’historiographie habituelle, période de post-occupation qui n'avait pas jusque là valeur de clarté. Dans le sillage des études post-coloniales, l’accent était en effet surtout mis sur la période de l’occupation américaine, ou sur celle de la dictature Duvalier. Si bien que pour la critique savante américaine, unanime, Matthew Smith apparaît non seulement comme le refondateur des études haïtiennes, mais le penseur qui, de l’extérieur, vient permettre au peuple haïtien lui-même de reconsidérer son histoire. Quoi de plus fascinant ni de plus accompli, ainsi, qu’une étude articulant dans la pensée même la possibilité d’une prise politique sur la réalité ?
Sans entrer dans le détail de l’ouvrage, deux points nous importe à nous français, d’un héritage qui au fond pourrait tout aussi bien interpeller notre propre histoire.

1) La question de l’échec des luttes d’indépendance.
1934, l’occupation américaine vient de prendre fin, et pour clore la période (1957), Duvalier imposera son régime sanguinaire. Entre ces deux temps s’ouvre, comme l’explique Matthew Smith, une période d’intense vie politique, renouvelant toute la culture politique du pays, sinon sa culture tout court. L’étude est surtout axée sur le rôle clé joué dans cette période par les groupes radicaux, marxistes et nationalistes noirs, dans l'élaboration de l'histoire haïtienne contemporaine. Ce sont ces mouvements qui auraient transformé la culture politique haïtienne pour en élargir l’horizon, offrant à la nation de nouvelles opportunités idéologiques et culturelles. Hélas, ils devaient s’enfermer dans des luttes fratricides qui, sous la pression des élites intellectuelles et bourgeoises, ainsi que le climat américain très peu favorable au marxisme, leur interdiront de fixer les termes de l’avenir politique de l’île.

Toussaint.gif2) le rôle des élites francophones.
C’est d’abord l’occasion de poser la question d’un pareil titre : pourquoi Rouge et Noir ? Faisons simple : Noir pour Afrique, Rouge pour Milat, du mot haïtien qui qualifie les personnes de sang mêlé, européen et africain. Un symbolisme des couleurs remontant à la déclaration d'indépendance aux Gonaïves du 1er janvier 1804, lorsque le premier chef d'Etat d'Haïti, Jean-Jacques Dessalines, ordonna d’enlever la bande blanche du drapeau tricolore des vaincus : les français. Symbole musclé, l’altération du drapeau traduisait alors la volonté d’éradiquer la race blanche comme concept d’unité de la nation haïtienne, cette dernière devant se réorganiser autour des populations noires d'Afrique et des Milat. Haïti, issue du système esclavagiste français, distinguait en effet les personnes de sang mêlé, Africains et Européens, comme une troisième race, celle des Mulâtres ou, dit plus aimablement, celle des gens de couleur.
Cependant, l’élite continua de s’éduquer dans la langue et la culture françaises, par opposition au Créole africain-français parlé par la majorité de la population. Avec le temps, cet état de Milat a davantage revêtu une assignation de classe, mais Smith préfère maintenir le mot Créole qui, lui aussi, mais dans l’espace sémantique anglo-saxon, et contrairement au terme anglais purement racial de «mulâtre», intègre lui aussi l’idée de classe. Le clivage race / classe demeure ainsi l’un des outils clés de l’étude de Smith : impossible d’évaluer l’identité d’une société aux origines métissées, si l’on exclut un tel clivage : ce serait se condamner à ne jamais poser correctement le problème des identités complexes la façonnant. Une idée, en somme, pour la France, stupidement en proie à une prétendue inquiétude identitaire, mais refusant dans le même temps d’interroger ses minorités, voire de faire le point sur la question… Une idée que le débat sur l’identité, tel qu’il est conduit, enterre sans grandeur ni intelligence.
--joël jégouzo--.

Red and Black in Haiti. Radicalism, Conflict, and Political Change, 1934-1957, Smith Matthew J., University of North Carolina Press, may 2009, 304 pages, 59.83 euros, ISBN : 0807832650.

On lira aussi l’époustouflant compte rendu critique qu’en a fait le romancier Madison Smartt Bell, romancier et biographe de Toussaint Louverture, compte rendu rédigé sous le titre de : The Lost Years : On Haïti, publié dans The Nation (August 3, 2009) et accessible sur le net à l’adresse suivante :
http://www.thenation.com/doc/20090803/smartt_bell

Toussaint Louverture, de Madison Smartt Bell, traduit de l’anglais (américain) par Pierre Girard, éditions Actes Sud, coll. Lettres anglo-américaines, novembre 2007, 384 pages, isbn 13 : 978-2-7427-7156-1.

