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La Dimension du sens que nous sommes
Articles récents

Le Président des ultra-riches, Michel et Monique Pinçon-Charlot

15 Mars 2019 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #Politique

L’ouvrage commence par un florilège de macronades, dont celui des femmes « illettrées » et mille autres du même acabit, qui ont très tôt révélé au grand jour ce que Macron pensait vraiment des français. Une brutalité calculée, dès le début de son quinquennat, qui aurait dû nous alerter, tout comme l’insultante indulgence des médias à son égard. Le livre récapitule ensuite toutes les attaques portées par le président contre notre système politique, social, économique. Alors certes, l’ouvrage a été attaqué sévèrement, au prétexte qu’il se présentait comme la dernière enquête des auteurs, alors qu’il n’en était pas une, mais une simple récollection de faits. Certes. Et après ? L’éditeur a bien sûr eu le tort de le présenter comme tel. Il n’en reste pas moins utile, en ce qu’il a le mérite de récapituler justement l’action de Macron depuis son arrivée au Pouvoir -pour le coup, on serait en droit de raviver à ce propos la polémique qui entoura la prise du pouvoir par le général de Gaule, lequel, sous couvert de changer de Constitution, fit accomplir à notre République une dangereuse régression politique dont on paie aujourd’hui lourdement le prix. Au fil des pages, passablement documentées, les bras nous en tombent de tant de catastrophes accumulées. Quelques «détails» nous reviennent aussi à l’esprit, comme ce million d’emplois promis par Gattaz en échange des milliards offerts aux patrons… Et à propos de cadeaux, leur accumulation donne le vertige, tout comme ces sommes fabuleuses qui, depuis 2008, alors que le pays se paupérisait, n’ont cessé de témoigner de l’enrichissement hors norme des actionnaires et autres grands patrons français… «En même temps» que nous nous appauvrissions, les riches s’enrichissaient comme jamais auparavant… Que dire aussi des reniements, dont le dernier en date, concernant l’environnement, révélant le poids d’un réseau dont notre homme semble être prisonnier et qui l’oblige… Prendre aux pauvres pour donner aux riches… L’humanité défaite dans un monde abîmé, tel semble être le seul horizon d’un quinquennat dont nous risquons de ne pas nous relever.

Le Président des ultra-riches, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, éditions Zones, janvier 2019, 170 pages, 14 euros, ean : 9782355221886.

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1994, Adlène Meddi

14 Mars 2019 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #en lisant - en relisant

Alger, 2004. Amin s’interroge, penché sur la tombe de son père qu’on inhume solennellement  dans le cimetière d'El-Alia, à Alger-Est. Drapeau national. Seuls les vieillards oligarques sont absents. L’enterrement se fait dans le carré des martyrs. Son père n’était autre que le général Zoubir Sellani, apôtre de la guerre civile. Amin se rappelle. Kahina tout d’abord, l’amour de sa vie. Il avait fini par péter les plombs et avait été hospitalisé après avoir semé la terreur dans les rues d’Alger. Il se rappelle son père, une légende. Tueur à sang froid, chef de guerre. Et chez eux, cette petite boîte métallique qui renferme tous les documents de son père. Des documents par lesquels il tenait tout le monde dans sa main. Son père. Chef de l’anti-terrorisme, lâchant ses sbires dans les années 90 pour exécuter tous les opposants politiques. Et puis l’année 1994. Amin avait 17 ans, il était lycéen et il se rappelle les grandes révoltes lycéennes, les exécutions sommaires, les barbouzes de l’état policier partout à la manœuvre. Et son pote Sidali, bientôt en fuite, planqué jusqu’à aujourd’hui à Marseille. Sidali qui ne rêve que de revenir en Algérie pour régler de vieux compte après la mort du général. Amin se rappelle et convoque dans sa mémoire tout le passé d’Alger. L’occasion d’un somptueux portrait de la ville et du quartier d’El-Harrach, où s’agitait le cœur de la rébellion lycéenne. Amin se rappelle. Mais il a beaucoup oublié. L’oubli est-il une forme de démence ? Il arrache pan par pan à sa mémoire tous ces souvenirs qui lui font mal. Il faut qu’il se rappelle. El-Harrach en 1994.  Aybak et la sécurité d’état. Ce même Aybak qui plus tard voulut faire disparaître toutes les traces de l’année 1994. Que s’est-il passé en 1994 ?  A la manœuvre de la répression algérienne, il y avait le père d’Amin. Et deux inquiétants personnages dont le roman ne dit rien : «Structure» et «Sanctuaire»… Toujours en vie. L’Algérie connaissait depuis le début des années 90 de grandes explosions de violence. La répression, féroce, jetait les jeunes dans les bras des islamistes. Partout des arrestations arbitraires. Partout les flambées de violences. Chaque semaine, des flics se faisaient tuer. Par dizaine. L’état policier s’installait dans la plus effroyable brutalité. Structure et Sanctuaire avait répondu par une répression sanguinaire, aveugle, contre tout le monde, sans faire de différence entre terroristes et lycéens révoltés. 1992-1994 : le temps des tueries généralisées. Un carnage en fait, non une guerre civile : la répression, barbare, totalitaire et ce, jusqu’en 97. Amin et son pote Sidali avaient alors décidé d’agir. Pour Sanctuaire et Structure, c’était une menace supplémentaire, qui venait selon leurs sources des quartiers bourgeois ! Le père d’Amin avait changé son fils de lycée, déménagé sa famille pour mieux la protéger –et mieux surveiller ce fils qui fréquentait Kahira, dont le frère avait été un barbu, repenti en 92. Et voilà qu’on venait d’assassiner ce frère… Pères et fils en chiens de faïence, dans un pays décapité qui produisait la mort jour après jour… « Nous ne sommes qu’un tas de cadavres puants. Cadavres debouts, qui faisons semblant de vivre », écrit magistralement Adlène Meddi. Peut-être l’Algérie est-elle en train de tourner cette page, dont le roman s’est fait la mémoire meurtrie.

