HAÏTI : AU-DELA DES BONNES INTENTIONS : QUELLE HISTOIRE RETENIR ?… (2/2)
Retour sur l’Histoire, qu’une démarche strictement humanitaire risque fort d’enterrer de nouveau…
La Constitution haïtienne de 1804 abolissait donc en théorie la notion de race, mais décrivait culturellement les citoyens haïtiens en noir…
Description étendue non seulement à la minorité Milat mais aussi aux européens autorisés à rester en Haïti parce qu’ils pouvaient lui être utile.
Or, à la suite de l'assassinat de Dessalines en 1806, la domination politique fut progressivement accaparée par les dirigeants Milat, qui finirent par comprendre que leur position serait plus forte s’ils parvenaient à écarter la majorité noire du pouvoir.
Groupe, pour le dire presque dans les termes d’un jugement de classe, qui finit par tourner le dos à cette majorité, désignée péjorativement sous les vocables d’andeyo moun (autochtones rivaux), voire de zotey gwo ( «gros orteils» : ils marchaient pieds nus). Une majorité qui disposait pourtant de sa propre langue, le Créole, et de sa propre culture gravitant autour de la religion vaudou, souvent fusionnée avec le catholicisme. Religion bien évidemment rejetée comme l’expression d’une superstition barbare. La seule attention que lui accordait l’Etat était de fait celle qui consistait à n’envisager cette population que possiblement dangereuse…
Ainsi, les tensions entre la majorité noire et l’élite Milat auront-elles constitué le cœur de la vie politique et culturelle du pays, et cette période que Smith scrute, 1934-1957, en constituerait une sorte de condensé.
La majorité noire non seulement souffrait, mais n’existait pas. Ce n’est qu’en 1928, grâce à l’action de l’écrivain Jean Price-Mars publiant son Ainsi parla l'Oncle, que l’on songea, au niveau des élites, à imaginer que la pensée haïtienne populaire pouvait offrir les bases d’un possible renouveau culturel haïtien. Parmi les élèves de Mars : François Duvalier.
En 1938, Haïti libre, Duvalier et Denis fondèrent un magazine nommé Les Griots, qui tentaient de récupérer ces origines. Ils soutenaient alors, ainsi que l’explique Smith, que le vaudou n’était rien moins que l'expression spirituelle de la majorité haïtienne. Une expression qu’ils voulaient imposer à toute la société haïtienne, pour la faire évoluer vers un nationalisme noir particulièrement intransigeant. Intellectuellement et artistiquement, ce noirisme prenait place dans le mouvement de la négritude pan-africaine, inauguré en France dans les années 1930 et bientôt influents dans toutes les Caraïbes. Mais un noirisme d’élite, étranger à la majorité noire populaire. Si bien que la période décrite par Smith, de combat entre factions marxistes et militants noiristes, reconduisit le clivage Milat / Noir pour le gauchir en un duel dissymétrique Etat contre Société civile -un peu ce que l’on put connaître en France, avec l’explosion dans nos cités…
On le voit : une explication strictement sociale des clivages post-coloniaux ne pouvait expliquer le type de rivalités et d’instabilités qui secouèrent Haïti pour la déstabiliser durablement. Et pour faire le lien avec la société française actuelle, disons que si aujourd’hui il ne viendrait à personne en France d’étudier le contexte ethnique dans lequel les identités françaises s’inventent, reconnaître en revanche le caractère ethno-racial des discriminations qui ne cessent d’agiter le pays permettrait tout de même, peut-être, de commencer sérieusement à y remédier.