La pierre du bâtisseur,  de Madison Smartt Bell,  Actes Sud, roman, juin 2007, isbn : 9782742768491. Après " Le Soulèvement des âmes " et " Le Maître des carrefours ", le dénouement de la trilogie qu'il a consacrée à l'histoire d'Haïti. Dans ce dernier chapitre, la vie de Toussaint-Louverture, meneur de la seule révolution d’esclaves qui aient réussi...
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1 février 2010 1 01 /02 /février /2010 11:24
abelard.jpgChevalier errant, toujours en quête de la meilleure solde, cet être instable, aventurier qui, de l’aveu de Saint Bernard, «ne se ressemble pas», cet homme dévoré d’ambition constitue à bien des égards une personnalité surprenante.
Redoutable logicien, cherchant par tous les moyens à s’émanciper de toute tutelle, plus volontiers bouffon que professeur, la nouveauté inouïe de sa vie en fait une figure héroïquement proche de nous, à une époque du reste où s’invente le mot de moderne.
Condamné comme hérétique, celui qui fut le premier grand théologien du monde moderne, tentant de réconcilier la raison humaine et la révélation, se voit restitué dans cette puissante biographie avec une rare présence. Pourtant Michael Clanchy ne s’est pas arrêté à l’anecdote de l’homme élégant qui toute sa vie a conspiré contre ses propres intérêts.
C’est tout le système du savoir du Moyen Age qui nous est expliqué ici, aussi bien que son organisation matérielle. L’étude est d’une richesse incroyable, écrite d’une plume insolite empruntant volontiers sa tonalité au romanesque, plus à même de nous restituer la dimension humaine du drame qui s’est joué alors. Abélard comme être singulier, nous intéresse en tant justement que se noue dans son destin l’enjeu d’un monde naissant. C’est la force de cet ouvrage que de le pointer avec tant d’habileté. Et son bonheur que de nous montrer comment ce jargon à la mode, la logique, a su créer les formes de pensée qui permirent d’ancrer la rationalité dans la langue chrétienne.
joël jégouzo-.


Abélard, Michael Clanchy, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, éd. Flammarion, coll. Grandes Biographies, 488p., août 2000, 24 euros, isbn : 978-2082125246.
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27 janvier 2010 3 27 /01 /janvier /2010 17:13

ulysse.jpgDans la quête de toute identité, Au delà serait le concept fondamental, impliquant l’idée d’un déplacement physique redoublant tout dépassement existentiel : Ulysse, figure de la Mètis. Ni trop masculin, ni trop féminin, brouillant les genres et les causes : non exclusivement grec en fin de compte, à l’arrivée de son périple, et un  temps, la mauvaise voile hissée par mégarde, ni mort ni vivant…

Soit une représentation de soi qui ne s’expose que dans ce processus de répétition qui suppose qu’il y ait de la contiguïté entre le présent et le passé, et non de la continuité (le temps du maintenant selon Walter Benjamin, qui ne peut être celui de l’ici, mais celui d’un  va-et-vient spatio-temporel).

Un au delà (et non le simple « au-delà ») que nous ne pourrions donc pas déduire de catégories apprivoisées, et que l’on ne pourrait situer que dans les discontinuités des micro-histoires ( du genre de celles des minorités) – pour déjouer les fondements culturels de toutes les études sur la question, adossées par commodité au concept de culture organisée, alors qu’il nous faut digérer nos mondes inégaux, asymétriques, chaotiques. Et faire en sorte que par exemple dans ce nouvel internationalisme que nous avons à fabriquer, la transition du particulier au général demeure un problème, non une transcendance.

Au delà organiserait ainsi une sorte de processus sans totalisation de l’expérience. Un inconvénient en somme. Une faiblesse.

 

Au delà : notre problème à nous français, par exemple, serait qu’une grande partie de notre histoire récente aurait eu lieu au delà des mers (outremer).

 

Au delà encore : les grandes narrations nationales n’offrent pas de référence pour fonder des modes d’identification culturelle pour qui construit sa sexualité.

 

Au delà toujours, des immigrés. L’espace politique à l’intérieur de chaque nation est à la fois une réalité locale et transnationale.

 

Au delà en bref : impossible de construire une communauté enracinée dans le temps homogène et vide de la modernité et du progrès.—joël jégouzo--.