1994, Adlène Meddi, Rivages/Noir, juin 2018, 332 pages, 20 euros, ean : 9782743644758.

Première édition : Barzakh, Alger, 2017.

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Marcel Proust, A la Recherche du temps perdu, Studio Variety Art Works, Team Banmikas

20 Février 2019 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #DE L'IMAGE, #en lisant - en relisant

Un manga. Toute la Recherche en un volume. Quatre-cents pages. Ne reste que le squelette de l’œuvre, et quelques éblouissements. Ne reste que le pitch de la Recherche si l’on veut, et l’irruption des auteurs dans l’immense littérature proustienne. Non pas l’œuvre elle-même : son interrogation. Proust sans cesse convoqué dans son rapport à l’écriture, inquiet, tourmenté, vacillant, et comme l’objet d’emprises qu’il peine à lever. Reste un incroyable résumé du récit, l’histoire dévidée, soumise à sa cohérence narrative, son canevas transparent, les sept volumes de la Recherche en ce seul volume aboutis. Proust en manga ! Non pas le pari de vulgariser l’œuvre, ni même de la répéter maladroitement, mais celui de la déplier d’une certaine manière, pour l’offrir à la gourmandise des lecteurs de Proust. Un plaisir en fait ! Même si la chair du récit n’y est pas, même si l’on ne s’y perd plus comme on le fait dans l’œuvre elle-même, même si plus rien de ses circonvolutions ne nous emporte au seuil de rêves incertains. Reste un vrai plaisir de lecture, d’un livre qui sait mener son rythme, serein sinon méditatif au début, avant de sombrer dans le tumulte de la fin. Un livre qui sait construire ses personnages, et nous y attacher.  Et au regard, peut-être à cause de la rusticité du trait, de sa limpidité, de sa naïveté, peut-être à cause des conventions qu’il déploie, un dessin sans presque aucune personnalité, non pas confié à un mangaka mais à un studio, le livre séduit encore, faisant signe au loin à l’œuvre ahurissante. Proust ingénu, si l’on veut. Lecture véloce, exquise. Malgré les coupures dans le récit, à la hache souvent. Mademoiselle de Saint Loup plus que jamais de pacotille. Un précipité. Tout ce minuscule (voire) bouquin, pour se remémorer cette Recherche où le temps déploie ses simulacres magnifiques… Un bouquin qui donne pourtant envie de relire la Recherche ! Pari tenu donc ! Il n’est jusqu’au baiser maternel qu’on ait envie de reprendre, dans le texte. Ce baiser que Proust évoquait dans un courrier à Barrès, en 1906, se rappelant combien déjà il anticipait, préparait, l’entraînait à la perte non pas seulement de la mère mais de tout, circonscrivant à sa manière unique les seuils où la Nuit l’emporte. Il n’est pas jusqu’au baiser qui ne perce, à peine, pour nous en redonner le goût, ne consentant qu’à ce rebord des lèvres auquel le manga invite, maraudant si l’on peut dire, sa lecture de Proust comme un baiser volé, et par le frôlement de l’œuvre entraperçue, annoncer que le courage de la lecture peut fléchir n’importe qu’elle autorité.