De ce point de vue, l’étude faite de l’extérieur sur la situation française par le Professeur Rahsaan Maxwell de Sciences Politiques (Université du Massachusett) est particulièrement revigorante. D’abord parce qu’elle met à jour l’existence, en France, de données ethno-raciales établies depuis 1968 par l’INSEE sur un échantillon de 900 000 français –de ce point de vue, la surprise est énorme, de découvrir qu’un tel outil existe, qui permette l’instauration, en France, de statistiques ethniques ! Ensuite parce qu’il autorise de mener une vraie réflexion : sans comptabilité des Français et des étrangers résidant en France selon des catégories ethno-raciales, peut-on mener à bien un vrai travail sur l’identité française ? N’est-il pas temps d’en prendre acte et de voir dans cette mesure de la vraie diversité française, la possibilité de lutter d’une façon efficace contre les discriminations ?
Soulignons alors l’urgence de partager la fabuleuse étude mentionnée ci-dessus, dont il est possible de lire la préface au lien indiqué en notes…--joël jégouzo--.
Red and Black in Haiti. Radicalism, Conflict, and Political Change, 1934-1957, Smith Matthew J., University of North Carolina Press, may 2009, 304 pages, 59.83 euros, ISBN : 0807832650.
On lira aussi l’époustouflant compte rendu critique qu’en a fait le romancier Madison Smartt Bell, romancier et biographe de Toussaint Louverture, compte rendu rédigé sous le titre de : The Lost Years : On Haïti, publié dans The Nation (August 3, 2009) et accessible sur le net à l’adresse suivante :
http://www.thenation.com/doc/20090803/smartt_bell
La pierre du bâtisseur, de Madison Smartt Bell, Actes Sud, roman, juin 2007, isbn : 9782742768491. Après " Le Soulèvement des âmes " et " Le Maître des carrefours ", le dénouement de la trilogie qu'il a consacrée à l'histoire d'Haïti. Dans ce dernier chapitre, la vie de Toussaint-Louverture, meneur de la seule révolution d’esclaves qui aient réussi...
Photo : JEAN PRICE-MARS (1876 - 1969)
En Temps Réel - Cahier N°40 - septembre 2009 - www.entempsreel.com
EN TEMPS RÉEL Association pour le débat et la recherche.
Pour en finir avec un faux débat : les statistiques ethniques, de Rahsaan Maxwell, Préface Patrick Weil.
La Constitution haïtienne de 1804 abolissait donc en théorie la notion de race, mais décrivait culturellement les citoyens haïtiens en noir…
Description étendue non seulement à la minorité Milat mais aussi aux européens autorisés à rester en Haïti parce qu’ils pouvaient lui être utile.
Or, à la suite de l'assassinat de Dessalines en 1806, la domination politique fut progressivement accaparée par les dirigeants Milat, qui finirent par comprendre que leur position serait plus forte s’ils parvenaient à écarter la majorité noire du pouvoir.
Groupe, pour le dire presque dans les termes d’un jugement de classe, qui finit par tourner le dos à cette majorité, désignée péjorativement sous les vocables d’andeyo moun (autochtones rivaux), voire de zotey gwo ( «gros orteils» : ils marchaient pieds nus). Une majorité qui disposait pourtant de sa propre langue, le Créole, et de sa propre culture gravitant autour de la religion vaudou, souvent fusionnée avec le catholicisme. Religion bien évidemment rejetée comme l’expression d’une superstition barbare. La seule attention que lui accordait l’Etat était de fait celle qui consistait à n’envisager cette population que possiblement dangereuse…
Ainsi, les tensions entre la majorité noire et l’élite Milat auront-elles constitué le cœur de la vie politique et culturelle du pays, et cette période que Smith scrute, 1934-1957, en constituerait une sorte de condensé.
La majorité noire non seulement souffrait, mais n’existait pas. Ce n’est qu’en 1928, grâce à l’action de l’écrivain Jean Price-Mars publiant son Ainsi parla l'Oncle, que l’on songea, au niveau des élites, à imaginer que la pensée haïtienne populaire pouvait offrir les bases d’un possible renouveau culturel haïtien. Parmi les élèves de Mars : François Duvalier.