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26 janvier 2010 2 26 /01 /janvier /2010 10:17
green1André Green imaginait la différence culturelle comme l’acte d’une minorité qui se brouillait avec elle-même.
Et bien évidemment, l’acte d’une communauté qui faisait sécession et rechignait à s’articuler au grand corps collectif qui d’ordinaire presse de toute part ceux qui ne sont pas Nous, de l’être au plus tôt.
Il tentait au fond moins de découvrir l’Autre que de nous aider à nous découvrir (dénuder), loin du concept de multiculturalisme, toujours suspect de poser les unes à côtés des autres des cultures toutes faites.
Et au sein même de toute «communauté», il tentait de comprendre comment l’identité pouvait ne pas ressortir à une fermeture.

green2009Pour y parvenir, il fallait à ses yeux favoriser la réinscription des différences à l'intérieur même de toute communauté, donnée pour évidente.
Mais comment rajouter des clivages ?
Comment y injecter des différences qui la fissureraient, pour la défaire en société vagabonde ?
Comment ramener une communauté à sa vérité, et faire qu’elle ne s’affirme que sous les traits d’un projet ?
D’un devenir portant chacun au delà de lui, plutôt que de chercher à le réconcilier prématurément dans les conditions politiques d’un passé par trop verrouillé ?


Comment faire qu’une communauté ait pour identité son projet d’identité, afin d’être certain qu’elle ne s’y enfermera pas ? En d’autres termes, comment camper sur les restes et les excédents identitaires ?
«Le passage interstitiel entre deux identifications fixes ouvre la possibilité d’une hybridité culturelle qui entretiendrait la différence sans hiérarchie.» André Green
Des différences sans hiérarchie… Voilà l’expression à méditer ! Faire que notre société ne puisse être que dans le temps du va-et-vient, dans l’aller et le retour entre des désignations culturelles distinctes, voire opposées. Ce serait là le salut ?
joël jégouzo--.

L'Aventure négative, de André Green, éd. Hermann, nov. 2009, collection Psychanalyse, 25 euros, ISBN-13: 978-2705669157.
Le travail du négatif, de André Green, éd. de Minuit, oct 93, coll. Critique, 397 pages, 29 euros, ISBN-13: 978-2707314598.
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19 janvier 2010 2 19 /01 /janvier /2010 08:22
gargouille.jpgL’Homme surgi des méditations cartésiennes est solitaire, et inachevé.
Cet inachèvement devient sa matière même, qui le contraint au recours à la nécessité : dès la Deuxième Méditation, le cogito est fondé en Dieu, sans autrui, sans durée.
Dans cette solitude égologique, il ne peut compter que sur une seule certitude : il sait qu’il pense.
Mais il ne sait pas où…
Car tout le reste est demeuré dans les Ténèbres : autrui, la durée, Dieu lui-même.
L’ego de la deuxième Méditation est ainsi autistique.
Ce n’est qu’à la Sixième Méditation que Dieu le réassure dans un environnement, à commencer par le sien, immédiat : sa corporéité.
Tout se joue alors, comme l’expliquait magnifiquement Rogozinski, dans la césure qui sépare les Méditations deux et trois : dans la Deuxième, l’ego est sujet, dans la Troisième, Dieu le précède.
Il y a donc une faiblesse ontologique du sujet cartésien, qui n’arrive pas à se fonder comme sujet, parce qu’il n’arrive pas à s’assumer dans la durée. Le cogito est intermittent de son propre spectacle. « J’existe, mais combien de temps ? Autant que je le pense » (2ème Méditation). Car dès que je cesse de me penser, je ne suis plus certain d’exister… Dans la brèche de la durée surgit le menace d’un Dieu trompeur. Peut-être le Temps est-il finalement plus puissant que le Malin…
Le cogito doit s’affirmer comme rassemblement, mais il ne parvient à se focaliser qu’en un point qui ne cesse de se dérober. De sorte que l’ego devient la proie d’un Autre.
A moins qu’un seul instant suffise à l’assurer dans son évidence, comme les modernes ont voulu le croire : cogito ergo sum. A moins qu’il ne s’agisse d’une vaste fumisterie, car pour penser, il fallait déjà être (ergo), si bien qu’il connaissait la conclusion de tout cela avant même de s’en poser la question.
Nietzsche, avec malice, se demandera de quel droit l’on peut énoncer que c’est moi qui pense, dans cet intitulé cartésien. Sinon d’un droit purement formel : celui d'une opportunité langagière. Si bien qu’il finira par se demander si des fois, Descartes ne serait pas resté prisonnier des mots, et nous avec : tant que nous croirons à la grammaire, l’ego devra se réclamer du secours divin. Mais si, ainsi que le reformulait Lacan, j’étais où je ne pensais pas et je pensais où je n’étais pas ?…
-joël jégouzo-.

Image : John Taylor Arms (American, 1887-1953), Le Penseur, Notre Dame, 1923.
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16 janvier 2010 6 16 /01 /janvier /2010 14:13

descartes.jpgAristote. Dans sa seconde analytique (II,19), l’Archê advient sur fond de déroute : c’est du Chaos, par une volte, qu’il surgit. Un surgissement qui tient tout à la  capacité de l’UN à imposer une inertie, voire un engourdissement au Chaos, pour juguler la panique qui se fait jour.