Marcel Proust, A la Recherche du temps perdu,  Variety Art Works, Team Banmikas, traduction Julien Lefebvre-Paquet, éditions Soleil Manga, coll. Classiques, mars 2018, 400 pages, 39,99 euros, ean : 9782302064089.

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No Society, Christophe Guilluy

19 Février 2019 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #Politique

Depuis 1994, nombre de sociologues n’ont cessé d’évoquer la sécession des élites. Depuis plus longtemps encore, l’INSEE n’a cessé de nous faire croire qu’il n’existait plus en France qu’une gigantesque classe moyenne, satisfaite ou peu s’en fallait, de son sort. No society reprend ces thèses pour dévoiler le projet de l’hyper-classe qui nous gouverne : sacrifier la société elle-même. L’abandon du Bien Commun par les élites, nous étions au courant, même si les médias français, entre les mains de quelques milliardaires, tentaient encore vainement de nous faire croire le contraire. L’abandon des pauvres, depuis Sarkozy nous savions qu’il était En Marche. Le fait nouveau, c’est l’abandon de la classe moyenne, à qui les médias ne cessent de parler de société en mutation au sein de laquelle, à force de sacrifices, elle saura retrouver sa place… Christophe Guilluy parle, lui, de société en rupture, au sein de laquelle n’existe plus réellement qu’un seul ghetto : celui des riches, solidement verrouillé par une armée de policiers. Dans la proximité des Champs-Elysées, les Gilets Jaunes ont pu se rendre compte par eux-mêmes de la véracité de cette analyse… Les Gilets Jaunes ? Christophe Guilluy en parle peu, juste pour affirmer avec raison qu’ils ne sont pas l’expression d’une minorité, mais celle de la société française elle-même qui tente de se faire entendre et qui, elle, sait désormais l’insécurité dans laquelle les riches veulent la plonger et l’abandon dont elle est la victime. Elle, sait à quoi les riches la voue : à la misère, au chômage, mieux : à l’interdiction de l’accès à l’emploi (voyez le taux de chômage des jeunes, une génération entière sacrifiée, bientôt deux, relisez, entre les lignes, même un journal comme le Figaro, qui ne parvient plus à masquer dans ses colonnes qu’en réalité le taux de chômage en France est de 18% -Figaro du 17 août 2017). Cette société bafouée, méprisée, éborgnée, sait à quoi les riches la voue : à l’interdiction de l’accès au logement (voyez comment Paris 2024 va écraser ce qu’il reste de foyers modestes dans cet intra-muros qui ne cesse, d’année en année, de perdre ses habitants). Observez la dynamique de fond qui est à l’œuvre :  cette concentration des richesses entre les mains de quelques nantis –en 2017, les 500 personnes les plus riches de la planète possédaient 5 400 milliards de dollars, soit plus de deux fois le PIB de la France…  Observez le recul de l’activité commerciale, voire de toutes les activités, culturelles, sanitaires, industrielles, économiques, etc., dans cette France périphérique où vit 60% de la population française… Observez le basculement auquel nous assistons : la classe politico-médiatique a beau tenter de nous faire prendre ses vessies pour nos lanternes, nous savons tous que son modèle économique ne veut pas faire société. Ils n’en veulent plus du Bien Commun, ni de la société. Macron, ce représentant de commerce des super riches est très clair :  il est l’agent des supers riches, à leur service, contre l’intérêt de la France. Regardez simplement les chiffres, regardez comment on fabrique du faux espoir en évoquant jour après jour cette sacro-sainte courbe de la croissance par exemple, sur laquelle nous devrions river nos yeux parce qu’elle serait source d’emploi, alors qu’on ne fait que bricoler du mensonge en faisant entrer, aujourd’hui le calcul des revenus de la drogue dans cette fameuse courbe pour la booster un peu (soit 200 milliards de revenus pour la France, près de 10% de son PIB),  demain, ceux de la prostitution ! Quelle farce dans un pays qui ne crée pas d’emplois et dans lequel plus de 600 000 retraités vivent avec les minimas sociaux ! Quelle farce dans un pays dans lequel, depuis 2006, la part des étudiants issus des milieux populaires est en chute libre. Alors oui, le mouvement des Gilets Jaunes, non seulement on en comprend les raisons, mais il apparaît bien à la lecture de cet ouvrage comme l’ultime rempart d’une démocratie en péril. Ils sont le dernier espoir d’une société tragiquement mutilée par des nantis qui ne doivent leur pouvoir qu’au détournement massif des instruments républicains mis en place par une Constitution infiniment blâmable. Ils sont l’espoir d’un ordre plus juste, confronté au chaos des forces de l’ordre jetées contre eux pour semer la terreur. Ils sont une parole de vérité face aux postures républicaines surjouées de la classe politico-médiatique, qui ne parvient plus à cacher le manque total de démocratie dont souffre le pays. Ils sont l’esprit d’une société à venir qui saura briser ce modèle économique de la classe politico-médiatique profondément anti-républicain. Alors certes, nous n’en sommes qu’au début de la recomposition nécessaire des forces sociales et politiques d’un pays exsangue –vous voyez bien que tout est inféodé au pouvoir le plus exécrable que la France ait connu, des syndicats aux représentations vidées de leur sens. Mais un début qu’il faut choyer, qu’il faut protéger, qu’il faut désirer.