En 1938, Haïti libre, Duvalier et Denis fondèrent un magazine nommé Les Griots, qui tentaient de récupérer ces origines. Ils soutenaient alors, ainsi que l’explique Smith, que le vaudou n’était rien moins que l'expression spirituelle de la majorité haïtienne. Une expression qu’ils voulaient imposer à toute la société haïtienne, pour la faire évoluer vers un nationalisme noir particulièrement intransigeant. Intellectuellement et artistiquement, ce noirisme prenait place dans le mouvement de la négritude pan-africaine, inauguré en France dans les années 1930 et bientôt influents dans toutes les Caraïbes. Mais un noirisme d’élite, étranger à la majorité noire populaire. Si bien que la période décrite par Smith, de combat entre factions marxistes et militants noiristes, reconduisit le clivage Milat / Noir pour le gauchir en un duel dissymétrique Etat contre Société civile -un peu ce que l’on put connaître en France, avec l’explosion dans nos cités…
On le voit : une explication strictement sociale des clivages post-coloniaux ne pouvait expliquer le type de rivalités et d’instabilités qui secouèrent Haïti pour la déstabiliser durablement. Et pour faire le lien avec la société française actuelle, disons que si aujourd’hui il ne viendrait à personne en France d’étudier le contexte ethnique dans lequel les identités françaises s’inventent, reconnaître en revanche le caractère ethno-racial des discriminations qui ne cessent d’agiter le pays permettrait tout de même, peut-être, de commencer sérieusement à y remédier.
De ce point de vue, l’étude faite de l’extérieur sur la situation française par le Professeur Rahsaan Maxwell de Sciences Politiques (Université du Massachusett) est particulièrement revigorante. D’abord parce qu’elle met à jour l’existence, en France, de données ethno-raciales établies depuis 1968 par l’INSEE sur un échantillon de 900 000 français –de ce point de vue, la surprise est énorme, de découvrir qu’un tel outil existe, qui permette l’instauration, en France, de statistiques ethniques ! Ensuite parce qu’il autorise de mener une vraie réflexion : sans comptabilité des Français et des étrangers résidant en France selon des catégories ethno-raciales, peut-on mener à bien un vrai travail sur l’identité française ? N’est-il pas temps d’en prendre acte et de voir dans cette mesure de la vraie diversité française, la possibilité de lutter d’une façon efficace contre les discriminations ?
Soulignons alors l’urgence de partager la fabuleuse étude mentionnée ci-dessus, dont il est possible de lire la préface au lien indiqué en notes…--joël jégouzo--.
Red and Black in Haiti. Radicalism, Conflict, and Political Change, 1934-1957, Smith Matthew J., University of North Carolina Press, may 2009, 304 pages, 59.83 euros, ISBN : 0807832650.
On lira aussi l’époustouflant compte rendu critique qu’en a fait le romancier Madison Smartt Bell, romancier et biographe de Toussaint Louverture, compte rendu rédigé sous le titre de : The Lost Years : On Haïti, publié dans The Nation (August 3, 2009) et accessible sur le net à l’adresse suivante :
http://www.thenation.com/doc/20090803/smartt_bell
La pierre du bâtisseur, de Madison Smartt Bell, Actes Sud, roman, juin 2007, isbn : 9782742768491. Après " Le Soulèvement des âmes " et " Le Maître des carrefours ", le dénouement de la trilogie qu'il a consacrée à l'histoire d'Haïti. Dans ce dernier chapitre, la vie de Toussaint-Louverture, meneur de la seule révolution d’esclaves qui aient réussi...
Photo : JEAN PRICE-MARS (1876 - 1969)
En Temps Réel - Cahier N°40 - septembre 2009 - www.entempsreel.com
EN TEMPS RÉEL Association pour le débat et la recherche.
Pour en finir avec un faux débat : les statistiques ethniques, de Rahsaan Maxwell, Préface Patrick Weil.
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