Par parenthèse, Freud employait la même métaphore qu’Aristote de l’armée en déroute pour rendre compte du lien social. Le sujet freudien se construisait ainsi sur fond de débandade, mais c’est une autre histoire…

 

Descartes, dans sa Première Méditation, suit les mêmes réductions qu’Aristote. Celles qui mènent au Chaos, au sans-fond, à la Mixis, et qui contraignaient Aristote à opérer à un déplacement pour fonder l’être comme substance. Plutôt que d’opérer à un tel déplacement, Descartes procéda, lui, à un retournement : à la pointe du doute le fondement surgit du Chaos. Mais c’est un fondement qui ne fonde rien : ce qui est à l’origine demeure l’An-Archê. Ne reste que le secret espoir que la surrection de l’UN au cœur de la panique stoppe la panique. Espoir pieu, littéralement et métaphoriquement, car l’ego cartésien n’arrive pas à s’établir assez en lui-même pour conjurer à jamais cette panique. Il reste dès lors renvoi constant du fini à l’infini, de l’ego à Dieu qui lui donne son être, et s’est retiré dans cette donation (la déposition). Le sujet cartésien, identifié comme sub-jectum (sous-jacent), donne pourtant l’illusion de rassembler son essence. Ne vit-il pas du reste de cette illusion ? Mais cette illusion est très vite recouverte. C’est pourquoi Dieu vient à point le soutenir dans ce moment de panique.

Que signifie donc cette indigence ? L’ego n’existe dans Descartes qu’infiniment altéré par le Tout Autre qui est en lui. De fait, son origine lui est déniée, raturée, ajoutait magnifiquement Jacob Rogozinski quand il l’évoquait. Si bien que ce sujet de la métaphysique cartésienne recèle l’inquiétante étrangeté du sans-fond au fond de lui. Déposée, sa fondation devient en réalité un effondrement. Et il n’existe aucun point de certitude qu’il puisse atteindre, se condamnant de la sorte à revivre éternellement sa panique originaire.—joël jégouzo--.

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15 janvier 2010 5 15 /01 /janvier /2010 11:07
faire-part.jpgDans la fin des années 80, un grand débat philosophique anima le Tout Paris universitaire autour de la question du sujet.
Interrogation savante, au-dessus de tout soupçon, mais qui recouvrait néanmoins un enjeu qui allait au delà de la simple réflexion philosophique : c’était tout l’héritage structuralo-marxiste qu’il s’agissait de liquider et avec lui, une certaine culture de gauche, moribonde il est vrai. Liquidation qui prenait, dans cette gauche déjà moribonde, les allures d’un deuil mal assumé.
Autour de l’Institut Raymond Aron (EHESS) et de François Furet, des Luc Ferry fourbissaient leurs armes. Celles de la Réaction, aurions-nous dit dans la vieille langue de la Gauche disparue.
Les séminaires prenaient des airs très sérieux pour nous annoncer la fin de la diversité, et bien aussi un peu, et sans rire, celle de l’Histoire après tout, puisqu’il s’agissait de rentrer dans les rangs d’une pseudo tradition républicaine vissant à Droite toute la nation.
Mais personne ne savait encore que ce grand et beau débat en annonçait un autre, plus insalubre, sur cette même question de l’identité. Un débat qui allait mettre des décennies à accoucher. Le débat chéri d’une Droite nouvelle qui entendait sonner le glas de l’alternative républicaine. Bientôt, si loin pourtant à l’époque, loin de toute idée que l’on pourrait ensuite s’en faire, un homme allait accéder à la magistrature suprême pour tenter de verrouiller l’idée nationale tout comme l’idée républicaine sur d'affligeants «conventicules de compatriotes» -pour reprendre l’expression d’Ernest Renan, empruntée à sa conférence du 11 mars 1882, et rappeler qu’elle fut fondatrice d’une définition exclusivement politique de l’identité française.
Le Collège International de Philosophie se mourrait, le Collège de France, enterré, tournait le dos à une partie de son histoire. Mais quelques penseurs résistaient encore (le vide depuis). Deleuze était vivant. Derrida aussi. Et un Rogozinski allumait ses contre-feux en revisitant le cogito de Descartes pour montrer qu’au fond, l’identité de ce sujet cartésien était pavée d’une bien inquiétante étrangeté.
joël jégouzo--.


Faire part, Cryptes de Derrida, de Jacob Rogozinski, éd. Léo Scheer-Lignes Manifestes, nov. 2005, 192 pages, 17.50 Euros, isbn 2-84938-039-3
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