No Society, Christophe Guilluy, éditions Flammarion, octobre 2018, 242 pages, 18 euros, ean : 9782081422711.

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Le renseignement, Christophe Soullez

8 Février 2019 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #essai, #Politique

Histoire, méthode et organisation des services secrets en France, des origines à nos jours… L’ouvrage est ambitieux en si peu de pages et pourtant réussi à bien des égards son pari, nous offrant une image finalement assez homogène des causes et des raisons réelles du déploiement des services de renseignement en France. Un service public, rappelons-le… Encadré donc par le législateur, qui ces dernières années lui a défini sept finalités, en rajoutant une dernièrement, discutable, celle de la « prévention des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique » (article L811-2, Livre VIII du code de sécurité intérieure, Loi du 24 juillet 2015). Imaginez ! Il semble du reste que nous n’en ayons pas pris la pleine conscience, cette finalité pointant rien moins que les libertés publiques ! Ce qui revient en fin de compte à inscrire dans le cadre de la loi des Lois d’exception et à même niveau, la répression de la contestation sociale et celle du terrorisme international... Cela dit, la longue histoire du renseignement français que nous raconte l’auteur nous révèle finalement que depuis sa création, le renseignement a toujours eu pour mission première, en France, celle de la surveillance du Peuple français ! Dès Louis XIV, les agents du renseignement se préoccupaient davantage des intrigues de la Cour que des menaces extérieures qui pesaient sur le royaume… La naissance d’une réflexion sur la sécurité nationale, que l’auteur date du 24 août 1665, a d’abord été conditionnée par les affaires politiques du royaume. Ainsi, le paysage administratif du renseignement, dès ses origines, aura-t-il contraint nos espions à surveiller les sujets français en vue de faciliter leur répression. Bonaparte poursuivit dans le même esprit de méfiance du Peuple, en renforçant les missions de police du renseignement. On ficha ainsi, sous la houlette des préfets de police et pour satisfaire une cause très peu nationale, quartier par quartier dans Paris, les séditieux ou jugés tels, les contestataires susceptibles de « troubler l’ordre public ». Dans la foulée, avec le zèle qu’on leur connaît, les préfets en profitèrent pour mettre au point un maillage très serré de surveillance de la population, dont on ne cessait de se défier. Louis-Napoléon Bonaparte institua même une « police des opinions », nos futurs RG, lesquels, dès leur création en 1911 participèrent au… maintien de l’ordre ! Et sous Vichy, leur mission explicite devint celle de la répression de la Résistance. En 1967, toujours les mêmes, se virent confier le renseignement politique, officiellement clos en 1944, du moins pour son volet surveillance des partis politiques, ce dont il est permis de douter. En fin de compte, ce à quoi l’ouvrage ouvre, c’est à la vision d’un service dévoyé de ses missions pour seconder les intérêts d’une caste, d’une classe, d’un groupe social sinon d’un clan, qui a toujours surveillé avec mépris et anxiété le plus grand nombre, toujours capable de menacer ses intérêts privés, et qui n’a cessé administrativement de restreindre les libertés publiques pour mieux parvenir à ses fins… D’année en année en effet, ce à quoi on assiste, c’est au renforcement d’un arsenal répressif sans pareil dans le monde dit "libre"…

Le Renseignement, Christophe Soullez, Histoire, méthodes et organisation des services secrets, éditions Eyrolles, coll. Pratique / Histoire, septembre 2017, 10 euros, ean : 9782212565843.

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Jours de travail, John Steinbeck

5 Février 2019 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #LITTERATURE, #en lisant - en relisant

Les raisins de la colère… Steinbeck peine à achever ce qu’il considère comme le livre de sa vie. Il ouvre un journal de travail pour s’en donner la force. Un journal écrit entre 1938 et 1941, où il n’est question de l’actualité qu’à de très rares moments. L’écrivain peine, s’oblige, s’inquiète : Les Raisins sont à ses yeux un livre d’un autre siècle, écrit dans la forme romanesque du XIXème siècle. Mais il ne sait comment écrire autrement pour installer cette histoire, celle de la Grande Dépression inaugurée par le krach boursier de 39 et qui va prendre fin avec le début de la Seconde guerre mondiale. Les raisins… C’est l’histoire d’une famille de métayers jetée dans la misère et la faim, contrainte à l’exil, avec des milliers d’Okies, ces habitants de l’Oklahoma. Les Joad font route vers la Californie, à la recherche d’une terre, d’un travail, d’un peu d’argent et de leur dignité perdue. Steinbeck fait route avec eux, dans ce «véhicule disgracieux» qu’est le genre romanesque à ses yeux, incapable de rendre compte de ce que le monde traverse. Croit-il. Il veut pourtant conclure sa trilogie DustBowl par ce roman qu’il souhaite grandiose, comme rachetant toute son œuvre sur laquelle il jette un regard amer. Steinbeck sent qu’un nouveau monde émerge et que le genre romanesque lui-même va s’en trouver bousculé. Pourtant, l’Histoire le lui impose. Et dans ce genre qu’il pense désuet. Steinbeck tient le registre de ses journées, se fixe jour après jour un programme qu’il ne peut pas tenir. Ecrire 2 000 mots. 1 500. Il pense au chapitre qu’il doit clore, à celui qu’il doit ouvrir. « Il faut que ce soit un bon livre ». Pourquoi ? A cause de son sujet ? De cette tragédie que vivent des millions d’américains jetés dans les affres de la misère ? Il veut réussir « le meilleur truc que j’ai jamais tenté ». Alors il compte jour après jour le nombre de mots qu’il écrit. Le roman prend de l’ampleur, le mène là où il ne pensait pas aller. « Pour la première fois je travaille sur un livre véritable », note-t-il dans son journal le 11 juin 1938. Steinbeck déplore son ignorance, lutte sans cesse contre sa paresse. Rien n’est facile dans cette gestation. L’épuisement le gagne, le découragement, mais il faut que le livre avance. Il n’en dort plus, se rappelle à l’ordre. S’y mettre. S’y remettre. Le 30 juin 1938, le Livre Un est achevé. Steinbeck note : « J’ai grandi de nouveau pour aimer l’Histoire qui est tellement plus formidable que moi». Il se fait « partisan du peuple ordinaire », c’est sa responsabilité devant l’Histoire, devant cette œuvre qu’il écrit. Anxieux au moment d’ouvrir le second livre par un chapitre qui doit « en porter toute la chair », d’emblée. Déjà il pressent que ce roman qui lui aspire toute son énergie s’est fait le témoin d’une Histoire qui le dépasse. Et qu’à son achèvement, une bonne partie de sa vie sera finie. «Ce livre est ma vie». Qui passe dans sa rédaction par des moments de désespérance et d’enthousiasme, révélant souvent un Steinbeck « vacillant et misérable ». C’est sa femme, Carol, qui trouve le titre le 2 septembre 1938. « Le livre enfin existe », note John. Qui ne se considère « toujours pas écrivain moi-même »… Le 6 septembre, il note un petit écho de cette Europe, «toujours sous tension. Hitler attend une éternité pour parler. Peut-être la guerre, mais je ne pense pas. Je pense qu’il est presque au bout de toute façon. Cet état est sur le point d’exploser». Le 12 septembre il attend le discours d’Hitler. Steinbeck ne croit toujours pas à la guerre. Chamberlain est allé rencontrer Hitler pour tenter d’éviter la guerre. Mais elle approche pourtant. Le 27 Steinbeck note que Hitler semble «se dégonfler». Puis plus rien. Le 16 octobre 1939, dix jours après avoir achevé la première version des Raisins, il note sobrement : « la guerre a éclaté, mais les livres ont continué à se vendre». Une guerre sans forme à ses yeux, avec cette « France qui ne fait rien ». Le succès des Raisins est énorme. Dans la foulée les droits sont rachetés, une pièce va être montée. « Je ne sais plus quoi faire », écrit alors Steinbeck. Il recevra le Prix Nobel de Littérature en 1962.

Jours de travail, John Steinbeck, Les journaux des Raisins de la colère, édition Seghers, traduit de l’américain par Pierre Guglielmina, préfacier, coll. Inédit, décembre 2018, 214 pages, 19 euros, ean : 9782232129834.

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Le Journal d’un fou, Nicolaï Gogol, mise en scène Oskaras Korsunovas

4 Février 2019 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #théâtre

Un invisible, dirait-on aujourd’hui. Tout au bas de l’échelle salariale. Celui qu’on ne regarde pas. Jamais. Dont on ne sait rien. Dont la vie ne compte pas. Acculée dans les replis d’une société fangeuse. D’une société profondément inégalitaire qui ne cesse de mettre en avant le faux mérite des uns, la fortune des autres. D’une société du mépris des petites gens, ces gens « qui ne sont rien » et que l’on croise dans les gares, aux dires du président... Plus même les gens de peu, dont naguère l’on pouvait encore faire la sociologie (Pierre Sansot). Les gens de rien, laissés pour compte d’une république qui patauge dans sa misère politique. Le plus bas des commis donc. Pas vraiment ignare, traversé par les discours de son temps. Au début on s’amuse. L’homme est drôle. Il comprend le langage des chiens. Les seuls peut-être à s’adresser encore à lui. Au loin, à quelques pas mais si loin dans la hiérarchie sociale, son supérieur. Qui ne le voit pas, ne lui parle pas, ne sait sans doute pas qu’il existe, pourvu que ses plumes de bureau soient taillées. Au près, la matrice d’un discours que les hommes tiennent sur eux-mêmes, rabâché ad nauseam par les médias et les gens de pouvoir. Une logorrhée qui imprègne tout et tous. Il n’est même plus la peine d’y croire ou non : la vilenie dégouline et se répand partout, à toute heure du jour et de la nuit. Elle fournit à tous le cadre unique de pensée, les lieux, les trames, les horizons où faire semblant de vivre. Au début on s’amuse, l’homme est drôle, embarqué dans sa folie, ses rationalisations rocambolesques, ses revendications pas vraiment sottes. Et puis la corde se tend. A filer le verbe monstrueux des sociétés occidentales où tout n’est que mensonge, faussetés et mystifications. Pourquoi ne serait-il pas un homme normal ? Pourquoi n’aurait-il pas droit aux rêves qui nous animent ? Pourquoi n’aurait-il pas droit à l’amour, au mariage, à un regard, un avancement, une routine consolante ? Alors notre invisible se rend visible, comme il peut. Son délire, après tout, est son seul levier. Sa seule manière d’être quelque chose, dans un monde qui lui a commandité la peine aberrante de n’être rien. Changer le monde. A son tour, il s’y emploie, avec finalement des moyens adéquats, les seuls qu’il lui reste : sa folie. Au début on s’amuse et puis le personnage bascule dans une souffrance atroce qui vous bouscule et vous broie.  C’est ça, le lieu où le spectacle prend corps : ce moment où d’un coup le sens devient réel, où la souffrance ne s’exhibe plus mais se donne à toucher. Elle est inouïe, là, sur scène, présente dans ces cris que l’acteur pousse, dans cette interprétation ahurissante qu’en donne Eimantas Pakalka, en lithuanien, dans une langue qui ne nous est plus étrangère brusquement, parce que cette folie, nous la comprenons, nue, à quelques pas de nous, dans le vide de ce plateau totalement dépouillé de tous artifices, sinon le dérisoire d’une échelle qui n’a cessé de faire sens. D’un seul coup, Eimantas Pakalka nous saisit, nous retient auprès d’une souffrance dont nous sommes désormais les témoins et dont nous ne pouvons plus cacher que nous la connaissons, parce qu’elle traverse tout le corps social. C’est ce corps social in fine, qui est dévoilé sur la scène. Un corps social martyrisé, le nôtre, où « les gens qui ne sont rien » crèvent sous nos yeux dans le délire d’un monde subi.

Le Journal d’un fou, d’après la nouvelle de Nicolaï Gogol, mis en scène par Oskaras Korsunovas, avec Eimantas Pakalka, les 31 janvier, 1er et 2 février 2019, Théâtre Studio, Alfortville.

https://www.theatre-studio.com/

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Symphonie carcérale, Romain Dutter, Bouqué

24 Janvier 2019 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #en lisant - en relisant, #entretiens-portraits

10 ans en prison. Même du bon côté des barreaux, on n’en sort pas indemne. 10 ans aux côtés des taulards, jour après jour à les écouter, les bousculer, les accompagner. La BD raconte l’itinéraire de Romain Dutter, parti un jour en Amérique du Sud pour se retrouver un beau matin dans les prisons du Honduras qui sont d’énormes camps vitrifiés, où les détenus sont livrés à leur violence, bordée de barbelés et de miradors à l’abri desquels les mâtons peuvent les tirer comme des lapins. Lui, il y va, se jette dans la fosse aux lions pour leur proposer une vie culturelle entre deux épisodes meurtriers. Inénarrable. Retour en France. Ménilmontant, Belleville. Romain Dutter est Médiateur culturel, mais il veut donner du sens à sa vie. Il a en tête cette expérience au Honduras. Et le Californie Concert Folsom de Johny Cash : The Man in Black, donné en prison… Non pas Fresnes, qu’un hasard lui propose. Alors cette fois encore il y va. Pour y écrire les plus belles pages de la musique française en prison. Pas ces pages mainstream qui engourdissent nos oreilles : ce qu’il leur offre, c’est non pas tant de découvrir des groupes différents que de tenter de construire avec eux les raisons d’être du son. 10 ans. Une histoire de la musique en prison, peut-être le meilleur de ce qu’il est possible de faire, en matière de concert live. Car c’est ça la prison, qui vous contraint à vous défaire de tout pour vous exposer à la question du vrai. Car c’est ça la culture en prison, non une quelconque danseuse que l’administration se paierait, mais le risque d’oser « soigner » vraiment les consciences. D’oser les peser pour le seul voyage qui tienne : celui du vivre ensemble. La raison d’être de la culture, plus que sa grandeur. Romain Dutter a passé 10 ans à organiser des rencontres, des concerts, des « animations » dit-on, c’est-à-dire bien plus que cela : à éprouver le sens de ce que culture signifie tout autant que celui d’emprisonner. La culture en prison ? Non pas un moment de distraction –même si-, non pas un outil de distinction, mais un espace-temps où se rencontrer soi-même sans fard et rencontrer l’autre sans faire semblant non plus. Un temps où poser les bonnes questions. Les seules, quand tout le reste est punition sans horizon. Romain Dutter a repris le fil des concerts en prison, se rappelant Trust à Fleury-Mérogis le 24 janvier 1980. Téléphone en 84, ou Barbara, à Fresnes en 1991, laissant là son piano –il y est toujours. Il nous raconte tout, les motivations des musiciens, les cachets, les refus, les engagements. Il nous raconte ses doutes, ses défaites, ses victoires. Qu’est-ce qui compte, quand on parle de culture ? La capacité à être avec l’autre. Ni en face, ni dans ce petit pas de côté que la culture souvent inflige : avec, dans cet être ensemble que toute société devrait viser. Un projet sociétal, en prison… Que pourrions-nous espérer de mieux ? Traité en aplats oranges, lumineux et pourtant bouchant partout des cases comme bouclées, Bouqé a accompagné ce récit d’un dessin magistral. Un trait moins sobre que juste, pour montrer l’essentiel : ces lignes de force qui composent cette histoire unique.

Symphonie carcérale, Romain Dutter, Bouqué, édition Steinfiss, septembre 2018, préface de Philippe Claudel, 174 pages, 20 euros, ean : 9782368461761.

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Versailles, le rêve benêt d’un apprenti dictateur…

22 Janvier 2019 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #Politique

Notre grand Benêt parade dans la galerie des glaces. Certains le représentent encore vêtu de pourpre. Il gouvernerait comme un Roi. Voire ! Montesquieu, ce grand esprit français dont notre Benêt est à mille lieux intellectuellement, avait longuement réfléchi à ce qui pouvait caractériser chaque forme de gouvernement. Qu’est-ce qui fait agir une communauté ?, interrogeait-il. La vertu dans une République, la peur dans une tyrannie et l’honneur dans une Monarchie. L’honneur, la vertu, la peur, comme sources d’inspiration de toutes les actions publiques, articulant l’ensemble de la vie politique de chacun des systèmes entrevus : la Monarchie, la République, la Tyrannie. Il voyait là un puissant moteur  capable d’animer la vie publique. L’honneur pour la  Monarchie, avec pour contrepoint la fierté des citoyens. L’honneur... Notre grand Benêt n’en a guère et ce n’est certes pas le grand principe qui articule l’ensemble de la vie politique française : il n’est que de songer aux scandales qui ne cessent de l’alimenter. Elus, chefs d’entreprises, journaleux… Ni moins encore la vertu, le principe par excellence de la vie républicaine. Les mêmes exemples suffisent à le démontrer. Montesquieu en faisait un thermomètre : au fond, quand l’honneur n’est plus sauf, c’est que le régime est arrivé à sa fin. Pareil pour la vertu en République : s’il n’y a en a plus, c’est le signe que le régime agonise. Personne ne croit plus en la vertu en France, sinon son Peuple, pour la brandir contre l’incurie d’un régime qui ne sait plus mettre un terme à ses dérives. Prenez encore Montesquieu, analysant avec la finesse qu’on lui connaît la structure légitime d’un gouvernement qui se voudrait républicain : le Pouvoir doit nécessairement y être divisible selon un mode ternaire pour en assurer la légitimité et la force : le législatif, le judiciaire, l’exécutif. Chaque institution nécessairement autonome. Qu’est-ce que Macron en a fait ? Vidant de son sens l’Assemblée Nationale, ordonnant la tutelle de la Justice pour concentrer entre ses mains inexpérimentées tout le pouvoir disponible ! L’esprit général qui s’exprime dans les Lois françaises, désormais si répressives et mues uniquement par des raisons sécuritaires, c’est la peur. Les Lois françaises fondent l’inégalité, décryptez-les ! Si bien que l’égalité n’est plus une expérience commune en France. Tout le monde sait désormais que chacun n’a pas valeur égale. La répression qui frappe les Gilets Jaunes, à elle seule, en témoigne. L’expérience fondamentale sur laquelle auraient dues être fondées les lois républicaines, celle de l’égalité, celle de la liberté, n’a plus cours et a laissé place à l’expérience de l’injustice et de la peur. Peur de perdre son emploi, peur de s’exprimer, peur de manifester, de perdre une main, un bras, un œil, peur de la répression policière. Nous ne sommes plus dans l’expérience d’un vivre ensemble, nous ne sommes plus les membres d’une même communauté : il y a d’un côté une caste, politico-médiatique, et de l’autre un Peuple qui souffre sous la domination d’un pouvoir de plus en plus arbitraire. Aucune vertu ne descend plus des institutions. Au contraire, ces vertus républicaines accomplissent un chemin inverse, des ronds-points vers la Nation. Il n’y a au sommet de l’état qu’une tentation de destruction comme seule expression de la société française ! Non, Macron n’est pas un Monarque, pas même dans ses rêves : il ne fait qu’apprendre, jour après jour, comment bricoler cette domination illégitime que Montesquieu pointait, lorsque le pouvoir est exercé par une volonté arbitraire au service de l’intérêt de quelques-uns.

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La Révolution qui vient, Hannah Arendt

21 Janvier 2019 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #Politique, #essais

Le titre est mal choisi : Arendt ne parle pas de Révolution, ou très peu… D’autant que l’ouvrage est un recueil d’articles, de lettres, de notes rédigées au fil du temps. Une sélection tournée vers la compréhension de ses réflexions sur le politique. Et c’est ce qui en fait l’intérêt, qu’elle aborde l’héritage de Marx ou ces impasses où la filiation de la pensée politique grecque nous a plongés. Nous sommes et ne sommes pas les contemporains de Marx, tente Hannah Arendt. Marx serait pour elle le fil qu’il nous faudrait reprendre, après l’épisode totalitaire, qui reste cependant à ses yeux l’événement central de notre période historique. Il faudrait donc reprendre Marx, on le voit bien aujourd’hui, à la lumière de la lutte des classes, cette lutte dont le néolibéralisme a tenté de nous convaincre qu’elle était dépassée : l’immense fausse classe moyenne qu’elle a fabriquée uniquement au niveau de ses théories fumeuses, ayant, prétendait-il, absorbé toutes les autres classes, n’aura été au final qu’un leurre devant lequel nos peu scrupuleux intellectuels sont tombés en transe. Revigorant donc ce retour à Marx : ce leurre était une immense supercherie qui nous a fait perdre au bas mot cinquante ans…

De même Arendt est-elle revigorante quand elle dresse le portrait de notre fascination pour les constructions politiques de la Grèce ancienne, où la société des égaux ne s’entendait alors que d’y avoir exclu les femmes, les esclaves et les métèques…  Des égaux très minoritaires en somme, méprisant au demeurant tout ce qui constituait les fondements de la politique : ces nécessités dans lesquelles les gens sont enfermés : se nourrir, se loger, travailler… Le mépris des grecs anciens pour les contingences de la vie, nous le connaissons au fond toujours à travers ces élites qui dénoncent la prétendue petitesse de leurs soucis –vivre dignement-, introduisant la belle hiérarchie qu’agite un Luc Ferry par exemple, où le philosophe prend le pas sur le politique, pour le guider vers les hautes sphères   de la pensée et l’arracher aux contingences prépolitiques qui sont les nécessités de la vie dans lesquelles l’immense masse de ses semblables est enfermée –à dessein. A parcourir les notes de Hannah Arendt, nombre d’idées surgissent autour de la question de la Loi, de l’intérêt ou des formes de gouvernement. Dont celle-ci, à creuser : si on suit bien ce qu’elle veut nous dire, au fond, le Totalitarisme est resté notre horizon politique et le néolibéralisme ne serait rien d’autre que la poursuite du Totalitarisme sous une autre forme, où l’humain n’y est envisagé que comme moyen et non fin.

La Révolution qui vient, Hannah Arendt, Payot, traduit de l’anglais par Françoise Bouillot, octobre 2018, 376 pages, 25 euros, 9782228921992.

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